Conformément à la résolution que j'avais prise et annoncée dans la préface de ce livre, j'avais intenté une action civile contre M. Louis Jourdan, comme auteur, et contre M. Dentu, comme vendeur d'un ouvrage contrefait. En même temps, pour justifier ce double procédé aux yeux de l'opinion publique, j'avais donné communication de ma préface aux journaux la Liberté, le Temps, le Pays, qui l'ont reproduite en totalité ou en partie, dans l'intérêt du droit et de la vérité, également violés. La veille du jour de ces publications, j'avais reçu de M. Louis Jourdan la lettre suivante : Paris, 26 octobre 1866. Monsieur, M. Dentu, éditeur, m'apprend que vous avez fait saisir, pour cause de contrefaçon, les exemplaires restant de l'unique édition, publiée depuis cinq ans et trois mois, d'un livre intitulé : l'Hermaphrodite. Je ne prends pas le temps de vérifier votre dire. Vous êtes un homme loyal et je m'en rapporte à vous. Je tiens pour certain le fait de contrefaçon, du moment où vous l'affirmez. Je ne viens pas me justifier, monsieur, car je ne connais qu'un moyen honorable de réparer un tort involontairement causé à autrui, c'est de l'avouer hautement. Je vous demande seulement, monsieur, la permission d'exposer devant vous, en toute vérité, les circonstances au milieu desquelles eut lieu la publication de l'Hermaphrodite. Il y a six ans environ, un jeune homme, alors inconnu, aujourd'hui honorablement placé dans le journalisme, était malheureux. Il lui fallait une certaine somme que je ne pouvais lui donner. Je lui conseillai de faire des recherches sur la vie et les aventures du chevalier d'Éon, lui promettant de revoir son travail, de le corriger et de le signer, afin que le livre pût trouver un éditeur. Il m'apporta plus tard un long manuscrit, entièrement écrit de sa main, m'assurant que ce travail, quant à la forme, était de lui, qu'il avait fait des recherches, etc., etc. J'eus le tort, et je m'en accuse, de ne pas contrôler son assertion. Je revis son manuscrit, je le modifiai, je le resserrai, j'en transcrivis certaines parties, je fis une introduction et le livre parut chez Dentu. J'attachais si peu d'importance à cette publication que je ne sollicitai aucun article de mes confrères de la presse, le Siècle lui-même n'en parla pas. J'avais atteint mon but, j'étais venu en aide à mon jeune ami, et je ne m'occupai plus du livre. Aujourd'hui seulement, après plus de cinq ans, j'apprends que deux cents pages environ ont été littéralement copiées sur votre travail. Je vous en exprime, monsieur, mon profond regret et mon sincère chagrin. J'avais cru faire œuvre de bonne camaraderie, et il se trouve que, sans le vouloir, sans m'en douter, je vous ai causé un dommage. Je vous offre, monsieur, toutes mes excuses, je vous offre en outre de vous restituer ce qui vous appartient légitimement. Je viens de vous parler en toute sincérité, je reconnais mon tort et me mets à votre disposition. Veuillez me faire savoir, monsieur, s'il vous convient d'accepter les réparations que je vous offre, ou si vous persistez dans l'intention de faire un procès inutile. Je dirai devant un tribunal tout ce que je vous dis ici, rien déplus, rien de moins. Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués, Louis JOURDAN, 16, rue du Croissant. Cette lettre me toucha, mais ne me convainquit pas. M. Jourdan ne nommait pas l'écrivain auquel il avait prêté son nom. Je lui répondis donc : Plessis-Bouchard (Seine-et-Oise), 29 octobre. Monsieur, Étant encore à la campagne, je n'ai reçu qu'hier votre lettre, et j'ai le regret de vous dire qu'il m'est impossible de renoncer à l'action que j'ai intentée contre vous et M. Dentu, malgré les explications que vous me donnez. Je vous avouerai, sans vouloir vous blesser en rien, que je ne saurais admettre ces explications, qui sont contraires à toute vraisemblance. Quoi ! vous avez consenti à signer de votre nom un livre qui n'était pas de vous, sans demander à l'auteur où il avait puisé les documents importants qu'il vous présentait, sans en vérifier l'origine ! ! ! Je vous ferais tort, monsieur, en le croyant. Je reste