MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE SEIZIÈME.

 

 

Le chevalier d'Éon demande de nouveau à rentrer en France. — Nouvelles correspondances avec Beaumarchais et M. de Vergennes sur ce sujet. — Il arrive à Versailles et est forcé de prendre les vêtements de fille. — La couturière de la reine lui fait son trousseau. — Sa première apparition en jupes. — Ses succès. — Nouvelle polémique avec Beaumarchais. — Appel de Mlle d'Éon à ses contemporaines. — II passe huit jours à Saint-Cyr. — Il implore la permission de quitter ses habits de femme pendant la guerre d'Amérique, et l'autorisation de prendre part à cette guerre. — Tout lui est refusé.

 

Beaumarchais, qui connaissait le caractère de d'Éon, avait engagé M. de Vergennes, s'il voulait le faire revenir en France, à ne plus paraître penser à lui. Le ministre ne tenait pas beaucoup à voir revenir d'Éon, si l'on en juge par ce qu'il écrivait au chargé d'affaires de France, le 23 mars 1776 : Je voudrais fort que M. de Beaumarchais pût en finir avec l'amazone d'Éon, non pour la savoir ici, ce dont je me soucie très-peu, mais pour n'être plus dans le cas de m'occuper d'une aventure qui ne m'amuse pas à beaucoup près autant que le parterre.

Mais cette indifférence même devait irriter l'impatience du chevalier d'Éon. Menacé de l'oubli, et voulant sortir à tout prix d'une position bizarre dans laquelle il n'avait plus, pour ainsi dire, aucun sexe officiel, étant homme pour les uns, femme pour les autres, d'Éon écrivit au comte de Vergennes pour lui manifester de nouveau le désir de rentrer en France, mais en y mettant certaines conditions. Il demandait, entre autres choses, que si on exigeait qu'il reprît ses habits de fille, l'ordre de le faire portât la mention de ne plus quitter ces habits comme l'avait exigé ci-devant le service du feu roi. Il voulait ainsi faire croire que c'était pour le service et par ordre de Louis XV qu'il s'était travesti de fille en garçon. C'était l'histoire renversée.

M. de Vergennes ne voulut pas consentir à cette rédaction, et chargea Beaumarchais d'expliquer les raisons de son refus à son ancienne cliente. La lettre de celui-ci, datée de Paris, 18 août 1776, et mise au jour par M. de Loménie, est intéressante. M. de Vergennes lui aurait dit : Le roi de France peut-il accorder à une fille un sauf-conduit qui se rapporte à l'état d'un officier ? Qui donc a servi le roi ? Est-ce Mlle ou M. d'Éon ? Si Sa Majesté, apprenant après coup la faute que ses parents ont commise en sa personne contre la décence des mœurs et le respect des lois, veut bien l'oublier et ne pas lui imputer comme un tort celle de l'avoir continuée sur elle-même en connaissance de cause, faut-il que l'indulgence du roi pour elle aille jusqu'à charger le feu roi du ridicule de son indécent travestissement, en employant cette phrase du modèle qu'elle a l'assurance de nous envoyer elle-même : Ordre... de ne plus quitter les habits de son sexe, comme l'a ci-devant exigé le service du feu roi mon aïeul, etc. Jamais, monsieur — continue M. de Vergennes —, le service du roi n'a exigé qu'une fille usurpât le nom d'homme et l'habit d'officier, ou l'état d'envoyé. C'est en multipliant ainsi ses prétentions téméraires que cette femme est parvenue à lasser la patience du roi, .la mienne et la bonne volonté de tous ses partisans.

Après avoir ainsi reproduit les paroles de M. de Vergennes, qui prouvent que, dans l'opinion de ce ministre intègre, jamais le gouvernement de Louis XV n'avait pu autoriser une femme à se déguiser en homme d'État, mais ne prouvent pas que ce même gouvernement n'a pu autoriser un homme à se travestir momentanément en femme, Beaumarchais exhortait la chevalière à la prudence, et lui disait, en terminant, que malgré ses torts affreux envers lui, il irait la voir de tout son cœur à son prochain voyage à Londres, et s'estimerait fort heureux s'il pouvait encore contribuer à son bonheur futur.

 

D'Éon reçut ces avances un peu cavalièrement. Il était, en ce moment, sous le coup de l'irritation que lui causait le pamphlet de Morande. Il ne répondit à Beaumarchais que deux mois plus tard, le 12 novembre 1776 :

Je n'ai point répondu à la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire le 18 du mois d'août dernier, parce que, tandis que vous m'écriviez des douceurs pour renouer notre petite négociation, vous écriviez, en même temps, à votre beau protégé Morande, de façon à secouer la fiole, ou plutôt la cruche de venin qu'il porte toujours dans son cœur. Cela ne m'a paru ni loyal, ni de bonne guerre. Vous le poussiez enfin à écrire contre moi des libelles dans les papiers publics. Non-seulement il l'a dit, mais il a fait voir les différents articles de vos lettres, à ce sujet, à différentes personnes de ma connaissance. Jamais votre personne ne m'a été odieuse, comme vous me le dites par votre dernière lettre ; il n'y a eu d'odieux à mes yeux que votre conduite, vos actions, vos discours, vos lettres au lord Ferrers et à moi...

Bonsoir, monsieur et trop cher Beaumarchais ; il est deux heures du matin, je suis bien fatiguée, et vais me coucher en pestant et jurant contre tous les hommes qui m'ont tant maltraitée, et surtout vous que j'estimais et que j'aimais véritablement, et qui avez irrité mon cœur à l'excès par vous-même et votre Morande.

