Situation de la France vis-à-vis de l'Europe en 1755. — Hostilités avec l'Angleterre. — Histoire de l'impératrice Élisabeth et du marquis de Lachétardie. — La princesse commerçante et ses associés. — Lestoc, le sceptre et la roue. — Inclination de la tzarine pour Louis XV. — Bestuchef-Riumin et le marquis de Valcroissant. — Mission occulte — du chevalier d'Éon et du chevalier Douglass à Saint-Pétersbourg. — Singularités du gouvernement de Louis XV. — Les ministres officiels et les ministres secrets. — Prétentions de Louis XV et du prince de Conti au trône de Pologne et à la main d'Élisabeth. — Le chevalier d'Éon agent politique et matrimonial. — Instructions diplomatiques officielles. — Moyens de correspondance. Sept années étaient révolues depuis la dernière guerre causée par la mort de l'empereur Charles VI, et dans laquelle on vit l'Europe presque entière marcher contre une femme saluée roi par ses sujets, et qui, en effet, fut plus roi qu'aucun des hommes couronnés coalisés contre elle. La France, ou plutôt le cardinal Fleury qui la gouvernait, s'était laissé rattacher à cette croisade par les cajoleries intéressées et la politique captieuse du grand Frédéric. Puis, un beau matin, celui-ci avait fait sa paix particulière avec Marie-Thérèse, moyennant la cession de la Silésie ; et le roi de Prusse, nanti de ce qu'il désirait, avait laissé la France, son alliée, avec l'Europe sur les bras. Le traité d'Aix-la-Chapelle, cependant, était venu opérer une transaction générale ; au moment dont nous parlons, la paix durait encore, mais c'était une paix grosse de guerre, et l'heure de l'enfantement approchait. Chacun comptait ses amis au milieu de la tourmente et du bouleversement dont on était menacé. Plus que tout autre, la France avait besoin d'alliés. L'Anglais avait fait, sans déclaration de guerre préalable, main-basse sur nos vaisseaux de tout rang. Plus de trois cents navires avaient été la proie de ce guet-apens maritime, qui trop souvent déshonora un gouvernement machiavélique et attacha sa foi punique au pilori de l'histoire. Chose presque incroyable ! notre marine était réduite à une seule frégate. Telle était la situation de la France au début de la guerre de sept ans, guerre qui allait changer entièrement le système politique de l'Europe et embraser les deux mondes. La première pensée du cabinet de Versailles se porta vers Frédéric ; mais bientôt, se rappelant la conduite égoïste et déloyale de ce monarque dans la guerre précédente, il changea d'avis. Des mécontentements particuliers, et dont nous dirons un mot plus tard, se joignaient au mécontentement général ; des amours-propres blessés par le roi de Prusse, qui ne ménageait ni les femmes ni les poètes, a dit Voltaire, unirent leurs susceptibilités privées aux susceptibilités de l'amour-propre national. Frédéric fut écarté. Il ne restait à la France que deux alliés, réputés naturels en Europe, l'Espagne et la Russie. L'Autriche était encore sous le coup de cette prévention générale qui en faisait notre ennemie originelle comme l'Angleterre, et la confondait dans une même défiance, dans une même haine. Deux cents années d'une guerre à peine interrompue et la parole de Richelieu étaient les stigmates de la malédiction nationale inscrits sur son front par la main d'un prêtre, et qu'un prêtre allait bientôt effacer. L'Espagne, de son côté, se déclarait neutre. Nous ne parlons pas de la Pologne ; elle expirait sous ses divisions intestines et sous les blessures sacrilèges de ses propres enfants. Restait donc la Russie ; mais, par une fatalité qui compliquait encore les embarras d'une situation déjà si difficile, la France était en froideur avec elle ; depuis près de quatorze ans, les relations diplomatiques se trouvaient sinon rompues, au moins très-relâchées entre les deux pays. Ce n'était pas une guerre ouverte, mais une guerre sourde, entretenue par la malveillance. On ne se battait pas, mais on se boudait, on se