Négociations des projets de royauté du prince de Conti. — Il se brouille avec Mme de Pompadour. — Abandon des négociations entamées. — Élisabeth veut s'attacher pour toujours le chevalier d'Éon. — Refus de celui-ci. — Ses lettres à M. Tercier et à l'abbé de Bernis. — Le chevalier d'Éon rentre en France. — La petite vérole. — Première lettre du marquis de L'Hospital relative à la Terza Gamba. — Entrée du chevalier d'Éon à l'armée du Haut-Rhin. — Son attachement à la famille de Broglie. — Hauts faits du chevalier d'Éon. — Il est blessé. — Hoëxter, Ultropp, Meinloss et Osterwick. — Seconde lettre du marquis de L'Hospital sur la Terza Gamba. — Mort de l'impératrice Élisabeth Petrowna. Au milieu des négociations diplomatiques que sa fortune avait si heureusement conduites à fin, d'Éon n'avait point oublié celle des intérêts politiques et matrimoniaux qu'embrassait la double ambition du prince de Conti. Déjà même il avait obtenu de la tzarine la promesse du commandement en chef de l'armée russe et celle de l'investiture de la Courlande, lorsque la trame habilement ourdie par ses soins fut tout à coup rompue. A son retour en France, le chevalier d'Éon avait apporté avec lui l'exposé des engagements et conditions que la tzarine avait mis à sa munificence ; il en discutait les détails sous les yeux de Louis XV, et indiquait les chances favorables qu'il avait su ménager au prince amoureux et ambitieux. Sa Majesté contemplait avec une satisfaction évidente les combinaisons de son diplomate, et voyait déjà son cousin roi, quand Mme de Pompadour, par une de ses boutades accoutumées, renversa toutes les espérances. La favorite venait de se fâcher avec le prince de Conti : le chevalier d'Éon ne nous dit ni la cause ni l'origine de cette querelle inopinée. Quel qu'en fût le motif, cette mésintelligence était mortelle aux projets du prince. Il le sentit bientôt, et fit tous ses efforts pour opérer un rapprochement entre lui et la sultane offensée. Mais le prince s'humilia inutilement devant la courtisane, le cousin du roi implora en vain la maîtresse du roi, la Pompadour demeura inexorable. Il fut enjoint au chevalier d'Éon de laisser là les négociations entamées et d'abandonner complètement cette affaire, qu'il raconte ainsi lui-même au comte de Broglie, dans une lettre écrite un an après la mort de Louis XV[1]. Londres, le 12 juin 1775. Monsieur le comte, Vous seul connaissez avec quel zèle, quelle obéissance, quelles peines, et dans quelles circonstances délicates j'ai servi publiquement et secrètement le feu roi, depuis 1757, que vous m'avez fait admettre à l'honneur de votre correspondance secrète, jusqu'à présent. Mais ce que je ne vous ai jamais dit, parce qu'on me l'avait défendu, c'est que, dès 1756, j'avais été admis à une correspondance secrète entre Louis XV, monseigneur le prince de Conti, le chancelier Woronzow, M. Tercier et M. Douglass, pour faire donner au prince, par l'impératrice Elisabeth, le commandement en chef de l'armée russe, et la principauté de Courlande. Le projet secret du prince était, par ces deux moyens, de se glisser petit à petit sur le trône de Pologne, ou sur celui de Russie, en épousant Elisabeth. Après mille intrigues, le chevalier Douglass et mot eûmes du succès dans les deux premiers points que nous avions seulement découverts à l'impératrice et à son ministre de confiance le comte de Woronzow. En conséquence, l'objet secret de mon retour en France en 1757 était de porter au prince l'assurance, de la part de l'impératrice et du comte de Woronzow, pour le commandement de l'armée et la principauté de Courlande, si le Roi voulait...