MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

La guerre continue cotre le comte de Guerchy et le chevalier d'Éon. — Projet d'assassinat révélé par Treyssac de Vergy. — Le comte de Guerchy est mis en accusation par les grands jurés de Londres. — Il quitte l'Angleterre et meurt de chagrin.

 

Les événements survenus entre le chevalier d'Eon et le comte de Guerchy avaient eu un tel retentissement au dehors, que l'ambassadeur de France sentit le besoin de publier une sorte de justification, dont il chargea un nommé Gondard, travaillant plutôt pro fame que pro fama, dit le chevalier d'Éon, et le sieur Treyssac de Vergy, qui avait déjà joué un si triste rôle. Ces deux écrivains à gages cherchèrent à jeter du ridicule sur leur adversaire, en assurant qu'il était hermaphrodite. Le chevalier d'Éon répondit à leur libelle par une note qui provoqua une contre-note de M. de Guerchy.

Brûlant de venger mon honneur indignement attaqué, dit le chevalier d'Éon, j'avais écrit au roi, à ses confidents secrets, et j'espérais en recevoir des ordres que je ne voulais pas rendre inutiles par une conduite trop précipitée. . . . . . . . . .

Qu'on me connaisse et que l'on juge quel fut mon embarras, lorsqu'en date du 27 décembre 1763, je reçus de M. Tercier la lettre qui suit :

Versailles, le 27 décembre 1763.

Vos ennemis sont devenus tout-puissants ; bien loin de diminuer, leur empire a augmenté sur l'esprit de Sa Majesté, qu'ils dominent entièrement. Vous n'ignorez pas que Mille de Pompadour est la source de tous vos maux. Vous et M. le comte de Broglie êtes perdus, si vous ne vous servez de tout le courage et de toute la prudence que le Ciel vous a donnés, pour ne laisser ni compromettre, ni prendre votre personne, ni enlever vos papiers. Vous et M. le comte de Broglie n'avez qu'à compter, mais en secret, sur le roi qui ne peut vous abandonner, mais dont la politique, malgré tout l'attachement qu'il vous porte, vous sacrifierait entièrement, peut-être, à sa maîtresse et à ses ministres.

Comptez sur mon dévouement inaltérable,

TERCIER.

 

Voilà le langage d'un de ceux dans les paroles desquels Sa Majesté veut que je voie des oracles ! Je le pèse avec le respect dû au trône. Le salut de la correspondance du roi, celui de M. le comte de Broglie et lé mien propre, sont remis entre mes mains ; on les confie à ma prudence et à mon courage. En secret mon roi me soutiendra, si j'échappe aux mains de ses ministres qui lui arracheront, quoiqu'à regret, le sacrifice de ma personne ! Quel état plus violent ! N'importe, mon parti est pris. Mes ennemis m'appellent dans l'arène ; je m'élancerai sur eux et les écraserai, si je le puis ; mais je ne combattrai qu'avec mes propres armes et je n'exposerai pas mon souverain.

On m'a recommandé courage et prudence. Je réponds à la contre-note du comte de Guerchy par la publication de mes Lettres et Mémoires. Je m'y venge sur tous les points qu'on m'imputait et j'accable mon adversaire : voilà pour le courage. Mes chefs, mes parents, mes protecteurs, mes amis, y parlent seuls en ma faveur par leurs lettres et les miennes, et si les turpitudes et les ridicules de mon adversaire sont révélés, il n'en doit la découverte qu'à la pure et simple publication des lettres de ses amis et des siennes propres : voilà pour la prudence !...

 

Cette publication du chevalier d'Éon causa un scandale inouï dans le monde diplomatique. Le comte de Guerchy y répondit par un procès en libelle.

Le chevalier d'Éon fut d'autant moins effrayé de ce procès que le courrier de France venait de lui apporter la nouvelle de la mort de Mme de Pompadour et de la rentrée en faveur du comte de Broglie.

En apprenant cette double révolution, qui faisait, pour lui, disparaître une ennemie et reparaître un ami, le chevalier crut que l'heure de la justice et de la réparation allait enfin sonner.

Vaine espérance !

