Comment l'insurrection des Américains fut envisagée à son début par la cour de France. — Document sur ce sujet. — Revirement opéré à Versailles par Beaumarchais. — Comment il devint un négociateur politique et secret. — Comment le chevalier d'Éon fit sa connaissance. — Affaire de Morande et de Mme Dubarry. — D'Éon déclare à Beaumarchais qu'il est femme et qu'il a des papiers d'État de la plus haute importance. — Beaumarchais s'entremet en sa faveur à Versailles et reprend les négociations. — Beaumarchais, Gudin et Morande complètement dupes de d'Éon. — M. de Vergennes propose que d'Éon, étant femme, reprenne les habits de son sexe. — D'Éon s'y refuse d'abord, puis cède aux raisons de Beaumarchais. — Lettres de celui-ci à M. de Vergennes. — Transaction préparatoire par laquelle d'Éon se reconnaît femme. — Sa lettre au comte de Broglie pour lui apprendre que son officier de dragons était une dragonne. La guerre de l'Angleterre avec ses colonies d'Amérique occupait alors vivement les esprits. La lutte, en se prolongeant, avait changé l'insurrection en guerre, et la victoire commençait à faire des prétendus révoltés de véritables héros. Car telle est l'influence des événements sur le vulgaire ; pour les apprécier, son esprit, au rebours des esprits rationnels, se place, non pas au commencement, mais à la fin. De cette façon, le fait devient son propre juge, et par le mauvais ou le bon succès, prononce condamnation ou absolution sur lui-même. La cour de France allait donner un frappant exemple de cette indécision d'appréciation. A sa naissance, l'insurrection des Américains avait été condamnée à Versailles. En 1775, non-seulement on la désapprouvait encore, mais même on la craignait, et l'on prenait contre elle des précautions sanitaires, comme on en prend contre une peste morale. La pièce suivante est une preuve authentique de ce que nous avançons. LETTRE DU COMTE DE VERGENNES À M. LE COMTE DE GUINES, AMBASSADEUR A LONDRES[1] Versailles, le 23 juin 1775. . . . . . Vous voudrez bien, monsieur le comte, ne négliger aucune occasion d'assurer Sa Majesté britannique des sentiments du roi pour elle, et du désir qu'il a devoir régner la plus parfaite intelligence entre leurs couronnes, sur le fondement de la paix et de l'amitié qui existent si heureusement. Les principes de modération et de justice qui animent si constamment les conseils du roi, et qui dirigent toutes ses résolutions, doivent rassurer Sa Majesté britannique contre les inquiétudes que des esprits passionnés, et ennemis de la tranquillité publique, voudraient lui faire concevoir de nos vues. Loin de chercher à profiter de l'embarras où l'Angleterre se trouve à l'occasion des affaires de l'Amérique, nous désirerions plutôt pouvoir l'aider à s'en dégager. L'esprit de révolte, en quelque endroit qu'il éclate, est toujours d'un dangereux exemple. Il en est des maladies morales comme des maladies physiques, les unes et les autres peuvent devenu contagieuses !... Nous ne voudrions donc point excéder dans nos précautions au point d'inspirer des alarmes aux Anglais. Je vous prie, monsieur, de veiller exactement sur le progrès des révolutions auxquelles on peut s'attendre, et principalement sur celui que le lord Chatam pourra faire sur l'esprit du roi d'Angleterre, s'il se rend aux instances que l'on prétend que ce prince a faites pour l'attirer auprès de lui. Peut-être M. d'Éon pourrait-il vous procurer des connaissances intéressantes à ce sujet. Si vous croyez pouvoir entretenir des relations indirectes avec lui, je sais qu'il n'est pas éloigné de vous être utile. Son cœur est toujours français, quoique ses malheurs et ses emportements aient paru l'éloigner quelquefois. Il a des amis dans le parti de l'opposition, et ce n'est pas le plus mauvais canal pour être bien instruit. A cette dépêche était jointe une lettre pour le chevalier d'Éon. Mais, quelques mois après, les sympathies du cabinet de Versailles se retournaient peu à peu du côté des Américains, attirées par le merveilleux spectacle de leur héroïque résistance. Ce revirement, d'ailleurs, était presque forcément occasionné en France, par le souffle tout-puissant de l'esprit public dont les gouvernements habiles savent toujours prendre le vent. L'instinct populaire avait compris, chez nous, que la cause d'une nation opprimée, se levant au nom de ses