 

Trois mois après, d'Éon n'y tenant plus, écrivit à M. de Vergennes pour lui annoncer sa prochaine arrivée et lui demander s'il pouvait compter sur la protection du gouvernement et des lois.

M. de Vergennes lui répondit de sa propre main :

Versailles, le 12 janvier 1777[1].

J'ai reçu, mademoiselle, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 1er de ce mois. Si vous ne vous étiez pas livrée à des impressions de défiance, que je suis persuadé que vous n'avez pas puisées dans vos propres sentiments, il y a longtemps que vous jouiriez, dans votre patrie, de la tranquillité qui doit aujourd'hui, plus que jamais, faire l'objet de vos désirs. Si c'est sérieusement que vous pensez à y revenir, les portes vous en seront encore ouvertes. Vous connaissez les conditions qu'on y a mises : le silence le plus absolu sur le passé ; éviter de vous rencontrer avec les personnes que vous voulez regarder comme les causes de vos malheurs, et enfin de reprendre les habits de votre sexe. La publicité qu'on vient de lui donner en Angleterre ne peut plus vous permettre d'hésiter. Vous n'ignorez pas, sans doute, que nos lois ne sont pas tolérantes sur ces sortes de déguisements. Il me reste à ajouter que, si, après avoir essayé du séjour de la France, vous ne vous y plaisiez pas, on ne s'opposera pas à ce que vous vous retiriez où vous voudrez.

C'est par ordre du roi que je vous mande tout ce que dessus. J'ajoute que le sauf-conduit, qui vous a été remis, vous suffit ; ainsi rien ne s'oppose au parti qu'il vous conviendra de prendre. Si vous vous arrêtez au plus salutaire, je vous en féliciterai ; sinon, je ne pourrai que vous plaindre de n'avoir pas répondu à la bonté du maître qui vous tend la main. Soyez sans inquiétude ; une fois en France, vous pourrez vous adresser directement à moi, sans le secours d'aucun intermédiaire.

J'ai l'honneur d'être avec une parfaite considération, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

DE VERGENNES.

 

Déterminé par cette lettre, le chevalier d'Éon résolut de partir ; mais avant de quitter l'Angleterre, il voulut élever sur ce sol classique du pari, une barrière infranchissable entre lui et les polices qui ne cessaient de s'attacher à son sexe. Il forma, devant le grand juge de Londres, une demande en annulation juridique et solennelle de ces gageures scandaleuses. Sa demande fut rejetée, et, par conséquent, la carrière demeura ouverte aux assurances de toute espèce. Le chevalier d'Éon interjeta appel de ce jugement qui le livrait en pâture aux loups-cerviers de l'agiotage. Il avait d'autant plus lieu de craindre, que la nouvelle de son départ avait fait éclater la guerre parmi les joueurs. Chaque parti se croyait vainqueur et voulait forcer ses adversaires à payer le prix de la victoire ; à chaque instant, le chevalier d'Éon redoutait de se voir appréhendé au coin d'une rue, et soumis de force à une vérification précise de l'objet en litige. Aussi, son appel une fois annoncé, et l'intérêt des joueurs ainsi mis en suspens dans l'attente du jugement définitif, il en profita pour s'échapper. Dans la nuit du 13 août 1777, il quitta Londres, et le lendemain 14, revêtu de son uniforme de capitaine de dragons, il débarqua sur la terre de France, que ses pieds n'avaient pas touchée depuis quatorze ans !... Le 17, il arrive à Versailles et se présente, sous son uniforme, au comte de Vergennes, qui l'accueille avec bonté et distinction, mais lui enjoint de prendre les vêtements de fille. Le chevalier cherche à convaincre le ministre de l'inutilité de cette métamorphose ; mais le ministre réclame l'exécution de la parole donnée. Le 27 août, l'ordre suivant est signé de la main de Louis XVI, et transmis à celui qu'on y dénomme encore le chevalier :

ORDRE DU ROI, REMIS LE 27 AOÛT 1777, A M. LE CHEVALIER D'ÉON LUI-MÊME, A VERSAILLES[2].

De par le roi,

Il est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, de quitter l'habit uniforme de dragon qu'il a coutume de porter, et de reprendre les habillements de son sexe, avec défense de paraître dans le royaume sous d'autres habillements que ceux convenables aux femmes.

Fait à Versailles, le 27 août 1777.

Signé : LOUIS.

GRAVIER DE VERGENNES.

 

Le chevalier d'Éon objecte qu'il n'a pas le moindre habit de femme. — Eh bien, je me charge de son trousseau, aurait dit Marie-Antoinette. Et la jeune reine fit venir sa propre couturière, afin qu'elle déguisât elle-même le chevalier en chevalière. Celui-ci fut contraint de se rendre, et annonça en ces termes sa soumission prochaine au ministre :

A M. LE COMTE DE VERGENNES.

Paris, 29 août 1777[3].

Monseigneur,

Pour obéir plus promptement aux ordres du roi, que vous m'avez signifiés, ainsi que monseigneur le comte de Maurepas, j'ai retardé de quelques jours mon voyage en Bourgogne. Le peu de hardes de fille qui me restaient ne peuvent plus me servir pour me présenter à Versailles ; il m'en fallait de nouvelles, et mademoiselle Bertin, attachée au service de la reine, aura l'honneur de vous dire demain, monseigneur, qu'elle se charge, non-seulement de me les faire faire pendant mon absence, mais encore de faire de moi une fille passablement modeste et obéissante.

