N° 1 INSTRUCTIONS DU CHEVALIER DOUGLASS ALLANT EN RUSSIE1er juin 1755. La situation de l'Europe en général, les troubles qui se sont élevés l'année dernière en Pologne, ceux que l'on craint d'y voir renaître, la part que la cour de Pétersbourg y a prise, l'apparence qu'elle va conclure dans peu un traité de subsides avec l'Angleterre par le ministère du chevalier Williams, nommé ambassadeur de Sa Majesté britannique auprès de l'empereur de Russie, tout demande que l'on donne la plus grande attention aux démarches et à la situation de cette cour. Depuis longtemps Sa Majesté n'y entretient plus d'ambassadeur, de ministre, ni même de consul ; par conséquent on en ignore presque entièrement l'état, d'autant plus que le caractère de la nation et le despotisme jaloux et soupçonneux du ministère ne permettent pas les correspondances usitées dans d'autres pays. On a pensé que pour avoir des notions, sur lesquelles on pût compter, de ce qui se passe en Russie, il convenait d'y envoyer, sans aucune qualité apparente ni secrète, une personne capable de bien examiner par elle-même cette cour, et d'en venir rendre compte ensuite. Un Français ne pouvait être propre à cette commission. Malgré l'amitié que l'on suppose toujours que l'impératrice de Russie a pour Sa Majesté, et son penchant pour la nation française, un sujet du roi serait certainement trop observé en Russie par le ministère pour qu'il y pût être utile, de quelque prétexte qu'il se servît pour cacher le motif de son voyage. Par cette raison on a jeté les yeux sur le Sr. qui, étant sujet du roi de la Grande-Bretagne, ne pourra donner aucun soupçon. Les bons témoignages que l'on a rendus de son intelligence et de son zèle font espérer qu'il s'acquittera de cette commission avec succès. On propose de le faire partir d'ici de la manière la plus indifférente, comme un gentilhomme qui voyage uniquement pour sa santé et pour son amusement. C'est un usage suivi par beaucoup de ses compatriotes, par conséquent on n'y fera point d'attention. Il ne faut point qu'il paraisse avoir aucune relation avec les ministres de Sa Majesté, ni en France, ni dans ses voyages, ne devant en voir aucun dans les différents endroits où il en pourrait trouver. Il peut partir avec un simple passeport. Pour éviter les questions qu'on pourrait lui faire dans les grandes cours d'Allemagne, par la curiosité qu'il pourrait exciter, il paraît convenable qu'il entre en Allemagne par la Souabe, d'où il passera en Bohême, sous prétexte d'y voir, pour son instruction, les différentes mines de ce royaume. Les connaissances qu'il a de la minéralogie peuvent servir de prétexte à ce voyage. De Bohême il ira en Saxe, où il se rendra par la même raison aux mines de Friberg. Après y avoir satisfait sar curiosité, il passera à Dantzick, soit par la Silésie, Varsovie et Thorn, soit par la Poméranie brandebourgeoise, en allant à Francfort sur l'Oder, et de là à Dantzick par la route qui lui conviendra le mieux. Il séjournera dans cette ville pendant plusieurs jours pour tâcher d'approfondir la cause des démêlés qui subsistent depuis quelques années entre le magistrat et la bourgeoisie, et pénétrer, s'il est possible, les causes de ces dissensions, ce qui les fomente, et si elles sont soutenues par quelque puissance étrangère. De là, il continuera sa route par la Prusse, la Curlande, où il séjournera aussi, sous prétexte de se reposer, mais dans la vue de savoir en quel état est ce duché, ce que pense la noblesse curlandaise de l'exil et de la déposition du duc de Curlande, et des vues du ministère russe pour confier cette principauté. Il s'informera aussi de la manière d'en administrer les revenus et la justice, et du nombre de troupes que la Russie y entretient. De Curlande, il passera en Livonie et suivra la grande route jusqu'à Pétersbourg. Son premier soin, en y arrivant, sera de répandre, sans affectation, la cause de son voyage, qui n'est que de pure curiosité ; il cherchera à se faite des connaissances qui puissent l'entretenir de ce qu'il désire savoir. Il ne peut apporter trop de circonspection à la manière dont il fera ses recherches ; il ne doit marquer d'affection pour aucune nation plus que pour les autres. Quoique la cause qui l'a fait sortir d'Angleterre paraisse devoir l'empêcher de faire connaissance avec le chevalier Williams, cependant si, comme il l'assure, il n'en est point connu, il pourra le voir comme tout Anglais doit voir le ministre d'Angleterre. Il s'informera, aussi secrètement qu'il sera possible, du succès des négociations de ce ministre pour les troupes à fournir à l'Angleterre ; Du nombre de troupes que la Russie entretient actuellement, de l'état de sa flotte et de ses vaisseaux et galères ; De ses finances, de son commerce, de la disposition de la nation pour le ministère présent ; Du degré de crédit du comte de Bestuchef ; De celui du comte de Woronzow ; des favoris de l'impératrice, tant pour ses affaires que pour ses plaisirs ; de l'influence qu'ils peuvent avoir sur les ministres ; de l'union ou de la jalousie qui règne entre les ministres, et de leur conduite vis-à-vis des favoris ; du sort du prince Yvan, ci-devant tzar, et du prince rie Brunswick, son père ; De l'affection de la nation pour le grand-duc de Russie, surtout depuis qu'il a un fils ; si le prince Yvan a quelques partisans secrets, et si l'Angleterre les soutient ; Du désir que les Russes ont de vivre en paix, et de leur éloignement pour la guerre, surtout en Allemagne ; Des vues de la Russie sur la Pologne, pour le présent et pour les cas à venir ; De ses projets sur la Suède ; De l'impression qu'aura faite la mort du sultan Mahmoud, et de l'avènement d'Osman au trône ; de ses ménagements pour la Porte ; Des causes qui ont fait rappeler d'Ukraine le comte Rasomowski, hetman des Cosaques ; De ce qu'on pense de la fidélité de ces peuples, et de la manière dont ils sont traités par la cour de Pétersbourg ; Des sentiments de l'impératrice pour la France, et de ceux que son ministère lui inspire vraisemblablement pour l'empêcher de rétablir la correspondance avec Sa Majesté ; Des factions qui peuvent diviser la cour ; Des sujets, tant hommes que femmes, en qui l'impératrice peut avoir confiance ; De ses sentiments et de ceux de ses ministres pour les cours de Vienne et de Londres ; Enfin de tout ce qui peut intéresser le service ou la curiosité de Sa Majesté. Il rassemblera toutes ces connaissances autant que le pays, peu communicatif, lui permettra de le faire. Il prendra des notes sur tous ces objets, qui serviront à former un mémoire qu'il ne fera et n'enverra en France qu'après être sorti des Etats de Russie, ou dans le cas que le ministre de Suède à Pétersbourg, à qui on fera écrire de se charger de ses paquets pour les envoyer par un courrier à Stockholm, en dépêchât en Suède. Il ne risquera jamais rien par la poste ordinaire que l'avis de son arrivée et les progrès qu'il pourra faire dans la recherche des différents articles détaillés ci-dessus ; et, pour le faire, il se servira d'un langage allégorique et très-court dont on conviendra avec lui, et des adresses qu'on lui indiquera. Lorsqu'il croira avoir rempli à peu près tous les objets qu'on vient de dire, il en informera afin qu'on lui donne ordre de revenir en France, ou par la même route, ou par la Suède, sous le même prétexte d'y voir des mines, afin de continuer à cacher Je sujet de son voyage en paraissant toujours avoir en vue le même objet. C'est de la manière dont il remplira une commission si importante et si délicate, qu'il peut espérer que Sa Majesté, dans d'autres occasions, usera de ses talents et de son zèle, et par conséquent les grâces qui lui marquent la satisfaction qu'elle aura de ses services. N° 2 MANIÈRE ALLÉGORIQUE D'ÉCRIRE CONVENUE AVEC M. LE CHEVALIER DOUGLASS ALLANT EN RUSSIE1er juin 1755. Le fond du langage allégorique sera des achats de fourrures. Le renard noir signifiera le chevalier Williams ; s'il réussit, le renard noir sera cher, parce qu'on a donné d'Angleterre commission d'en acheter. Ces mots l'hermine est en vogue, signifieront que le parti prussien domine, et que par conséquent les étrangers n'ont pas de crédit. Si au contraire le parti autrichien, à la tête duquel est M. de Bestucheff, est prépondérant, on écrira que le loup cervier a aussi son prix. On se servira de cette phrase, les soboles ou martres zibelines diminuent de prix, pour marquer la diminution du crédit de M. de Bestucheff ; ou, elles sont toujours au même prix, pour indiquer qu'il est toujours dans la même faveur. Les peaux de petits gris signifieront les troupes à la solde d'Angleterre. Pour l'entendre, on augmentera toujours de deux tiers en sus le nombre des peaux à envoyer, pour signifier le nombre des troupes, de sorte que dix peaux signifieront trente mille hommes, et vingt soixante ou soixante-dix. M*... n'écrira point qu'il enverra les fourrures, mais il marquera seulement qu'il les apportera en revenant. En passant à Dantzick, M*... enverra un de ses domestiques à Grandeutz, petite ville de la Prusse polonaise, y mettre à la poste une lettre dans laquelle il donnera avis de ce qu'il aura pu découvrir à Dantzick des dissensions entre le magistrat et la bourgeoisie. Cette lettre portera l'adresse de M*..., etc. Ces lettres seront en style de lettres de change, et selon le plus ou moins de succès dans les recherches, ce qui fera allonger ou diminuer le séjour ; on marquera que l'on a besoin de remises ou que l'on n'en a pas besoin. Si l'on ne peut rien faire, M*... marquera que l'air est tout à fait contraire à sa santé, et que l'on demande des remises pour pouvoir passer ailleurs. Si M*... ne doit point passer en Suède, on lui répondra que, puisque sa santé souffre, on croit que le meilleur pour lui est de revenir en droiture. Si au contraire on juge qu'il doive y aller, on le lui insinuera par forme de conseil. Si l'on pense qu'il doive revenir, on lui marquera que l'on a trouvé ici un manchon, que par conséquent, on le prie de n'en point acheter. Tout ceci, écrit en petits caractères et en abrégé, sera mis par M*... dans une tabatière d'écaillé à double fond, ce qui ne pourra donner aucun soupçon. N° 3 CONFESSION DE TREYSSAC DE VERGYQuelques mois s'étaient écoulés, dit le chevalier d'Éon, depuis ma condamnation provisoire, lorsqu'un matin je vis paraître chez moi Treyssac de Vergy, que je n'avais pas rencontré depuis la scène de mon cabinet. Il se présenta à moi avec assurance, et me dit : Monsieur, vous devez être étonné de ma visite, — Je l'étais en effet. — Mais quand le motif vous en sera connu, j'espère qu'il m'aura reconquis dans votre cœur une partie de l'estime que notre dernière entrevue m'a fait trop légitimement perdre. Intéressé autant que surpris par ce début qui avait quelque chose de théâtral, et était empreint d'un air de franchise remarquable, dont je ne pus m'empêcher d'être frappé, je le priai de s'asseoir et lui déclarai froidement, mais poliment, que j'étais prêt à l'entendre. — Je suis un bien grand misérable, reprit-il incontinent, et vous allez bien me mépriser pour tout ce que je vais vous dire, monsieur, si vous ne tenez pas compte des remords et du courageux repentir qui me font parler ; si mes dernières actions enfin ne rachètent pas les premières dans votre esprit ! Après cet exorde, qui excita de plus en plus mon impatience et ma curiosité, il continua : D'abord je dois vous prouver, monsieur, ainsi que j'en avais pris l'engagement autrefois, que je suis véritablement homme de bonne maison. Voilà mes papiers de famille et mon diplôme d'avocat au Parlement de Bordeaux. Voilà aussi les papiers qui établissent que je suis bien gendre de Mme la baronne de Fagan, épouse, en secondes noces, de M. Letourneur, ancien premier commis du bureau de la guerre à Versailles. Tels sont mes titres ; quant à mes biens, je ne vous dirai pas où ils sont : je n'en ai plus. J'ai dissipé mon patrimoine et mangé la dot de ma femme qui m'a fait c..., et s'est séparée de moi, ou moi d'elle, peu importe. Voilà la vérité tout entière sur mes antécédents et ma moralité ; vous voyez que je ne me flatte pas !... N'ayant plus d'argent, je me suis fait homme de lettres et ai vécu pendant longtemps en tirant la Fortune et Apollon par la queue. Mais un beau jour, cette queue m'est restée en main, et je suis tombé, sans ressources aucunes, sur le pavé. C'est alors que ma mauvaise étoile et le besoin m'ont fait entrer, sans le savoir, dans le complot dont vous êtes victime, et qui s'ourdissait contre vous à Versailles dès ce temps-là, c'est-à-dire avant le départ du comte de Guerchy. Ici, je m'approchai de mon homme, et je l'écoutai plus attentivement. Une brochure en deux volumes, ayant pour titre les Usages, que je fis imprimer vers la fin de 1762, et qui souleva contre moi les trois quarts des sots et des femmes galantes de Paris, m'avait lié avec le comte d'Argental. Je n'avais d'autres certitudes sur son caractère que la parole du connaisseur Marmontel, qui avait démontré dans de beaux vers, qu'en fait de caractère, ledit comte n'en avait pas. Cette vérité, adoptée dans le grand monde, me persuadant que cette liaison me serait plus défavorable qu'avantageuse, je m'étais prêté avec assez de froideur à ses avances. e m'étais même éloigné de lui avec tous les procédés nécessaires, lorsque mes amis, sachant l'intimité du comte avec M. le duc de Praslin, me conseillèrent de me rapprocher de lui. On vous dispense d'avoir de l'esprit avec lui, me dirent-ils, ce serait un luxe inutile. Ecoutez-le seulement sans bâiller, si vous pouvez. Riez, mais toujours hors de propos ; ne finissez pas en éloges sur ce qu'il aime ; surtout trouvez du dernier pitoyable Denys le Tyran et les Contes moraux ; ceci est indispensable si vous voulez réussir. Que Sainte-Foy soit votre modèle enfin ; c'est par ce seul moyen qu'il est parvenu. Je suivis cet avis ; et comme un pauvre diable qui se noie s'accroche à tout, je m'accrochai nu comte d'Argental. Je le priai de demander pour moi au ministre, son ami, un consulat ou un secrétariat d'ambassade. Il me promit d'en parler effectivement, et me flatta de l'espoir du plus heureux succès. Par excès de précaution, je fis agir auprès de lui Mme la marquise de Villeroi qui, dans le premier feu de son ardeur, me recommanda à son amitié dans les termes les plus forts et les plus chauds. Quelques jours avant le voyage de Compiègne, je rencontrai le comte aux Tuileries. Il vint à moi et me dit qu'il avait parlé en ma faveur à M. de Guerchy, nouvel ambassadeur de France en Angleterre ; que la cour était mécontente du secrétaire d'ambassade, M. d'Éon, et que j'obtiendrais sa place ; mais qu'il me faudrait la mériter, et savoir l'acheter, au besoin, par mon courage et par un dévouement aveugle aux ordres du comte de Guerchy. J'entrevis dès lors, aux phrases ambiguës de mon protecteur, et plus tard à celles du futur ambassadeur auquel il me présenta, qu'il se tramait quelque machination dans laquelle j'allais être partie ; je ne cachai même pas à M. d'Argental les répugnances que ce soupçon m'inspirait ; mais le vieux courtisan flatta mon ambition. Puis la faim, dit-on, fait sortir le loup du bois, et j'avais faim ! J'engageai donc ma docilité, sans connaître précisément la portée de mon engagement, et fus envoyé à Londres quelques semaines avant l'ambassadeur. On voulait se servir de moi pour vous perdre, comme on espérait perdre par vous MM. de