droits naturels et imprescriptibles, était la sienne. Les libertés, comme les tyrannies, sont sœurs les unes des autres ; et sur le nouveau, comme sur l'ancien hémisphère, toutes avaient besoin de se donner la main. En outre, la haine que nous portions aux Anglais devait naturellement augmenter notre bienveillance pour leurs ennemis. Nous avions une honte, celle du traité de 1763 à laver, et l'Amérique nous tendait l'éponge... Retenu, d'un côté, par ses répugnances monarchiques, qui voyaient dans les Américains des sujets rebelles ; incité de l'autre par son patriotisme qui sentait en eux des alliés à la vengeance du pays, Louis XVI hésita longtemps. Mais enfin il céda à l'impulsion du sentiment national : le peuple entraîna le roi. L'intervention fut décidée ; mais les préparatifs devaient en être longs encore. La France était demeurée veuve de sa marine, qui avait presque entièrement succombé dans la dernière guerre. Il fallait la recréer, et sous les yeux mêmes de l'ennemi contre lequel elle allait se relever. Il importait aussi de chercher des alliés pour faire contrepoids à la toute-puissance des Anglais sur les mers ; il fallait enfin des ennemis de ceux-ci tâcher de faire autant d'amis pour les Américains. Cela demandait la plus haute prudence, le plus profond mystère, afin que la Grande-Bretagne avertie n'étouffât pas notre marine à sa naissance. On devait donc éviter tout prétexte de mésintelligence prématurée avec elle, retenir et dérober tout ce qui pouvait lui ouvrir les yeux sur notre rancune que Louis XV avait su recouvrir des voiles d'une trompeuse amitié. Il fallait un négociateur habile pour aller proposer une croisade secrète à des puissances étrangères, présumées ennemies de la Grande-Bretagne, et s'arranger de façon qu'aucun indice révélateur ne pût parvenir à celle-ci ! Un homme se sentit à la hauteur de ces différentes missions, et entreprit de les remplir. Cet homme fut Beaumarchais ! Un des premiers il avait embrassé la cause des Américains, l'avait épousée avec une sorte d'amour qui tenait de l'idolâtrie. Nous avons entre les mains une vingtaine de lettres adressées par lui aux ministres de Versailles, et qui sont autant d'admirables plaidoyers de chaque jour, de chaque heure, en faveur du peuple opprimé dont il s'était constitué le défenseur officieux[2]. Dans ces lettres qui forment une histoire presque entière de la guerre américaine, il en suit les phases avec un intérêt que rien ne décourage, ne cessant pas d'espérer au sein des revers, triomphant et battant des mains à chaque victoire. On eût dit que c'étaient ses frères qui se battaient loin de lui, et à cause de lui. Il atténue leurs fautes, exalte leurs vertus, plaidant pour eux, de toutes les facultés de son esprit et de son âme, devant ceux qu'il veut intéresser à leur sort. Et quand, à force de talent et de persévérance, il a obtenu la promesse de secours tant désirés, il en presse l'exécution trop lente au gré de ses vœux. Au nom du ciel, des munitions, des ingénieurs, crie-t-il au comte de Vergennes ! Dans son impatience enfin, lui-même achète, pour son propre compte, ces armes et ces munitions qu'il expédie à ses Américains... et que les Américains ne lui remboursèrent pas, ce qui le ruina presque entièrement ! Mais au moment dont il s'agit, il n'en était encore qu'à l'espérance ! Ce fut donc avec enthousiasme qu'il se chargea de la négociation proposée. Mais comment Beaumarchais était-il devenu d'homme de lettres homme de politique, d'auteur sur les théâtres de Paris acteur sur le théâtre du monde ? Le chevalier d'Éon nous le raconte plaisamment dans un factum historique écrit par lui au comte de Vergennes, le 27 mai 1776, et ayant pour titre : CAMPAGNES DU SIEUR CARON DE BEAUMARCHAIS EN ANGLETERRE, PENDANT LES ANNÉES 1774-1775-1776 ou Abrégé de ce qui a précédé et suivi la conduite particulière qu'a tenue M. Caron de Beaumarchais, dans sa prétendue négociation à Londres avec le prétendu chevalier d'Éon de Beaumont[3]. 