MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE DOUZIÈME.

 

 

Louis XV manifeste enfin sa façon de penser. — Reconnaissance autographe et authentique adressée par lui au chevalier d'Éon. — L'âne de Buridan et les picotins d'avoine. — Offres brillantes faites par le gouvernement anglais au chevalier d'Éon. — Il les refuse. — Ses lettres politiques au comte de Broglie. — Révélation sur le fameux agitateur Wilkes. — La guerre d'Amérique. — William Pitt au Parlement. — Le prophète en couverture et en bonnet de nuit. — Le roi d'Angleterre et la bouteille de rhum. — Le lord Bute et les Stuart. — Intérieur de la cour de Saint-James.

 

Nous avons vu avec quelle cauteleuse réserve Louis XV avait évité de se prononcer entre son ambassadeur et le chevalier d'Éon.

Mais je connaissais l'homme, dit celui-ci, et ne m'étais point trompé, en prenant cette taciturnité affectée pour une approbation qu'on ne voulait pas me refuser, mais qu'on ne voulait pas non plus m'accorder. Louis XV aimait beaucoup qu'on le devinât. Son silence était un langage, il fallait savoir le comprendre, et je ne tardai pas à m'apercevoir que j'avais a deviné juste. Le 25 juin 1765, c'est-à-dire quelques semaines après que je venais de couvrir de confusion et d'infamie son ambassadeur public à Londres, Sa Majesté rompit tout à coup le mutisme qu'il lui avait plu de garder un certain temps, et m'écrivit qu'elle trouvait bon que je reprisse et continuasse avec elle ma correspondance secrète. Le 9 novembre, elle me manda qu'elle était très-satisfaite de moi, et le 4 décembre de la même année, que j'étais un instrument utile à ma patrie. Ces expressions de contentement manifeste écartaient enfin le rideau si longtemps tiré devant la pensée royale. Sa Majesté les couronna par le plus grand et le plus authentique témoignage de son approbation, en m'envoyant bientôt après le certificat ci-dessous, qui était entièrement écrit et signé de sa main, et qui sera pour moi et ma famille le monument le plus éloquent et le plus précieux de mon innocence et de ma fidélité.

 

En récompense des services que le sieur d'Éon m'a rendus, tant en Russie que dans mes armées, et d'autres commissions que je lui ai données, je veux bien lui assurer un traitement annuel de 12.000 livres, que je lui ferai payer exactement tous les six mois, en quelque pays qu'il soit, — hormis en temps de guerre chez mes ennemis, — et ce, jusqu'à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste dont les appointements seraient plus considérables que le présent traitement.

LOUIS.

Versailles, le 1er avril 1766.

Je, soussigné, ministre plénipotentiaire du roi en cette cour, certifie, sur mon honneur et mon serment, que la promesse ci-dessus est véritablement écrite et signée de la propre main du roi mon maître, et qu'il m'a donné l'ordre de la remettre à M. d'Éon.

DURAND.

Londres, le 11 juillet 1766.

 

En outre, et à propos de cette reconnaissance royale, M. le comte de Broglie m'écrivit : Votre séjour en Angleterre rendait nécessaire de donner plus d'étendue encore à la générosité de Sa Majesté. Mais vous observerez que la preuve qu'il lui a plu de vous en donner elle-même, et qui restera entre vos mains, sera un titre à jamais glorieux pour vous. Il doit vous combler de reconnaissance et dissiper tous les nuages dont votre esprit est agité depuis longtemps. Quand il aura repris son calme, et que le bruit que vous avez fait et faites encore dans le monde sera assoupi, nous verrons à arranger un plan de conduite suivie pour vous, et à la rendre de plus en plus utile à votre patrie et au meilleur de tous les maîtres[1].

 

La nouvelle pension si libéralement octroyée par la munificence écrite de Louis XV ne fut pas mieux payée que l'ancienne. Nous verrons le chevalier d'Éon pousser, plus d'une fois encore, un cri d'anxieuse détresse vers ses protecteurs, et leur dire avec un mélange de reproche et de gaieté qui fait mal : Je meurs de faim entre les deux pensions que vous m'avez données, comme l'âne de Buridan entre les picotins placés à ses côtés, mais que sa bouche ne peut atteindre. Au milieu de ce jeûne et de ces privations continuelles, les ministres du roi Georges lui proposèrent les mêmes grades politiques et militaires que ceux qu'il avait en France, s'il voulait prendre des lettres de naturalisation, et entrer au service de l'Angleterre. Mais ce mot de patrie eut sur lui une puissance contre laquelle vint échouer celle de l'ambition. Parfois il s'indignait de l'ingratitude de son pays, et, pleurant de rage, il jurait abandon à ceux qui le laissaient dans l'indigence ; mais ces bourrasques de son cœur, gros de douleur et d'amertume, tombaient devant le premier rayon de soleil venu des côtes de France, et sa main préférait les rares grains du sol natal aux copieuses moissons de la terre étrangère.

Son commerce épistolaire avec Louis XV et le comte de Broglie avait repris une activité nouvelle. Il était leur ambassadeur véritable à la cour de Londres, celui dont les rapports étaient lus et prisés de préférence.

Ses dépêches, portant ordinairement le titre de Lettres politiques, et signées de différents pseudonymes, étaient de précieux et curieux enseignements. Espèces de Revues ou de résumés généraux, elles embrassaient tout : administration, guerre, finances, prévisions éloignées ou prochaines, chroniques particulières ou publiques, rumeurs nouvelles, biographies, portraits. Véritable panorama, chaque événement du temps a son tableau dans cette vaste galerie, chaque héros son piédestal, chaque misérable son gibet ; et, disons-le, on y voit plus de potences que de statues. La cour d'Angleterre y est retournée et vue en dedans, avec ses intrigues et ses intrigants[2]. Parmi les célébrités exposées dans ce pilori épistolaire, nous citerons le fameux Wilkes, ce grand séditieux dont le trouble était l'élément ; Wilkes, l'idole de la plèbe de Londres, qu'il entraînait sur ses pas, comme Santerre entraîna chez nous le faubourg Saint-Antoine ; Wilkes, le tribun, qu'on découvre là vendu aux intérêts de la France, et instrument acheté du cabinet de Versailles !... La main du chevalier d'Éon était le ressort caché qui faisait jouer cette machine à émeutes, puissant levier des masses populaires. On lit dans les missives confidentielles du chevalier d'Éon au comte de Broglie, des phrases comme celle-ci : Voulez-vous avoir une sédition à la rentrée du Parlement, aux élections prochaines ? etc. il faudra tant pour Wilkes, tant pour les autres. Et il ajoute : Wilkes nous coûte beaucoup à nourrir, mais les Anglais ont le corse Paoli, qu'ils ont accueilli chez eux, et qu'ils nourrissent aussi à notre intention. C'est une bombe qu'ils gardent toute chargée pour la jeter au milieu de nous au premier incendie. Gardons bombe pour bombe !

Cette correspondance dura jusqu'à la fin du règne de Louis XV. Mais nous touchons à l'époque où la métamorphose du chevalier d'Éon va commencer à se dessiner, et où, petit à petit, comme le ver devient papillon, le dragon va devenir femme, et le chevalier chevalière.

 

 

 



[1] Archives des affaires étrangères.

[2] Voir quelques parties de cette correspondance aux Pièces justificatives, n° 8, 9 et 10.