Quant à la sagesse, qui est aussi nécessaire dans une fille que lé courage dans un capitaine de dragons, le ciel et la nécessité, dans les diverses habitudes de ma vie, si longtemps et si cruellement agitée, m'en ont donné une si vieille habitude, qu'elle ne me coûte plus rien. Il me sera cent fois plus facile d'être sage, que modeste et obéissante.

Il n'y a que l'envie extrême que j'ai d'être irréprochable aux yeux du roi et de mes protecteurs, tels que messeigneurs les comtes de Vergennes et de Maurepas, qui puisse me donner la force nécessaire pour me vaincre moi-même, et prendre ce caractère de douceur conforme à la nouvelle existence qu'on m'a forcé à prendre. Le rôle de lion me serait plus facile à jouer que celui de brebis ; et celui de capitaine de volontaires de l'armée, que celui de fille douce et obéissante.

Après le ciel, le roi et ses ministres, Mlle Bertin aura le plus de mérite à ma conversion miraculeuse.

Je suis, avec un profond respect,

Monseigneur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Le chevalier DON

Pour peu de temps encore.

 

Pendant qu'on lui confectionnait ses robes et bonnets, et que de gentilles mains tressaient, à l'envi, les voiles féminins qui devaient couvrir sa nature de leurs trompeuses broderies, le chevalier d'Éon profita de ses derniers jours d'existence virile, pour aller embrasser sa vieille mère, que, depuis vingt-quatre ans, il n'avait vue qu'une seule fois, en se rendant par la Bourgogne à l'armée d'Allemagne. Il voulait lui montrer son fils pour la dernière fois. Qu'on pense quels durent être la douleur et l'étonnement de cette pauvre femme, en apprenant le changement qui allait s'opérer dans la composition de sa famille ! Elle allait avoir deux filles et point de garçon ! A cette nouvelle, elle sanglota. Et cela se conçoit ; car, dans un pareil échange, il n'y aurait compensation pour le cœur d'aucune mère.

On n'avait accordé qu'un mois au chevalier pour faire ses préparatifs. Parti de Paris le 2 septembre, i n'y revint que le 14 octobre. C'était autant de jours gagnés par sa vie présente sur sa vie future !...

Enfin, le sacrifice se consomma ; et, un soir du mois de novembre de l'année 1777, le chevalier d'Éon disparut pour reparaître chevalière, le lendemain, au milieu de Paris et de Versailles.

La ville et la cour battirent des mains à cette transformation à vue. C'était à qui contemplerait de plus près la nouvelle Jeanne d'Arc trouvée dans un dragon, portant guimpes et cornettes en place de casque et d'uniforme, et n'ayant conservé de son accoutrement militaire qu'une large et belle croix de Saint-Louis s'étalant sur son corsage.

Des estampes la représentèrent dans tous les costumes, aux yeux du public avide. Sur l'une d'elles, gravée à Londres, elle était en Pallas, le casque en tête, ayant une lance à la main droite, et au bras gauche une égide, autour de laquelle on lisait : At nunc dura dedit discrimina Pallas. A côté, sont des drapeaux ayant pour devise : Impavidam ferient ruinœ.

A Paris, un artiste, nommé Pradel, la représenta sous les deux formes, en capitaine d'un côté, et en vierge de l'autre. Sous la première, le chevalier d'Éon avait fait écrire : Dédié aux dragons de l'armée. Il aurait dû faire écrire cela sous la seconde, disait-on en voyant les deux estampes.

Mais le mieux réussi de tous ces portraits fut un pastel de Latour, copié par Angélica Kauffman, dont la reproduction photographique se trouve à la première page de ce volume.

Dans tous les salons, on s'arrachait la chevalière, l'amie et l'ennemie du fameux Beaumarchais ! Ces derniers titres, joints à tous les autres, n'étaient pas une des moindres épices de la curiosité. Cette curiosité fut excitée à tel point, que des plaisants résolurent de s'en amuser. Des mascarades s'organisèrent, et de facétieux personnages se présentèrent effrontément dans les salons, sous le titre et le costume de chevalière d'Éon, y débitant, sur sa vie passée et ses amours avec Beaumarchais, des histoires à mourir de rire. Celui-ci ne trouva pas la comédie de son goût ; et l'auteur du Barbier de Séville qui avait mis en scène la société tout entière au sein de laquelle il vivait, se fâcha tout rouge d'être mis en scène à son tour. Le bruit avait été répandu par les ennemis de Beaumarchais, que celui-ci avait retenu à son profit une portion de l'argent qui était destiné à d'Éon. Beaumarchais s'en plaignit à M. de Vergennes qui lui répondit par une lettre fort honorable pour lui, dans laquelle il traitait l'accusation de calomnieuse et ajoutait : Loin que votre désintéressement puisse être soupçonné, je n'oublie pas, monsieur, que vous n'avez formé aucune répétition pour vos frais personnels, et que vous ne m'avez jamais laissé apercevoir d'autre intérêt que celui de faciliter à la demoiselle d'Éon les moyens de rentrer dans sa patrie.

Autorisé à publier cette justification, Beaumarchais en adressa publiquement une copie à Mlle d'Éon, avec le mot suivant :

A Paris, ce 13 janvier 1778.

Un autre eût cherché, mademoiselle, à se venger de vos calomnies, de façon à vous ôter pour toujours l'envie de nuire à vos bienfaiteurs ; il me suffit de vous en ôter le crédit en vous faisant bien connaître. Ma lettre à M. le comte de Vergennes et la réponse de ce ministre que je vous envoie, prouveront à chacun que ma justification est le seul objet que j'aie sollicité.