 Par une de ces demi-résolutions dont nous avons déjà vu plus d'un exemple, et qui étaient la mesure exacte de son caractère toujours flottant entre les difficultés, Louis XV, en rappelant le comte de Broglie, adversaire de la défunte marquise, avait maintenu au pouvoir le duc de Praslin et ses confrères, créatures de la Pompadour, ses partisans et ses complices. Tout le courage du monarque avait consisté à remettre les ennemis en présence, sans oser se prononcer ouvertement ni pour les uns ni pour les autres. La lutte recommença donc, plus acharnée que jamais, entre les ministres du cabinet particulier et ceux de la chambre du conseil.

A peine le nom du chevalier d'Éon avait-il été prononcé par le comte de Broglie, qu'un cri de réprobation s'était élevé dans le palais. Le duc de Praslin déclara que la cause du comte de Guerchy était devenue la sienne propre et celle de tout le conseil, qui se regardait comme outragé dans la personne de l'ambassadeur, et se retirerait sans exception, si ce dernier n'obtenait pas pleine et entière raison de son antagoniste. Un seul homme eût été favorable peut-être au chevalier d'Éon, c'était le duc de Choiseul, premier ministre ; mais, plus que tout autre, il redoutait l'occulte influence du comte de Broglie qui, dès l'abord, s'était déclaré contre lui ; et comme le duc vit dans le chevalier d'Éon un lieutenant avoué de son rival, il ne voulut point augmenter les forces de ce dernier, et demeura neutre dans la discussion qui décida du sort du proscrit.

Nouvellement remonté au faîte du pouvoir où ses pieds étaient mal affermis, le comte de Broglie ne crut pas devoir faire tête à l'orage déchaîné contre un absent, et l'abandonna. Cette manœuvre égoïste ne réussit pas au noble comte : il fut une seconde fois sacrifié sur l'autel du puissant duc de Choiseul, comme il l'avait été une première fois sur l'autel de la favorite. Fais ce que dois, advienne que pourra, cette devise du probe est souvent celle du sage ; en politique comme en morale, honneur est presque toujours prudence.

Quant à Louis XV, il devait trop au chevalier d'Éon pour qu'il osât s'acquitter envers ce serviteur. La somme des inimitiés que sa fidélité avait bravées à cause de lui était si forte, que sa réhabilitation entraînait la condamnation de trop de personnes. Le souverain recula devant l'étendue de la réparation ; l'abandon d'un innocent parut moins lourd à sa conscience que l'éloignement de dix coupables. Ainsi la grandeur du dévouement fit celle de l'ingratitude ! Les rois sont de mauvais débiteurs, auxquels il faut modérément prêter, afin de leur épargner la tentation de ne pas rendre.

Lorsque le chevalier d'Éon se vit ainsi délaissé de tout le monde, il tomba dans un profond abattement, dont les deux lettres qui suivent furent la conséquence.

LE CHEVALIER D'ÉON AU DUC DE NIVERNAIS

Londres, le 15 février 1764.

Monsieur le duc,

C'est à vous-même que j'ai l'honneur d'adresser la lettre ci-jointe à cachet volant, que j'écris, les larmes aux yeux, à M. le duc de Choiseul. Toute ma confiance est dans votre tendre amitié pour moi, et toute ma crainte dans la faiblesse de votre cœur pour vos amis de trente ans.

Si la puissance de mes ennemis est si forte qu'il vous soit impossible de rompre la chaîne de l'erreur, du mensonge et de l'iniquité, la seule grâce que je vous demande aujourd'hui, ainsi qu'à M. le duc de Choiseul, c'est de m'envoyer une permission du roi, qui me donne la liberté, ainsi qu'à deux de mes cousins, de nous choisir une patrie et de nous attacher au service d'une puissance étrangère. C'est avec un cœur plongé dans l'amertume de la douleur la plus vive, que nous sommes forcés à cette extrémité. Personne ne désirait plus que nous de répandre jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour le service du roi, que nous adorons, et d'une patrie que nous chérissons. Nous avons fait nos preuves en plus d'une occasion, et nous serions trop heureux de nous y trouver encore ; mais puisque, dans notre chère patrie, les désordres et les abus sont changés en lois, que les cœurs y sont corrompus par l'avilissement des âmes, et que les ressorts de l'État sont relâchés par la mollesse, la volupté et la satiété des richesses ; puisque, dans ce temps malheureux, l'image auguste de la vertu ne paraît plus qu'un fantôme menaçant, et que celui qui ose la louer et la pratiquer est traité comme l'ennemi de sa patrie ; puisqu'enfin mon zèle, mes services et mon désintéressement sont des crimes pour moi dans mon pays, il faut que je cherche, malgré moi, un pays où j'aurai la liberté d'être impunément un citoyen vertueux. Ce pays est tout trouvé pour moi, monsieur le duc, vous le connaissez et je ne vous le dissimulerai pas : dans la position où des ennemis grands et injustes m'ont réduit, il n'y a plus de milieu possible pour moi. Aut cœsar, aut nihil.