nuisait réciproquement ; et, comme il était impossible de préciser les griefs qui séparaient les deux nations, on ne pouvait non plus formuler des conditions de rapprochement. Élisabeth régnait à Saint-Pétersbourg. Fille de Catherine et de Pierre le Grand, elle avait été déshéritée du trône par sa mère, en vertu de la loi de Pierre Ier qui permet au souverain régnant de désigner son successeur, et avait vu passer de main en main la couronne qu'eussent dû lui assurer ses droits héréditaires. En dernier lieu, cette couronne avait été remise à un enfant, le jeune Iwan, placé sous la régence d'Anne, sa mère, et du prince Antoine-Ulric de Brunswick, son père. Élisabeth crut ce moment favorable aux projets qu'elle nourrissait depuis longtemps, et estima que l'heure d'une revendication par la force ou l'astuce était venue. Le sceptre est toujours tremblant aux mains d'un enfant ; et si l'honneur et la fidélité ne le défendent, il ne faut qu'un faible effort à l'ambition pour s'en emparer... Par une politique prudente et défiante de l'avenir, la régente n'accordait à la fille de Pierre qu'une pension modique et calculée sur ses besoins, de telle façon qu'elle ne pût rien en distraire pour se faire des créatures par des largesses. Mais le génie inventif de la femme suppléa à la modicité de sa fortune. Élisabeth était jeune et belle. La nature avait mis dans ses veines le sang enflammé de Catherine et de Pierre. Loin d'opposer une digue à cette effervescence, la famille couronnée, prudemment immorale, lui avait ouvert un passage, et de ses propres mains creusé un lit, afin d'en diriger et d'en éloigner le cours. Les parents de la jeune fille lui jetaient autant d'amants qu'elle en voulait en pâture, afin de détourner ses yeux et sa pensée en occupant son appétit. Le moyen par lequel ils croyaient se sauver devait les perdre. Demeurée libre dans la gestion de sa personne, Élisabeth exploita cette liberté au profit de ses intérêts. Dépourvue d'argent et d'armes, elle demanda des armes et de l'argent à sa jeunesse et à sa beauté. Son trésor était dans ses yeux, dans ses charmes ; elle en fit des objets de récompense, des moyens de séduction pour quiconque voulut s'attacher à elle et servir sa cause. La spéculation fut bonne... Déjà toute la caserne des Préobrajenski était gagnée. La régente eut quelques pressentiments, et voulut marier l'intrépide solliciteuse ; mais celle-ci refusa obstinément. Le mariage, en effet, ruinait ses espérances, en lui enlevant la disposition du seul moyen à l'aide duquel elle pouvait les réaliser. Parmi les principaux associés aux chances de son ambition, Élisabeth comptait deux étrangers, deux Français, gérants, si l'on peut ainsi dire, de cette immense entreprise,, dans laquelle Élisabeth leur avait donné un intérêt considérable. L'un était le médecin Lestoc, l'autre le marquis de Lachétardie, ambassadeur de France. Le premier avait été chargé des affaires de l'intérieur, l'autre de celles du dehors. Il résulta des divers moyens employés par ces deux hommes, que bientôt la Suède, séduite, fit avancer des armées en Finlande. La régente, prévenue, appelle Elisabeth ; celle-ci pleure, prend le ciel et la terre à témoin de sa fidélité, et rentre chez elle libre, mais indécise, effrayée. Cependant les Suédois approchent. Il faut prendre un parti. Élisabeth hésite, se trouble. Une carte était par hasard sur la table : Lestoc la saisit, il y esquisse d'un trait une roue et une couronne, la présente à Élisabeth et lui dit : L'une pour vous ou l'autre pour moi ; point de milieu. Il l'entraîne, les casernes se soulèvent, et le jeune Iwan, la régente et son mari, arrêtés au milieu de la nuit, sont jetés presque nus dans un cachot. Cela se passait le 6 octobre 1741. Quelque temps après, Lachétardie et Lestoc étaient remplacés, dans le lit d'Elisabeth, impératrice, par le fameux Bestuchef-Riumin, qui renvoya le premier à la cour de France, et fit mettre le second en