Broglie, car c'était là le double plan de vos ennemis. Ce fut dans c but qu'on fit de moi successivement un instrument de scandale, un ferrailleur et un pamphlétaire. On avait spéculé sur ma misère pour m'imposer ces différents rôles, que j'eus la faiblesse de remplir pendant quelque temps, et sous lesquels ma conscience a plutôt encore plié que mon courage. Croyez-le. Le jour où poussé contre vous pour la première fois, dans les salons et par la main secrète de l'ambassadeur, je vous dis : M. d'Éon, vous ne savez pas le sort qui vous attend en France ! ces mots étaient pour vous un avertissement que m'arrachait le remords. Une parole d'encouragement et de conciliation de votre part, et je vous dévoilais le complot d'iniquités tramé contre vous. Mais M. le comte de Keisertin entra et ma bouche se ferma. J'étais sous la dépendance du comte de Guerchy, dont j'attendais mes moyens d'existence ; je me tus, pour ne pas perdre mon pain. A vingt-cinq ans l'estomac est une des parties intégrantes de la conscience. Il a voix délibérative à son tribunal interne, et lorsqu'à son cri aigu se joint le cri rauque et creux des entrailles, leurs voix unit s sont presque toujours prépondérantes. Je ne pus m'empêcher de rire à cette théorie explicative des jugements prononcés par notre for intérieur. Il en rit comme moi, puis reprit : Mais les exigences de l'ambassadeur s'étaient accrues avec ma complaisance et vos triomphes. Après avoir tout employé inutilement contre vous, tout jusqu'au poison — car vous avez été empoisonné par l'opium, monsieur, je l'ai su de l'ambassadeur lui-même et vous l'apprends — on m'a proposé de vous tendre un guet-apens ; on m'a proposé de vous assassiner ! On choisit, pour me faire cette infâme proposition, le moment où, ayant épuisé toutes mes avances et n'ayant encore rien reçu de l'ambassadeur, j'avais le plus grand besoin d'argent. J'avais souscrit à mon hôtelier, pour mon logement et ma nourriture depuis mon arrivée à Londres, des reconnaissances que j'espérais acquitter avec mes appointements en espérance. Ces billets étaient échus, et faute de paiement immédiat, je courais risque d'être emprisonné. Le comte de Guerchy le savait, et me tendit une bourse d'une main, mais un poignard de l'autre. J'ai repoussé la bourse et le poignard, car je suis un mauvais sujet, un misérable même, si vous voulez, mais je ne suis pas un assassin !... Peu de jours après, je fus arrêté et incarcéré pour dettes. En vain je réclamai les secours de celui qui m'avait fait quitter la France par son ordre et attaché à son service. Il ne me répondit point ; prières et menaces furent inutiles. Il a rejeté les unes parce que, croyant s'emparer à coup sûr de votre personne, au moyen des exempts de M. de Sartines, je ne pouvais plus lui être utile. Il a dédaigné les autres parce que j'étais prisonnier, et que je ne pouvais plus lui nuire. Mais si j'avais perdu la liberté d'aller et de parler, il me restait celle d'écrire ; j'en usai. Ayant appris le procès qui vous était fait, procès intenté à l'innocent par le coupable, je rédigeai, dans ma prison, une Lettre aux Français pour servir à votre justification. L'imprimeur, Haber-Korn in Grafton street, l'imprimait en secret, quand un prisonnier me trahit. Mon manuscrit a été enlevé des presses de l'imprimeur, en vertu d'un ordre signé par M. Norton, le procureur général, et par milord Mansfield, chef de justice et votre juge dans le procès Guerchy. Bientôt le geôlier Fargusson vint m'annoncer qu'on vertu d'un warrant, ou ordre spécial, j'allais être transféré à Newgate, prison des voleurs et des meurtriers ; mais mes cris de désespoir furent entendus de mes parents et amis. Grâce à leurs secours, ma liberté fut rachetée, et le premier usage que j'en ai voulu faire a été pour vous. Le comte de Guerchy a rompu les engagements d'honneur qui le liaient à moi, il m'a dégagé des miens. Son excellence a osé vous traduire en justice ; usez, monsieur, de mes révélations comme bon vous semblera pour votre défense ; je me mets à votre disposition. J'avouerai mes fautes et dévoilerai votre innocence à Londres, à Paris, à Versailles, à toute la terre, s'il le faut[1]. Heureux si je puis réparer, par un peu de bien, une partie du mal que je vous ai fait !... Etes-vous prêt, monsieur, lui dis-je, avec le saisissement inexprimable que m'avait causé cette révélation, êtes-vous prêt à affirmer et signer tout ce que vous venez de m'apprendre ? — Je suis prêt à l'affirmer devant Dieu et les hommes, à le signer de ma main et à le sceller de mon sang ! — C'est bien. Monsieur de Vergy, souvenez-vous des dernières paroles que je vous adressai le 27 octobre 1763. Si vous me prouvez que vous êtes un honnête homme, je serai le meilleur de vos amis. Vous venez de me donner cette preuve, je vous tiens dès à présent ma parole. Et je lui pris la main. Le pauvre jeune homme avait les larmes aux yeux. Ma famille me rappelle à Paris, me dit-il ; je n'ai point de moyens d'existence à Londres, mais j'y vivrai comme je pourrai et demeurerai auprès de vous jusqu'au jour de votre procès. — Soit, vous partagerez mon pain ! Aussi bien n'avais-je rien de plus que du pain à lui offrir en ce moment. J'étais moi-même dans le plus grand besoin !... N° 4 LE CHEVALIER D'ÉON AU LORD MANSFIELD, CHEF DE LA JUSTICE A LONDRESLondres, le 21 juin 1764. Milord, Si mes premiers malheurs vous sont connus par le bruit public, je me vois forcé de vous exposer ceux qui me menacent. La justice, qui voit avec plaisir sa balance entre vos mains équitables, me conduit elle-même sous vos yeux, pour y exposer un projet qui me met autant en péril que la liberté qui fait la base du gouvernement anglais. En contestation avec l'ambassadeur qui m'a succédé, je m'applaudissais en pensant que la justice d'un peuple libre et éclairé devait prononcer entre nous. J'en attendais l'oracle avec respect et confiance : ma partie adverse n'est sans doute pas dans les mêmes dispositions ; car, d'après la voix publique, je sais qu'on tente de me faire enlever par force ou par adresse. Déjà Londres fourmille d'officiers et d'espions de la police de Paris, ayant un capitaine soudoyé à leur tête, mais dont le but et le plan sont découverte. Ils entretiennent, entre le pont de Westminster et celui de Londres, un bateau et six rameurs, afin que, s'ils parviennent à se saisir de ma personne, ils puissent s'en servir pour me conduire à Gravesend, où un petit vaisseau, monté d'une vingtaine d'hommes armés, est prêt à faire voile pour la France à leur premier signal. Il est inutile de vous exposer combien ce projet est attentatoire à la liberté nationale ; mais ce que je crois devoir soumettre à vos lumières, et ce que vous concevrez facilement, c'est à quelles extrémités cela m'expose. Je ne contracte aucune dette, j'évite tout inconvénient qui puisse, même involontairement, mettre la loi contre moi. Si donc cette loi paraissait s'armer contre ma liberté, je devrais nécessairement supposer que ce ne serait qu'un faux prétexte, pris par la haine de mes ennemis, pour me remettre à leur discrétion. Dans ce cas, milord, oserais-je vous demander, à vous l'organe de ces lois qui ne sont que l'interprétation des lois primitives et naturelles, oserais-je vous demander si la défense nécessaire ne me mettrait pas dans le cas de repousser la force par la force ? Votre cœur, j'ose le croire, voit avec frayeur cette extrémité ; mais votre équité, d'accord avec la nature, me pardonne déjà les malheurs qui peuvent en résulter. Telle est ma situation, milord ; c'est ce qui m'oblige à la mettre sous vos yeux, dans l'espérance que votre équité voudra bien m'ouvrir quelque avis que je puisse suivre, et qui soit également conforme et aux besoins de ma sûreté et aux lois d'un pays que j'aime autant que je lui dois. J'ai l'honneur d'être, etc. Le chevalier D'ÉON. Pareil avis, en forme
de consultation, fut transmis au lord Bute et à William Pitt (lord Chatam) ce
grand homme, père d'un grand fils, dont la réponse autographe est tout
entière en français. N° 5 LETTRE DE WILLIAM PITT AU CHEVALIER D'ÉON Stayes, ce 23 juin 1764. Monsieur, Je reçus hier l'honneur de votre lettre, m'apprenant le risque où vous croyez être exposé, contre la liberté anglaise, d'être enlevé par des officiers de la connétablie de Paris, actuellement à Londres pour cet effet, et d'être conduit par force en France. Comme un attentat de cette nature porterait directement atteinte au droit territorial, il se voit que c'est une matière qui intéresserait bien plus immédiatement la dignité du souverain et l'autorité du gouvernement de tout pays, que les libertés particulières de la nation anglaise. Au reste, monsieur, quoique ce soit assurément me rendre justice que de .m'attribuer les sentiments que l'humanité dicte en une occasion pareille, je me persuade néanmoins que, vu l'extrême délicatesse des circonstances, vous voudrez bien trouver bon que je me borne à plaindre une situation sur laquelle il ne m'est pas possible d'offrir des avis, que vous me témoignez désirer d'une manière très-flatteuse pour moi. Egalement incapable d'être insensible aux malheurs d'un homme de service et de talents si distingués, ou de paraître m'éloigner de ce que je dois à la personne de monsieur l'ambassadeur de France, et de cette vénération dont je fais profession pour l'auguste monarque qu'il représente, je me flatte que vous ne désapprouverez pas cette façon de penser, et que vous n'en serez pas moins assuré des sentiments de considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, Votre très-humble et très-obéissant serviteur, WILLIAM PITT. N° 6 LE CHEVALIER D'ÉON AU CAPITAINE DE POMMARDLondres, le 5 juillet 1764. Monsieur, J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 30 juin, et j'y aurais répondu sur-le-champ sans les différents embarras où je me trouve, tant par mon procès que par l'arrivée d'une troupe d'exempts et d'espions de Paris 'et de la banlieue, qui ont fait une descente en Angleterre, sur un bateau plat ou un plat bateau. Malheureusement pour eux, j'ai éventé le projet dès leur arrivée, et vous avez dû voir de quelle façon les papiers publics ont pris ma défense. De mon côté, j'ai mis mes espions en campagne ; je sors tous les jours, comme à mon ordinaire, mais avec les sûretés qu'un capitaine de dragons doit prendre en temps de guerre. Je ne puis trop me louer du zèle, de l'intelligence et de la bonne volonté que notre ami Reda et Lavigne m'ont témoignés en cette occasion. Ils ont reconnu les deux chefs, et les ont tellement suivis partout, qu'à la fin ils ont été interloqués ; la peur les a pris, et ils se sont évadés depuis plusieurs jours, ou du moins ils ne paraissent plus. Tandis qu'ils étaient à Londres, j'ai affecté de passer au milieu d'eux ; s'ils eussent fait le moindre geste pour me toucher seulement, ils auraient été mis en pièce par ma troupe et moi. Nous faisons tous les jours la petite guerre, et la nuit des détachements et des reconnaissances, soit à Renela, soit à Phaksal ; je suis alors toujours à la tête, pour encourager ma petite troupe, qui n'a déjà que trop d'ardeur. Je désirerais que vous fussiez ici ; comme un capitaine d'un grand courage et d'une grande expérience, cela vous amuserait un peu. Dans ce pays, les coups de force sont peu à craindre ; je suis plus en gai de contre les ruses et les subtilités des gens que je ne connais pas, et des faux amis encore plus dangereux. M. de Guerchy, le pauvre cher homme, attend que son procès soit jugé par les jurés pour partir et ne plus revenir. On ne m'a fait signifier les griefs qu'à la fin de juin, pour y répondre le 9 juillet, fin de la session du terme. J'ai fait ce qu'on appelle ici un affidavit, c'est-à-dire une demande pour que mon procès soit remis à l'autre terme, pour faire revenir quatre témoins absents que M. de Guerchy a soustraits à ma défense, en les faisant retourner en France, soit par la force, soit par la crainte. Ma demande, toute légitime qu'elle était, m'a été refusée au grand étonnement de tout l'auditoire, et au grand scandale de tous les avocats, qui ont été, à cette occasion, révoltés contre le chef de justice. Comme il n'est pas possible à mes avocats, qui, quoique des plus habiles, ne savent pas lire le français, de lire en huit jours un livre de six cents pages in-quarto, pour pouvoir répondre à tous les griefs, j'ai pris le parti de ne point répondre du tout le 9, et de me laisser condamner par défaut. Mes avocats ont trouvé le parti mâle, courageux, et l'ont fort approuvé ; ainsi je le suivrai. Mon adversaire, accoutumé aux fausses victoires, s'en retournera glorieux, comme un baudet, d'avoir triomphé à Westminster, sans avoir vu l'ennemi ; et à la Saint-Michel prochaine je recommencerai mon procès tout de nouveau. D'ici à ce temps, j'aurai celui de travailler à une ample et magnifique défense contre la cabale de la cour, etc. Je finis, mon cher ami, parce que j'aurais trop de choses à vous dire, D'ÉON. N° 7 A M. LE COMTE DE BROGLIET. Lege. (Il faut passer le fer chaud sur les folios recto
et verso.) Pour vous seul. Londres, le 2 novembre 1764 au soir. Monsieur, Enfin, monsieur, voilà donc
le complot horrible découvert. Je puis à J'ai l'honneur de vous envoyer, pour vous seul, présent dire à M. de
Guerchy ce que le prince de Conti disait au maréchal copie de ma dernière lettre à M. le duc de Choi- de Luxembourg avant la
bataille de Steinkerque : Sangaride ! ce jour-là est seul et de celle de M. de Montmorin, évêque un grand jour
pour vous, mon cousin ! Si vous vous tirez de là, je vous tiens de Langres, qui connaît particulièrement toute habile homme. Personne n'est plus intéressé que vous et M. le
maréchal à ma famille et moi, depuis l'enfance. Il a la bonté prendre tous les moyens
pour vous défendre contre les ennemis de votre de s'intéresser fortement pour moi auprès de mon- maison ; le roi ne peut à
présent s'empêcher de voir la vérité ; elle est mise sieur le Dauphin, qui le considère beaucoup. Je au grand jour. J'agis de
mon côté. J'ai instruit le duc d'Yorck et ses sais que monsieur l'évêque de Langres est fort par- frères de la vérité et des
noirceurs du complot contre vous, le maréchal de tisan de monsieur le maréchal ; ainsi, monsieur, Broglie et moi. Ceux-ci instruisent le roi, la reine et la princesse de Galles. vous pouvez en toute sûreté recommander ma cause Déjà M. de Guerchy, qui a
été revu de très-mauvais œil à son retour, est à cet évêque, qui est charmé de seconder votre dans la dernière confusion,
malgré son audace, et je sais que le roi d'Angle- bonne volonté pour moi. terre est disposé à rendre
justice à M. le maréchal et à moi. Agissez de votre J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, côté, monsieur le comte,
agissez et ne m'abandonnez pas, ainsi que vous pa- Monsieur, raissez le faire. Je me
défendrai jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et Votre très-humble par mon courage, je
servirai votre maison malgré vous. Car vous m'aban- et très-obéissant serviteur, donnez ! vous ne m'envoyez