Lorsqu'on apprendra en France à ne pas confondre l'or avec l'honneur, la nation commencera à soupçonner que la pauvreté honnête peut avoir un prix, et que la fortune accorde un nouvel avantage pour devenir grand, à celui qu'elle fait naître pauvre. . . . . . . . .

C'est ainsi, monsieur le duc, qu'en arrosant des larmes de mon amertume votre tête couronnée de tant de lauriers, je vous envoie mon testament politique contre un peuple que j'aime à la rage malgré ses défauts. Aussi est-ce avec douleur que je serai forcé de lui crier : Ingrata patria, non habebis ossa ! Je finirai par ce passage remarquable du testament de Bacon : Mes concitoyens ne me connaîtront qu'après ma mort !

Je suis avec respect, monsieur le duc,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Le chevalier D'ÉON.

 

LE CHEVALIER D'ÉON A M. LE DUC DE CHOISEUL

Londres, 15 février 1764.

Monsieur le duc,

J'ai eu l'honneur de vous instruire, dès la fin d'octobre dernier, de l'injuste guerre que M. le comte de Guerchy m'a déclarée. Je sais que vous en avez gémi ; la lettre dont vous m'avez honoré le 14 novembre en est une preuve bien authentique. Mais votre cousinage avec M. le duc de Praslin et des raisons particulières vous auront sans doute empêché de me faire rendre la justice qui m'est due et qui est dans votre cœur.

Je sais, monsieur le duc, les obstacles de cour qui vous retiennent, et qui rendent muette aujourd'hui toute votre ancienne bienveillance pour moi. J'en conserverai néanmoins, toute la vie, la plus parfaite reconnaissance, et c'est cette même reconnaissance qui m'a retenu jusqu'à présent dans les bornes de la modération, de la patience, et de l'espérance d'une décision sur ma position présente... Mon attente a été trompée ; et, forcé par la somme des injustices révoltantes que j'éprouve, par la suppression de ma pension sur le trésor royal, et par la multitude d'ennemis que mon zèle, aveugle sans doute pour la patrie, ou que des envieux et des traîtres à cette même patrie ont soulevés contre moi ; forcé, dis-je, par des circonstances aussi violentes, je me trouve dans l'accablante nécessité de vous supplier de me faire la triste grâce de m'envoyer une permission du roi, pour moi et deux de mes cousins, afin de passer au service d'une puissance étrangère.

C'est en vérité, monsieur le duc, avec un cœur brisé de douleur que nous quittons le service d'un si bon maître, pour lequel nous déclarons et protestons, devant Dieu et les hommes, que nous désirons, avec la plus grande sincérité de cœur, répandre jusqu'à la dernière goutte de notre sang ; mais il ne nous est plus permis que de former des vœux pour son bonheur et celui de son peuple.

Je suis, avec le plus profond respect, etc.,

Le chevalier D'ÉON.

 

Il écrivit de même à M. Tercier. Mais point de réponse ; au comte de Broglie, au roi ; point de réponse. Poussé à bout, exaspéré par cette conspiration du silence, au sein de laquelle il se débattait vainement, il envoya à Paris les dépêches suivantes, espèces d'ultimatum, empreintes du désespoir et de l'indignation légitime qui dévoraient son âme.

I

POUR LE PROCUREUR (M. TERCIER)

Londres, le 23 mars 1764.

Monsieur,

Quoique le rappel de M. Le maréchal et de M. le comte de Broglie doive être aussi utile et aussi nécessaire au service du roi que favorable à la justice, à la décision de mon affaire, je ne puis cependant vous dissimuler, monsieur, tout mon étonnement sur votre silence absolu, ainsi que sur celui de M. le comte de Broglie, dans la position cruelle où m'a plongé la méchanceté, pour ne rien dire de plus, du comte de Guerchy, et son inimitié particulière contre la maison de Broglie, qui est la véritable origine de mes malheurs.