[2] ce que j'ai exécuté. Mais après bien des rendez-vous et des écritures secrètes avec le prince, il s'est brouillé avec Mme de Pompadour ; et quand il m'a fallu retourner en Russie et y porter une réponse catégorique, le roi n'a rien voulu décider, quoique le prince m'ait fait tenir cinq jours caché à Strasbourg pour y attendre son dernier courrier !... Ainsi le caprice d'une courtisane arrêta et fit avorter à sa naissance une entreprise qui, conduite à fin, eût pu modifier à jamais la face du monde. Si le prince de Conti était devenu roi de Pologne, la politique de Louis XV, cette politique étroite et toute de famille, qui mettait des intérêts de parenté au-dessus des intérêts nationaux, et sacrifiait au besoin les seconds aux premiers, se fut crue engagée d'honneur à soutenir la cause d'un fils de France, et à défendre le royaume pour la royauté. Au lieu d'une coupable indolence, ou d'une faiblesse plus coupable encore, on eût montré de la résolution et de la fermeté. La Pologne n'eût point été envahie et partagée ; les membres aujourd'hui épars de son noble corps seraient encore unis peut-être ; peut-être la vieille nation serait debout, puissante et forte, et pèserait de son poids dans la balance de l'Europe. A quoi tiennent donc les destinées du monde et les révolutions des empires ? Aux volontés intolérantes d'une Maintenon, répondra le siècle de Louis XIV... aux caprices d'une Pompadour ou d'une Dubarry, dira le règne de Louis XV. Rentré pour la troisième fois en Russie, le chevalier d'Éon y demeura jusqu'en 1760. Élisabeth voulut se l'attacher pour toujours, et en fit faire officiellement la demande à l'abbé de Bernis par le marquis de L'Hospital et le chancelier Michel de Woronzow. Louis XV et l'abbé de Bernis se montrèrent tous deux galants cette fois, et consentirent au désir de la tzarine. Mais le chevalier d'Éon refusa ; il écrivit à M. Tercier, premier commis des affaires étrangères : Mon cher Monsieur, J'ai fait entendre toutes mes raisons à M. le marquis de L'Hospital ; je n'ai pas eu de peine. Je puis le dire, par l'amitié qu'il me porte, il me verrait le quitter avec chagrin, et en perdant son amitié je gagnerais intérieurement son mépris. Je lui ai donc déclaré, non par des vues politiques, mais avec toute la franchise et la vérité dont un Bourguignon est capable, que je ne quitterais jamais le service de la France pour celui de tous les empereurs et impératrices de l'univers, et qu'aucuns motifs n'étaient capables de me faire changer dans ma façon de penser : ni honneurs, ni richesses. Je vous le dis, Monsieur, comme je le pense, j'aime mieux ne posséder que de quoi vivre en France que d'avoir cent mille livres de rente à manger dans la crainte et l'esclavage. Regnare nolo, dùm liber non sum mihi. Voilà, Monsieur, ma profession de foi. Je me persuade que M. l'abbé de Bernis et vous ne me voudrez pas de mal de ma façon de penser. Si j'avais un frère bâtard, je l'engagerais, je vous assure, à prendre cette place ; pour moi, qui suis légitime, je suis bien aise d'aller mourir comme un chien fidèle sur mon fumier natal. Je suis avec respect, etc. Le chevalier d'ÉON. Et à l'abbé de Bernis : Monseigneur, . . . . . En ayant l'honneur de vous remercier de vos bonnes intentions et des vues que vous aviez sur moi, je vous supplie instamment de me faire la grâce de m'oublier toujours lorsqu'il s'agira d'une fortune qui éloigne et fasse quitter entièrement la France. Depuis que je suis à Saint-Pétersbourg, ma maxime est d'avoir toujours le dos tourné à la Sibérie, trop heureux que je suis de l'avoir échappée. Tous mes désirs et mes deux yeux sont continuellement fixés sur ma patrie !... EXTRAIT DE LA RÉPONSE DE MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE BERNIS A M. D'ÉON A Versailles, ce 1er août 1758. Vous serez informé, Monsieur, par M. le marquis de L'Hospital, que, loin d'être peiné du refus que vous faites de la place qu'on vous propose à la cour de Russie, on donne une entière approbation aux motifs qui vous portent à ne point l'accepter. Continuez, Monsieur, à servir Sa Majesté avec zèle, comme vous avez fait jusqu'à présent. Je me ferai, dans toutes les occasions, un plaisir de faire valoir auprès de Sa Majesté, vos services, votre travail et vos talents. Le chevalier d'Éon alla prendre congé de Woronzow. Je suis fâché, lui dit ce ministre, de vous voir partir, quoique votre premier voyage ici, avec le chevalier Douglass, ait coûté à ma souveraine plus de deux cent mille hommes