prison, où il resta jusqu'à l'avènement de Pierre III. Par suite de la même reconnaissance impériale, la guerre fut déclarée aux Suédois. — Madame, dit alors l'hetman des Cosaques à Elisabeth, si l'empereur votre père eût suivi mes conseils, nous ne serions pas en guerre avec les Suédois. — Et que fallait-il donc faire ? demanda l'impératrice. — Quand les Russes eurent pénétré dans la Suède, il fallait amener ici l'élite de la population et égorger le reste. Et comme on voulait lui faire sentir la barbarie de sacrifier tant de victimes : — Oh ! madame, répondit le Cosaque, ils sont bien morts sans cela. !. C'était là tout le Russe !. La Suède fut battue, perdit une partie de la Finlande, qu'elle céda à sa protégée, et devint son alliée par le traité d'Abo, 1743. Rentré en France, Lachétardie se vengea de l'ingratitude de sa maîtresse, par des épigrammes et des révélations malignement indiscrètes. L'indiscrétion est la consolation des amants délaissés. Élisabeth et Bestuchef en furent vivement offensés, et lorsque, quelques années après, le marquis fut chargé par la France d'un second message diplomatique près la cour de Russie, Bestuchef fit saisir l'ambassadeur, et, sans égard ni pour le représenté ni pour le représentant, le fit tout brutalement reconduire à la frontière. Versailles fut d'abord scandalisé de ce procédé tant soit peu tartare ; mais il fallait s'en fâcher ou en rire, et comme on avait besoin de la Russie, on prit ce dernier parti. Le pauvre ambassadeur revint demander vengeance du coup de pied diplomatique qu'il avait reçu : on lui en administra un second, et il fut envoyé à la citadelle de Montpellier pour réfléchir sur sa double déconvenue. On attendait un magnifique résultat de cette humble complaisance ; mais la couardise est mauvaise conseillère ; c'est une éponge imprégnée de boue, qui salit et ne lave pas. La cour de Russie se tint constamment et inexorablement fermée aux cajoleries de la cour de France ! A l'époque dont nous parlons, cette rupture durait depuis quatorze ans. Ennemi, par caractère, de l'esprit français, Russe par sa naissance, Anglais par éducation, Prussien par sympathie, Bestuchef-Riumin avait profité de la blessure faite à l'amour-propre d'Elisabeth, par l'indiscrétion de Lachétardie, pour fermer à la France les portes de l'empire moscovite. Son habileté envenima adroitement et entretint avec soin la plaie afin de jeter, à l'abri de toute contradiction, les fondements de sa domination future, et d'inoculer à la nation dont il était le maître, les affections et les antipathies de sa politique. Dès son entrée au pouvoir, il avait passé une espèce de bail avec l'Angleterre, et moyennant les sommes considérables qu'il en recevait pour prix de son dévouement, il lui avait cédé et presque inféodé l'empire qu'il dirigeait. Ce marché occulte va bientôt se dévoiler et s'exécuter au grand jour contre la France, si celle-ci ne parvient à renverser son ennemi et à ruiner son pouvoir dans la confiance de l'impératrice, qui en est la source. Élisabeth avait conservé, malgré son courroux, des sympathies opposées à celles de ses ministres. Les Anglais lui répugnent ; et la bouche épigrammatique du roi de Prusse l'a blessée : ce Frédéric n'épargnait personne ! — Au contraire, Élisabeth aimait la France. Dès son jeune âge, elle avait conçu pour Louis XV une affection fort tendre, et il avait même été question de les marier. Aussi Bestuchef ne cesse de redouter le réveil de cet ancien amour ; c'est un fantôme toujours présent à sa pensée. Pour la cour de France, au contraire, c'est l'étoile propice qu'elle cherche sans cesse au ciel sombre de la Russie, et qui doit éclairer le chemin de la réconciliation. Pour hâter cette conclusion, impatiemment attendue et devenue de plus en plus nécessaire, on avait tenté d'envoyer à Saint-Pétersbourg différents négociateurs secrets, munis de lettres autographes du roi pour Élisabeth elle-même, et l'on comptait