point d'argent, tandis que je me bats pour vous D'ÉON. Ne m'abandonnez pas, monsieur le comte, et ne me réduisez pas au désespoir. Envoyez-moi une somme suffisante pour soutenir votre guerre et la mienne, si vous ne voulez pas être écrasé sous le poids de l'injustice... J'ai dépensé plus de douze cents livres sterling pour ma guerre, et vous ne m'envoyez rien ; cela est abominable, je ne l'aurais jamais cru, monsieur le comte ; permettez-moi de vous le dire !...[2] N° 8 PETITES CHRONIQUES DU CHEVALIER D'ÉON A M. LE COMTE DE BROGLIE[3]Londres, le 15 mars 1766. Monsieur, Vous aurez peut-être été étonné que je n'aie point encore accusé la réception de votre lettre du 4. Voici mes raisons : J'espère que vous les trouverez légitimes, et que vous regarderez mon silence comme un effet de ma prudence. La fameuse question sur les Warances générales, espèces de lettres de cachet pour arrêter les personnes et saisir les papiers, a été enfin jugée, et il a été décidé qu'on ne pouvait saisir les personnes et les papiers dans presque aucun cas, excepté ceux de haute trahison envers le roi et la patrie. Mais il a été aussi décidé que les personnes non autorisées, et convaincues d'avoir des correspondances en chiffres avec l'étranger, seraient dans le cas d'être saisies, elles et leurs papiers, et jugées suivant la nature de leur correspondance. Ce jugement, que je ne puis m'empêcher de regarder comme très-juste et très-sage, a suspendu et arrêté mon zèle, et m'a même donné beaucoup de crainte, surtout depuis la désunion entre MM. Pitt et Temple. L'un des deux peut arriver bientôt au ministère, me soupçonner et me faire arrêter pour faire de la peine à l'autre. Ajoutez à cela que MM. Pitt et Temple, n'épargnant en aucune occasion les ministres actuels, ceux-ci pourraient également me soupçonner et m'inquiéter. Vous sentez tous les malheurs qu'il en résulterait, si j'étais arrêté avec tous les papiers de mon ancienne correspondance secrète !... Dans ces circonstances j'ai cru qu'il était de la prudence de me tenir tranquille, afin d'ôter jusqu'à l'idée du soupçon... Ce qui ne vous étonnera pas peu, c'est que les ministres actuels, pour tâcher de se rendre populaires, ont agi contre l'opinion, la volonté et les ordres du roi, pour faire révoquer dans la Chambre des communes les actes du Parlement — qui ont établi de nouveaux impôts en Amérique dont les habitants sont révoltés d'une façon qu'il n'y a pas d'exemple — ; et ils ont poussé l'impudence jusqu'à employer l'argent et les faveurs de la cour pour gagner des voix ! Dans cette grande affaire, ils font jouer un aussi triste personnage à Sa Majesté britannique que Virgile en a fait jouer un au roi Latinus dans son Enéide. Ils traitent, en vérité, le jeune roi comme : un enfant imbécile, qui n'est pas en état de discerner ce qui est avantageux à l'Etat, et ils ne cachent guère leurs sentiments là-dessus. Le roi en est outré avec sa mère (la princesse de Galles) et son favori (lord Bute) ; mais ils ne savent comment composer un nouveau ministère qui soit respectable et durable. Le roi ne veut pas de M. Pitt à présent, et est même fort fâché contre lui, d'après ce qu'il a osé dire et prouver dans la Chambre des communes : que les Américains n'étaient point rebelles, attendu que le roi ou l'ancien ministère et le Parlement avaient rompu le contrat social avec eux ; qu'il était de toute justice de rappeler les actes du Parlement ; qu'il ne pouvait en conscience les regarder que comme des actes de péculat sur les Américains. Ce sentiment révolta d'abord tout le monde dans la Chambre des communes, de façon qu'on regardait sa popularité comme perdue ; et dès lors, n'étant plus à craindre, il n'était plus nécessaire. Il n'eut que quatre ou cinq voix pour lui, et ses adversaires débitèrent en pleine Chambre des communes que M. Pitt mériterait d'aller à la Tour. Il se retira à la campagne pendant huit jours ; puis il revint tout de nouveau haranguer plus fortement que jamais la Chambre des communes, et y soutenir son opinion avec toutes sortes de raisons tirées des lois naturelles, civiles et politiques, employant même fréquemment jusqu'à la majesté des Ecritures saintes pour mieux imiter le grand prophète, c'est-à-dire Cromwell. Il feignit aussi d'être tourmenté de la goutte, pour avoir le privilège d'assister aux délibérations pour ainsi dire en robe de chambre, en pantoufles et en bonnet de nuit ; puis il harangua, tantôt assis, tantôt debout, emmailloté d'une couverture ; ensuite il tomba en défaillance, ou dans de profondes méditations. Pendant ce temps, ses amis et un grand nombre de marchands de la cité qui ont des biens dans l'Amérique, ou qui sont intéressés dans son commerce, ont entraîné une foule de partisans parmi le peuple, sont venus entourer le Parlement et célébrer à haute voix les louanges de M. Pitt. Cette goutte politique et périodique, et toute cette charlatanerie qui ne manque guère d'émouvoir la multitude, a fait un si grand effet sur la Chambre des communes que presque tous les membres en sont maintenant réunis à M. Pitt ; de sorte que le rappel de l'acte est déjà arrêté dans la Chambre des communes. Voilà comme la faute, qu'on faisait d'abord tant valoir contre le célèbre patriote, a comblé sa gloire, du moins aux yeux du public. Il y a peu de jours que le roi fut, avec la reine, dîner chez la princesse de Galles, qui est indisposée. Après dîner la conférence entre les augustes personnages fut si animée que les domestiques les entendaient dans l'antichambre et de la cour disputer, dans le cabinet, avec une chaleur peu royale. Quoique le roi d'Angleterre ait 120.000 livres sterling de revenu, je sais cependant par Temple, qui le tient de son frère, ci-devant premier payeur de la Trésorerie, qui l'a vérifié, qu'il est endetté personnellement, depuis qu'il est sur le trône, de plus d'un demi-million de livres sterling, à force d'avoir distribué de l'argent par les conseils de milord Bute, pour avoir des voix au Parlement et établir l'autorité royale, ce qui lui a très-mal réussi. Ce sont ces dettes, le désir de corrompre, autant que l'éducation économique que lui a donnée la princesse de Galles, qui l'obligent à vivre à Londres et à Richemond avec une lésine indigne de la royauté. Il n'a jamais de provisions en aucun genre ; il envoie acheter jusqu'à six bouteilles de vin à la fois, et une bouteille de rhum pour faire du punch, ce qui lui attire des plaisanteries de toutes les couleurs de tous les marchands de la cité, qui sont de grands mangeurs, de grands buveurs, et dont les plaisanteries sont aussi légères que leurs rosbifs. On a fait à ce sujet différents pamphlets, estampes, et des bouffonneries sur le théâtre. Dans ses courses presque journalières de Londres à Richemond, le roi prend pour ses gardes du corps un détachement de vingt-cinq hommes de troupes légères d'Elist ou de bourgeois ; et il y a peu de jours qu'on a arrêté tout un détachement de ces prétendus gardes, qui s'amusaient à voler sur les grands chemins, le pistolet à la main. Jugez en quelles mains est la sûreté du roi et de la famille royale ! De profonds politiques, ou de grands ennemis de milord Bute, disent tout bas à l'oreille que milord Bute, qui est allié à la maison des Stuart, est dans le fond du cœur fort attaché au prétendant ; qu'il sert très-habilement cet ancien maître en faisant tenir au roi d'Angleterre la conduite qu'il tient, et qui pourrait à la fin faire perdre la couronne à la maison de Hanovre. Vous sentez qu'il faudrait être Dieu pour pouvoir scruter l'intérieur du cœur de cet Ecossais. Je regarde bien milord Bute comme un homme aussi habile que fin ; je le tiens même certainement pour plus fin qu'habile ; mais, malgré la dextérité en intrigailleries que je lui accorde, je ne lui crois pas l'âme aussi noire. Si cela était, il faudrait convenir que jamais homme n'aurait été plus rusé coquin que lui. Il faut cependant convenir aussi que nous lisons, particulièrement dans l'histoire d'Ecosse, des traits encore plus odieux. L'ambition ou la religion est capable des plus grands crimes plutôt encore que des grandes vertus. Vous ferez là-dessus les réflexions que vous voudrez ; mais j'ai cru devoir vous communiquer l'ouverture que l'on m'a faite sur un sujet aussi important. Je suis, etc., D'ÉON. P. S. Il y a quelques jours que le duc d'Yorck, peu difficile en amour, ayant été-surpris, le soir, avec une femme par le mari lui-même, qui est capitaine, en a été blessé légèrement à l'épaule d'un coup d'épée qui l'a obligé de garder son appartement quelques jours ; mais cette aventure a été étouffée dès sa naissance. Son frère, duc de Glocester, est devenu fort amoureux de la jeune veuve milady Waldegrave. Comme on a peur que son amour le conduise à un mariage secret, il doit bientôt faire un voyage dans les pays étrangers avec le duc de Brunswick, qui reviendra en Angleterre chercher son épouse pour retourner en Allemagne. Ce duc, de son côté, ne vit pas en bonne harmonie avec la princesse Auguste, sa femme, qui cependant est jalouse de son mari. Des personnes de l'intérieur du palais ont assuré à mon ami que le peu d'amour du prince vient de ce qu'il a découvert un cautère à la jambe de sa femme, et que les deux enfants qu'il a eus sont déjà attaqués du mal royal d'Angleterre, c'est-à-dire d'humeurs froides, dont le jeune frère du roi est mort dernièrement[4]. N° 9 AU MÊMEAVENTURES DU COMTE DE GUINESLondres, le 23 avril 1771. Monsieur le comte, Je vous annonce un événement étrange qui vient d'arriver à l'ambassadeur de France. M. le comte de Guines avait pour secrétaire un nommé Tort. Ce secrétaire vient de s'enfuir en emportant une cassette qui contient les papiers de son maître, ses chiffres secrets, plus, dit-on, des billets de banque. Ce qui ajoute à la surprise causée par cette fuite inattendue, c'est que le secrétaire est parti avec un domestique de l'ambassadeur qui l'a accompagné jusqu'à Douvres, d'où il l'a renvoyé à Londres, et lui s'est embarqué pour Calais. On ne sait ici que penser de cette évasion : si elle a été ordonnée par la cour, à l'insu de l'ambassadeur, pour apporter cette cassette à Versailles, ou si ce secrétaire s'est enfui en Hollande ou ailleurs, soit qu'il ait eu le malheur de se laisser séduire par les promesses de quelque puissance étrangère, soit qu'il ait été porté à une si méchante action par ses passions personnelles. Dans tous le cas, c'est bien cruel pour M. le comte de Guines[5]. WILLIAM WOLFF. N° 10 Le 11 mai 1775. La nouvelle qui fait le plus de bruit à Londres présentement est encore une histoire de M. le comte de Guines avec milady et milord Crëwen. Cette dame, qui est jeune et belle, et qui était la reine de tous les bals du galant ambassadeur, est accusée, par son mari, d'avoir eu une conversation criminelle avec M. le comte de Guines. En conséquence, son mari, indigné et naturellement emporté, a fait un grand éclat. Il a conduit sa femme dans son château où il l'a enfermée, dit-on, pour trois ans, et il a envoyé, à ce qu'on assure dans le public, un cartel à l'ambassadeur, mais qui n'aura lieu qu'après son ambassade. Je vous tiendrai au courant. Les ambassadeurs de France sont peu fortunés dans cette île ; mais on ne peut disconvenir qu'ils sont les principaux auteurs de tous les accidents et malheurs qui leur arrivent. Ils présument pouvoir faire impunément ici toutes les manœuvres qu'ils exécutent facilement à Paris. WILLIAM WOLFF. N° 11 LETTRE ÉCRITE DE LAUZANNE PAR M. LE COMTE DUBARRY, BEAU-FRÈRE DE LA COMTESSE, A UN DE SES AMIS, A PARIS[6].Voilà mon rêve fini, mon cher ami ; et après m'être endormi en France, je suis étonné de me réveiller en Suisse ! Je me vois dans la capitale de Vaux, dans une ville où l'industrie qui m'est propre trouvera difficilement à s'exercer. Les mœurs y sont simples, les femmes sages et les hommes francs ; les filles y sont observées, les lois y sont sévères ; que voulez-vous donc que je devienne ? Ce n'est pas là mon élément ; le jeu, la galanterie, tout périt ici : si l'on voulait trafiquer des Suisses, il faudrait les vendre à la livre. L'art ne contribue pas à les raffiner, et les goûts sont plus matériels que délicats. Tout ce qui m'environne me paraît étranger : je vois de la simplicité, de la bonne foi, de la continence, de l'amitié, de la réserve ; toutes ces vertus me parlent suisse, et je n'en connais pas une. J'étais à Paris à la tête d'une milice brillante, et les filles ne doivent jamais oublier combien mon crédit a fait fleurir leur empire. La saison était favorable pour faire fructifier mes talents, et leur reconnaissance devrait les engager à m'élever des trophées dans la place du Palais-Royal. J'avais établi dans ma famille le canal des grâces et des richesses ; c'était une source dont le débordement et le limon engraissaient mes domaines. Par quelle fatalité la jeunesse détruit-elle un cours que la vieillesse fortifiait de plus en plus ! On m'a laissé à peine le temps d'emporter une partie du produit de mes travaux, et je me vois réduit à boire et à rêver à la Suisse, sans éprouver les marques de considération que les âmes nobles me prodiguaient à la cour. Mon plus grand embarras est de savoir où je pourrai faire agréer mon ministère. Ma réputation est généralement établie ; les potentats de l'Europe l'observeront ou l'ont observée, et, n'ayant pas d'aptitude au service militaire, je crains qu'ils ne me trouvent trop dévorant pour m'employer à celui de leur chambre. J'apprends avec douleur que mes amis sont les premiers à me déchirer. J'ai laissé deux ménages que je vous prie d'alimenter ; je vous ferai passer les fonds en fromages ou en vulnéraires, dont je veux commercer, car l'inaction m'est mortelle ! Je m'attendais au sort de ma pauvre belle-sœur, qui n'avait pas fait son noviciat dans un couvent si austère que celui où on la tient enfermée. Si l'on ne m'eût pas séparé d'elle, j'en aurais encore tiré bon parti. Mais c'est une mauvaise tête, qui n'a voulu ni me croire, ni me prendre pour son dépositaire. Mon frère n'en est pas mieux traité que moi ; mais c'est un sot, et il sera trop heureux de glaner un champ où il n'a rien semé. Pour moi, j'avais projeté de passer en Turquie et de m'y faire marchand d'esclaves ; mais on m'a assuré que le Grand-Seigneur me ferait ôter le pouvoir d'essayer ma marchandise... Je ne sais quel parti prendre ; lorsque je serai décidé, je vous donnerai de mes nouvelles. J'ai été obligé de changer de nom ; on m'appelle ici monsieur Vandermer, écrivez sous ce titre au Marché aux poissons. Oh ! les talents ont des moments brillants ; mais ils sont souvent persécutés ! Plaignez donc votre ancien ami, qui, dans des temps sereins ou orageux, ne cessera d'être votre tout dévoué, Le comte J. DUBARRY. N° 12 LETTRES DE MME DE COURCELLELondres, le 10 septembre 1771. Mon cher ami, Mais c'est trop fort ! Vous voulez donc sérieusement et définitivement abdiquer votre qualité d'homme ? Et croyez-vous que ma fille et moi n'allons pas y faire opposition, quand nous perdons d'un seul coup, moi un ami et elle un mari ? Ah ! vous avez compté sans votre hôte, mon cher chevalier, et pour ma part je n'abandonnerai pas mes droits comme cela ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . N° 13 Londres, le 21 septembre 1771. Les chagrins que j'ai éprouvés, monsieur, depuis que je vois le monde, m'ont appris à réfléchir, et si les personnes qui travaillent à me nuire savaient combien je suis peu sensible à l'opulence, elles se donneraient moins de peine. Elles me trouveront toujours aussi ferme, aussi gaie dans l'adversité que dans le faste et l'éclat. Nous ne pouvons plus nous voir, dites-vous, pour différentes raisons. Je suis du même avis, et je m'éloignerai toujours des personnes qui me parleront mal de mon mari. Je ne pourrais de sang-froid entendre répéter les