1° Il y avait, en 1773, et il existe encore en Angleterre, un aventurier libelliste nommé Théveneau de Morande, second tome du sieur Goudard que j'ai dépeint dans une autre occasion. Il avait établi un journal appelé le Gazetier cuirassé, espèce d'officine à diffamation, dans laquelle il élaborait l'injure et commerçait sur la calomnie. Avant de faire imprimer ce Gazetier cuirassé, il avait écrit à toutes les personnes — y compris M. de Voltaire — sur lesquelles il avait inventé des infamies, pour leur demander telle ou telle somme, si elles ne voulaient pas voir ces horreurs rendues publiques. M. le marquis de Villette, un de ceux à qui il avait écrit, lui répondit : Monsieur le gueux, vous me demandez 50 louis pour ne pas publier certaines anecdotes qui me concernent ; si vous voulez m'en donner 100, je vous fournirai beaucoup d'autres anecdotes encore plus curieuses et secrètes, que vous pourrez joindre à votre manuscrit. J'attends la réponse. 2° Louis XV et son ministre secret, M. le comte de Broglie, par une lettre au chevalier d'Éon, du 6 juillet 1773, le chargent de s'informer si le sieur de Morande travaille réellement aux Mémoires sur la vie de madame la comtesse Dubarry, et quelle somme d'argent on pourrait donner au sieur de Morande pour le déterminer à faire le sacrifice de son manuscrit ou de son imprimé. Le chevalier d'Éon fait la réponse suivante à M. le comte de Broglie. Londres, les 13 et 18 juillet 1773. Monsieur, Vous ne pouviez guère vous adresser ici à personne plus en état de seconder et même terminer au gré de vos désirs l'affaire dont vous me parlez, parce que M. Morande est de mon pays, qu'il se fait gloire d'avoir été lié avec une partie de ma famille, en Bourgogne ; et dès son arrivée à Londres, il y a trois ans, son premier soin fut de m'écrire qu'il était mon compatriote, qu'il désirait me voir et se lier avec moi. Je refusai pendant deux mois sa connaissance, et pour cause. Depuis, il a si souvent frappé à ma porte, que je l'ai laissé entrer chez moi, de temps en temps, pour ne point me mettre à dos un jeune homme dont l'esprit est des plus turbulents et des plus impétueux, qui ne connaît ni bornes ni mesures, ne respecte ni le sacré ni le profane. Voilà quel est l'individu... Fenum habet in cornu, tu, Romane, caveto. C'est pour cela que je le tiens à une certaine distance. Il a épousé la fille de son hôtesse, qui faisait et défaisait son lit avec lui. Il en a deux enfants, et vit bien avec elle. C'est un homme qui met à composition plusieurs personnes riches de Paris par la crainte de sa plume. Il a composé le libelle le plus sanglant qui se puisse lire contre le comte de Lauraguais, avec lequel il s'est pris de querelle. A ce sujet, le roi d'Angleterre — si souvent attaqué lui-même dans les journaux — demandait, la semaine dernière, au comte de Lauraguais comment il.se trouvait de la liberté anglaise. Je n'ai pas à m'en plaindre, sire, répondit le comte ; elle me traite en roi ! Je ne suis pas instruit que de Morande travaille à l'histoire scandaleuse de la famille Dubarry ; mais j'en ai de violents soupçons. Si l'ouvrage est réellement entrepris, personne n'est plus en état que moi de négocier sa remise avec le sieur de Morande. Il aime beaucoup sa femme, et je me charge de faire faire à celle-ci tout ce que je voudrai. Je pourrais même lui faire enlever le manuscrit, mais cela pourrait faire tapage entre eux ; je serais compromis, et il en résulterait un autre tapage plus terrible. Je pense que si on lui offrait 800 guinées, il serait fort content. Je sais qu'il a besoin d'argent à présent ; je ferai tous mes efforts pour négocier à une moindre somme. Mais à vous dire vrai, monsieur, je serais charmé que l'argent lui fût remis par une autre main que la mienne, afin que, d'un côté ou d'un autre, on n'imagine pas que j'ai gagné une seule guinée sur un pareil marché. 3° M. d'Éon est sur le point de conclure toute cette affaire moyennant une somme de 800 livres sterling une fois payées au sieur de Morande, qui devait faire sa soumission en justice de payer 1.000 livres sterling aux pauvres de la paroisse, si, par la suite, il était convaincu dans un tribunal d'avoir fait imprimer quelque ouvrage contre le feu roi, ses maîtresses ou ses ministres. 4° M. d'Éon reçoit une autre lettre du comte de Broglie, en date du 26 août 1773, approuvée par le roi, et par laquelle on lui mande de suspendre sa négociation avec Morande, attendu que le fameux comte Dubarry avait pris d'autres mesures ; mais de veiller sur la conduite et sur l'imprimerie de Morande. 5° Des émissaires secrets de la connétablie arrivent à Londres pour tâcher d'enlever Morande. Cela ne réussit pas, et les émissaires épouvantés fuient promptement à Paris. 