sur l'infaillibilité de ce talisman. Mais Bestuchef faisait bonne garde ; il avait établi à la frontière une ligne de douanes tout à la fois politique et amoureuse, si bien défendue, si minutieusement observée, que nul contrebandier n'avait pu la franchir. Un seul cependant, le chevalier de Valcroissant, fut un moment plus heureux que les autres, mais dépisté au sein même de l'empire, il fut saisi et jeté, chargé de fers, dans la forteresse de Schlusselbourg, sur le lac Ladoga. Il s'y morfondait depuis un an, lorsque le cabinet de Versailles, à bout d'expédients, aurait conçu l'idée d'expédier à Saint-Pétersbourg non plus un homme, mais une femme, ou plutôt un homme qui fût assez jeune et d'apparence assez délicate pour pouvoir être déguisé en femme. Ce serait le prince de Conti qui aurait eu cette bizarre pensée, en voyant le petit d'Éon, probablement sous un travestissement féminin, dans quelque bal du grand monde. Il en parla au roi, à Mme de Pompadour et à M. Tercier, premier commis des affaires étrangères, et le plan de cette mascarade diplomatique fut arrêté entre ces quatre personnages et un nommé Monin, ami intime de M. Tercier. Nous devons dire toutefois qu'on n'a laissé subsister, dans les papiers du chevalier d'Éon, aucune preuve précise que son premier voyage en Russie ait été fait sous un travestissement féminin. Mais ce fait est resté traditionnel, et il est implicitement établi par divers documents. Dans ses Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, Mme Campan, dont le père recevait la chevalière d'Éon, dit : Le chevalier d'Éon avait été utile en Russie à l'espionnage particulier de Louis XV. Très-jeune encore, il avait trouvé le moyen de s'introduire à la cour de l'impératrice Élisabeth, et avait servi cette souveraine en qualité de lecteur. Mme Campan parle ensuite d'un billet autographe adressé plus tard par Louis XV au chevalier d'Éon, et dans lequel il lui disait : Je sais que vous m'avez servi aussi utilement sous les habits de femme que sous ceux que vous portez actuellement. Reprenez-les de suite, etc. Dans la fameuse transaction rédigée par Beaumarchais le 5 octobre 1775, et par laquelle le chevalier d'Éon s'engageait à reprendre et porter jusqu'à la mort ses habits de fille, il avait ajouté de sa propre main : que j'ai déjà portés en diverses occasions connues de Sa Majesté ; ce qui voulait évidemment dire en Russie, car il n'y a que là qu'il eut à remplir une mission de ce genre. Ce fait est corroboré par une de ses lettres, adressée de Londres au comte de Broglie, le 5 juillet 1771, et dans laquelle il dit au confident de Louis XV : Ce n'est pas ma faute si la cour de Russie, et notamment la princesse d'Askoff, pendant son séjour ici, a assuré la cour d'Angleterre que j'étais femme. Enfin, il n'y a pas jusqu'au petit nom de demoiselle porté par lui en Russie qui ne nous soit révélé par une lettre du marquis de L'Hospital, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, écrivant au chevalier d'Éon, devenu son secrétaire intime : Quelque plaisir que j'eusse de vous voir, je ne veux pas, ma chère Lia, avoir à me reprocher une folie de plus. Ainsi restez claquemuré jusqu'à ce que vos yeux soient parfaitement guéris. . . . . . Je vous irai voir peut-être dès demain, sitôt que mon courrier boiteux sera parti. Cela dépendra de la marche du chancelier (Woronzoff) et de ma fantaisie. Adieu, ma belle de Beaumont, je vous embrasse. L'HOSPITAL. Au recto du premier feuillet, on lit : midi, sans aucune date, et sur l'adresse : A monsieur d'Éon, à Saint-Pétersbourg[1]. Le fait du travestissement étant ainsi admis, il fallut chercher à la jeune fille un compagnon de voyage qui, de son côté, n'éveillât pas les soupçons de la police russe. Il y avait à Paris un gentilhomme écossais, nommé le chevalier Douglass, rejeton de cette vieille et noble famille des Douglass et des Mackensie, qu'on retrouve à chaque pas dans les annales de l'Ecosse ; sorti