convaincu de votre culpabilité personnelle, que vous constatez, du reste, vous-même, en avouant avoir fait l'introduction, dans laquelle il est dit que vous avez déblayé une masse de documents à peine soupçonnés ! Ce qui me prouve encore votre participation directe à ce plagiat, c'est l'embarras que vous avez manifesté lorsque je me suis présenté à vous dans les bureaux de la Presse, et quand je vous ai demandé un exemplaire de l'Hermaphrodite, que vous vous êtes bien gardé de m'envoyer. Si, à cette époque, vous vous étiez confessé à moi avec franchise, j'aurais pu ne donner aucune suite à cette affaire, parce que j'avais presque oublié mon œuvre de 1836, dont personne ne reconnaissait plus que moi les imperfections. Mais aujourd'hui, il est trop tard, parce que j'ai entrepris de refaire ce livre, et qu'il est sous presse avec une préface dans laquelle je vous fais naturellement un procès en règle. J'ai même déjà communiqué cette préface à divers journalistes. La publicité est pour moi le seul moyen de compenser le tort que vous m'avez fait, tort réel, car je pourrais vous citer une grande maison de librairie qui a refusé d'éditer mon nouveau livre, par la raison qu'il aurait été défloré par vous. Mais, si je ne puis plus vous pardonner comme auteur, je le fais très-volontiers comme homme, et je reste, sans rancune, votre très-humble serviteur, F. G. P. S. Je fais une réflexion. S'il est vrai que l'auteur de l'Hermaphrodite soit un homme aujourd'hui honorablement placé dans le journalisme, il aura certainement assez d'honneur et de latinité pour venir dire à vos juges : Me me adsum qui feci ; et il vous déchargera ainsi de toute responsabilité morale. Je m'en réjouirai sincèrement pour vous. N'ayant point accédé à la demande de M. Jourdan, j'aurais cru commettre un abus de confiance en livrant sa confession à la publicité. Mais il en jugea autrement, et ma préface ayant paru dans divers journaux, le lendemain du jour où je lui avais répondu, M. Jourdan se plaignit que je n'eusse pas fait suivre cette publication de sa lettre, qu'il reproduisit approximativement de mémoire, en ajoutant : M. F. Gaillardet rappelle une conversation que j'aurais eue avec lui au sujet de ce livre, dans les bureaux de la Presse. Ce fait, remontant à plus de cinq ans, est sans doute complètement sorti de ma mémoire, car je n'en ai aucun souvenir, et je ne l'accepte que parce que M. Gaillardet l'affirme. Mais ce que j'affirme à mon tour, c'est que je n'ai pas l'honneur de connaître M. Gaillardet, et que, si j'ai eu en 1860 ou 61, le plaisir de le rencontrer, je n'ai pu manifester ni surprise ni embarras, puisque j'ignorais absolument, il y a huit jours, l'existence de son livre, et, à plus forte raison, le fait de plagiat. Venait ensuite, comme pièce justificative, une autre lettre d'un M. D., remplissant le rôle d'Euryale indiqué par mon postscriptum. Voici quelle était cette singulière épître : Monsieur le rédacteur, Dans votre numéro du 30 octobre, vous annoncez que M. Frédéric Gaillardet vient d'intenter un procès à M. Louis Jourdan à l'occasion d'un ouvrage intitulé : l'Hermaphrodite. Vous ajoutez que ce procès vous semble le résultat d'un malentendu, et vous promettez d'accueillir les explications des parties. Les explications sont très-simples. M. Louis Jourdan n'est point l'auteur de l'Hermaphrodite, il ne l'a signé que pour m'être utile. Il y a six ans, M. Louis Jourdan eut la bonté de m'indiquer la matière d'un volume qu'il se chargeait de revoir, de corriger et de signer. M. Louis Jourdan devait quitter Paris bientôt. Je rassemblai les documents, j'arrêtai le plan du volume, j'en rédigeai les chapitres ; et quand j'eus achevé ma besogne, M. Louis Jourdan la revit et signa le manuscrit, sans s'inquiéter des sources auxquelles j'avais puisé. Il n'avait aucun motif particulier de les examiner ; et moi, croyant le livre de M. Gaillardet tombé dans le domaine public, j'avais la conviction de n'avoir lésé l'intérêt de personne. M. Frédéric Gaillardet est d'une opinion différente, il va même jusqu'à penser qu'il est de son devoir de ne pas priver plus longtemps