Votre silence et ma position sont tels, que je renvoie M. Nardin à Paris, auprès de son ami La Rozière ; il lui rapportera de vive voix tout ce qui s'est passé ici depuis son départ ; et celui-ci vous remettra cette lettre pour vous prier instamment de me faire une réponse catégorique sur l'espérance ou la non-espérance que je dois avoir, afin qu'en conséquence, je prenne mon parti. Il est bien triste, après m'être sacrifié d'aussi bonne grâce que je l'ai fait pour l'utilité et la dignité du service du roi, d'en venir à de pareilles explications, ou plutôt à de telles extrémités. Vous sentez toute la force de ce que je veux dire ! Je n'abandonnerai jamais le roi, ni ma patrie le premier ; mais, si, par malheur, le roi et ma patrie jugent à propos de me sacrifier en m'abandonnant, je serai bien forcé, malgré moi, d'abandonner le dernier, et en le faisant, je me disculperai aux yeux de toute l'Europe, et rien ne me sera plus facile, comme vous devez bien le sentir. Ce sacrifice sera bien dur pour moi, j'en conviens ; mais il coûtera aussi bien cher à la France, et cette idée seule m'arrache des larmes.

Voilà cependant les extrémités et les fatales résolutions que peuvent engendrer l'ingratitude et l'intrigue qui soutiennent un ambassadeur aussi indigne de ce titre que le comte de Guerchy.

Je ne vous le dissimulerai pas, monsieur, les ennemis de la France, croyant pouvoir profiter du cruel de ma position, m'ont fait faire des offres pour passer à leur service. Les avantages qu'ils peuvent m'offrir ne me touchent pas, et l'honneur seul me déterminera en cette occasion. J'ai répondu comme je le devais, et j'ai dit que je ne pouvais prendre aucun engagement, me regardant toujours comme attaché au service du roi... Et mon roi m'abandonne !... Et pourtant, dans l'origine de toute cette affaire, je n'ai agi qu'en conformité de son grand projet secret et de ses ordres par écrit que l'on ne m'arrachera qu'avec la vie !...

Vous devez savoir qu'à peine le comte de Guerchy m'eut-il remplacé ici, on l'a entamé sur la seconde démolition de la lunette et des ouvrages de Dunkerque, et que cette seconde démolition, que j'avais éloignée et rejetée pendant cinq mois avec succès, a eu lieu, à la honte et au grand détriment de la France. Je suis, en vérité, confus pour ma patrie !

Les chefs de l'opposition m'ont offert tout l'argent que je voudrais, pourvu que je dépose chez eux mes papiers et dépêches bien fermés et cachetés, avec promesse de me les rendre dans le même état en rapportant l'argent. Je vous ouvre mon cœur, et vous sentez combien un pareil expédient répugne à mon caractère !... Et pourtant, si l'on m'abandonne, comment voulez-vous que je fasse ?... A l'égard des papiers de l'avocat et de son substitut, je les garde plus précieusement que jamais. Je les ai tous, et ceux de La Rozière. Il n'y a que le chiffre des instructions que j'ai brûlé devant lui ; et le tout est si bien caché dans mon cabinet, que par une mine que j'ai faite moi-même, et plusieurs mèches qui répondent à différents endroits cachés de mon appartement, je puis, en un instant, faire sauter à plus de cinquante pieds de haut le petit cabinet, les enleveurs de papiers, les papiers et moi. Mais si je suis abandonné totalement, et si, d'ici au 22 avril, jour de Pâques, je ne reçois pas la promesse signée du roi ou de M. le comte de Broglie, que tout le mal que m'a fait M. de Guerchy va être réparé... alors, monsieur, je vous le déclare bien formellement et bien authentiquement, toute espérance est perdue pour moi ; et, en me forçant de me laver totalement dans l'esprit du roi d'Angleterre, de son ministère et de la chambre des pairs et des communes, il faut vous déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement que l'auteur innocent, et cette guerre sera inévitable. Le roi d'Angleterre y sera contraint par la force et la nature des circonstances, par le cri de la nation et du parti de l'opposition qui augmente au lieu de s'affaiblir.

Voilà, monsieur, ma confession faite, et tous les maux qu'auront préparés M. le comte de Guerchy et sa séquelle. Voilà votre grand projet si glorieux pour le roi et si avantageux pour la France, qui tournera contre vous. Votre réponse, monsieur, bien authentique et signée par l'avocat, ou au moins par son substitut, m'apprendront si, à Pâques prochain au plus tard, je dois rester bon Français ou devenir, malgré moi, bon Anglais.