de la Grande-Bretagne, à la suite de dissensions politiques, il portait à l'Anglais, dominateur de son pays, une de ces haines dont Walter Scott nous a si bien dépeint la vivace énergie, et était venu offrir ses services à la France. Ce fut sur lui que Louis XV et le prince de Conti jetèrent les yeux pour en faire le compagnon de mademoiselle de Beaumont. L'Écossais était fin, instruit ; il possédait des connaissances minéralogiques, qui pouvaient lui fournir le prétexte d'une excursion scientifique. D'ailleurs il est fils de la Grande-Bretagne, et ce seul titre sera une explication suffisante de tous ses voyages. Comme deux agents devaient d'ailleurs être plus utiles qu'un seul, et qu'on ne pouvait proposer à l'Écossais un simple rôle de postillon et de cavalier servant, il fut admis dans la confidence du secret, et eut sa part dans la mission. On le chargea de toutes les observations externes, de l'exploration politique de la ville et du royaume ; le chevalier d'Éon, qui devait pénétrer à la cour et arriver jusqu'à Élisabeth, eut dans ses attributions les observations intimes du palais avec ses mystères, ses intrigues, ses complots, ses espérances. Louis XV employait ainsi différentes sortes d'agents répandus sur la surface du globe. C'était un vaste réseau sous les mailles duquel il embrassait l'Europe. Au dedans comme au dehors les confidents, les espions, les ministres et les ministères étaient multiples : il en avait de grands et de petits, de connus et de cachés. Il en fut de cela comme de ses favoris et de ses maîtresses. Rien n'était simple, n'était à découvert dans cet étrange gouvernement, dédale compliqué dont l'initié le mieux instruit n'a jamais connu tous les détours ni toutes les issues. En première ligne venaient les ministres patents désignés d'ordinaire par la Pompadour, ou toute autre femme aimée ; puis les ministres secrets, choisis par Louis XV, selon son cœur, et, ce qui est plus bizarre, souvent pris parmi les ennemis de la favorite : ils étaient pour lui une espèce de compensation. Après avoir obéi, pendant le jour, à l'impulsion qui le dominait, il venait prendre sa revanche le soir parmi eux. Là, les ministres en titre étaient traduits à la barre des ministres au petit pied, les agents avoués de l'autorité contrôlés par ses agents secrets ; on y discutait leurs actes, on les réformait ; le tout-puissant conciliabule rendait ses décisions souveraines, que Louis XV promettait de faire exécuter. Mais ces résolutions nocturnes se dissipaient avec les ténèbres. Chaque soir on recommençait et chaque jour ramenait le même résultat. Il en était des ambassadeurs comme des ministres : Louis XV en avait d'avoués et d'anonymes ; chaque ambassadeur officiel correspondait avec le ministère officiel, chaque ambassadeur secret avec le ministère secret. Parfois un ordre donné à l'homme en titre émanait d'un collègue invisible qui l'avait soufflé au roi, lequel tâchait de le faire agréer par la courtisane reine, chargée de le transmettre à son conseil : c'était enfin une action et une réaction continuelle de tous les agents, les uns à l'égard des autres. A la tête du ministère occulte de Louis XV étaient le comte de Broglie, absent à l'époque dont nous parlons, et remplissant les fonctions d'ambassadeur près de la cour de Pologne ; le prince de Conti, et M. Tercier, premier commis des affaires étrangères ; ces deux derniers furent donc les seuls auxquels le roi parla du chevalier d'Éon, et du secours nouveau qu'il espérait tirer de son voyage avec le chevalier Douglass. Cependant une partie de cette négociation romanesque fut révélée au ministre des affaires étrangères, M. Rouillé, dans le but de lui mieux dérober ce que l'on ne voulait pas qu'il sût : on lui montra l'accessoire pour lui cacher le principal. Le ministre approuva et contresigna la mission du chevalier Douglass. Celle du chevalier d'Éon demeura entre la Pompadour, Louis XV et le prince de Conti. Par