Qu'un ménagement si peu mérité vous fasse rentrer en vous-même, et vous rende au moins plus modérée, puisque mes services accumulés n'ont pu vous inspirer ni justice, ni reconnaissance. Cela est essentiel à votre repos ; croyez-en celui qui vous pardonne, mais qui regretterait infiniment de vous avoir connue, si l'on pouvait se repentir d'avoir obligé l'ingratitude même.

J'ai l'honneur d'être très-parfaitement, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CARON DE BEAUMARCHAIS.

 

Le chevalier d'Éon fut longtemps avant de comprendre ce que Beaumarchais voulait lui dire ; et quand il le sut, sa tête ardente s'enflamma aussitôt. Il improvisa une réponse au comte de Vergennes, étincelante de verve et de malice.

Voici quelques fragments de cette lettre :

Monseigneur,

A présent que j'ai obéi aux ordres du roi en reprenant mes habits de fille le jour de sainte Ursule, patronne des onze mille vierges et martyres en Angleterre ; aujourd'hui que je vis tranquille et dans le silence, sous l'uniforme des vestales ; que j'ai entièrement oublié Caron et sa barque, quelle est ma surprise en recevant une épître dudit sieur Caron, à laquelle est jointe la copie, certifiée conforme aux originaux, d'une lettre qu'il dit vous avoir adressée, et de votre réponse.

Quoique je sache mon Beaumarchais par cœur, j'avoue, monseigneur, que son imposture et la manière dont il s'y prend pour l'accréditer m'ont encore étonnée.

N'est-ce pas M. de Beaumarchais qui, ne pouvant me rendre malhonnête et me décider à ses vues de spéculation sur mon sexe, publia partout, à Paris, qu'il devait m'épouser, après que j'aurais demeuré sept mois à l'abbaye des Dames Saint-Antoine, tandis que, dans le fait, il n'a manqué d'épouser que ma canne à Londres ?

Parmi mes connaissances militaires et politiques en Europe, y en a-t-il une seule assez sotte pour imaginer que j'irais laisser Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, convoler en quatrièmes noces avec moi ? Mais son nom seul est un remède contre l'amour nuptial, et ce nom achérontique ferait peur à la dragonne la plus déterminée aux combats nocturnes et des postes avancés.

D'ailleurs, je dois vous prévenir, monseigneur, que dans plus d'une bonne maison, à Paris, on a présenté de fausses demoiselles d'Éon avec la croix de Saint-Louis. C'étaient des bouffons qui ont tenu les propos les plus plaisants sur toutes les connaissances de la vraie chevalière, principalement sur l'agréable, l'honnête et le brave Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais ; sur son ambassade passée en Angleterre, auprès de la demoiselle d'Éon, pour la demander en mariage ; et sur sa future ambassade, auprès du congrès de l'Amérique, pour en exporter du tabac propre à faire éternuer tout l'auditoire, lorsqu'on jouera son drame du Barbier de Séville, pillé de lui-même et d'autrui. Cette scène de la fausse demoiselle d'Éon, qui a été variée à l'infini, à ce qu'il paraît, s'est renouvelée, m'apprend-on, la semaine dernière, dans une maison où était Mme de F...... qui a été mystifiée par le peintre Musson, connu de la cour et de la ville, qui contrefaisait Mlle d'Éon ; tandis que moi, solitaire et tranquille, j'étais travaillante et dormante dans mon ermitage, au Petit-Montreuil-lez-Versailles.

Puis-je répondre de tous les discours, de toutes les plaisanteries, que tant de fausses demoiselles d'Éon peuvent faire dans Paris ? M. de Beaumarchais, qui est si naturellement enclin à mystifier tout le monde, voudrait-il donc jouir à lui seul de ce privilège exclusif ?

Je ne me commettrai point avec M. de Beaumarchais, que je n'y sois absolument forcée ; et alors nous verrons si les rieurs seront pour lui. Il parle de son désintéressement. Je ne lui rappellerai pas l'histoire de certaine Vierge, de certaine Vénus, de certaines carabines, de certaines armes et autres objets de prix qui ont eu le bonheur de plaire, dans mon cabinet, à son désintéressement[4]. Mais je vous dirai, monseigneur, que toute la probité des quatre ministres, réunie à la vôtre, en y comprenant même celle des premiers commis, ne serait pas capable de faire de M. de Beaumarchais, malgré tous les certificats du monde, un honnête homme dans mon affaire. On en est si convaincu en Angleterre, qu'au lieu de l'appeler Beaumarchais, le surnom de Bon-Marché lui est resté.

Il a, dit-il, agrandi ma fortune. En effet, plus sage qu'Ulysse, qui trouva sous les habits d'une fille un vengeur à la Grèce désolée, il a su d'un Achille français — utile à son pays, faire une femme inutile. C'est un effort d'industrie qui met le fils de Caron bien au-dessus du fils de Laërte !

Il parle d'ingratitude. Je suis très-convaincue que je ne dois que du mépris à l'homme qui a voulu vider les poches des parieurs anglais et établir une infâme fortune sur mon sexe. Et je vous proteste que je lui paie cette dette de manière à tranquilliser sur ma conscience les plus sévères casuistes.

La parfaite connaissance que la conduite passée de M. de Beaumarchais m'a donnée de sa personne m'a forcée à le placer, malgré moi, dans la classe des gens dont il faut être haï pour avoir le droit de s'estimer soi-même.