paroles que vous m'avez tenues. Que ne le connaissez-vous comme moi ! Que ne pouvez-vous le voir tel qu'il est, unissant un savoir profond à un esprit élevé, au caractère le plus digne ! Une âme tendre et compatissante lui a donné trop de facilité à secourir les malheureux, comme ce marquis de comédie, cet Albert qui le calomnie aujourd'hui. Mais vous, monsieur, votre adresse ne m'échappe point ; vous avez saisi cette occasion de vous éloigner, parce que vous avez eu peur que je me montre à vous avec des besoins. Vous avez eu tort. Vous avez mal jugé en moi et la femme et l'amie. Si j'étais méchante et ne respirant que la vengeance, et que je dise : — Oui, j'ai eu cette boîte de diamants qu'on me réclame, mais je l'ai envoyée chez M. d'Éon, dans telle ou telle cassette qui a fait beaucoup de voyages, aux yeux des domestiques, de votre maison à la mienne : comme je prenais un très-grand soin d'être seule pour y mettre les choses que je vous envoyais, vous pourriez être convaincu, d'après la parole d'une femme qui n'est que femme ; et quoique vous soyez femme et dragon, vous ne pourriez en tirer aucune satisfaction... J'ai refusé ma fille Constance au sieur Albert, en l'assurant que je préférerais toujours un honnête homme, quel que fût son rang, à un vieux comte de comédie à demi debout. J'en porte la peine : il m'a gardé son fiel. Malgré le froid où vous êtes, si je peux vous être bonne à quelque chose, employez-moi. Vos intérêts seront toujours les miens, je suis amie constante ; rien dans le monde ne me fera changer. Femme DE COURCELLE. N° 14 Paris, ce 1er janvier 1776. Deux nouvelles, mon cher chevalier ! La première, c'est que je suis veuve ; la seconde, on dit dans notre monde de Paris, on me l'écrit même de Londres, que vous voulez que Constance le soit aussi, et que vous épousez Caron de Beaumarchais !... Voilà, en vérité, des choses qui ne se font point. Ma fille va faire opposition à votre hymen... Pour moi, je n'en fais pas à votre arrivée en France. Bien au contraire, je me fais une fête de vous embrasser, et de vous assurer que mes sentiments n'ont jamais varié d'un instant. Comptable de tout à un mari jaloux, même de son ombre, j'étais obligée de voir par ses yeux et de me conduire par sa volonté suprême. Vous avez été plus d'une fois témoin de ce que je vous avance. J'avais bien des choses à vous communiquer, lorsque vous m'avez donné votre adresse. J'ai une voie sûre pour remettre mes paquets ; mais j'ignore si vous êtes encore chez Lautem. Aussi, je me borne à vous dire que je suis toujours votre amie ; que vous me devez, à bien des égard ?, les sentiments que vous m'avez montrés à Londres. Vous n'aimiez point mon mari, vous le lui disiez, vous me le répétiez : il était un obstacle à notre commerce épistolaire. Je vous apprends que la Parque a levé l'obstacle depuis le 4 de mars 1775 ; ainsi, plus de difficultés. Ecrivez-moi, mon cher chevalier, personne ne me dictera désormais les réponses que je dois vous taire : mon cœur seul tracera mes sentiments. Sur ce, je vous embrasse. Constance, qui a la grippe, ne vous écrit point. Elle me charge de vous dire bien des choses sur votre inconstance ; cependant, elle vous aime à la folie, malgré vos défauts. Je cherche votre adresse ; mais mon impatience se confie au hasard. Surtout, mon ami, répondez-moi à l'adresse ci-jointe : Madame de Courcelle, à l'hôtel de Bruxelles, rue du Bouloy. N° 15 Paris, ce 18 juillet 1776. J'enrageais de bien bon cœur contre vous, mon cher chevalier, lorsque j'ai vu M. O'Gormann ; ce qu'il m'a dit m'a désarmée, et pour un rien je vous demanderais pardon. Cependant, une lettre m'aurait fait bien plaisir. Vous deviez cette petite trêve-là à votre paresse en faveur des sentiments que vous me connaissez. Je suis rigide envers mes amis de cœur, et vous êtes du nombre. Si je complais avec vous, vous seriez mon débiteur, et sur certaines choses, prenez-y garde, je suis une créancière très-incommode. Je ne fais grâce de rien ; intérêt et principal, il faut que tout me soit payé. Songez que, dans ma position, vos lettres seraient de véritables ressources pour moi. Vous embelliriez mes ennuis... Je suis en apparence la femme la plus heureuse de France ; mais !... Le chagrin est repoussant, je le sais ; aussi ce visage riant que vous m'avez vu dans la capitale que vous habitez, je l'ai toujours. Oui, vous n'y découvririez pas la plus petite trace de chagrin, malgré mes peines réelles. Et vous, mon bon ami, comment vous gouvernez-vous ? On parle ici différemment de vos affaires. On vous dit au couvent à Paris ; d'autres disent que vous êtes à la cour. Vous me faites espérer de vous revoir bientôt, c'est ce que je désire ardemment, ainsi que ma petite Constance. A propos, savez-vous que votre future est tout à fait débarbouillée, et qu'elle est vraiment jolie. Votre beau-frère l'a trouvée grandie, embellie, et jasant comme une perruche. Venez donc ! Si vous m'écrivez, je crois qu'il est inutile de signer. Ainsi fais-je. Je vous envoie une adresse sûre. — M. D. Dangens sort d'ici ; il vous connaît, m'a-t-il dit, comme le plus aimable de tous les hommes. Moi, je lui soutiens que je vous adore comme la plus aimable de toutes les femmes : il n'en veut rien croire, et prétend que je tiens ce langage pour mieux cacher mon jeu. Il assure qu'il vous a connu en Russie, et qu'il sait à quoi s'en tenir, En vérité, mon bon et cher ami, j'enrage comme un coq à qui on veut enlever sa poule, quand j'entends de pareilles choses. Puis, M. Marcenay de Tonnerre, élevé à votre porte, qui prétend qu'il vous donnait le fouet dans votre enfance, et qui soutient comme quatre dogues qu'à moins que vous ne vous soyez fait c... rasibus vous êtes fait comme lui. Dites-moi un peu, n'y a-t-il pas dans ces obstinations-là de quoi devenir folle, pour moi qui ai la pure vérité ! Ah ! bon Dieu, quand il faut avoir tort avec une raison aussi suffisante que l'est la mienne, autant vaudrait être capucin ! Adieu, je vous embrasse ! N° 16 COPIE DE L'ORDRE ET COMMISSION DU ROI AU SIEUR CARON DE BEAUMARCHAIS, DE RETIRER DES PAPIERS DE CORRESPONDANCE SECRÈTE, ET DE LES RAPPORTER EN FRANCE.Certifiée véritable
par ledit sieur Caron de Beaumarchais. De par le Roi : Sa Majesté étant informée qu'il existe entre les mains du sieur d'Éon de Beaumont plusieurs papiers relatifs aux négociations et correspondances secrètes tant avec le feu roi, son très-honoré aïeul, qu'avec quelques-uns de ses ministres d'Etat, et Sa Majesté voulant faire retirer lesdits papiers, elle a pour cet effet donné pouvoir et commission par ces présentes au sieur Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais de se transporter à Londres pour y traiter de la recherche de toutes les pièces et papiers dont il s'agit, les retirer des mains ou dépôts où ils pourront se trouver, s'en charger, les rapporter en France et les remettre au pouvoir de Sa Majesté ; Sa Majesté autorise le sieur Caron de Beaumarchais à prendre à ce sujet les arrangements et à passer tous actes qu'il estimera nécessaires, enfin à imposer, pour l'entière exécution de sa commission, toutes les conditions que la prudence lui suggérera ; Sa Majesté voulant bien à cet égard s'en rapporter à ses lumières et à son zèle. Et pour assurance de sa volonté, Sa Majesté a signé de sa main le présent ordre, qu'elle a fait contresigner par moi conseiller secrétaire d'Etat et de ses commandements et finances. A Versailles, le 25 août 1775. Signé : LOUIS. Avec le sceau aux armes de France, Signé : GRAVIER DE VERGENNES. Pour copie conforme : CARON DE BEAUMARCHAIS. Et le 4e jour de novembre 1775, tous les papiers contenant les minutes et originaux de la correspondance ministérielle pendant l'ambassade de M. le duc de Nivernais et pendant le ministère du chevalier d'Éon, les dépêches, lettres, mémoires, notes et instructions des ducs de Choiseul et de Praslin, des ministres de la cour d'Angleterre ; plus les minutes des lettres du chevalier d'Éon avec le roi Louis XV, de 1762 à 1774, m'ont été remises fidèlement. Dont quittance, CARON DE BEAUMARCHAIS. N° 17 PERMISSION A MADEMOISELLE D'ÉON DE BEAUMONTConnue jusqu'à ce
jour sous le nom du chevalier D'ÉON, écuyer, ancien capitaine, etc., de rentrer dans le
royaume avec sauf-conduit et sûreté de sa personne. De par le Roi : Sa Majesté s'étant fait rendre compte des différentes commissions publiques et particulières que le feu roi, son très-honoré, aïeul a bien voulu confier ci-devant pour son service, tant en Russie qu'en Angleterre et autres lieux, à la demoiselle C.-G.-L.-A.-A.-T. d'Éon de Beaumont, connue jusqu'à ce jour sous le nom du chevalier d'Éon, et de la manière dont elle s'en est acquittée, ainsi que des services militaires de ladite demoiselle d'Éon de Beaumont, Sa Majesté a reconnu qu'elle a donné, comme officier et comme ministre, en politique, en guerre et dans toutes les circonstances, des preuves non équivoques d'attachement à sa patrie et de zèle pour ie service du feu roi qui la rendent digne de la protection que Sa Majesté veut bien lui accorder, et voulant, Sadite Majesté, traiter favorablement ladite demoiselle d'Éon de Beaumont, elle daigne lui continuer la pension de 12.000 livres que le feu roi son aïeul lui avait accordée en 1766, et qui lui a été payée jusqu'à ce jour sans interruption. Sa Majesté voulant en outre que les malheureuses querelles qui n'ont que trop éclaté, au scandait de l'Europe, soient à jamais ensevelies dans l'oubli, Sa Majesté impose sur cet article à l'avenir un silence absolu, tant à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont qu'à tous autres ses officiers et sujets. A cette condition permet Sa Majesté à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont de rentrer dans son royaume, d'y rester et d'y vaquer en pleine liberté à ses affaires, ainsi que de choisir tel autre pays qu'il lui plaira, suivant l'option que le feu roi lui en avait laissée en date du 1er avril 1766. Sa Majesté voulant en outre que dans aucun cas, en aucun temps, en aucun lieu, ladite demoiselle d'Éon ne soit troublée, inquiétée ni molestée dans son honneur, sa personne et ses biens par aucun des ministres passés, présents et futurs, ni par aucune autre personne, tant pour les négociations et commissions publiques et secrètes dont le feu foi l'avait honorée, que pour aucuns autres cas résultant de ces querelles, démêlés et procès, lesquels sont anéantis à jamais par ces présentes comme il est dit ci-dessus ; elle veut bien accorder à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont sauf-conduit et sûreté entière de sa personne, et la mettre sous la protection et sauvegarde spéciale de Sa Majesté, à charge par ladite demoiselle d'Éon de Beaumont de garder le silence le plus absolu, et de se comporter en toute circonstance en sujet soumis, respectueux et fidèle ; et pour assurance de sa volonté authentique à cet égard, Sa Majesté a signé de sa propre main le présent ordre et haut-conduit qu'elle a fait contre-signer et délivrer à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont, afin que nul n'en prétende cause d'ignorance, par moi conseiller secrétaire d'Etat au département de ses affaires étrangères et de ses commandements et finances. A Versailles, le 25 août 1775. Signé : LOUIS. Et plus bas, GRAVIER DE VERGENNES. Avec paraphe et le sceau aux armes de France. N° 18 ORDRE A MLLE D'ÉON DE BEAUMONT DE REPRENDRE LES HABITS DE SON SEXE, AVEC PERMISSION DE PORTER LA CROIX DE SAINT-LOUIS.De par le Roi : Il est ordonné à demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du chevalier d'Éon, ancien capitaine de dragons, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis et ministre plénipotentiaire en Angleterre, etc., de reprendre incessamment les habits de son sexe, et de ne plus les quitter, lui détendant, sous peine de désobéissance, de reparaître en France autrement que sous ses habits de fille. A cette condition seulement et autres amplement expliquées dans le sauf-conduit particulier que nous lui avons accordé aujourd'hui, elle peut en toute sûreté et sur ma parole royale revenir dans sa patrie, y jouir de la liberté, des honneurs, grâces et bienfaits qui lui ont été accordés par notre illustre et très-honoré aïeul, ainsi que par nous, en considération de ses services militaires et politiques, sans avoir la crainte d'être troublée en sa personne, son honneur et ses biens par mes ministres passés, présents et futurs, et par aucune autre personne de tel rang et qualité qu'elle soit. Et Sa Majesté voulant par une grâce particulière reconnaître les services publics et secrets, tant en guerre qu'en politique, que. ladite demoiselle d'Éon de Beaumont a eu le bonheur de rendre pendant plus de vingt années consécutives au feu roi son très-honoré aïeul, elle veut que la croix de son ordre royal et militaire de Saint-Louis, que ladite demoiselle d'Éon de Beaumont a acquise au péril de sa vie, dans les combats, sièges et batailles où elle a assisté, où elle a été blessée et employée tant comme aide de camp du général que comme capitaine des dragons et des volontaires de l'armée de Broglie, avec un courage attesté par tous les généraux sous lesquels elle a servi, ne lui soit jamais enlevée, et que le droit de la porter sur son habit de fille lui soit conservé jusqu'à la mort. Et pour assurance de sa volonté authentique à cet égard, Sa Majesté a signé de sa propre main le présent ordre qu'elle a fait contresigner et délivrer à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont, afin que nul n'en prétende cause d'ignorance, par moi conseiller secrétaire d'Etat au département de ses affaires étrangères et de ses commandements et finances. A Versailles, le 25 août 1775. Signé LOUIS. GRAVIER DE VERGENNES. N° 19 PREMIÈRE RÉPONSE DE M. LE CHEVALIER D'ÉON A M. DE BEAUMARCHAIS, A LONDRESAu château du lord comte