6° Le sieur Caron de Beaumarchais, blâmé au Parlement de Paris, sur le point d'être appréhendé au corps pour l'exécution de l'arrêt, se réfugie dans la garde-robe du roi, asile digne d'un tel personnage. 7° M. de La Borde, valet de chambre du feu roi, confie au sieur de Beaumarchais, dans les ténèbres de la garde-robe, que le cœur du roi est attristé par un vilain libelle que compose à Londres le vilain Morande, sur les amours de la charmante Dubarry. 8° Aussitôt le cœur romanesque et gigantesque du sieur Caron s'enfle et se remplit des idées les plus chimériques ; son ambition s'élève aussi haut que les flots de la mer qu'il doit traverser ; il conçoit l'espérance de réussir dans le dessein de flatter les amours de son maître, d'abaisser ses ennemis et d'élever sa fortune. Il communique à La Borde son projet d'aller à Londres secrètement corrompre par or le corrompu Morande : le projet est communiqué par La Borde à Louis XV, qui daigne l'approuver. 9° En conséquence, le sieur Caron de Beaumarchais arrive à Londres incognito, escorté du comte de Lauraguais in publico. 10° Le jour de leur arrivée, le sieur de Morande vint chez M. d'Éon lui dire que deux seigneurs français sont arrivés le matin chez lui, les poches pleines d'or, pour l'engager à supprimer ses mémoires contre Mme la comtesse Dubarry ; mais que, ne voulant rien conclure sans avoir l'avis de M. d'Éon, puisque le premier il avait négocié cette affaire, ces deux seigneurs étaient dans leur carrosse au coin de là rue où demeurait M. d'Éon, et désiraient conférer avec lui, avant de rien conclure avec Morande. 11° M. d'Éon demande à Morande les noms de ces seigneurs français qui attendaient en leur carrosse dans la rue, et s'ils avaient des lettres de personnes en place à Versailles ou à Paris, pour lui. Le sieur de Morande déclare que ces seigneurs veulent garder le plus parfait incognito. 12° Alors M. d'Éon répond qu'il ne veut point conférer avec des seigneurs ou personnes inconnues ; que ce pouvait être des émissaires de la police qui lui feraient dire ce qu'il ne voulait ni dire, ni penser ; que la matière des amours des rois était fort délicate pour tout le monde ; que d'ailleurs le public se moquerait de lui, d'Éon.. si, après avoir été longtemps secrétaire d'ambassade, puis ministre plénipotentiaire, il négociait avec des inconnus, qui pouvaient être des espions ou des aventuriers ; que le seul conseil qu'il pouvait donner au sieur Morande, sachant qu'il était chargé d'une femme, d'enfants, de domestiques et de dettes dans un pays aussi cher que Londres, et connaissant le danger de son métier qu'il compara à celui d'un voleur de grand chemin, il fallait faire contribuer la voiture la plus dorée qu'il trouverait sur la route ; que la voiture de lui, d'Éon, ne portait que 800 livres sterling pour le sacrifice de son libelle ; que si la voiture des seigneurs inconnus, attendant dans la rue, était plus chargée d'or, il pouvait faire ce que bon lui semblerait dans un pays libre, pourvu qu'il ne violât point publiquement la loi de ce pays. 13° Peu de jours après, M. d'Éon apprit que ces deux seigneurs inconnus étaient le seigneur inconnu Caron de Beaumarchais et le seigneur très-illustre et très-connu Louis-François Brancas, comte de Lauraguais ; et qu'au nom de Louis XV ils avaient conclu un traité avec le sieur Charles Théveneau de Morande pour la suppression de son libelle, moyennant une somme de 1.500 louis comptant, 4.000 francs de pension sur la vie de Morande, et, en cas de sa mort, deux mille livres de pension sur la vie de sa femme. M. d'Éon loua beaucoup la Providence et M. de Morande sur cette bonne aventure, et lui dit, en badinant, qu'il était une bête de n'avoir pas exigé une pension sur la vie de ses enfants légitimes et bâtards, de son chien et de son chat. 14° M. de Morande ne cessant d'obséder M. d'Éon de ses visites importunes, porta ce dernier à lui dire qu'il serait curieux de connaître un homme tel que M. de Beaumarchais, parce que les mémoires qu'il avait publiés lui faisaient soupçonner, à en juger par la hardiesse du style et des pensées, qu'il y avait encore un homme à Paris. 15° Je ne pus faire sa connaissance pendant ce voyage ; mais M. de Morande l'amena chez moi dans le troisième voyage qu'il fit à Londres, et nous nous vîmes ainsi tous deux, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. 