 

Le chevalier d'Éon, en publiant cette lettre, la fit suivre d'une pièce non moins curieuse, intitulée :

Appel de mademoiselle d'Éon à ses contemporaines

Il disait dans cet appel :

M. de Beaumarchais a voulu m'enlever la considération qui doit faire ma plus douce existence. Je le confonds en me moquant de lui et de son impuissante colère. C'est un Thersite qu'il faut fouailler, pour avoir osé parler avec insolence de gens qui valent mieux que lui et qu'il devrait respecter. Je le dénonce et le livre à toutes les femmes de mon siècle, comme ayant voulu élever son crédit sur celui d'une femme, obtenir des richesses sur l'honneur d'une femme, et enfin venger son espoir frustré, en écrasant une femme, et celle qui a le plus à cœur de voir triompher la gloire de ses semblables !

Au-dessous était écrit :

N. B. Pierre Caron, dit Beaumarchais, a certifié et signé les copies des deux lettres qu'il a publiées ; je fais certifier et signer la copie des deux miennes par Barthélémy Pille, dit La Grenade, mon valet de chambre, dont la signature a toujours valu, tant en justice que hors.

Je certifie les deux présentes lettres conformes aux originaux que j'ai dans mes mains, ce 2 février 1778.

Signé : PILLE, dit LA GRENADE.

 

Quelques jours après cette polémique, le chevalier d'Éon reçut la nouvelle que le grand juge d'Angleterre, infirmant son propre arrêt, avait annulé toutes les polices et assurances établies sur son sexe. Il annonça en ces termes ce triomphe, qui était encore un coup indirect porté à Beaumarchais.

SECONDE LETTRE AUX FEMMES

Paris, 10 février 1778.

Victoire ! mes contemporaines, victoire, et quatre pages de victoire ! mon honneur, votre honneur triomphent. Le grand juge du tribunal d'Angleterre vient de casser et d'anéantir lui-même, en présence des douze grands juges d'Angleterre, ses propres jugements concernant la validité des polices ouvertes sur mon sexe. Voilà le glorieux effet de la terrible leçon que j'ai donnée à ce tribunal au moment ou je partais pour la France. Son arrêt définitif, du 31 janvier, a reçu l'opposition de ceux qui avaient soutenu, d'après ma conduite, que j'étais homme, et qu'on voulait forcer à payer leurs gageures, en exécution de ces deux jugements. Il a eu le courage de prononcer dans les termes mêmes de mes protestations publiques, en langue anglaise, que la vérification nécessaire blessant la bienséance et les mœurs, et qu'un tiers sans intérêt — c'est moi, c'est la chevalière d'Éon —, pouvant en être affecté, la cause devait être mise au néant.

 

Voici l'observation de l'éditeur du Saint-James's Chronicle, du 3 février, sur ce jugement ; elle est traduite littéralement : Les parieurs qui avaient gagné à coup sûr se trouvent ainsi frustrés de la riche moisson qu'ils se croyaient à la veille de faire, et qu'ils avaient si longtemps attendue. Cet arrêt fait rester en Angleterre une somme au moins de soixante-quinze mille livres sterling — environ dix-huit cent mille livres tournois —, que, sans cela, il aurait fallu envoyer à Paris à M. Panchaud, pour lui et pour un petit nombre d'amis, qu'on avait honnêtement admis dans le secret pour ce duper les crédules parieurs de la ville de Londres. Un de ceux-ci, pressé pour l'exécution du dernier jugement, avait malheureusement payé le 30 au soir.

Ô ma patrie, que je vous félicite de n'avoir point reçu tout cet or par une voie aussi infâme ; vous avez tant de bras, tant de cœurs, tous prêts à enlever à l'audacieuse Angleterre des dépouilles et plus riches et plus glorieuses !

Magistrats, qui avez reçu mes serments, ministres qui m'avez accréditée, généraux qui m'avez commandée, camarades qui m'avez suivie, ordre royal et militaire de Saint-Louis qui m'avez enrôlée, partagez ma joie. Ombre de Louis XV, reconnaissez l'être que votre puissance a créé : J'ai soumis l'Angleterre à la loi de l'honneur ! Femmes, recevez-moi dans votre sein : je suis digne de vous.

La chevalière DON.

 

Ainsi qu'on le voit, il avait pris sa métamorphose à cœur et jouait son rôle pour tout de bon.

Le public parisien l'acceptait de même. Les dames le reçurent dans leur sein, comme il le demandait effrontément ! Des confréries, des couvents de nonnes ouvrirent de toutes parts leurs bras et leur porte à la Pucelle guerrière !... Les dames de Saint-Cyr surtout se firent remarquer par leur fraternel empressement, comme le démontre la réponse, remplie de componction, que leur adressa la chevalière.