suite de cette division, l'Écossais reçut ses instructions du conseil, et le Français du triumvirat ; le premier dut correspondre avec le ministre, et le second avec le roi. Le prince de Conti annonça au chevalier d'Éon qu'il serait chargé d'intérêts à la fois particuliers et généraux, c'est-à-dire des intérêts du prince en même temps que de ceux du monarque. C'est une indication historique qui nous est révélée par les papiers que nous compulsons, et que nous devons consigner ici, car cette révélation est une particularité, et comme un coin du tableau que nous avons essayé de peindre. Le prince de Conti était petit-fils du prince du même nom élu roi de Pologne après la mort de Sobieski. En même temps que lui avaient été élus un ou deux autres rois portés par des factions contraires. Les droits de chacun des concurrents étant à peu près égaux, il advint que le plus alerte l'emporta, et que le trône de Pologne fut gagné à la course. Quand le Français arriva, sa nomination à la main, il trouva la place prise. Auguste II, électeur de Saxe l'occupait. Son compétiteur désappointé se vit contraint de revenir en France. Ce souvenir était resté cuisant et alléchant à la fois pour la famille des Conti. Il entretenait en eux d'anciens regrets et de nouvelles velléités ambitieuses. Ils ne pouvaient renoncer à ce qui avait été l'objet de leur première convoitise ; leurs yeux s'attachaient obstinément sur la couronne qu'ils avaient entrevue, et, faute de pouvoir se la transmettre, ils s'en transmettaient la prétention. Le jeune prince de Conti, celui dont nous parlons, était demeuré fidèle à cette pensée de royauté au sein de laquelle s'étaient éteints ses pères. Avivée en lui de toute l'ardeur d'un caractère enthousiaste, elle embrassait sa jeune âme. Chéri de Louis XV, aimé de la Pompadour, il parvint à les intéresser à ses rêves, à les associer aux espérances qu'il formait dans l'avenir pour se ressaisir de ce qu'il appelait son trône. Tout un plan de restauration royale en faveur des Conti avait même été combiné entre eux. A vrai dire, il ne s'agissait pas dans ce plan nécessairement et exclusivement du trône de Pologne ; pourvu que le prince de Conti en trouvât un, c'était tout ce qu'on voulait. Or, c'était sur Elisabeth, impératrice de toutes les Russies, que la trinité conspiratrice avait jeté les yeux et reporté ses espérances pour la réussite de ses projets. Cela peut paraître singulier au premier abord, mais, en approfondissant les vues des conjurés, on y découvre une certaine justesse, une combinaison de roués, dans les proportions de Louis XV et de la politique de l'Œil de Bœuf. On ne pouvait convoiter alors que deux trônes en Europe : celui de Pologne que l'état maladif de Stanislas-Auguste menaçait à chaque instant de rendre vacant, et que mille ambitions, également avides, dévoraient par avance... Et tanquam apud senem festinantes. Le second trône était celui de Russie, auquel il manquait, sinon une impératrice, au moins un empereur. Voici ce que s'était dit Louis XV : Élisabeth aurait désiré partager son sceptre et sa couche avec moi : cela ne se peut, car je suis époux et monarque. Si elle m'a aimé, elle doit aimer les miens. Je lui dirai : voilà un prince de ma maison, il est jeune, il est beau, il est brave ; prenez mon prince. Si l'autocratrice restait insensible aux soupirs du rejeton des Conti, Louis XV espérait bien obtenir d'elle, au moins pour l'amour de lui, un petit commandement en Chef dans l'armée russe, ou une légère principauté ; par exemple, la principauté de Courlande, alors vacante. Une fois là, le prince de Conti pourrait se rapprocher des frontières de la Pologne, s'y créer des partisans, y préparer son élection, et, comme dit le chevalier d'Éon, se glisser petit à petit sur le trône de Stanislas, s'il ne parvenait pas à escalader celui de Russie en épousant Elisabeth. Telles étaient les deux parties du plan dressé par le comité intime de Versailles, et