le public d'une seconde édition de son livre. Le tribunal appréciera. J'attends son jugement avec confiance. Ce que je tiens à bien établir, c'est que M. Louis Jourdan doit rester en dehors de cette affaire : il n'a aucune part aux faits imputés par M. Gaillardet ; ces faits sont mon œuvre, je veux être seul à en accepter les conséquences. Personne n'est à l'abri des procès, même les hommes dont le nom seul repousse le soupçon. Il importe pourtant de ne donner matière à aucune supposition erronée et de rendre à chacun la responsabilité qui lui appartient. Veuillez agréer, avec mes remerciements, monsieur le rédacteur, l'assurance de ma considération distinguée, E. D[1]. A cette double communication, je répondis en publiant le corps principal de ma lettre à M. Jourdan qui l'avait passée entièrement sous silence, et j'ajoutai : A l'appui des assertions contenues dans cette lettre, je dirai que M. Emile de Girardin avait, entre ses mains, une épreuve de ma préface depuis le vendredi 26 octobre, et que MM. Jauret et Ch. Gonet, anciens rédacteurs de la Presse, m'ont déclaré tous deux se rappeler parfaitement ma conversation avec M. Jourdan qui eut lieu, en leur présence, non pas il y a cinq ou six ans, mais il y a trois ou quatre ans seulement. A l'assertion de M. Jourdan qu'il ignorait, il y a huit jours, l'existence de mon livre, je pourrais opposer une lettre de M. Lemaître, antiquaire de la Bourgogne, qui déclare avoir envoyé à M. Jourdan un numéro du journal le Tonnerrois, du 6 octobre 1861, dans lequel ce savant avait fait la critique de l'Hermaphrodite et reprochait au rédacteur du Siècle d'avoir tout simplement copié mes Mémoires sur le chevalier d'Éon. Je n'ai eu connaissance que tout récemment de cette critique et de son envoi à M. Jourdan. Je pourrais en dire davantage. Mais je m'arrête, car je crois en avoir déjà dit trop pour l'honneur du corps dont je suis un humble membre. Que M. Jourdan le croie, d'ailleurs, je suis plus peiné que réjoui de la fâcheuse position dans laquelle il s'est placé, et dont une franchise, pleine et entière, aurait pu le tirer. Quant à ce monsieur, qui réclame pour lui seul l'honneur du plagiat, et qui, après avoir copié textuellement deux cent vingt-deux pages dans un livre signé d'un écrivain encore vivant, donne pour toute excuse qu'il croyait ce livre tombé dans le domaine public, et ajoute lestement qu'il attendra le jugement des tribunaux avec confiance, au lieu de courber le front, je n'ai point de réponse à lui faire. FRÉDÉRIC GAILLARDET. L'attitude prise par M. D... dans sa communication, fut l'objet de réflexions sévères de la part de la presse et notamment du Pays. M. Paul de Cassagnac, jeune écrivain qui a hérité du talent de son père, traita de vol l'action commise par M. D... Celui-ci tressaillit naturellement sous le mot, et il en demanda le retrait au rédacteur du Pays, ou une réparation par les armes. M. Paul de Cassagnac refusa l'un et l'autre, en donnant de son refus une justification saisissante, fondée sur la morale et sur le Dictionnaire de l'Académie qui définit ainsi le mot plagiaire : Celui qui s'approprie ce qu'il a pillé dans les ouvrages d'autrui. Les choses en étaient là, quand des amis de M. Jourdan, qui sont aussi les miens, vinrent faire auprès de moi une tentative pressante de conciliation, en me disant que le rédacteur du Siècle tenait surtout à me convaincre de sa bonne foi, malgré les apparences si nombreuses qui déposaient contre lui. Je le trouvais déjà assez puni, trop peut-être, surtout par la perspective d'un jugement des tribunaux venant s'ajouter à celui de l'opinion, et je résolus spontanément d'entendre M. Jourdan et, au besoin, M. D... lui-même, pour tirer à clair, s'il était possible, cette histoire de plagiat si pleine d'obscurités. Je n'ose dire que les explications de ces deux messieurs aient parfaitement dissipé toutes ces obscurités. Mais elles étaient, à coup sûr, empreintes d'un regret sincère. M. Jourdan, que j'ai vu le premier, m'a répété de vive voix ce qu'il m'avait déjà écrit, à savoir qu'il avait deux grands torts à se reprocher, celui