de Ferrers, à Staunton-Harold, in Leicester-Shire, le 7 janvier 1776. Il y a longtemps, monsieur que je connais la supériorité de votre esprit et de vos talents, et vous m'avez donné en France, auprès du roi et de M. le comte de Vergennes, trop de preuves de l'excellence de votre cœur, pour que vous n'ayez pas un droit acquis sur ma sensibilité et ma reconnaissance pendant tout le reste de mes jours ; mais vous me permettrez de vous dire que le ton de despotisme que vous affectez dans vos jugements depuis la signature de notre transaction préparatoire, et depuis votre dernier retour de Paris, est trop révoltant pour moi et vous rend aussi impraticable que l'était. M. Pitt, en 1761, lors de la négociation de la dernière paix. Ce serait en vain, monsieur, que je chercherais aujourd'hui à vous faire changer dans un jugement que vous avez, adopté, soit en conséquence de vos principes naturels, soit par, persuasion intime, soit par pure complaisance pour les vues intéressées de quelques-uns de vos amis ; je m'en abstiendrai donc. Mais de votre côté, connaissant la fermeté et la sensibilité de mon caractère, ce serait perdre votre temps et vos peines que de vouloir me convertir sur une opinion qui concerne uniquement la délicatesse que je dois avoir sur mon honneur personnel. Je ne veux pour aucune considération et pour aucune somme au monde, que le public puisse croire que je suis intéressée dans les infâmes polices qui se sont élevées sur mon sexe. C'est là, monsieur, un véritable principe d'honneur que je me suis fait à moi-même, et duquel je ne puis me départir, ainsi que je vous en ai déjà prévenu et fait prévenir par votre ami, M. Gudin, avant votre dernier départ pour Paris. Il peut se faire que les beaux esprits et les financiers de Paris se moquent de ma délicatesse et de mon paragraphe dans le Morning-Post du 13 novembre dernier ; qu'ils regardent le cas où je me trouve comme une occasion de piller les poches des Anglais ; c'est une chose à laquelle je ne consentirai jamais par mon propre fait, quand je devrais être blâmée de toute la France. Qu'on regarde tant qu'on voudra mes principes et mes raisons pour des balivernes, même pour des sottises, peu m'importe ; j'aime encore mieux que le public m'appelle bête et sotte que voleuse ou friponne. Sur ce chapitre, j'ai élevé dans mon cœur mon propre tribunal, qui est cent fois plus sévère et plus délicat que le tribunal respectable des maréchaux de France, juges naturels du point d'honneur. Si les réflexions que je viens de faire sont solides, elles me justifient ; si elles sont fausses, mon erreur sera mon excuse. Dans ces circonstances critiques, et après les explications beaucoup trop vives de part et d'autre que nous avons eues sur ce misérable objet, pour dissiper la colère que vos reproches déplacés ont fait naître dans mon cœur, j'ai été rejoindre milord Ferrers à sa terre : depuis près d'un mois il me priait d'aller passer ma convalescence près de lui J'avais grand besoin de ce changement d'air après avoir gardé mon lit et ma chambre presque tout le mois de novembre et de décembre. D'ailleurs, j'ai encore plusieurs affaires à terminer avec milord, et l'emportement où vous m'avez jetée m'a plongée dans une indisposition. Je vais donc, monsieur, profiter de mon petit séjour à la campagne pour vous ouvrir mon cœur, et vous parler avec la sensibilité de mademoiselle de Beaumont et la franchise du chevalier d'Éon. Je commencerai par un petit commentaire sur quelques phrases de votre épître, où vous me dites : Vous m'avez trouvé facile et gai dans la société, vous avez éprouvé que mes procédés sont francs et généreux en affaires ; mais vous ai-je donné une si sotte opinion de mon caractère et de mes principes, que vous vous flattiez en discutant gravement, de me faire adopter des balivernes pour des raisons ? Quoique les trois premières pages de ma lettre aient répondu, monsieur, par anticipation à cet article, et qu'elles l'aient suffisamment nettoyé, je répondrai encore : que je puis jurer, avec vérité, que dans tout le cours de ma vie et celui de mes divers voyages d'un pôle à l'autre, je n'ai jamais trouvé un homme plus gai, plus varié, plus instruit et plus charmant que M. de Beaumarchais, dans la société. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vous parlez de générosité, et cependant, lorsqu'il s'agit de solder avec l'argent du roi le compte d'une infortunée, victime du secret du roi, depuis vingt et un ans, vous employez le même esprit, les mêmes tracasseries, les mêmes ruses et dextérités que s'il s'agissait de solder le mémoire du comte de la Blache avec l'argent de M. de Beaumarchais. Jugez vous-même, je vous prie, de vos procédés généreux à mon égard ! Vous me direz sans doute, monsieur, que dans la transaction vous avez eu la générosité de stipuler de vous-même au nom du roi mon trousseau de fille à 2.000 écus, c'est-à-dire à 250 guinées, et vous croyez avoir fait un effort de générosité surprenant ! Je vous répondrai à cela : que ce n'est pas moi qui ai demandé cette métamorphose, c'est le feu roi et M. le duc d'Aiguillon, c'est le jeune roi et M. le comte de Vergennes ; c'est vous-même, en vertu de vos pouvoirs ; c'est la famille Guerchy, qui trembla au seul nom d'homme qui me reste encore par mon baptême, etc., etc. ! Que l'on me rende le poste politique que l'on m'a injustement enlevé aux yeux de l'Europe ; qu'on me laisse courir ma carrière militaire, je ne demande rien autre chose, je serai content. Je me crois plus en sûreté sous un habit de capitaine de dragons qu'avec une jupe, parce que je ne serai point exposée à tous les discours qu'on tient d'ordinaire aux femmes. Croyez-vous, de bonne foi, que je pourrai acheter à Londres et même à Paris, un beau trousseau de fille avec 250 guinées ? Mes habits d'homme et mes armes, que je dois rendre à Londres même, suivant la transaction, valent deux fois cette somme. Le plus petit marchand de la Cité, qui a plusieurs filles à marier, leur donne à chacune un trousseau trois fuis plus fort que celui que vous avez stipulé pour moi. Si jamais je ne fusse sortie de dessous les ailes de ma mère, si toujours j'étais restée dans ma province où l'argent est fort rare, elle m'aurait encore donné, ainsi qu'elle a fait pour ma sœur, un trousseau du double de celui que vous m'avez généreusement accordé. J'ai méprisé de montrer à cet égard aucune vanité, aucune avidité, aucun intérêt ; cette maladie n'est pas la mienne, et ma vie passée dépose que j'étais plus digne de porter le casque que la cornette, et de mourir dans le champ de la gloire que dans un lit de plumes parmi des nonnes. Il semble que le destin s'est toujours joué de mon existence, et ma résignation à ses cruels coups, plus tristes pour moi que la mort, est la preuve la plus complète de mon sacrifice et de ma parfaite obéissance aux ordres du roi, et que je n'ai pas voulu retarder par un vii intérêt la remise des papiers secrets qui l'intéressaient si fortement. J'espère qu'un roi aussi juste n'écoutera, dans un cas aussi extraordinaire, que son propre cœur, et qu'il n'ira pas prendre les avis de ces modernes conseillers économiques qui ignorent mon rom et mes actions. Mais je ne le pardonne pas au généreux Beaumarchais, qui sait que j'ai méprisé tant de fois mon sexe, la fortune et la mort pour courir à la gloire ; non, je ne peux le pardonner à ce généreux Beaumarchais, qui connaît que c'est moi qui six fois ai volé jour et nuit d'un pôle à l'autre pour hâter, en 1755 et 1756, la réunion de la France et de la Russie, et pour faire marcher contre l'ennemi commun une armée de cent mille Moscovites ; qui, par l'ordre secret de mon maître, à l'insu du grand Choiseul, ai fait durer trois ans de plus la dernière guerre ; puis ai travaillé jour et nuit à la conclusion de la paix, etc. ! ! ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas ! si feu mon bon maître Louis XV n'eût pas eu pendant son vivant cette timidité invincible, si fatale à mon bonheur, qui l'a empêché de m'avouer en public, tandis qu'il m'a toujours soutenu en secret, celui qui a souvent donné des 100.000 écus à une femme dévergondée pour les frivoles plaisirs d'une nuit, aurait au moins donné le double ou le triple de cette somme pour le trousseau d'une fille telle que moi, dont il connaissait l'origine depuis qu'il était sur le trône ; d'une fille dont les mœurs ont été, en tout temps et en tous lieux, inattaquables à la ville et à la campagne, au nord et au midi, dans le champ de Mars et dans le cabinet des princes, des ministres et des ambassadeurs ; d'une fille qui n'a jamais chatouillé les oreilles de son roi qu'avec sa plume, et ses ennemis qu'avec son épée !... Je pense que ce bon roi aurait été cent fois plus prodigue que le généreux Beaumarchais envers une personne qui a été fille, homme, femme, soldat, politique, secrétaire, ministre, auteur, suivant l'exigence et la nécessité du service public ou secret de son maître, et qui, sous toutes ces diverses formes, a toujours réussi dans ses commissions, a toujours été connue et respectée comme un brave et honnête homme, au milieu même de ses plus grands malheurs, au milieu même de ses ennemis ! Si pour terminer ces malheurs, il doit y avoir une perte d'argent entre le roi et moi, ce n'est pas à moi, qui ne possède rien, à la supporter. Ne suis-je pas assez malheureux en devenant femelle, de mâle que j'étais, en perdant tout Je temps de ma vie, mon état et le fruit de mes travaux politiques et militaires ? Si, par pure obéissance aux ordres du roi, je me condamne moi-même à demeurer dans un cloître avec mes semblables, compagnes de mon infortune, je ne prévois que trop que je pourrai me repentir et être malheureuse ; mais c'est apparemment la volonté de la Providence, puisqu'elle ne me laisse nuls moyens de l'éviter !... C'est un de ces coups particuliers du destin qui s'attache à ma ruine, dont il est aussi impossible à mon courage de se défendre à présent, qu'il l'a été à ma sagesse de le prévoir !... Je n'ai plus de fond à faire sur personne, je n'attends plus rien ni de la fortune ni des hommes ; mes malheurs sont au comble, il ne me reste plus que de m'y soumettre ; je ferme les yeux à toute espérance. Puisse le Ciel récompenser dans une autre vie ma docilité et mon abnégation dans celle-ci ! Je vais aider le destin à consommer ma ruine en y courant moi-même volontairement. Heureusement qu'un secours venu d'en haut s'est déjà joint âmes réflexions, et me fait concevoir pour le monde un mépris auquel il n'y a rien d'égal. Ce qui m'y retient et m'empêche de courir à la solitude est uniquement la tendre amitié que j'ai pour ma mère, à qui j'ai abandonné mon patrimoine, depuis vingt-et-un ans que j'ai quitté la France. Je dois, avant d'éprouver mon triste sort, songer à recueillir le fruit de mes anciens travaux militaires et politiques ; je dois songer à établir mon revenu certain pour être en état de me soutenir, de soutenir ma mère, ma sœur, mon beau-frère, et de soutenir encore trois neveux au service du roi. Je suis fille et vieille, par conséquent d'un caractère un peu extraordinaire. Jamais créature n'eut moins d'attachement que moi pour l'argent ; mais je sais que je suis vieille et que je serai bientôt oubliée et abandonnée ; je ne puis vivre tranquille un moment avec la crainte de manquer de pain. Maintenant, je vais, monsieur, vous faire part de mes plus sérieuses réflexions et observations pour parvenir à l'entière et heureuse conclusion de mes affaires. Premièrement. S'il est juste que je remplisse les articles de notre transaction, il ne l'est pas moins que vous y soyez tenu de votre côté. Or, par la transaction, à l'article 4, il est dit : que le roi régnant a la bonté de changer la pension annuelle de 12.000 livres que le feu roi avait accordée, en 1766, à M. d'Éon, et qui lui a été payée exactement jusqu'à ce jour, en un contrat de rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier d'Éon pour les affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis par moi, Beaumarchais, pour l'acquittement de ses dettes en Angleterre, etc. Je vous ai remis tous les papiers ministériaux et de la correspondance secrète que vous avez exigés. Je vous demande donc à présent que vous ayez la bonté de me remettre, de votre côté, les plus fortes sommes pour l'acquittement de mes dettes eu Angleterre. Il m'est dû par la cour : 13.933 l. 12 s. 7 d. Vous avez payé à milord Ferrers pour moi : 4.625 l. Donc, il me reste dû, ci : 9.308 l. 12 s. 7 d. A la seconde partie de notre transaction, il est encore dit à l'article quarto : que je me trouve sans argent, M. de Beaumarchais sachant bien à qui doit passer tout celui qu'il destine au paiement de partie de mes dettes. Par là, vous reconnaissez vous-même, monsieur, avec justice, que vous n'avez payé qu'une partie de mes dettes, tandis que je dois les payer en entier avant de quitter l'Angleterre ; tandis que vous savez que mes dettes montent à 8.223 livres sterling. Deuxièmement. J'ai réfléchi, et je désire ne point vous blesser en vous soumettant cette observation toute de droit et de formes légales ; j'ai réfléchi que, pour que la transaction passée le 5e jour du mois d'octobre 1775 entre M. de Beaumarchais et M. d'Éon puisse être stable et obligatoire des deux côtés, il faudrait que l'injuste Outlawy, ou jugement par contumace prononcé, en 1765, par le lord Mansfield, chef de justice du banc du roi d'Angleterre, contre le chevalier, pour impression de son grand livre, intitulé Lettres-Mémoires, etc., faute par lui d'avoir comparu par-devant le tribunal ; il faudrait, dis-je, que ce jugement fût renversé. Il faudrait de plus que M. Caron de Beaumarchais fût également relevé du blâme qu'il a éprouvé au dernier Parlement de Paris, contre le vœu général de la nation française ; car, suivant tous les jurisconsultes, le citoyen retrancha de la société ou de l'État par sa mort civile est réputé anéanti, et par conséquent incapable de faire aucun acte valable. Arrangez-vous là-dessus, mon cher ami ; ce n'est point une chicane méchante sortie du cerveau creux de Minerve, c'est une appréhension qui m'est venue, et pour vous et pour moi, d'après mes connaissances dans les lois romaines, françaises et anglaises. Il ne me reste plus, monsieur, qu'une demande à vous faire, sur laquelle je prie le fils de M. le comte de Guerchy de s'expliquer clairement et loyalement par votre canal, comme je vais le faire de mon côté[7]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quoique cette épître soit déjà bien volumineuse, il me faut cependant répondre au dernier article de votre lettre, par lequel vous m'observez fort élégamment que le comble de la maladresse est de triompher trop tôt, ou, pour mieux dire encore, qu'il n'y a que les sots qui triomphent ! Je crois, monsieur d Beaumarchais, qu'il y a peu d'hommes, même au sein de Paris et sous l'œil du despotisme, qui soient en état de se vanter d'avoir observé la loi du silence plus scrupuleusement que je l'ai fait à Londres et dans ma pleine liberté Tant que le feu roi a vécu, jamais personne n'a pu deviner par mon canal ma correspondance directe avec lui. Elle a été secrète pendant vingt et un ans. Elle a été découverte après sa mort, et j'ai encore gardé le silence quinze mois après que mon très-cher et très-auguste maître a été déposé à Saint-Denis. Enfin cela est devenu public : c'est le sort de tous les événements. Si j'étais assez sot pour vouloir triompher de suite comme vous le prétendez, j'aurais pu triompher dès le moment qu'on m'a attaqué, dès 1763-66, dès et quand je l'aurais voulu et quand je le voudrai. Si j'étais glorieux de triompher, je porterais comme vous, mon cher ami, mes commissions du roi pendues à mon cou ; et si j'étais assez vain pour les porter toutes, il me faudrait un bœuf pour me traîner. J'ai donc besoin, en vérité, des lunettes de monsieur votre oncle pour apercevoir dans le susdit paragraphe mon prétendu triomphe. Mais ce que tout le public éclairé de l'Angleterre y a vu sans lunettes, c'est ma délicatesse pour l'empêcher d'être la dupe des faiseurs de police qui regardent mon sexe comme la roue de fortune ou la mine du Pérou. Il est-inutile, monsieur, que vous vous donniez la peine de me prouver que les paragraphes qui ont paru dans les gazettes depuis votre absence, vous ont fort déplu. Je sais à quoi m'en tenir là-dessus ; je sais que c'est mon avis au public, en français et en anglais, en date du 11 novembre dernier, inséré dans le Morning-Post du 13 et du 14 novembre, qui a pu principalement déplaire à quelques-uns de vos amis. Cet avis est signé par moi, et je le ferais encore mettre dans tous les papiers, quand il devrait déplaire à toute la France. Mais, Dieu merci, j'ai des témoignages respectables, par écrit, du contraire. Il me suffit qu'il soit conforme à la vérité et à mon honneur aux yeux du public d'Angleterre, qui, ainsi que la France et toute l'Europe, ne doit rien avoir à perdre ou à gagner sur mon sexe. Si j'étais âne, cheval ou ministre, je laisserais