dont l'exécution fut confiée à la prudence et à la dextérité diplomatiques du chevalier d'Éon. On trouvera aux Pièces justificatives n° 1 et 2, la copie des instructions données au chevalier Douglass avec son chiffre de correspondance. Quant au chevalier d'Éon, il nous apprend les différents modes de sa correspondance secrète, dans la lettre ci-après, qu'il écrivit, vingt ans plus tard, au comte de Vergennes, ministre de Louis XVI[2] : A MONSIEUR LE COMTE DE VERGENNES, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. Londres, le 28 mai 1776. Monseigneur, Lors de la signature de la transaction entre M. de Beaumarchais et moi, le 4 novembre dernier, je lui ai confié un volume in-4° du livre de l'Esprit des Lois, pour vous être remis en mains propres, afin que la couverture soit décollée devant vous et que vous puissiez prendre les papiers en chiffres et en clairs qui y étaient renfermés. J'ai montré à M. de Beaumarchais le secret de cette couverture qui consiste en deux cartons. Entre ces deux cartons on met des papiers secrets, puis quand les bordures de la peau de veau sont repliées et la feuille de papier marbré du livre collée par-dessus, en le mettant un jour sous la presse, la couverture prend une telle consistance qu'il serait impossible même à un relieur de deviner le secret. Ce livre est celui même qui m'a été remis par feu M. Tercier lors de mes premiers voyages en Russie, pour y porter à l'impératrice Élisabeth les lettres secrètes du feu roi, avec un chiffre, pour que cette princesse et son confident, le grand chancelier Woronzow, pussent correspondre avec Sa Majesté et M. Tercier, à l'insu des ministres et des ambassadeurs. Ce livre contenait aussi mon chiffre avec le roi et M. Tercier, et un autre avec monseigneur le prince de Conti, M. Tercier et M. Monin. Mais le prince de Conti étant venu à se brouiller avec Mme de Pompadour et le feu roi, j'eus l'ordre de ne plus suivre que lentement la négociation secrète de ce prince. Je reçus un nouveau chiffre pour correspondre uniquement avec le roi, M. Tercier et M. le comte de Broglie, à Versailles ; et à Saint-Pétersbourg uniquement avec l'impératrice Élisabeth et son chancelier Woronzow, avec l'ordre positif du roi pour que ni les ministres de Versailles, ni même le marquis de l'Hospital, qui fut nommé en 1757 ambassadeur en Russie et moi secrétaire d'ambassade, ne puissent soupçonner cette intelligence secrète. J'avais de plus l'ordre du roi pour lui envoyer toutes les dépêches du ministre des affaires étrangères avec les réponses de l'ambassadeur et mon avis particulier sur tout ; ce que j'ai exécuté fidèlement, tant en Russie qu'en Angleterre. Je me servais de ce même livre à mes différents retours en France, pour rapporter les papiers les plus secrets que l'impératrice et son chancelier Woronzow me confiaient pour Sa Majesté, M. le prince de Conti et M. Tercier. Jamais personne autre que les parties intéressées n'a été informé de toute cette intrigue politique qui a commencé en 1755, par le prince de Conti et M. Tercier, et qui a été exécutée par le chevalier Douglass et moi seulement ; M. le comte de Broglie lui-même et M. le baron de Breteuil n'ont attrapé cette affaire que par la queue, ils n'en connaissaient pas encore la tête. Il serait important pour moi de savoir si la couverture de ce livre a été défaite devant vous ou votre secrétaire de confiance. Dans la couverture, à gauche, du côté du commencement du livre, il y avait une copie exacte en chiffres d'un ordre secret du roi, en date du 3 juin 1763, à moi adressé sur un carré de vélin : dans la couverture à droite, qui fait la fin du livre, il y avait un carré de parchemin qui contenait un mémento de l'ordre secret du roi, une note secrète pour ma famille après ma mort, etc. etc. Le chevalier d'EON. Bien des événements avaient eu lieu depuis l'époque où fut fait le premier voyage que nous relatons jusqu'à celle où fut écrite cette lettre. |