16° En mai 1775, je le vis, ce libertin, que je pourrais même appeler, sans calomnie, du nom de cet animal qui, les yeux en l'air et le grouin en terre, cherche les truffes de mon pays. Après quelques visites et conférences, il eut connaissance d'une partie de ma position politique et physique. 17° Il me fit les plus grandes offres de services à Versailles, je les acceptai. Semblable à un noyé que le feu roi et son ministre secret, par des raisons d'une sublime politique, ont, pour ainsi dire, abandonné au torrent d'un fleuve empoisonné, je me suis accroché un instant à la barque de Caron comme à une barre de fer rouge. Quoique j'aie pris la précaution d'armer ma main de gantelets, je n'ai pas laissé que d'avoir par la suite les doigts brûlés ; ainsi que je pourrais avoir les pieds brûlés, si par hasard on m'avait porté sur le mont Vésuve ou le mont Etna, tandis que la lave en descend à gros bouillons. Quoique d'Éon dise, dans ce factum, que Beaumarchais et lui ont été poussés à se voir par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer, il est probable que de la part de d'Éon il y avait autre chose que de la curiosité. Il songea vraisemblablement à se servir de Beaumarchais, qu'il voyait en faveur à Versailles, pour s'en faire un avocat auprès de M. de Vergennes, et faire présenter à ce ministre sa situation sous un nouveau jour. Pour intéresser Beaumarchais à sa cause et lui donner une marque de confiance, il lui avoua, en pleurant, qu'il était une femme[4], et cet aveu fut fait avec tant d'art que Beaumarchais ne conçut pas le moindre doute. D'Éon lui raconta l'histoire des papiers d'État dont il était dépositaire, les offres auxquelles il avait résisté, et Beaumarchais comprit aussitôt le danger auquel ses négociations secrètes, en faveur des Américains, pourraient être exposées, si d'Éon venait à livrer à des Anglais des papiers qu'il disait si graves. La cause de d'Éon se trouvait donc rattachée tout à coup à celle de Beaumarchais lui-même. Charmé d'obliger une fille aussi intéressante par ses malheurs, son courage, son esprit, et d'écarter, en même temps, un danger de son propre chemin, Beaumarchais adresse aussitôt à Louis XVI les lettres les plus touchantes en faveur de sa nouvelle amie : Quand on pense, écrit-il au roi, que cette créature tant persécutée est d'un sexe à qui l'on pardonne tout, le cœur s'émeut d'une douce compassion !... J'ose vous assurer, Sire, écrit-il une autre fois, qu'en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheurs, on l'amènera facilement à rentrer sous le joug, et à remettre tous les papiers relatifs au feu roi à des conditions raisonnables. Beaumarchais ne fut pas seul dupe des aveux de d'Éon. Son ami Gudin, qui l'accompagnait, fut dupe comme lui. Dans ses Mémoires inédits sur Beaumarchais, il raconte qu'il rencontra cette femme intéressante à un dîner chez le lord-maire Wilkes. Elle m'avoua, dit-il, en pleurant — il paraît, dit M. de Loménie, que c'était la manière de d'Éon —, qu'elle était femme et me montra ses jambes couvertes de cicatrices, restes de blessures qu'elle avait reçues, lorsque, renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps, et la laissa mourante dans la plaine. Enfin, Morande lui-même, ce rusé coquin dont l'amitié et la correspondance étaient un opprobre pour l'auteur du Mariage de Figaro, a dit Mirabeau, Morande tomba aussi dans le piège. Comment trois hommes aussi fins, aussi expérimentés en pareille matière, ont-ils pu prendre un ancien dragon pour une fille, c'est une des mystifications les plus étonnantes que nous offre l'histoire du dix-huitième siècle, si féconde en drôleries. Nous verrons Morande expliquer sa crédulité personnelle, en prétendant que la chevalière d'Éon lui avait donné une preuve irrécusable de son sexe. Mais comme il fait cette assertion pour justifier son refus de se battre avec elle, elle est probablement un faux-fuyant de sa couardise. Ce qui est certain, c'est que dans tous les papiers de Beaumarchais lus par M. de Loménie, comme par nous, il n'y a pas une seule ligne qui ne prouve qu'il a été complètement trompé sur le sexe du chevalier, et, ce qui n'est pas moins étonnant, c'est que M. de Vergennes paraît l'avoir été de même. La révélation faite par d'Éon