J'ai l'honneur, etc.,

D'ÉON.

 

II

Londres, le 27 mars 1764[1].

Monsieur,

J'espère que M. Nardin, que j'ai dépêché le 23 au matin pour rejoindre son ami La Rozière, et pour vous faire remettre, par son canal, une lettre de moi, très-urgente, est actuellement bien près de vous, et en état de dire à La Rozière tout ce qui s'est passé ici depuis quatre mois. Le comte de Guerchy ayant jugé à propos de faire imprimer une apologie mensongère de sa conduite, ou plutôt un libelle contre moi, rempli de méchanceté et de calomnie, après avoir bien attendu et patienté, j'ai été forcé d'y répondre par mémoires et lettres sans réplique. J'ai donc publié mon mémoire et je l'ai fait gros à dessein, et par là il couvre parfaitement bien le projet de notre grande affaire secrète.

Notre pauvre ambassadeur, ne sachant où donner de la tête, n'écoute plus que sa vengeance aveugle ; il a couru chez son ami le duc de Bedford, homme encore plus violent que lui ; il a couru chez tous les autres ministres pour faire prendre le livre ; mais tout cela n'a pu réussir qu'à y avoir mis bon ordre. A présent il remue, avec le duc de Bedford, ciel et terre pour tâcher de me faire arrêter par force ou par subtilité pour me renvoyer en France. J'ai été averti hier au soir, par un ami du duc de Bedford, que le comte de Guerchy avait employé le vert et le sec pour rendre furieux ce duc contre moi. Cette même personne m'a aussi averti hier matin que, dans le conseil de Saint-James, les ministres avaient dû délibérer entre eux pour aviser aux moyens de m'arrêter et de me livrer à la France ; mais il n'a pu m'apprendre la décision. Voilà, monsieur, l'intéressant, et il est de la dernière conséquence que Sa Majesté ait la bonté d'ordonner au comte de Guerchy de me laisser tranquille. Je vous préviens bien sérieusement que le premier qui viendra chez moi, ou qui m'attaquera dans la rue, sera tué sur-le-champ, n'importe qui, et je n'envisage pas les suites. Je vous préviens encore que quelques chefs de parti de l'opposition envoient tous les jours chez moi pour voir s'il ne m'est rien arrivé ; et à la première entreprise qui serait faite contre moi, l'hôtel de l'ambassadeur, et tout ce qui sera dedans, sera mis en pièces par ce qu'on appelle ici le mob, les matelots et autres canailles de la cité qui sont aux ordres de l'opposition. Vous sentez tous les malheurs qui sont sur le point d'arriver. Le comte de Guerchy ignore tout cela ; il n'est pas assez éclairé pour le prévoir, et quand il le prévoirait, il ne l'écrirait pas et le déguiserait au roi. Vous savez que je ne vous ai jamais trompé ; je ne voudrais pas le faire dans un cas si important et si pressant, et je ne dois pas vous dissimuler que si j'étais une fois pris, après vous avoir averti si bien et depuis si longtemps, sans que le roi ait apporté un remède salutaire, alors je ne me regarderais plus tenu au secret, et je serais, à cette extrémité, forcé de justifier ma conduite ; autre malheur encore plus grand que le feu mis par le peuple à l'hôtel de France !

Je suis, etc.,

D'ÉON.

 

Réveillé de son indifférence par le langage haut et décidé qu'avait arraché l'excès de la souffrance à sa victime, Louis XV répondit cette fois à ses plaintes. Il fit partir pour Londres un ami du chevalier d'Éon, nommé de Nort, chargé de lui porter les secours matériels dont il avait impérieusement besoin — le pauvre chevalier en était réduit là ! — et de négocier, s'il était possible, quelque accommodement entre lui et le comte de Guerchy. Nous allons voir avec quelle bonhomie et quelle candide reconnaissance le martyr reçut l'aumône qu'il appelle un bienfait inattendu du roi ; avec quelle docilité d'enfant, quelle facilité à oublier et à pardonner, il vient, désarmé dès les premiers mots, mettre aux pieds du monarque sa vie et le souvenir des outrages qui lui avaient été faits.

AU ROI

Londres, le 20 avril 1764.

Sire,

Je suis innocent, et j'ai été condamné par vos ministres ; mais dès que Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir de tous les outrages que M. le comte de Guerchy m'a faits !...