d'avoir permis, par charité, que son nom fût mis sur une œuvre à laquelle il était étranger, et celui d'avoir accepté cette œuvre sans contrôle. Mais il affirma sa complète ignorance du plagiat commis à mon préjudice, déclara n'avoir pas reçu le journal le Tonnerrois, ou ne l'avoir pas remarqué dans la masse de feuilles périodiques qu'il reçoit, et, quant à l'embarras que j'aurais remarqué en lui dans notre rencontre à la Presse, dont il avait perdu le souvenir, il ne pouvait expliquer cet embarras que parla fausseté-même de sa situation, comme signataire d'un ouvrage dont il ignorait l'origine véritable. Pour me convaincre qu'il me disait la vérité, il en fit le serment sur la mémoire du jeune fils enlevé tout récemment à son amour paternel. J'arrêtai M. Jourdan sur ces paroles émues, car comment ne pas croire à un pareil serment ! et je lui déclarai que je renonçais à ma plainte. La défense de M. D... était plus difficile. Il se borna à m'affirmer qu'il avait eu deux naïvetés, explicables par sa jeunesse — il n'avait que vingt-deux ans en 1861 —. Il avait pris, d'abord, pour une réalité toute la partie romanesque de mes Mémoires sur le chevalier d'Eon, et avait cru, ensuite, que, ces faits étant historiques, il avait le droit de me les emprunter. — Même sans indiquer la source de vos emprunts, et ce qui est pire, en la dissimulant sous de prétendues recherches ? — C'est là surtout qu'a été mon tort, répondit-il. Je le reconnais ; mais j'expierai cruellement ce tort, car tout mon avenir littéraire est perdu par un moment d'erreur, si je ne suis point absous par vous qui êtes mon juge. — Je vous promets, au moins, lui dis-je, d'être un rapporteur impartial et indulgent. J'ajouterai même, à votre décharge, cette considération, que vous avez eu le courage de votre faute, en venant dégager publiquement M. Jourdan de la lourde responsabilité qu'il avait assumée par bonté pour vous, et en consentant à vous battre à l'épée avec M. de Cassagnac, qui manie cette arme aussi redoutablement que la plume. Mais aussi vous ne donnerez aucune suite, ni à votre provocation, ni à vos menaces contre le rédacteur du Pays. — J'en prends l'engagement sur l'honneur entre vos mains. Puisque d'accusateur que j'étais, me voici en train de plaider les circonstances atténuantes en faveur de mes deux parties adverses, je dois ajouter qu'elles m'ont offert, l'une et l'autre, toutes les réparations pécuniaires que je pourrais exiger. Je n'en voulus aucune, et déclarai même ne point m'opposer à l'écoulement des derniers exemplaires de l'Hermaphrodite, à la condition qu'ils ne porteraient aucun nom d'auteur, et que la vente aurait lieu au profit exclusif de la Société des gens de lettres. Et comme un journal, et M. Jourdan lui-même avait émis l'opinion que cette affaire était pour moi le prétexte et le but d'une grande spéculation sur mon nouveau livre, j'offris de céder cette belle spéculation à M. Dentu, auquel je ne demanderais une part de bénéfices qu'après la rentrée de tous ses frais. M. Dentu a accepté mon offre, et voilà comment il est devenu tout à la fois l'éditeur du roman et de la Vérité sur la chevalière d'Éon. Si le livre ne se vend pas, ce sera sa part de contribution dans cette liquidation générale. Ainsi finit pacifiquement cette histoire, grosse de scandales et d'orages, qui n'aura pas été, je l'espère, tout à fait inutile pour le monde des lettres. Le fait qu'elle a mis en relief n'est malheureusement pas isolé ; la voix publique a dénoncé plus d'une œuvre auxquelles ceux qui les avaient signées étaient restés entièrement étrangers, et les noms, qui, par complaisance ou cupidité, servent de pavillon à cette contrebande littéraire, sont toujours pris parmi les plus élevés. Mais les dangers de cette fraude ont été révélés par ce qui est arrivé à l'Hermaphrodite, dont les aventures seront un exemple et une leçon. FRÉDÉRIC GAILLARDET. Paris, 16 novembre 1866. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Le nom était en toutes lettres dans les journaux, mais je veux faire au signataire repentant la grâce de ne pas le laisser imprimé dans un livre.