à Beaumarchais, et la conviction avec laquelle ce dernier l'avait transmise au roi, furent accueillies d'autant plus facilement par le ministre que cela venait confirmer les bruits répandus jadis par le comte de Guerchy et sur lesquels le duc de Praslin avait ouvert une enquête. Sans cette bonne foi de Louis XVI et de M. de Vergennes, on comprendrait difficilement qu'un grand gouvernement se fût prêté à une mascarade qui devait être, infailliblement, découverte urf jour. C'eût été faire de la politique de carnaval. Sous l'impression des cajoleries de d'Éon qui lui avait donné ses œuvres complètes en quatorze volumes, Beaumarchais revient à Versailles, plaide sa cause avec chaleur, demande la permission de renouer avec elle les négociations rompues, et l'obtient par la lettre suivante de M. de Vergennes[5] : J'ai sous les yeux, monsieur, le rapport que vous avez fait à M. de Sartines de notre conversation touchant M. d'Éon ; il est de la plus grande exactitude ; j'ai pris en conséquence les ordres du roi. Sa Majesté vous autorise à convenir de toutes les sûretés raisonnables que M. d'Éon pourra demander pour le paiement régulier de sa pension de 12.000 livres, bien entendu qu'il ne prétendra pas qu'on lui constitue une annuité de cette somme hors de France ; le fonds capital qui devrait être employé à cette création n'est pas en mon pouvoir, et je rencontrerais les plus grands obstacles à me le procurer ; mais il est aisé de convertir la susdite pension en une rente viagère dont on délivrerait le titre. L'article du paiement des dettes fera plus de difficulté ; les prétentions de M. d'Éon sont bien hautes à cet égard ; il faut qu'il se réduise, et considérablement, pour que nous puissions nous arranger. Comme vous ne devez pas, monsieur, paraître avoir aucune mission auprès de lui, vous aurez l'avantage de le voir venir, et par conséquent de le combattre avec supériorité. M. d'Éon a le caractère violent, mais je lui crois une âme honnête, et je lui rends assez de justice pour être persuadé qu'il est incapable de trahison. Il est impossible que M. d'Éon prenne congé du roi d'Angleterre, la révélation de son sexe ne peut plus le permettre ; ce serait un ridicule pour les deux cours. L'attestation à substituer est délicate ; cependant on peut l'accorder, pourvu qu'il se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa fidélité. Mais nous ne pouvons louer ni sa modération ni sa soumission, et, dans aucun cas, il ne doit être question des scènes qu'il a eues avec M. de Guerchy. Vous êtes éclairé et prudent, vous connaissez les hommes, et je ne suis pas inquiet que vous ne tiriez bon parti de M. d'Éon, s'il y a moyen. Si l'entreprise échoue dans vos mains, il faudra se tenir pour dit qu'elle ne peut plus réussir, et se résoudre à tout ce qui pourra en arriver. La première sensation pourrait être désagréable pour nous, mais les suites seraient affreuses pour M. d'Éon. C'est un rôle bien humiliant que celui d'un expatrié qui a le vernis de la trahison : le mépris est son partage. Je suis très-sensible, monsieur, aux éloges que vous avez bien voulu me donner dans votre lettre à M. de Sartines ; j'aspire à les mériter, et je les reçois comme un gage de votre estime, qui me flattera dans tous les temps. Comptez, je vous prie, sur la mienne et sur tous les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être très-sincèrement, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur, DE VERGENNES. Versailles, le 21 juin 1775. Cette lettre prouve que le sexe féminin du chevalier est considéré comme un fait avéré, mais qu'on ne songe point encore à lui imposer le costume de femme. Il n'en fut point parlé dans les premières négociations, et les questions d'argent étant une fois réglées, — on verra comment, — les deux négociateurs se crurent complètement d'accord. Le chevalier d'Éon remit à Beaumarchais les clés du coffre de fer renfermant les papiers déposés chez le comte Ferrers, et Beaumarchais annonça aussitôt cet heureux résultat de sa diplomatie au comte de Vergennes : Monsieur le comte, J'ai toujours éprouvé que les secrets des gouvernements étaient plus aisés à pénétrer que ceux des particuliers. Ce qu'une nation a intérêt de faire, soyez toujours certain qu'elle le fera, si elle le peut, ou si son ministère n'est pas imbécile ou vendu ; car les nations