Soyez persuadé, Sire, que je mourrai votre fidèle sujet, et que je puis, mieux que jamais, servir Votre Majesté pour son grand projet secret qu'il ne faut jamais perdre de vue, Sire, si vous voulez que votre règne soit l'époque de la grandeur de la France, de l'abaissement et peut-être de la destruction totale de l'Angleterre, qui est la seule puissance véritablement toujours ennemie et toujours redoutable à votre royaume.

Je suis, Sire, de Votre Majesté le fidèle sujet à la vie et à la mort !

D'ÉON.

P. S. Tous les avantages dont mes adversaires prétendent jouir, auprès du public et de Votre Majesté, consistent à avoir fait la dernière paix ; mais, grand Dieu ! je les défie bien de faire pis !...

 

Le comte de Guerchy et les ministres dont il recevait ses inspirations ne voulurent point entrer dans les voies de conciliation ouvertes par Louis XV. Armé des documents secrets de la dernière paix, qui recélaient de honteuses négociations, le chevalier d'Éon leur était trop redoutable pour qu'ils pussent transiger avec lui. On ne pardonne pas à l'ennemi qui vous tient sous le coup d'une telle menace. Aussi, loin d'arrêter les poursuites contre son antagoniste, le comte de Guerchy les poussa plus activement que jamais, et il essaya, pour la seconde fois, de s'emparer de la personne du chevalier. Celui-ci, averti à temps, écrivit à lord Mansfield, juge en chef, que Londres fourmillait d'espions de la police de Paris, ayant un capitaine soudoyé à leur tête et entretenant entre le pont de Westminster et celui de Londres un bateau et six rameurs, afin que s'ils parviennent à se saisir de ma personne, ils puissent s'en servir pour me conduire à Gravesend, où un petit vaisseau, monté d'une vingtaine d'hommes armés, est prêt à faire voile pour la France, à leur premier signal.

Pareille note fut transmise à milord Bute et à William Pitt (lord Chatam). Celui-ci répondit au chevalier : Vu l'extrême délicatesse des circonstances, vous voudrez bien trouver bon que je me borne à plaindre une situation sur laquelle il ne m'est pas possible d'offrir des avis, que vous me témoignez désirer d'une manière très-flatteuse pour moi.

Réduit à ses propres ressources, le chevalier d'Éon prit des mesures de défense qu'il raconte au capitaine de Pommard, son ami, dans une lettre datée de Londres le 5 juillet 1764 :

De mon côté, dit-il, j'ai mis mes espions en campagne ; je sors tous les jours, comme à mon ordinaire, mais avec les sûretés qu'un capitaine de dragons doit prendre en temps de guerre. Nous faisons la nuit des reconnaissances ; je suis alors toujours à la tête pour encourager ma petite troupe qui n'a déjà que trop d'ardeur.

 

Quant au procès du comte de Guerchy, ayant besoin pour sa défense de quatre témoins absents que M. de Guerchy a fait retourner en France, il a demandé un ajournement à la session suivante, et cet ajournement lui ayant, été refusé, il annonce qu'il a pris le parti de faire défaut. Mon adversaire accoutumé aux fausses victoires, dit-il, s'en retournera glorieux, comme un baudet, d'avoir triomphé à Westminster, sans avoir vu l'ennemi, et à la Saint-Michel prochaine, je recommencerai mon procès tout de nouveau. D'ici à ce temps, j'aurai celui de travailler à une ample et magnifique défense contre la cabale de la cour.

Le chevalier se laissa, en effet, condamner par défaut.

Tandis qu'il élaborait sa future défense, il lui arriva un auxiliaire inattendu. Treyssac de Vergy se présenta dans son cabinet et lui dit : Je suis un bien grand misérable, et vous allez bien me mépriser pour tout ce que je vais vous dire, si vous ne tenez pas compte des remords et du courageux repentir qui me font parler.