toute l'Europe faire des paris sur ma course ; mais, je vous prie, dites-moi, en honneur et en conscience, si vous étiez dans ma triste position, si vous deviez aux yeux de l'Europe entrer dans un couvent ou dans le monde comme une fille sage et vertueuse, voudriez-vous qu'il fût dit dans ce monde que vous avez fait fortune par votre sexe exposé aux yeux du public ? Je n'aurais jamais mis mon avis dans la Gazette du 13 novembre si, deux jours auparavant, il n'eût point paru dans la même Gazette un avis tendant à rallumer le feu des polies. Vous avez trop d'esprit et de pénétration pour en ignorer totalement l'auteur. Il était de mon honneur et de mon devoir de jeter un tonneau d'eau sur le feu : je l'ai fait, et je l'ai éteint. Vous êtes sur les lieux : consultez s'il y a en Angleterre une seule personne d'honneur qui puisse me blâmer. Le peu d'affection que vous médités, monsieur, avoir fait à ma vive et féminine colère, ainsi que vous l'appelez, est pour moi une nouvelle preuve de votre bon cœur et de votre esprit. Il est certain que vos reproches déplacés m'ont brisé le cœur, parce que vous l'avez attaqué par l'endroit le plus sensible, qui était l'honneur. Je vous ai répondu comme je devais répondre en cette occasion, et comme je répondrai toujours devant tous les rois de l'Europe. Jamais personne au monde jusqu'à présent n'a osé me tenir un pareil discours. J'espère que ce sera, pour la première et dernière fois, à moins que vous ne soyez d'humeur à vous couper la gorge avec moi, avant l'arrivée du jeune comte de Guerchy que l'attends. Vous m'avez fait verser des larmes de douceur et de fureur ; mais la reconnaissance que je vous dois, et qui est gravée dans mon cœur, a étouffé les premiers mouvements que la nature, autant que mon état militaire, m'avait inspirés ; et quoique ce n'est point dans le désespoir qu'on est capable de garder des ménagements, j'ai cependant eu assez de présence d'esprit pour sortir et aller exercer ma fureur sur les chevaux de poste que j'ai pris pour venir ici. Je comprenais bien en moi-même qu'il serait affreux à mon propre cœur de me battre contre ce que j'aime le plus, contre celui qui se dit mon libérateur, et que ce libérateur ne voudrait jamais se battre contre sa petite dragonne, quelque terrible qu'elle soit sous son uniforme. Je vous dirai comme Rosine, dans votre Barbier de Séville : Vous êtes fait pour être aimé, et je sens que mon plus affreux supplice serait de vous haïr. Tout ce contraste de caractère irrité, qui malgré moi est en moi, et qui est exactement celui de ma mère et de ma sœur, fera sans doute faire à un philosophe comme vous mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes. Attribuez tout cela à nos vapeurs et à nos faiblesses. Quid levius fumo ? Flamen. Quid flamine ? Ventus. Quid vento ? Mulier. Quid muliere ? Nihil. Mais soyez certain que je ne comprends guère mieux le caractère des hommes. Pour cent défauts que nous avons ils ont mille vices. Ils ont la supériorité en général ; mais en particulier je leur ferai voir que ce n'est pas vis-à-vis de moi que sera le problème : inferior cum sit quœvis matrona marito, etc. ! Pour la fin de mes propres malheurs j'aurai toujours recours à mon ami Beaumarchais, dans lequel je suis certaine de trouver toujours le même fond de zèle et d'amitié. Mais, de grâce, quand vous avez à me parler sur mes affaires, que personne n'en soit témoin, pas même votre ami Morande. J'aime son bon cœur, mais je n'aime pas la légèreté de sa tête et de ses discours. Je ne suis pas assez cuirassée contre de pareils traits. Mon cœur, qui s'est jusqu'à présent fermé avec tant de soin au reste des hommes, s'ouvre naturellement en votre présence, comme une fleur s'épanouit à la lumière du soleil, dont elle n'attend qu'une douce influence. Je suis et serai toujours votre tendre et fidèle amie : les expressions ne rendent jamais qu'à demi les sentiments du cœur. N° 20 CARON DE BEAUMARCHAIS A MLLE D'ÉON DE BEAUMONT, A STAUNTON-HAROLDLondres, le 18 janvier 1776. J'ai reçu, mademoiselle, votre lettre de trente-huit pages, datée du 7 janvier, à Staunton-Harold ; ce que je vais y répondre est le dernier effort d'une estime à laquelle votre lettre a porté la plus dangereuse atteinte. Vous m'avez vu, mademoiselle, touché de vos malheurs en Angleterre, y recevoir vos confidences et vos larmes avec sensibilité, vous promettre ma chétive intercession en France, et vous tenir sincèrement parole avant de savoir si j'aurais jamais une mission du roi qui vous fût relative. L'efficacité de mes soins, mes services et ma générosité vous ont prouvé, depuis, que vous n'aviez pas vainement placé votre confiance en moi. Quand je dis ma générosité, j'entends celle de mes procédés, et non cette fausse générosité sur les deniers du roi confiés à mon exactitude, et que vous invoquez inutilement. Etre économe et juste est tout ce que je puis. Vous m'avez excessivement loué de la seconde qualité, le ministre et le roi ne se plaindront pas que j'aie manqué au devoir de la première. Avez-vous rempli les vôtres, mademoiselle, envers le plus magnanime des maitres ? Je livre cette demande à vos plus sérieuses réflexions, et mettant de côté tout le vain badinage et les cajoleries personnelles de votre dernière lettre, je vous rappelle une dernière fois à vos devoirs, dont cette lettre m'a paru l'écart le plus extravagant et le plus coupable. Je vous donne huit jours pour vous refroidir, la relire et vous repentir ; mais, ce terme expiré, je le dis avec douleur, forcé de partir et de rompre tout commerce avec vous, mon seul chagrin sera d'emporter en France la dure conviction que vos ennemis vous ont mieux connue que vos amis. Eh ! quelle douleur pour moi si je ne pouvais m y vanter d'aucun autre succès que d'avoir démasqué une fille extravagante sous le manteau de l'homme de mauvaise foi, que vos accusateurs ont cru de tout temps reconnaître en vous ! Je suis désolé quand j'approfondis cette funeste idée. Je ne répondrai qu'au seul article de votre étonnante lettre qui porte sur les reproches que je vous ai faits en arrivant en Angleterre, uniquement encore pour vous ôter tout prétexte d'avoir pris le change sur leur objet. Vous feignez de croire aujourd'hui qu'ils étaient relatifs à la divulgation de votre sexe ! Vous aurais-je tant répété — suivant les termes de votre lettre — que vous aviez manqué à votre parole d'honneur à la transaction, s'il eût été question de votre sexe, lorsqu'un des objets de cette transaction même est de faire à l'instant cesser un travestissement devenu beaucoup trop scandaleux par sa publicité, et par toutes les sottises qu'il a fait écrire et faire aux autres et peut-être à vous-même ? 1° Je vous observai que votre paragraphe dans les papiers, dont le but, à vous entendre, était de décourager les parieurs sur votre sexe, était si singulièrement composé, qu'il semblait uniquement fait pour let animer davantage, et par cela seul contraire au désintéressement fastueux que vous y affectiez. 2° Je vous reprochai, mais doucement, l'indiscrétion de ces mots du paragraphe : La justice éclatante que le roi vient de me rendre... Ma position extraordinaire vis-à vis du feu roi inconnue de tous ses ministres, ambassadeurs, etc. Voilà ce que j'appelle le triomphe indiscret, nuisible et prématuré d'une femme ou d'une tête légère. 3° Mais je vous reprochai vivement, et comme un manque de foi très-sérieux, d'avoir osé parler dans ce paragraphe de certains grands seigneurs de France qui cherchent à exercer, dites-vous, contre votre tranquillité un reste de vengeance impuissante. 4° Je vous reprochai cet autre paragraphe anonyme, écrit, contredit et défendu dans un nouveau, qui annonce malhonnêtement, et contre toute vérité que Madame de Guerchy s'est jetée à votre sujet aux pieds du roi, qui lui a tourné le dos. 5° Je vous reprochai vivement ce jeu de la plus misérable vanité, cette éternelle provocation de ceux que vous nommez vos ennemis, malgré que le roi vous ait fait imposer par moi le plus profond silence à cet égard, et que le sauf-conduit de Sa Majesté, dans lequel ce silence vous est encore plus expressément ordonné, ne vous ait été remis par moi qu'après l'engagement solennel que vous avez pris, dans notre transaction, de vous conformer à ces ordres positifs. Ce point de votre lettre éclairci, je ne vous dis qu'un mot sur tout le reste. Je ne sais lequel je dois le plus admirer des louanges excessives que vous donnez aux honorables tournures que j'ai fait prendre en votre faveur à tous les articles de notre transaction, ou de la façon dont vous payez mes généreux soins par l'aveu de la plus insigne mauvaise foi sur la remise des papiers, par l'annonce des plus extravagantes prétentions, enfin par la folle invitation que vous m'y faites de me rendre le ridicule héraut d'armes de la demoiselle d'Éon envers tous ceux qui voudront bien lui prêter le collet. Si j'envoyais cette misérable lettre en France, elle n'affligerait que vos amis ; tous vos adversaires en triompheraient. La voilà, diraient-ils, telle que nous l'avons toujours dépeinte ; ce n'est plus contre ses prétendus ennemis qu'elle exerce aujourd'hui ses folles et détestables ruses, c'est contre son seul, ami, celui qu'elle a nommé son appui, son libérateur et son père ; la voilà ! Forcé moi-même de vous accuser avec eux, qui oserait vous plaindre et vous excuser ? Vous seriez à jamais perdue d'honneur et couverte de honte, et tout serait dit pour vous. Repentez-vous, je vous en supplie, repentez-vous. Si vous négligez ce salutaire et dernier avis, je vous le dis à regret, je modèlerai ma conduite sur le parti généreux que le noble M. Whal prit en Espagne, à mon occasion, contre un malhonnête homme dont il avait répondu au roi. Je reconnaîtrai avec confusion aux pieds de Sa Majesté que je me suis misérablement aveuglé, lorsque j'ai garanti le bon sens, l'honneur et la bonne foi de la demoiselle d'Éon. Sur votre indigne aveu, qu'il s'en faut de beaucoup que vous m'ayez remis tous les papiers, que vous avez jure et signé m'voir fidèlement rendus, je reconnaîtrai que je vous ai trop légèrement délivré un contrat de 12.000 livres de rente, 120.000 livres pour payer vos dettes, et le sauf-conduit honorable qui était e prix de votre soumission, et dont votre mauvaise foi vous rend absolument indigne. Alors Sa Majesté fera justice et de vous et de moi. Quant à l'argent, loin d'oser passer en compte au roi les 120.000 livres que je vous ai si sottement remises, je reconnaîtrai mon coupable excès Je confiance, et je les rembourserai, comme de raison, à Sa Majesté, sauf à m'en prévaloir sur vous ; et le service même que je vous ai rendu en obtenant qu'une pension précaire de 12.000 livres tût changée en un contrat d'absolue propriété, m'en fournira sur-le-champ le moyen. Ce changement avantageux de titre ne vous ayant tiré de la dépendance des ministres que pour vous mettre, avec tous les propriétaires du royaume, sous la dépendance des lois et des tribunaux, je forme opposition entre les mains du payeur à la délivrance annuelle des arrérages de ce contrat ; armé de vos billets et de la quittance du lord Ferrers, je dirige contre vous une action civile, et je vous demande au Parlement le remboursement des 120.000 livres que j'ai payées pour vous, ou l'exécution entière de notre transaction ; alors vous apprendrez à vos dépens si mes actes civils ont quelque valeur en France. Voilà quelle sera la conduite que vous me forcerez à suivre contre vous, si vous ne rentrez pas promptement en vous-même. Et quant à votre personne, puissent alors le mépris, la proscription tacite et l'oubli de la France être votre unique punition ! et puisse surtout votre honnête et malheureuse famille ne point se ressentir de vos torts personnels ! C'est le vœu le plus ardent de mon cœur. Faites, mademoiselle, je vous en conjure, les plus sérieuses réflexions sur tout ceci, et soyez bien persuadée que c'est avec la plus vive douleur que je me verrais forcé de changer le titre agréable de votre défenseur en celui de votre plus implacable accusateur. Signé : BEAUMARCHAIS. 19 janvier. P. S. Je viens de relire ma lettre, un jour après qu'elle a été écrite : elle est pleine de l'amertume dont vous avez suffoqué mon âme par la vôtre. Il n'y a rien à y changer, parce que tout y est conditionnel ; mais, fatigué que je suis des procès par écrit, je vous prie de ne pas y répondre un seul mot, si vous n'êtes pas entièrement conformée à ses dispositions. N° 21 SECONDE RÉPONSE DE MLLE D'ÉON DE BEAUMONT A M. CARON DE BEAUMARCHAISAu château du comte
Ferrers, à Staunton-Harold, le 30 janvier 1776. Mon indisposition m'a empêchée, mon cher et très-cher Beaumarchais, de vous accuser plus tôt la réception de votre dernière lettre du 18 de ce mois. Je ne répondrai pas aux reproches, ni aux invectives déplacées que vous m'y prodiguez dans votre vive, altière et masculine colère ; je regarde tout cela comme les premiers effets de la mauvaise humeur du singe le plus adroit et le plus agréable que j'aie jamais rencontré dans ma vie, qui est toujours, toujours le même, et ne se fâche que lorsqu'il s'agit d'arrêter et d'apurer un compte. En vérité, monsieur, je ne vous reconnais plus lorsque, dans votre lettre, vous me dites : Repentez-vous, mademoiselle, je vous en supplie, repentez-vous. Je vous donne huit jours pour vous repentir, sinon... C'est précisément le discours que le confesseur Girard adressait à sa pénitente Cadière, à la grille de son couvent : Repentez-vous, ma chère fille ; sinon, par la vertu de mon cordon, je force la grille et vous donne le fouet ! Mais, mon cher Beaumarchais, vous ai-je jamais donné une si sotte opinion de mon caractère et de mes principes, que vous vous flattiez, en disputant gravement, de me faire adopter des balivernes pour des raisons, et de vouloir me persuader à moi-même que je suis extravagante dans mes demandes, tandis que je les soumets avec confiance à l'équité du ministre actuel des affaires étrangères, et même à celle d'un juré anglais le plus prévenu contre moi. D'ailleurs, monsieur, je mesure tellement ma conduite et mes actions sur les lois, la prudence et la politique, que, jusqu'à présent, je ne me suis jamais repenti d'une seule action de ma vie ; mais quelquefois les autres ont eu lieu de se repentir de m'avoir attaqué injustement. Je vous permets donc, ainsi que vous m'en menacez, d'aller vous jeter aux pieds du roi, et même aux pieds de tous les rois et ministres du globe, pour me représenter, suivant vos expressions, comme une fille extravagante, et en même temps la plus dégourdie de l'Europe. Vous pouvez donc leur dire, avec toute l'éloquence, l'énergie et la singerie dont vous êtes capable, tout le mal de moi que vous voudrez. Dites blanc, dites noir, je suis et serai, comme le refrain de votre chanson favorite, toujours, toujours la même ; et quoique je sois en état de faire la barbe à tous les barbiers de Séville, je ne répondrai qu'avec la simplicité et la vérité qui conviennent à une fille bien née. Jamais je ne dirai du mal de vous, jamais je ne commencerai à me plaindre de vous auprès des puissances supérieures et subalternes, ni auprès des divinités célestes et infernales. C'est à vous-même que je m'adresse, monsieur, pour vous demander ce que vous pouvez me reprocher avec justice, sinon la confession volontaire que je vous ai faite, dans ma dernière lettre, qu'il s'en fallait de beaucoup