n'ont entre elles d'autre morale que la politique et d'autres lois que le droit naturel. Il n'en est pas ainsi des particuliers, dont les intérêts cachés, froissés et restreints en mille manières, doivent plutôt se deviner que s'apercevoir : d'où il suit qu'une commission ouverte est bien plus facile à remplir par un ambassadeur qu'une affaire sourde et mystérieuse par un agent secret ; et voilà mon éloge tout fait, c'est déjà quelque chose. Il serait plus touchant dans une bouche impartiale ; mais faute d'un tiers qui puisse s'en charger, j'ai ajouté l'emploi de me louer à celui de bien besogner. Il n'y a tout au plus ici qu'une demi-faute. Quoi qu'il en soit, monsieur le comte, je crois avoir au moins coupé une tête de l'hydre anglaise. Je tiens à vos ordres le capitaine d'Éon, brave officier, grand politique et rempli par la tête de tout ce que les hommes ont de plus viril. Je porte au roi les clés d'un coffre de fer bien scellé de mon cachet, bien déposé, et contenant tous les papiers qu'il importe au roi de ravoir. C'est ainsi que j'en usai envers le feu roi au sujet d'un autre expatrié dont on redoutait la plume[6]. Au moins, pendant que je vais essayer de finir auprès de vous l'œuvre commencée auprès de d'Éon, le roi et vous serez bien certains que tout reste in statu quo en Angleterre, et qu'on ne peut abuser de rien contre nous, d'ici à la fin de la négociation, que je crois à peu près finie. J'irais, dès ce moment, vous donner tous les détails de mes soins et de mon travail, si je n'étais chargé que d'un seul objet ; mais je suis à la fois chargé de quatre, et je me vois obligé de partir pour la Flandre avec milord Ferrers et dans son vaisseau. Il ne serait pas juste que le roi et M. de Sartines fussent moins contents de moi que le roi et M. de Vergennes. En politique il ne suffit pas de travailler, il faut réussir ; ou bien l'on n'obtient pour salaire, au lieu de récompense, qu'un sourire amer, et l'on n'est qu'un pauvre homme. Je vais donc tâcher de réussir ; et je ne me reposerai plus que je ne vous aie instruit du véritable état des choses en Angleterre, lequel état devient plus important à bien connaître de jour en jour ; et sitôt que je serai aussi tranquille sur les objets de M. de Sartines que je le suis déjà sur notre amazone, je me rendrai à Versailles recevoir la couronne civique et la permission de me reposer, dont je commence à sentir que j'ai grand besoin. Je profite de la première occasion sûre de faire jeter une lettre à la poste de Calais, pour vous apprendre, sans qu'on le découvre à Londres, que j'ai mis dans les mains du roi des papiers et une créature qu'on voulait faire servir contre lui à tout prix. Je dis sans qu'on le découvre à Londres, car c'est une grande question ici que de deviner ce que j'y viens faire ; mais qu'arracher d'un homme qui ne parle point et qui n'écrit point ? Je suis avec le plus respectueux dévouement, monsieur le comte, Votre très-humble et très-obéissant serviteur, BEAUMARCHAIS. Londres, le 14 juillet 1775. P. S. Voulez-vous bien, monsieur le comte, vous charger de remettre l'incluse à M. de Sartines lui-même. Et pardon. C'est dans une réponse à Beaumarchais, postérieure d'un mois (26 août 1775), que M. de Vergennes soulève la question du costume féminin. Le chevalier d'Éon était impatient d'aller à Paris, et Beaumarchais avait fait part de cette demande au ministre, qui lui répond : Quelque désir que j'aie de voir, de connaître et d'entendre M. d'Éon, je ne vous cacherai pas, monsieur, une inquiétude qui m'assiège. Ses ennemis veillent et lui pardonneront difficilement tout ce qu'il a dit d'eux. S'il vient ici, quelque sage et circonspect qu'il puisse être, ils pourront lui prêter des propos contraires au silence que le roi impose ; les dénégations et les justifications sont toujours embarrassantes et odieuses pour les âmes honnêtes. Si M. Déon voulait se travestir, tout serait dit ; c'est une proposition que lui seul peut se faire ; mais l'intérêt de sa tranquillité semble lui conseiller d'éviter, du moins pour quelques années, le séjour de la France, et nécessairement celui de Paris. Vous ferez de cette observation l'usage- que vous croirez convenable. En se servant du mot se travestir, dans la phrase que nous avons soulignée, M. de Vergennes a évidemment voulu dire s'habiller, comme le fait