Après cet exorde, de Vergy communiqua au chevalier d'Éon ses papiers de famille, établissant qu'il était véritablement homme de bonne maison, et un diplôme d'avocat au Parlement de Bordeaux. Il raconta que, protégé par le comte d'Argental, celui ci avait parlé en sa faveur au comte de Guerchy, avant son départ pour Londres, et lui avait dit qu'il pourrait obtenir la place du chevalier d'Éon, dont la cour était mécontente, mais en ajoutant qu'il faudrait la mériter et savoir l'acheter, au besoin, par un dévouement aveugle aux ordres du comte de Guerchy. De Vergy vint donc se mettre au service secret de M. de Guerchy. Mais, ajouta-t-il, les exigences de l'ambassadeur s'étaient accrues avec ma complaisance et ses triomphes. Après avoir tout employé inutilement contre vous, tout, jusqu'au poison (car vous avez été empoisonné par l'opium, monsieur, je l'ai su de l'ambassadeur lui-même et je vous l'apprends), on m'a proposé de vous tendre un guet-apens : on m'a proposé de vous assassiner. On a choisi pour me faire cette infâme proposition, le moment où, ayant épuisé toutes mes avances et n'ayant encore rien reçu de l'ambassadeur, j'avais le plus grand besoin d'argent... Le comte de Guerchy le savait, et me tendit une bourse d'une main, mais un poignard de l'autre... J'ai repoussé la bourse et le poignard... Peu de jours après, je fus arrêté et incarcéré pour dettes. Mais mes cris de désespoir furent entendus de mes parents et amis. Grâce à leur secours, ma liberté fut rachetée, et le premier usage que j'en ai voulu faire a été pour vous.

A dire notre sentiment, cette confession nous paraît une assez misérable invention d'un être qui s'est appelé lui-même, très-justement, un très-grand misérable. Le comte de Guerchy s'est déshonoré en se faisant l'instrument d'indignes manœuvres contre le chevalier d'Éon, mais il n'y avait en lui ni l'étoffe d'un empoisonneur, ni celle d'un assassin. Il faut de la justice vis-à-vis des coupables eux-mêmes.

Le chevalier d'Éon, auquel la passion fit aisément croire tout ce que lui raconta de Vergy, fit écrire et signer par celui-ci sa révélation[2].

Fort de cette déposition, il en envoya des copies authentiques au duc de Choiseul et au comte de Broglie, auquel il dit : Ne m'abandonnez pas, monsieur le comte, et ne me réduisez pas au désespoir. Envoyez-moi une somme suffisante pour soutenir votre guerre et la mienne, si vous ne voulez pas être écrasé sous le poids de l'injustice[3]...

Mais le comte de Broglie fit la sourde oreille et répondit à son ancien confident qu'il ne mettrait, désormais, devant le roi, absolument rien de ce qui pourrait, dans ses lettres, regarder ses démêlés avec le comte de Guerchy, parce qu'il savait que cela serait désagréable à Sa Majesté.

Cet abandon du comte de Broglie ne fit qu'accroître l'irritation du chevalier d'Éon. La révélation que lui avait faite de Vergy fut bientôt connue du comte de Guerchy qui, comprenant le parti qu'allait en tirer son ardent adversaire, fit aussitôt de nouvelles démarches auprès des ministres pour obtenir qu'ils lui livrassent enfin le proscrit réclamé de son gouvernement. Une lettre anonyme et injurieuse adressée au lord chef de justice, qui avait condamné le chevalier d'Éon par défaut pour libelle, parut au ministère un prétexte suffisant pour faire décerner un mandat d'amener contre celui qu'on pouvait soupçonner d'être l'auteur de la lettre, et des exempts envahirent le logement du chevalier. Mais il leur échappa, et il adressa aussitôt publiquement au lord Mansfield et au lord Bute deux lettres dans lesquelles il renia avec indignation la lâcheté épistolaire qu'on lui attribuait.

Ce coup ainsi paré, il reprit l'offensive, et il se rendit avec ses témoins, au banc du roi, où il porta contre le comte de Guerchy une accusation d'empoisonnement.

Assignation fut donnée au comte de comparaître à la prochaine session des grands jurés de Londres, tenue au Old Bayley, sous la double prévention de tentative d'empoisonnement et de meurtre.

L'affaire fut instruite conformément à la loi, et le 1er mars 1765, les grands jurés de Londres, composant une espèce de chambre des mises en accusation, prononcèrent un indictment longuement motivé, par lequel ils déclaraient que Claude-Louis-François Regnier comte de Guerchy avait contre lui des témoignages assez graves pour mériter d'être poursuivi comme ayant méchamment sollicité et tâché de décider le nommé Pierre-Henri Treyssac de Vergy à assassiner et tuer Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont.

Ainsi, le chevalier d'Éon avait répondu à un jugement pour libelle par une mise en accusation pour assassinat. Il y avait plus que compensation.