que je vous aie livré la totalité des papiers secrets. J'ai déjà eu l'honneur de vous prévenir que tant que l'on ne remplira pas envers moi lu quatrième article de la transaction, qui dit expressément que vous devez me remettre de plus fortes sommes pour l'acquittement de mes dettes, je ne suis tenue à aucun des points de la transaction. Vous êtes la puissance contractante et moi l'exécutrice, c'est donc vous qui devez agir et marcher le premier, puis moi exécuter et suivre. Votre reproche sur la remise imparfaite des papiers est mal fondé, monsieur ; premièrement, parce que ni vous, ni aucun des ministres passés, présents et futurs, ni monseigneur le prince de Conti, ni même M. le comte de Broglie, ne peuvent savoir tout ce qui s'est passé de secret en J755 et 1756 entre le roi défunt, l'impératrice Elisabeth et le grand chancelier de Russie comte de Woronzow. M. Tercier, le chevalier Douglass et moi, étaient les seuls qui agissaient en cette importante négociation secrète, dont M. Rouillé, ministre alors des affaires étrangères, n'avait pas même connaissance. Ce n'est qu'en 1757 que M. le comte de Broglie a été admis à une partie de ce secret, et que lui, par ordre du roi, m'a agrégé à son autre correspondance secrète. Quand tous les ministres et secrétaires des bureaux des affaires étrangères, à Veuilles, seraient contre moi, comment pourraient-ils deviner si j'ai rendu la totalité ou partie de tous les papiers de ma correspondance secrète en Russie, en Allemagne, en France et en Angleterre ? Comment pourraient-ils deviner ce qu'ils ignorent totalement, si je ne veux pas les dire ni les donner ? C'est un acte qui dépend totalement de ma bonne volonté et de mon libre arbitre. Je m'y déterminerai suivant que l'on exécutera les articles de la transaction, suivant le bien ou le mal qu'on me fera, suivant le degré de justice qu'on me rendra. Y a-t-il une seule puissance sur la terre qui puisse forcer mon camp retranché dans mon île, qui m'appartient autant qu'à aucun Anglais ? puisque je paie la taxe et suis soumis aux lois du pays et n'en viole aucune, je dois donc jouir du droit de citoyen libre en Angleterre. A présent, je vous dis, monsieur, que je ne vous ai pas trompé, puisque, par vingt lettres, j'ai prévenu M. le comte de Broglie, les ministres de Versailles et vous-même que, tant que l'on ne me paierait pas tout ce qui m'était dû légitimement, je ne rendrais jamais la totalité de mes papiers. Je me glorifie aujourd'hui d'avoir tenu parole, et vous déclare que j'ai bien fait et très-sagement fait de ne pas vous délivrer mes meilleurs papiers. Secondement, quand vous aurez comme moi, monsieur, vieilli et blanchi dans l'armée et dans la politique, vous saurez que, lorsqu'une puissance du troisième ordre contracte ou fait sa paix avec une puissance du premier ordre, cette troisième puissance prend toujours pour garants des conditions du traité deux autres puissances du second ordre, si elle ne peut obtenir la garantie d'une seule puissance égale en pouvoir et en forces à celle avec qui elle contracte. Or, comme je regarde ma puissance comme la plus faible et la plus petite qu'il y ait sur la terre, en comparaison de celle avec qui j'ai eu l'honneur de contracter, et que je ne puis avoir la garantie d'aucune puissance grande, moyenne ou petite, j'ai pris ma prudence et mon expérience pour être les fidèles garants de mon traité. Consultez tous Ihs bons politiques de Versailles et de l'Europe pour savoir si j'ai tort, et si je suis aussi sotte que vous le croyez. Après vous avoir payé, monsieur, dans ma première lettre, ce tribut de reconnaissance que je vous dois, pour le zèle et l'intelligence que vous avez mis à me faire rendre justice sur certains articles que l'injustice la plus grande ne pouvait me refuser ; après avoir anéanti dans cette seconde lettre vos reproches injustes sur ma prétendue infidélité, je vous prie de me faire le plaisir de répondre aux points suivants de reproches bien fondés que je suis en droit de vous faire, à mon tour : 1° Pourquoi n'avez-vous pas remis entre les mains du roi ma déclaration secrète du 14 juillet 1775, après vous en être chargé et m'avoir donné votre parole d'honneur que vous la remettriez fidèlement entre les mains de Sa Majesté[8] ? 2° Pourquoi, pendant votre dernier voyage à Londres, y avez-vous, pour vous amuser sans doute à mes dépens, ou pour me rendre ridicule, fait entendre dans les cercles de vos élégantes, que vous deviez m'épouser après que j'aurais demeuré quelques mois à l'abbaye des dames de Saint-Antoine ? . . . . . Cessez, monsieur, d'abuser de mon état, et de vouloir profiter de mon malheur pour me rendre aussi ridicule- que vous ; vous ! pour lequel j'avais conçu tant d'estime, que je vous regardais comme le plus vertueux de tous les hommes ; vous ! qui m'avez su persuader que vous aviez quelque respect pour ma position extraordinaire. C'est vous-même qui me couvrez d'opprobre et qui creusez sous mes pas un abîme d'autant plus malheureux pour moi, que vous en dérobez à mes yeux la profondeur. Par quelle fatalité m'avez-vous choisie pour la malheureuse victime du délire de votre esprit et de vos mœurs ? Ah ! sans doute, je n'ai que trop mérité le mépris que vous faites de moi, puisque je vous ai laissé connaître la faiblesse de mon état, que j'aurais dû me cacher à moi-même. Que j'en suis bien punie ! Mais était-ce vous qui deviez vous charger de mon châtiment ? Quoique ce ne soit peint suivant votre opinion et la mienne que le public nous jugera, si vous aviez voulu conserver ma réputation, vous auriez ménagé ce public, qui ne peut savoir par lui-même la vérité, et qui ne peut juger que sur l'apparence. Déjà il soupçonne ma vertu, parce que je suis fille et capitaine de dragons ; mais quelle est la profession exercée par des femmes qui ne soit pas en butte à la malignité des hommes ? Le travestissement sous lequel j'ai vécu, pendant plus de quarante-cinq ans, sans m'être fait connaître par les hommes, est la preuve la plus certaine de ma sagesse. 3° Pourquoi, avant votre dernier départ pour Paris, vous ayant prié et fait prier avec instance par votre ami Gudin, d'ôter de votre tête et de votre cœur le projet de gagner de l'argent sur mon sexe, projet qui me désolait et m'arrachait des larmes de douleur et de confusion, avez-vous persisté, malgré moi, dans ce projet injuste, déshonnête, auquel je n'ai voulu et ne veux jamais avoir aucune part ? 4° Pourquoi, cinq jours après votre dernier départ de Londres, en novembre dernier, a-t-il paru dans le Morning-Post un paragraphe sur mon sexe, tendant à rallumer le feu des polices, lequel paragraphe a été fabriqué dans une maison de votre connaissance particulière : ce qui m'a mis dans la nécessité absolue de faire mon avis au public dans le Morning-Post des 13 et 14 novembre dernier, de façon qu'il ne soit pas dupe du piège qu'on lui tendait, lui déclarant que le chevalier d'Éon ne manifesterait son sexe, qu'autant qu'il ne se ferait plus de polices ; que si cela était impossible., il serait forcé de quitter furtivement un pays qu'il regarde comme une seconde patrie, etc. 5° Pourquoi, dès le matin du 13 novembre que parut mon avis au public, votre confident Morande courut-il chez mon avocat Vignolles et chez moi, pour déclarer que vous seriez furieux contre moi pour cet avis, qu'il rompait tous les bons projets que vous aviez sur moi, que je n'étais l'ami de personne, et que j'étais l'ennemi de moi-même ? Demandez-lui ma répoi.se, et si je ne lui ai pis dit que j'avais les plus fortes raisons pour le soupçonner d'être lui-même l'auteur du premier paragraphe, concerté entre ceux qui prétendent me vouloir le plus grand bien ; et que la chaleur qu'il mettait à blâmer mon paragraphe, ne servait qu'à me convaincre dans mes soupçons sur lui, sur l'intelligence secret, et sur l'intérêt commun entre lui et vous. Mes soupçons tournèrent bientôt en certitude lorsque, vous ayant été féliciter sur votre arrivée, le 30 décembre dernier, vous ne pûtes contenir votre dépit plus d'une demi-heure. Bientôt vous vous levâtes en colère, et, chapeau sur la tête, avec une fureur digne de la majesté et du despotisme de nos derniers ducs et ministres, vous me déclarâtes que mon avis au public était mal écrit, sans esprit, sans tournure, bête, sot et impertinent, depuis le commencement jusqu'à la fin ; que d'ailleurs j'avais manqué à ma parole d'honneur. Comme mes oreilles sont peu accoutumées à de pareils compliments, je me levai aussitôt, mis mon chapeau sur la tête pour vous déclarer en bon français que la négociation et les négociateurs pouvaient aller au diable. En même temps, je me suis retiré et ai pris une chaise de poste pour me rendre au château de mon ami milord Ferrers : où je me propose de rester jusqu'à ce que vous ayez mieux compris vos intérêts et les miens. Ainsi, monsieur, je vous prie de regarder ma grande épître du 7 de ce mois, qu'il vous plaît appeler folle et extravagante, comme mon ultimatum. Je n'ai rien à y changer. Depuis 1763 qu'on m'a attaqué en guet-apens, je me suis déterminé dans mon affaire à vaincre ou à périr ; aut vincere aut mori, a toujours été ma devise. En attendant, jouissez de votre uti possidetis, c'est-à-dire de tous les papiers de la cour et de ma correspondance secrète avec le roi, que je vous ai remis. Je conserverai le reste, pour ma propre sûreté, pour ma défense et ma justification devant notre jeune monarque, le meilleur et le plus juste de nos rois, que l'on n'a instruit qu'à demi sur toutes mes affaires. Si on ne m'accorde pas mes justes demandes, si vous ne voulez pas remplir le quatrième article de notre transaction, je serai forcé de me justifier aux yeux de l'Europe entière, et ne retournerai en France qu'après l'abolition de la loi salique. Au lieu de me rendre ma place de ministre plénipotentiaire, on me la fait perdre pour toujours ; au lieu de me conserver au rang des hommes, on me confine dans une abbaye de vestales ! La postérité croira que vous avez voulu faire de ma position extraordinaire une affaire de commerce et de carnaval. C'était sans doute pour me montrer à la foire de Saint-Germain, ou plutôt pour me faire mourir, que vous vouliez que moi, malade depuis trois mois, je quittasse promptement mes chers habits d'homme, dans un temps si froid qu'un n'en a pas vu dans cette île de pareil depuis 1740 ; et qu'en cet état, toute gelée et toute confuse, j'affrontasse les neiges, les glaces et la fureur des vents et des tempêtes ? Quel service puis-je rendre au roi sous mes habits de fille ? Sous mon uniforme, au contraire, je puis le servir en guerre et en paix, comme j'ai toujours eu le courage et le bonheur de la faire depuis vingt-deux ans. Si cependant Sa Majesté et ses ministres persistent toujours dans l'exécution de notre transaction, je la remplirai par obéissance ; mais vous êtes tenu de votre côté d'exécuter le quatrième article, et de me faire accorder toutes mes justes demandes contenues dans ma dernière lettre. Alors je rendrai fidèlement tout le restant des papiers. Donnez-moi mon trousseau, payez ma dot et les frais de la noce, alors la bonne harmonie sera entièrement rétablie entre nous ; alors, quelque malade que je sois, je retournerai à Londres vous embrasser... Le chevalier et chevalière d'ÉON. N°22 LETTRE DU CHEVALIER D'ÉON DE BEAUMONT A M. LE COMTE DE VERGENNESLondres, le 27 mai 1776. Monseigneur, Je pense n'avoir pu donner une plus grande preuve de ma
modération et de la reconnaissance dont je me croyais redevable envers M. de
Beaumarchais, qu'en ayant différé, depuis le mois d'octobre jusqu'à présent,
à vous rendre un compte fidèle de la conduite bizarre et déshonnête que cet
envoyé extraordinaire a tenue tant envers moi qu'envers milord Ferrers. Comme
la plupart des faits sont consignés dans la correspondance dont j'ai
l'honneur de vous envoyer copie ci-jointe, et quoique le style des lettres de
M. de Beaumarchais ne soit que le diminutif de l'insolence de ses discours et
de sa conduite, de peur d'abuser de votre patience et d'un temps que vous
savez mieux employer aux besoins de l'Etat, je me contenterai de vous
observer ici, monseigneur, que la véritable
raison secrète de la mauvaise humeur de M. de Beaumarchais envers moi, dans
cette affaire, provient du refus constant que je lui ai fait, ainsi qu'à son
intime ami M. de Morande, de les laisser avec leurs associés gagner tout
l'argent des polices scandaleuses qui se sont élevées sur mon sexe, sans
qu'ils aient pu même m'ébranler par leur promesse de mettre dans ma poche
sept ou huit mille louis, si je voulais avoir pour eux celle infâme
complaisance. Ceux qui ont bien connu la trempe de mon caractère
en France, en Russie, à l'armée, en Allemagne, et les Anglais qui m'ont vu
refuser constamment 15.000 guinées, en 1771, pour une pareille opération,
n'auront pas de peine à concevoir qu'en cette circonstance mon indignation a
été cent fois plus grande que mon humiliation. Si ce refus obstiné de ma part a eu le malheur de m'aliéner le cœur de M. de Beaumarchais, mon esprit s'est encore plus aliéné de lui par les actes d'infidélité, fie manque de parole d'honneur, et d'une impertinence aussi incroyable que son libertinage. Ce sont tous ces faits, contenus dans cette correspondance et les notes qui y sont jointes, qui ont empêché la conclusion d'une malheureuse affaire, qui dure depuis tant d'années ; et qui, sous la justice de votre ministère, devait être heureusement terminée, sans l'avarice sordide et la conduite impudique, malhonnête et insolente du sieur Caron de Beaumarchais. Croiriez-vous, monseigneur, que depuis près d'un an que le sieur Caron galope de Versailles à Londres et de Londres à Paris, tant pour mon affaire particulière que pour les autres affaires générales et importantes de la cour, dont il se dit lui-même et lui seul chargé, tout le temps qu'il m'a accordé pour son travail sérieux et badin avec moi, calculé ensemble, ne peut pas composer l'espace de quatre ou cinq heures ? Il semble qu'il soit venu à Londres plutôt pour ses plaisirs que pour ses affaires, plutôt pour négocier avec Morande qu'avec moi. Il n'a jamais travaillé une heure de suite chez moi ; jamais il n'a rien approfondi : quelques petites phrases, cent bons mots étrangers à notre besogne ; voilà à quoi tout son travail s'est réduit ; peut-il appeler cela une besogne faite ? La célébrité qu'ont donnée au sieur Caron ses Mémoires contre Goëzman, son Barbier de Séville et sa facilité à être l'instrument ou le jouet de la faction de quelques grands en France ; tout cela joint à son impudence naturelle, lui a donné l'insolence d'un laquais parvenu, ou d'un garçon horloger qui, par hasard, aurait trouvé le mouvement perpétuel. Déjà il se croit un grand seigneur : il lui faut un lever, un coucher, des compagnons de voyage et des complaisants dans ses plaisirs journaliers et nocturnes ; l'on doit même imputer à son avarice, si ce sycophante ministériel n'a point encore de table et de parasites. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il est bien triste pour moi, dans ma position, d'en voir le maniement dans des mains aussi déshonnêtes et aussi impures. Lorsque vous avez eu la bonté, monseigneur, d'envoyer ici M. de Beaumarchais, je croyais n'avoir à traiter qu'avec lui seul. Quel a été mon étonnement lorsque je me suis vu avoir plus à négocier avec son favori Morande, auteur du Gazetier cuirassé, c'est-à-dire avec un homme qui n'a ni mœurs, ni fortune, ni réputation à perdre, et qui est l'âme de tous les plaisirs et de tous les conseils du sieur Caron ! Mais le sieur Caron eût-il traité directement avec moi, ni sa position personnelle, ni sa conduite ici n'auraient pu me permettre de continuer avec lui aucune négociation publique. Je ne crois pas, en effet, que le sieur Caron, blâmé au Parlement de Paris, blâmable dans tous les tribunaux et dans toutes les sociétés honnêtes, soit fait pour réparer la réputation d'un seul homme victime des passions des grands, à plus forte raison d'une fille vertueuse. Morande est encore moins propre à donner ce qu'il n'a pas. Ce n'est qu'avec répugnance que je prononce le nom de cet associé. Il est au-dessous de mon mépris. Je vous supplie donc, monseigneur, de ne pas prendre comme un manque de respect envers vous, ni une mauvaise volonté de ma part, la résolution sage et constante où je suis de n'avoir plus aucune négociation à faire avec deux pareils sujets. Je ne vous dirai pas que le sieur Caron a communiqué au sieur de Morande ce que j'ai écrit à son sujet au feu roi et à M. le comte de Broglie, en 1774, par rapport à son ouvrage sur Mlle Du Barry ; que de pareilles infidélités et tant d'autres sont bien désagréables dans mon état ; mais je me plaindrai de ce qu'il lui communique presque toutes mes affaires avec la cour, et que celui-ci s'en va par la ville, les distribuant de café en café, de maison en maison. Est-ce ainsi que vous prétendiez être servi, monseigneur, dans une affaire sur laquelle vous me faisiez imposer un silence profond ? Cette imprudence est cependant une des moindres qu'on ait commises. A quel risque, en effet, M. de Beaumarchais ne s'est-il pas exposé en faisant à mon insu retirer de l'hôtel du lord Ferrers le coffre de mes papiers ministériels par son ami Morande, qui, peu de temps après, a témoigné le regret qu'il avait de n'avoir pas retenu ce coffre pour mettre M. rie Beaumarchais ou la cour de France à contribution ! Quel autre risque n'a pas encore couru mon autre cassette particulière, contenant ma correspondance secrète avec feu le roi et M. le comte de Broglie, lorsque, la nuit du 9 novembre dernier, M. Caron s'embarqua à Douvres pour Calais ! Il était si accablé sous le triste poids d'un cruel mal, qu'il oublia à l'auberge son manteau, et sur un vaisseau voisin du sien la cassette de la correspondance. Les matelots anglais, plus attentifs, la jetèrent d'un bord à l'autre, et elle manqua de tomber à la mer. Le sieur Caron, dans sa barque, n'avait des yeux que pour une petite cassette, qu'il traîne partout avec lui, contenant les vieux diamants de ses femmes et de ses maîtresses, ainsi que 1.000 ducats, dont il dit que l'impératrice-reine l'a gratifié pour une mission qui a manqué lui faire couper le cou, à ce qu'il dit, dans la forêt de Nuremberg. Credat judœus Apella, non ego. Il est si glorieux d'avoir eu cet emploi, que, semblable à un galérien, il porte à son cou une chaîne d'or à laquelle est suspendue une petite boîte d'or, contenant une petite commission secrète[9], large tout au plus d'un pouce ou deux, signée par Louis XVI, en date du 14 juillet 1774. Avec ce talisman, qui, par hasard, lui a sauvé la vie, par un miracle aussi étonnant que celui qu'il débite avoir couronné son voyage incroyable d'Espagne, il se croit bien supérieur aux ministres des rois, et au-dessus non-seulement du blâme des parlements anciens et modernes, mais même du jugement intérieur des particuliers, cent fois plus redoutable que les arrêts des parlements en fourrures. A cela que répondre ? sinon que M. de Beaumarchais a la tête tournée par les caresses indiscrètes de quelques-uns de nos princes, et qu'il est toujours le même ; c'est-à-dire plein d'esprit et d'ignorance des affaires de ce monde, rempli d'orgueil et d'impertinence. Il ne voit pas, cet homme qui se croit illuminé, que les grands se servent de lui comme le singe se sert de la patte du chat pour tirer les marrons du feu, et troubler l'eau claire. Je vous supplie, monseigneur, d'être bien persuadé que j'ai la vertu et le courage d'un homme, et de l'homme le plus vertueux et le plus courageux. Je puis bien, ainsi que je l'ai fait, donner par complaisance à quelques femmes et amis particuliers[10], ou, par nécessité, à mes médecins et chirurgiens, la démonstration de mon sexe ; mais je ne le ferai jamais voir pour aucune somme au monde ! M. de Beaumarchais peut bien composer les fourberies de Scapin et du Barbier de Séville ; mais conduire une négociation sérieuse à une heureuse fin, non : il n'en est pas capable : il a trop d'esprit et pas assez de bon sens, beaucoup de pénétration et nulle application au travail. Ses courses fréquentes et rapides de Versailles à Londres, auxquelles il attache tant d'importance et si peu de secret, ne sont propres qu'à inquiéter l'administration anglaise et les ministres étrangers. On croirait qu'il a sur les bras toutes les négociations de l'Europe ; cependant il n'a nue la mienne, le trafic qu'il médite des polices sur mon sexe et sur le commerce des moidores et des bois pour la marine, bois courbes et tortueux comme son esprit. Si vous ajoutez à cela son projet de commerce sur les chiffons, son espionnage et ses milices avec Morande pour inquiéter, avec leur imprimerie secrète, des personnages à Londres, à Paris et à Versailles, vous saurez tout ce que contient sa tête et son portefeuille. Il s'imagine connaître parfaitement l'Angleterre, parce qu'il connaît fort bien toutes les postes de Douvres ici, les théâtres et les b...ls de Londres ; déjà il se croit un grand homme d'Etat, parce que, d'un ton emphatique et épigrammatique, il déclame quelques maximes, paradoxes de politique qu'on ne pourrait trouver que dans le supplément de Machiavel ; parce que, avec le ton naturel de sa modestie orgueilleuse, il fait confidence au public qu'il n'y a que les papiers d'un portefeuille qui l'embarrassent, mais jamais les affaires. Cependant, malgré ce profond savoir, cette dextérité et ses courses légères à Versailles, pour abréger, dit il, la longueur du travail et le faire plus solidement, il m'a apporté un sauf-conduit pour retourner en France comme homme, tandis qu'il voulait que je reprisse sur-le-champ à Londres mes habits de fille. Il stipule dans sa transaction que je dois lui remettre tous mes habits d'homme, et il ne m'apporte point les vêtements de mon nouveau sexe, ni ne me donne l'argent stipulé pour mon trousseau ; de sorte que, si j'avais exécuté à la lettre cette transaction, je me serais trouvés toute nue à Londres au mois de décembre dernier ; admirable moyen inventé par le sieur Caron pour me faire donner, malgré moi, au public la démonstration de mon sexe, et, par là, malgré moi, empocher l'argent des polices que lui et ses associés avaient achetées d'avance. Je ne puis, monseigneur, mieux comparer l'ambassadeur extraordinaire Caron, qu'à Olivier le Daim, barbier, non de Séville, mais de Louis XI. Il a sa naissance, toute sa vanité et son insolence ; on peut dire des deux qu'un homme de basse extraction élevé à une dignité, ressemble à un mendiant qu'on met à cheval : ils courent tous deux au diable, dit le proverbe anglais. En 1472, ce barbier favori eut l'effronterie de prendre
sur lui la commission de réduire la ville de Gand ; mais les Gantois qui le
connaissaient se moquèrent de lui. En 1775, le Barbier de Séville prend sur
lui la commission délicate de tondre et de désarmer à Londres l'indomptable capitaine de dragons, et de
vouloir réduire une femme au silence.
Mais le chevalier d'Éon, qui connaît l'audace de Beaumarchais, et qui est en état de faire la barbe à tous les barbiers
de Séville, a pitié du sieur Caron ; car cette commission est
au-dessus de ses forces. Dans la conduite de Beaumarchais on verra partout de l'esprit et nulle part un jugement solide sur les affaires politiques, dont il n'a pris connaissance qu'en galopant. Comme il s'était mis en tête qu'en m'épousant il deviendrait bientôt ambassadeur extraordinaire, et Morande son secrétaire d'ambassade, ils peuvent prendre tous deux, en passant, cette leçon politique de Mlle de Beaumont. Quels que soient mon sort et la décision de mon affaire, je vous supplie d'être bien persuadé que je ne cesserai d'être avec une parfaite reconnaissance et un profond respect, Monseigneur, Votre dévoué serviteur, Le chevalier D'ÉON. N° 23 DÉCLARATIONQui établit que les
sieurs de Morande et Beaumarchais ont tenté malgré le chevalier d'Éon, de
former des spéculations frauduleuses sur son sexe. Nous soussignés, Charles-Geneviève, etc., d'Éon de Beaumont, ancien capitaine de dragons, etc., François de La Chèvre, demeurant in Queen street Golden square, Jacques Dupré, esquir., demeurant dans New-Bond street, et Jean de Vignolles, esquir., demeurant dans Warwick street, attestons sur notre honneur que, le jeudi 11 d'avril de la présente année 1776, étant à dîner chez M. le chevalier d'Éon dans Brewer street Golden square, et nous y trouvant avec ledit chevalier d'Éon et M. Charles Théveneau de Morande, esquir., demeurant dans Duke street Oxford road, que nous connaissons pour être l'ami intime et le confident de M. Caron de Beaumarchais, par nous de même connu pour avoir été chargé par le roi de France pour traiter avec ledit chevalier d'Éon des clauses et conditions de sa rentrée en France, la conversation tomba sur ce qu'au mois de novembre 1775 on avait tenté de renouveler le feu des paris sur le sexe dudit chevalier d'Éon ; que ledit chevalier d'Éon y déclara devant nous que le sieur Caron de Beaumarchais et le sieur de Morande, présent, avaient voulu l'engager, lui chevalier d'Éon, à entrer de concert avec eux dans le commerce de ces polices, en lui représentant cette démarche comme un moyen infaillible de gagner de fortes sommes d'argent. Et sur ce que ledit sieur Charles de Morande tâchait d'éluder toute réponse catégorique, ledit chevalier d'Éon interpella vivement ledit sieur Théveneau de Morande de déclarer nettement et clairement si lui, Charles-Théveneau de Morande n'avait pas proposé, en octobre 1775, audit chevalier d'Éon, tandis que le sieur Caron de Beaumarchais était ici pour ses négociations, d'entrer d'un commun accord dans des polices formées sur son sexe ? A quoi le sieur de Morande répondit affirmativement et sans ambiguïté. Sur quoi le chevalier d'Éon ayant repris qu'il se respectait trop pour avoir jamais songé à partager l'infamie dont ledit Caron de Beaumarchais et lui de Morande avaient voulu le couvrir, lui demanda si, malgré son refus, lui et son ami le sieur Caron de Beaumarchais n'avaient pas eu la sottise de trafiquer dans lesdites polices sur son sexe ; et à cela nous avons entendu le sieur de Morande répondre qu'il en avait eu réellement l'intention ; mais que, pour ne rien donner au hasard, il avait consulté de célèbres jurisconsultes anglais pour savoir si, dans le cas où l'on gagnerait par ces polices, la loi permettrait de forcer les perdants à payer leurs engagements ; mais que la réponse unanimement négative des avocats l'avait seule fait renoncer à ce projet de gagner de l'argent par lesdites polices ; et il témoigna beaucoup de mauvaise humeur contre le refus constant du chevalier d'Éon de se prêter aux opérations honteuses que lui de Morande et le sieur Caron de Beaumarchais, son associé, méditaient sur le sexe femelle dudit chevalier. Londres, le 8 mai 1776. Signés : JACQUES DUPRÉ, J. DE VIGNOLLES, DE LA CHÈVRE, le chevalier D'ÉON. |
[1] Il raconta, en effet, toute cette histoire dans une Lettre à M. le duc de Choiseul, qui fut imprimée et rendue publique en novembre 1764.
[2] Archives des affaires étrangères.
[3] Archives des affaires étrangères.
[4] Le comte de Broglie répondit tout de suite à cette lettre, en recommandant au chevalier d'Éon de suivre l'ouverture qui lui avait été faite, mais de s'y engager avec le plus grand mystère et la plus grande prudence. Il le charge d'examiner, d'interroger, de scruter et d'établir, par ses informations et ses recherches, les chances de succès que pourrait avoir une tentative de restauration en faveur des Stuart. Il lui demande enfin s'il y aurait péril à pressentir le lord Bute sur ses dispositions cachées, ou s'il vaut mieux se tenir en observation et attendre. Ce fut ce dernier parti qu'indiqua le chevalier d'Éon, en disant qu'à ses yeux les hommes et les choses n'étaient point encore mûrs.
[5] Le secrétaire vint à Paris où il resta tranquillement. M. de Guines l'ayant appris accourut aussitôt requérir l'arrestation de son voleur. A son grand étonnement, on n'eut pas l'air de l'entendre. Le comte de Guines était un jeune homme au cœur chaud, à Ja tête ardente ; il demanda haut l'explication de ce mystère, et l'on se décida à faire appréhender le secrétaire fugitif, qui fut conduit avec toutes sortes d'égards à la Bastille. Mais il en sortit bientôt, et se fit à son tour accusateur du comte de Guines, qui retourna à son ambassade de Londres sans avoir pu percer les ténèbres de cette obscure intrigue. C'était la répétition du complot ourdi contre les papiers du chevalier d'Éon. Tort avait joué, mais avec plus de succès, le rôle de Monin et du comte de Guerchy. Cette concordance entre les deux aventures nous a paru curieuse à connaître, et nous en avons rapporté l'anecdote avec intention.
[6] L'adresse et la date manquent.
[7] Nous avons déjà reproduit cette partie de la lettre.
[8] Voici le texte de ce document :
DÉCLARATION SECRÈTE DE M. D'ÉON POUR LE ROI
Je, soussigné, déclare sur mon
honneur, que j'ai plusieurs articles très-secrets et très-importants à confier
à Sa Majesté, et qu'ils sont d'une telle nature que je ne les déclarerai qu'à
Sa Majesté seule.
Je déclare de plus à Sa
Majesté, sur mon honneur et sur tout ce qu'il y a de plus sacré dans ce monde
et dans l'autre, que M. le comte de Guerchy m'a véritablement fait empoisonner
à sa table, le 28 octobre 1763 ; qu'il a payé le nommé Treyssac de Vergy, et
d'autres personnes que je nommerai, pour m'assassiner, et ensuite pour enlever
ma personne et mes papiers ; que je suis en état de démontrer ces faits dans la
plus grande évidence, non-seulement au conseil du roi, mais dans le tribunal
qu'il plaira à Sa Majesté de nommer.
A Londres, le 14 juillet 1775.
Le chevalier D'ÉON.
Au bas de cette pièce, le chevalier d'Éon a écrit en note : Il Sur la parole d'honneur que M. de Beaumarchais m'avait donnée de faire parvenir sûrement cette déclaration entre les mains de Sa Majesté, je la lui avais confiée ; mais M. de Beaumarchais n'en a rien fait, ce qui m'a causé autant de chagrin que d'inquiétude. Alors, le 5 décembre 1775, j'ai profité d'une occasion sûre pour écrire et envoyer cette même déclaration à un seigneur français, qui occupe une place de confiance près la personne du roi, et qui, par sa lettre du 30 décembre dernier, qu'il m'a fait parvenir par une autre occasion sûre, me marquait qu'il n'osait remettre ma déclaration et ma lettre au roi, ni se mêler dans les affaires politiques ; de sorte que je suis toujours dans le même état d'incertitude et d'inquiétude.
[9] Si j'étais aussi vaine que Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, je porterais comme lui mes commissions du roi pendues à mon cou, et si j'étais assez vaine pour vouloir les porter toutes, il me faudrait un bœuf pour me traîner.
[10] Les mots en italique ont été rayés et retirés après coup par le chevalier d'Éon.