A MADAME DE***, À SAINT-CYR[5]

Je ne puis mieux, madame, répondre à toutes les bontés et politesses dont vous m'avez comblée et voulez bien me combler encore, ainsi que madame votre supérieure et toute votre maison, qu'en vous donnant ma parole de chevalier que je me ferai un honneur et un devoir de me rendre à Saint-Cyr, lundi prochain 14, ainsi que vous le désirez, et je m'y rendrai à l'heure que vous voudrez bien m'indiquer vous convenir le mieux. Je me propose d'y aller seule, afin d'apporter le moins de dissipation qu'il sera possible dans la maison des élues du Seigneur, et afin de mieux profiter de la sainteté de vos discours qui sont la vive expression du calme de vos cœurs et de l'innocence de vos mœurs. Quand je compare le bonheur de la solitude dont vous jouissez, et que j'ai toujours aimée sans pouvoir en jouir, à la vie si terriblement agitée que j'ai menée depuis plus de quarante ans dans le monde, dans les diverses armées et cours de l'Europe que j'ai parcourues, je sens combien le démon de la gloire m'a éloignée du Dieu d'humilité ; je comprends que si j'eusse fait pour lui la centième partie de ce que j'ai eu le bonheur de faire pour Louis XV et pour moi, au lieu de porter à présent un ruban rouge, je pourrais porter un jour avec vous la couronne d'immortalité que Dieu a promise aux vierges prudentes. J'ai couru toute ma vie comme une vierge folle après l'ombre des choses, tandis que vous, vierges prudentes, vous avez attrapé la réalité en restant stables dans la maison du Seigneur et le sentier de la vertu. Erravi a via justitiœ et sol intelligentiœ non luxit in me. La seule chose qui me console aujourd'hui, est qu'au milieu du désordre des camps, des sièges et des batailles, j'ai eu le bonheur de conserver intacte cette fleur de pureté, gage si précieux et si fragile, hélas ! de nos mœurs et de notre foi !... J'ai vécu dans la crainte et l'amour de Dieu seul. La seule grâce que je lui demande aujourd'hui est de ne pas me laisser mourir entre les mains des médecins, chirurgiens et apothicaires, mais de m'accorder la faveur d'être emportée d'un boulet de canon, ou de mourir dans la solitude. Je souhaite que Dieu préserve les personnes de notre sexe, madame, de la passion de la vaine gloire et surtout de celle des armes, qui est ia plus chatouilleuse et la plus dangereuse de toutes. Moi seule sais tout ce qu'il m'en a coûté pour m'élever au-dessus de moi-même ! Hélas ! pour quelques jours brillants et heureux, que de mauvaises nuits j'ai passées ! Mon exemple, en vérité, est meilleur à admirer de loin, qu'à imiter de près. Mon bonheur est de la fumée, fumus, et je reconnais que tout est vanité des vanités dans ce bas monde !...

En attendant que je présente chez vous l'original, permettez que je vous offre la copie de la meilleure estampe qui ait été faite de ma personne en Angleterre. J'y suis représentée sous forme de Pallas. Si j'avais eu le temps, je vous l'aurais présentée encadrée. On en fait une autre à Paris, qui vient d'être annoncée dans la Gazette de France, et qui vous sera par moi destinée. Je vous supplie de faire agréer l'hommage de mes respects à Mme de Montchevreuil et à toutes vos dames en général, et d'être bien persuadée, en particulier, du respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

Madame,

Votre très-humble et très-obéissante servante,

La chevalière DON.

A Versailles, rue de Noailles, pavillon Marjon, ce 12 septembre 1778.

 

Conformément à la promesse qu'il avait faite, il se rendit à Saint-Cyr, et y passa huit jours, preuve nouvelle et décisive de l'ignorance où tous les hommes du gouvernement étaient de son véritable sexe. Qu'eussent-ils dit s'ils avaient appris alors la vérité ? Heureusement pour la réputation des demoiselles de Saint-Cyr, nous savons que notre héros était incapable d'abuser de leur confiante hospitalité !

Cette aventure et quelques autres étaient les revenants-bons de sa métamorphose. Mais si quelques bénéfices étaient attachés à son travestissement, il portait avec lui de lourdes et pénibles charges. Depuis le jour où il avait endossé ce vêtement d'emprunt, son corps avait vu sa force et sa santé dépérir sous le déguisement dont on l'avait recouvert. Ses membres, prisonniers de liens inconnus, ou dont ils n'avaient eu qu'une passagère habitude, s'y trouvaient mal à l'aise et comme mis à la gêne. Sa constitution s'étiola à l'ombre de cet habit imposé ; il succomba insensiblement à cette torture de chaque jour. Bientôt enfin il tomba malade. Il demanda à M. de Sartines, ministre de l'intérieur, et au comte de Vergennes, la permission de reprendre ses habits d'homme. Sa demande fut rejetée. Sa maladie s'étant accrue, il renouvela sa supplique en ces termes où la souffrance se peint d'une façon si simple et si touchante :

A M. DE SARTINES

Versailles, le 27 juin 1778[6].

Monseigneur,

Mon obéissance aux ordres du roi et à ceux de MM. les comtes de Vergennes et de Maurepas, en reprenant au mois de novembre dernier mes habits de fille, a manqué de me faire périr.

Pendant cinq mois j'ai été presque continuellement percluse de la moitié de mon corps, avec des douleurs cruelles de rhumatisme goutteux que je n'avais jamais éprouvées auparavant. Cette maladie m'est survenue parle défaut de l'exercice du cheval, des armes, de la chasse et de la promenade, auxquels j'étais si accoutumée, et que je ne peux plus prendre sous mon nouveau vêtement, à moins de faire courir tout Paris et tout Versailles après moi.

De plus, je ne suis pas assez riche pour suffire aux dépenses qu'entraîne nécessairement mon nouveau genre de vie. Dans l'état actuel où je suis, il me faut des domestiques, une voiture, des robes et des chiffons sans fin pour sortir ; au lieu que dans mon ancienne vie militaire, un seul uniforme, un seul cheval et un seul domestique me suffisaient.