L'effet produit sur le public par cette sentence fut prodigieux. L'impression qui en résulta s'accrut encore de deux fautes impardonnables commises, peu de temps après, par le comte de Guerchy et les siens, dans le trouble que leur causa le premier retentissement de ce foudre judiciaire éclaté sur leur tête. Le nommé Chazal, écuyer de l'ambassadeur, et spécialement désigné par le chevalier d'Éon, comme lui ayant servi le vin empoisonné, s'enfuit soudainement de Londres, sans même attendre la jeune femme à laquelle il venait d'être marié, et ne reparut plus en Angleterre ! De son côté, le comte de Guerchy, au lieu d'opposer sa poitrine à l'accusation terrible portée contre lui, ou de s'envelopper contre elle des plis de son manteau d'ambassadeur, garanti inviolable par l'alien-bill et le code international, invoqua l'intercession de Georges III, et réclama de ses ministres l'octroi d'un noli prosequi ou prohibition de poursuivre.

Le ministère anglais n'avait garde de refuser un déshonneur à l'ambassadeur de France, et prononça aussitôt une ordonnance dite acertiorari, qui évoquait devant lui l'affaire du comte de Guerchy et l'enlevait à la juridiction des grands jurés de Old-Bayley. Cette ordonnance ou writ, en vertu de laquelle le roi prenait d'autorité la place de plaignant, et devenait l'accusateur et le juge du prévenu, fut signifiée, suivant l'usage, au premier poursuivant et à ses témoins.

Doué du sentiment national dont le respect fit faute au cœur ou à l'esprit de son adversaire, le chevalier d'Éon hésita à suivre celui-ci dans la voie où il s'était réfugié. Je déclarai, dit-il, ne vouloir comparaître et m'expliquer par moi et mes témoins qu'après que l'accusé aurait mis avocat en cause, et se reconnaîtrait par là justiciable du souverain étranger devant lequel il m'appelait. Et ainsi que la mention mise au bas des pièces ci-dessus l'atteste, le comte de Guerchy, ambassadeur du roi de France, crut pouvoir prendre cette détermination sans déshonneur ! Son avocat et le mien furent donc entendus, le mien se présentant le dernier ; mais soit pudeur des juges à défaut de celle de l'accusé, soit indignation du roi d'Angleterre lui-même, ou intervention des ministres de Versailles accourus pour retirer leur complice de la route infamante dans laquelle il s'était aussi ineptement engagé, l'entérinement du noli prosequine fut point prononcé ; du moins, je n'en ai plus entendu parler !...

La place n'était plus tenable au comte de Guerchy. La voix publique le lui cria, son cœur le lui dit à lui-même ; il demanda son rappel ! Ses amis accédèrent à ce désir avec un empressement qui dut lui être douloureux. Mais le duel des deux ennemis survécut à leur séparation même. Le comte de Guerchy montra le premier que l'absence n'avait pas diminué son ardente animosité. N'ayant plus son adversaire à sa portée, il le frappa dans ses proches. La vieille mère du chevalier d'Éon, demeurée seule à Tonnerre, vit ses impôts démesurément accrus. Quelques minces allodialités, dont jouissaient ses champs et sa maison, lui furent retirées ; on la réduisit à la misère. Le chevalier d'Éon s'arma du fouet d'une publicité inexorable et en flagella de tous les côtés le persécuteur de sa mère. Il le traduisit au tribunal du monde, et transporta devant l'Europe entière les débats auxquels l'autre avait cru échapper en quittant l'Angleterre. Le comte de Guerchy ne put résister au supplice incessant de ces immenses assises, et il mourut au mois de septembre de l'année 1767.

Quelques jours avant sa mort, le chevalier d'Éon lui avait envoyé un dernier défi, qui ne parvint pas jusqu'à lui. Mais le jeune fils du comte de Guerchy fit, dit-on, le serment de venger un jour son père.

 

 

 



[1] Cette lettre était adressée au Révérend Père Loris, rue du Regard, et m'a été envoyée par Sa Majesté, le 5 avril 1764.

Note écrite de la main de M. Tercier sur le registre des archives des affaires étrangères, et de laquelle il résulterait que ce Révérend Père Loris, dont le nom apparaît ici pour la première fois, était un nouvel initié à la correspondance secrète de Louis XV.

[2] Voir Pièce justificative, n° 3.

[3] Voir cette lettre de forme curieuse au n° 7 des Pièces justificatives.