et quinze millions de roubles ! — J'en conviens, répondit le chevalier, mais Votre Excellence doit aussi avouer que sa souveraine et son ministre ont acquis une réputation et une gloire qui dureront autant que le monde. Cette conversation sur l'origine et les suites de la guerre de sept ans est une preuve, dit le chevalier d'Éon, du désintéressement jusqu'alors inconnu avec lequel Elisabeth s'était alliée à la France. Arrivé à Versailles, le chevalier d'Éon fut reçu pompeusement par le duc de Choiseul, devenu ministre des affaires étrangères en remplacement de l'abbé de Bernis. Il avait apporté avec lui l'accession officielle d'Élisabeth au nouveau pacte du 30 décembre 1758, et à la convention maritime dans laquelle étaient entrées la Russie, la Suède et le Danemark. C'était la quatrième et dernière négociation entreprise et terminée par lui. Louis XV lui donna une audience particulière et lui envoya un brevet de pension de 2.000 livres sur le trésor royal (24 décembre 1760). Tandis qu'il est ainsi favorisé des puissances de la terre, la justice du ciel l'atteint dans sa beauté. C'est comme un châtiment précurseur de ceux que lui réserve la Providence !... En apprenant le malheur arrivé à son secrétaire, le marquis de L'Hospital lui écrit la lettre suivante, où l'épigramme se mêle, dès le début, aux marques les plus empressées de l'intérêt le plus tendre. Cette lettre est la première de celles où il fait allusion à certaines faiblesses de notre héros. Saint-Pétersbourg, 30 janvier 1761. Je suis délivré, mon cher d'Éon, des plus mortelles inquiétudes, et je suis à présent tranquille sur votre vie. J'espère que l'humeur de la petite vérole vous aura débarrassé de toutes celles qui vous accablaient, et que la Terza Gamba vous fera enfin connaître le plaisir et les faiblesses de l'amour, fût-il même conjugal ! Les lettres du monument si effacées[3] m'obligent de partir pour les faire revivre, et je vole vers vous avec plaisir. J'irai cependant sans voyager de nuit ; aussi mon vol ne finira qu'en mai, ne pouvant partir que le 15 ou 20 de février. Je pense toujours aussi constamment les mêmes choses que lorsque nous raisonnions ensemble à a Pétersbourg. — Je n'entends pas dire encore que vous ayez eu une pension. Cependant M. le duc de Choiseul m'a rempli d'espoir par sa lettre. Je pourrais avoir de vos nouvelles à Vienne, et je prie M. de Sainte-Foy de vous faire passer celle-ci. — La petite vérole exige beaucoup de soins pour la convalescence, ménagez-vous jusqu'à mon retour au printemps. Je me porte assez bien pour un sexagénaire. Adieu, mon cher d'Éon, je vous aimerai toujours. L'HOSPITAL. Le chevalier d'Éon guerroyait alors. Heureusement sorti des mains de la petite vérole et de la politique, ennuyé de son oisiveté, il lui prit envie de visiter les champs de bataille. L'Europe entière se battait. Au bruit du canon qui gronde, au cliquetis des armes qui se heurtent de toutes parts, le chevalier d'Éon a senti se réveiller en lui cet amour de la lutte et du combat, qui fut la vocation de son premier âge et la passion de toute sa vie. Il demande au roi des lettres qui le transfèrent des dragons du colonel général, dans les dragons du marquis d'Autichamp, neveu du maréchal de Broglie ; et le voilà devenu aide de camp du maréchal et du comte son frère. Les relations politiques qui déjà l'attachent à la puissante maison de Broglie, vont s'augmenter dès lors de toute la force de ce nouveau lien. L'intimité du champ d'honneur va cimenter l'intimité du cabinet. Je dis intimité, eu égard toutefois aux différences des positions sociales et de la gradation hiérarchique. — Initié aux mêmes secrets d'État que le frère du maréchal, admis par le souverain à la même confiance, exposé par le sort aux mêmes périls, le chevalier d'Éon scellera cette triple fraternité, du sceau d'un dévouement sans bornes ; et l'empreinte en sera si durable et si profonde en son cœur, que ni les temps, ni les revers ne pourront l'effacer. Aussi le verrons-nous plus tard suivre dans toutes ses phases et dans toutes ses