Je prends donc la liberté, monseigneur, de vous supplier en grâce d'intercéder pour moi auprès du roi et de ses ministres, et de venir au secours de ma bourse et de ma santé également compromises. Si vous ne pouvez pas, monseigneur, déterminer M. le comte de Maurepas à me laisser la liberté constante de reprendre les habits d'homme, obtenez-moi au moins celle de les porter tous les jours ouvriers de la semaine, pour que je puisse reprendre les exercices qui sont salutaires et indispensables à mon existence. Que je ne sois obligée de porter mes habits de fille que les fêtes et dimanches ! Monseigneur, obtenez-moi cela, et je vous bénirai.

La chevalière DON.

 

Cette seconde demande fut rejetée comme la première.

Cependant le cabinet de Versailles venait de prendre ouvertement parti pour les États-Unis d'Amérique, et de signer avec Benjamin Franklin, leur envoyé, un traité d'alliance et de commerce. La guerre était déclarée entre la France et l'Angleterre. A cette nouvelle, le chevalier d'Éon se leva de son lit de douleur. Il se flatta de l'idée qu'il pouvait être encore utile à sa patrie, et espéra qu'en échange des services que son bras pourrait rendre, on consentirait enfin à le délivrer des liens qui l'enchaînaient. Il écrivit donc pour la troisième fois.

A M. DE SARTINES

Versailles, 4 août 1778[7]

Monseigneur,

Pardonnez-moi si je prends la liberté de vous importuner encore. Mais je vous dirai qu'après tout ce que j'ai fait depuis trente ans, en guerre et en paix, je suis honteuse et malade de chagrin de me trouver en jupes au moment où l'on va entrer en guerre, et dans un temps où je puis servir mon roi et ma patrie avec le zèle, le courage et l'expérience que Dieu et mon travail m'ont donnés.

Je peux bien, par obéissance aux ordres du roi et de ses ministres, rester en jupes en temps de paix ; mais en temps de guerre, cela m'est impossible. Je n'ai pas l'âme, ni d'un moine, ni d'un abbé, pour manger en ne faisant rien, tandis que tous mes compatriotes se battront pour leur pays, la pension que le feu roi a daigné m'accorder. Laissez-moi reprendre mon uniforme et mes armes, et je sacrifie au service de l'auguste petit-fils de Louis XV et ma pension et ma vie. Aidez-moi, Monseigneur, à sortir de l'état léthargique où l'on m'a plongée, qui a été l'unique cause de ma maladie, et qui afflige tous mes amis et mes protecteurs guerriers et politiques, notamment M. le maréchal de Broglie qui, à son départ de Paris, a eu la bonté de me promettre de m'employer de nouveau dans l'état-major de son armée, aussitôt que j'aurais la permission du roi de porter les habits d'homme !

Je vous supplie instamment, monseigneur, de m'obtenir du roi, pendant la guerre seulement, ce droit dont j'ai joui toute ma vie ; droit dont j'ai su bien user pour le service de Sa Majesté, en politique et en guerre ; qui m'a mérité le brevet de capitaine de dragons et des volontaires de l'armée, depuis vingt et un ans ; qui m'a valu trois blessures à la guerre, et enfin la croix de Saint-Louis pour l'affaire d'Osterwich, en octobre 1762, où je commandais en second.

Moi qui, dans ma jeunesse, n'ai jamais abusé de ce droit, je n'en abuserai certainement pas à présent, à l'âge de cinquante ans. Je ne m'en servirai que pendant le temps de cette nouvelle guerre, et à la paix je me soumettrai à reprendre mes habits de femme. Je donnerai en outre, par écrit, ma parole d'honneur à tous les ministres, de n'attaquer jamais personne que les ennemis de la France. Vous entendez ce que je veux dire. Je me réserverai simplement le droit naturel, dont je me suis uniquement servi, de me défendre contre ceux qui pourraient m'attaquer.

J'attends en tremblant votre réponse, et suis votre très-humble et respectueuse servante,

La chevalière DON.

 

Même et impitoyable refus.

Ne pouvant rien obtenir de ses geôliers, il chercha à s'éloigner d'eux afin d'échapper à leurs yeux et de tromper leur vigilance.

Il avait encore à Londres une partie de ses effets, un mobilier considérable, ses papiers et sa bibliothèque, consistante, dit-il, en huit mille volumes et deux cents manuscrits précieux, laissés par moi dans mon logement pour lequel je payais toujours un louis par semaine. Il demanda la permission de faire un dernier voyage en Angleterre pour vendre ou rapporter les divers objets qu'un plus long délaissement pouvait détériorer, et aller porter remède à ses divers intérêts en souffrance. Sa requête fut rejetée, ainsi que nous l'apprend la lettre ci-dessous.

A M. DE VERGENNES

Versailles, 21 octobre 1778[8]

Monseigneur,

J'ai reçu la réponse dont vous m'avez honorée hier, en me notifiant les intentions du roi par rapport à la permission que je désirais obtenir de retourner en Angleterre. Je n'ai point d'autres volontés que celles du roi et les vôtres. En obéissant, je me contenterai de vous observer que, pour avoir été docile à l'invitation que vous m'avez faite de revenir en France, je me trouve par ce retour, par ma métamorphose, par une longue maladie, par cette guerre, par la mort presque subite de milord Ferrers[9], par le non-paiement de ce qui me reste légitimement dû, je me trouve, dis-je, ruinée dans ma santé, ma petite fortune, mes effets et ma bibliothèque, cette maitresse si chère à ma bourse et à mon cœur ! Je croyais que cela pouvait demander un moment de considération de la part d'un ministre éclairé et équitable comme l'est M. le comte de Vergennes, qui m'avait promis de me rendre heureuse à mon retour en France ; qui m'avait promis de me laisser aller où je voudrais, suivant sa lettre du 12 juillet 1777, et suivant la promesse de Louis XV, tout écrite de sa main, du 1er avril 1766, et lequel ministre sait que je ne suis ni heureuse, ni libre, dans les circonstances où je me trouve.

Je n'ignore pas que vous pouvez me dire que la guerre présente change les circonstances. A cela je répondrai : Que je ne vais pas en Angleterre pour y intriguer, mais uniquement pour mes affaires personnelles ; que je suis si connue du roi et de la reine d'Angleterre, de ses ministres, de milord Bute, son favori, et du public breton, qu'ils me croient sur ma simple déposition, tandis que les ministres anglais et autres ont bien de la peine à y gagner confiance avec toute la pompe de la majesté. J'ai par écrit l'assurance que je serai bien reçue à Londres, et j'aurai celle du roi d'Angleterre lui-même quand je voudrai ; mais je n'en ferai jamais usage qu'avec celle du roi et la vôtre. Je connais trop bien les lois anglaises et françaises pour ne pas savoir que je puis aller à Londres quand je voudrai, et que je n'y vais pas, uniquement par ce que je veux obéir au roi mon maître et à son ministre.

Je suis et serai toujours, avec un respectueux attachement,

Monseigneur,

Votre très-humble servante,

La chevalière d'ÉON.

 

Les ministres ne furent point touchés de cette humble soumission, de cette résignation passive[10].

L'heure de l'expiation était venue !

 

 

 



[1] Archives des affaires étrangères.

[2] Archives des affaires étrangères.

[3] Archives des affaires étrangères.

[4] Voici comment d'Éon raconte ailleurs cette affaire :

Beaumarchais parlait toujours de son désintéressement, et, à l'en croire, il ne voulait jamais rien, pas même l'obole de Caron, son homonyme. Cependant, j'avais à Londres une belle Vierge en miniature d'après le Corrège ; Beaumarchais me dit qu'il aimait beaucoup les vierges, je donnai la mienne à ce cher Caron. J'avais une Vénus d'après le Carrache ; Beaumarchais me dit qu'il aimait aussi beaucoup les Vénus, je donnai la mienne à ce cher Caron. J'avais un grand et magnifique coffre de fer avec des serrures merveilleuses à secret, pour mettre ma correspondance ; Beaumarchais me dit qu'il aimait beaucoup les coffres-forts, je donnai le mien à ce cher Caron. J'avais un superbe médaillon enrichi de perles ; Beaumarchais me dit qu'il aimait beaucoup les médaillons et les perles, je donnai le mien à ce cher Caron. Il m'en promit un autre en retour, mais. il ne me donna rien. J'avais une magnifique paire de carabines turques ; Beaumarchais me dit qu'il aimait beaucoup les carabines turques, mais je les aime aussi et je sais m'en servir ; cette fois je ne donnai point à ce cher Caron. J'avais encore un grand nombre d'autres belles armes, telles que fusils, pistolets et sabres ; Beaumarchais me dit qu'il aimait beaucoup les armes ; mais je les aime aussi, et ne les donnai pas non plus à ce cher Caron, quoique je ne sois pas comme lui lieutenant-général des chasses de la garenne, et commandant en chef d'une armée de chiens, lièvres, lapins, perdrix, faisans, bécasses, bécassines et autres animaux de la vénerie.

Je ne tardai pas à m'apercevoir, par ces faits et beaucoup d'autres, que M. de Beaumarchais était un homme charmant dans la société, mais qu'il était d'une avidité extrême, et qu'il devenait intraitable et un véritable Arabe, lorsqu'on avait le moindre compte à régler avec lui, M. le comte de Bourbon-Busset et milord Ferrers, qui ont un peu voyagé avec M. de Beaumarchais et moi, pourraient certifier qu'après avoir réjoui toute la compagnie à table, il entrait en fureur aussitôt que l'on apportait le bill de la dépense. Naturam expellas furca, me dis-je alors à part moi, tamen usque recurret.

[5] Bibliothèque de Tonnerre.

[6] Bibliothèque de Tonnerre.

[7] Bibliothèque de Tonnerre.

[8] Bibliothèque de Tonnerre.

[9] Nous n'avons point trouvé dans les papiers du chevalier d'Éon de détails sur la mort du bon et brave marin qui fut si longtemps son ami dévoué.

[10] Cette volonté docile et courbée devant celle de ses maîtres, se redressa cependant dans un post-scriptum, au seul nom de Beaumarchais.

Quant à M. de Beaumarchais, dit-il, qui a subtilisé et trompé milord Ferrers en ne payant point les billets qu'il avait promis de retirer, et en ne s'acquittant pas davantage avec moi des paiements en garantie desquels il m'avait donné sa parole, j'ai le plus souverain mépris pour lui, pour ses protecteurs, ses fauteurs, adhérents et sectateurs ; et un temps viendra que je communiquerai audit Caron, per argumentum ad hominem, ma façon de penser en fait de bonne, foi et d'honneur. Voilà, monseigneur, comme pense et doit penser un ancien confident de Louis XV, un ancien capitaine de dragons, un ancien chevalier de Saint-Louis, un ancien censeur royal, un ancien ministre plénipotentiaire de France, un ancien gentilhomme bourguignon, et une nouvelle demoiselle de ma trempe !