vicissitudes, la fortune du comte de Broglie ; il tournera dans son orbite comme la petite planète qui se meut autour de la grande, et deviendra le satellite, en un mot, de cet astre sur la clarté duquel Louis XV régla si longtemps sa marche errante et incertaine. Sa carrière militaire s'illustra en peu de temps de différents traits de valeur qui lui acquirent un renom de brave au milieu de tant de braves. En arrivant, il avait un titre acquis à mériter, des épaulettes à se faire pardonner ; officier de faveur, il portait au front la tache de la protection. Mais le baptême du feu le lava bientôt de cette tache, et l'homme et l'insigne, éprouvés par le fer et le sang, sortirent sanctifiés de cette double épreuve. A Hoëxter, il entreprend, avec quelques hommes d'élite, l'évacuation des poudres de toute l'armée, qui sont restées sur la rive droite du Weser ; opération périlleuse, dit le rapport du .maréchal de Broglie, qu'il exécute en passant et repassant deux fois le fleuve sous les yeux et le canon de l'ennemi. A la reconnaissance et au combat d'Ultropp, emporté par son ardeur, il est blessé coup sur coup à la main droite et à la tête. Malgré ces deux blessures, il charge les montagnards écossais avec un seul régiment des Suisses et des grenadiers de Champagne dans la gorge des montagnes du camp d'Eimbeck, près du village de Meinloss, et les culbute sur le camp des Anglais. A Osterwick, le maréchal de Broglie a besoin de communiquer avec le prince Xavier de Saxe occupé au siège de Wolfembuttell, et dont il est séparé par les Prussiens qui interceptent la communication entre les deux armées. Le chevalier d'Éon se charge de cette mission hasardeuse et difficile ; il prend avec lui quatre-vingts dragons choisis, braves déterminés, se jette sur l'ennemi à l'improviste et fait prisonnier de guerre tout le bataillon franc prussien de Rhées. Il arrive jusqu'au prince de Saxe, lui remet l'ordre de donner l'assaut à la ville assiégée, et grâce à cette expédition incroyable d'audace et de succès, Wolfembuttell est prise. Cependant, Élisabeth Petrowna, impératrice de Russie, était morte le 29 décembre 1761, et sa mort avait été suivie d'une trêve momentanée à la guerre qui durait déjà depuis sept ans. Quelques jours avant d'apprendre cette grande nouvelle, le marquis de L'Hospital écrivait au chevalier d'Éon : A Versailles, ce 24 décembre 1761. Il vaut mieux tard que jamais, mon cher d'Éon. Votre lettre et mon inclination pour vous ont éteint mes reproches. Je suis charmé que vous ayez connu M. de Loslanges et que vous ayez fait la guerre avec lui et Bertin ; vous étiez là en bonne et brave compagnie. Vous m'aviez promis une de vos prouesses contre quelques Anglais, et que les sabres que vous avez achetés auraient été éprouvés sur une de leurs têtes. Ce sera pour la prochaine campagne, car il n'est plus question de paix. Notre alliance avec l'Espagne[4] va ranimer nos forces par terre et par mer, et vraisemblablement je guerroierai aussi. Je rougirais — si ma santé se soutient — d'être oisif, quand tous mes semblables travaillent. Je serai fort aise de vous revoir, mon cher d'Éon ; laissons le passé et les tracasseries, et partons d'un point invariable entre nous, qui est l'estime et l'amitié. — Le pauvre Bonnet, votre camarade, n'a rien obtenu. Optimam partem elegisti. Le voilà redevenu gros Jean comme devant, ainsi que son maître. Je verrai à me retourner pour lui. Le ministre est inflexible, et le comte de Choiseul suit tous les errements de son cousin. Je n'aurai rien non plus, et je m'en console ! Adieu, mon cher d'Éon, je m'attends à vous revoir le teint basané et l'air d'un grenadier : mais la Terza Gamba n'en sera pas meilleure ! ! Sur ce, je vous embrasse tendrement. L'HOSPITAL. |
[1] Archives des affaires étrangères.
[2] Ces mots ont été rayés par le chevalier d'Éon.
[3] Nous ignorons le sens de ces mots.
[4] Le 15 août, il avait été conclu, par le duc de Choiseul, un traité d'alliance perpétuelle, appelé pacte de famille, entre les Bourbons de France, d'Espagne et des Deux-Siciles.