remarquer M. de Loménie. Il a employé un synonyme impropre, mais assez usité dans le langage familier, comme on dit encore aujourd'hui un bal travesti, pour un bal costumé. S'il en était autrement, ce mot de travestissement ne pourrait s'accorder ni avec ce que M. de Vergennes disait, dans sa lettre précédente, de la révélation du sexe du chevalier, ni avec les lettres de Beaumarchais, qui insiste continuellement sur le sexe féminin de d'Éon. Celui-ci jeta les hauts cris, quand Beaumarchais lui parla de reprendre le costume de son vrai sexe. Il ne s'était pas attendu à cette condition. Mais il n'avait pas d'argument valable pour la repousser. S'y refuser absolument, c'était s'exposer à éveiller les soupçons de Beaumarchais, qui insista d'autant plus qu'il rencontrait une résistance plus vive. Le chevalier dut donc céder. Ce fut la première punition de sa supercherie, et nous verrons que, plus tard, elle devint pour lui une véritable souffrance. Beaumarchais apprit ce nouveau succès à M. de Vergennes dans le billet suivant, daté du 7 octobre 1775 : Tout ceci m'a donné occasion de mieux connaître encore la créature à qui j'ai affaire, et je m'en tiens toujours à ce que je vous en ai dit ; c'est que le ressentiment contre les feus ministres et leurs amis de trente ans est si fort en lui[7], qu'on ne saurait mettre une barrière trop insurmontable entre les contendants qui existent. Les promesses par écrit d'être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s'enflamme toujours au seul nom de Guerchy ; la déclaration positive de son sexe, et l'engagement de vivre désormais avec ses habits de femme, est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l'ai exigé hautement et je l'ai obtenu. Avant d'avoir pu obtenir le consentement de d'Éon à ce travestissement, plus complet que ne le croyait Beaumarchais, celui-ci avait vu son crédit un moment ébranlé à Versailles. La cour hésitait encore à le suivre dans la carrière aventureuse où il la traînait, pour ainsi dire, à la remorque, quoique la Hollande et l'Espagne se fassent déjà engagées, par ses efforts, à embrasser la cause de la France et des États-Unis contre l'Angleterre. Mais l'énergie du croyant est un ressort auquel obéissent les convictions indécises, et tel devait être l'effet des lettres ci-dessous : BEAUMARCHAIS A M. DE VERGENNES Monsieur le comte, Quand le zèle est indiscret, il doit être réprimé. Lorsqu'il est agréable, il faut l'encourager ; mais toute la sagacité du monde ne pourrait pas faire deviner à celui à qui on ne répond rien quelle conduite il doit tenir. Je fis hier parvenir au roi, par M. de Sartines, un petit travail qui n'est qu'un résumé de la longue conférence que vous m'aviez accordée la veille. C'est l'état exact des hommes et des choses en Angleterre. Il est terminé par l'offre que je vous avais faite de bâillonner, pour le temps nécessaire à nos apprêts de guerre, tout ce qui, par ses cris ou son silence, peut en hâter ou retarder le moment. Il a dû être question de tout cela hier au conseil, et ce matin vous ne me faites rien dire. Les choses les plus mortelles aux affaires sont l'incertitude et la perte du temps. Dois-je attendre ici votre réponse, ou faut-il que je parte sans en avoir aucune ? Ai-je bien ou mal fait d'entamer les esprits dont les dispositions nous deviennent si importantes ? Laisserai-je à l'avenir avorter les confidences, et repousserai-je, au lieu de les accueillir, les ouvertures qui doivent influer sur la révolution actuelle ? Enfin suis-je un agent utile à mon pays ou seulement un voyageur sourd et muet ? Je ne demande point de nouvel ouvrage. J'en ai de trop sérieux à terminer en France pour mes affaires personnelles ; mais j'aurais cru manquer au roi, à vous, au devoir d'un bon Français, si j'avais laissé ignorer le bien que je puis faire, le mal que je puis empêcher. J'attendrai votre réponse à cette lettre pour partir. Si vous ne m'en faites point sur les affaires, je regarderai mon voyage comme blanc et nul, et, sans regretter mes peines, je m'en retournerai à l'instant. Je termine en quatre jours ce qui me reste à faire sur d'Éon, et je reviens sans avoir revu personne à Londres. Ils seront tous bien étonnés, mais un autre fera mieux s'il le peut. Je le souhaite de tout mon cœur. Je suis, etc., BEAUMARCHAIS. Paris, ce vendredi 22 septembre 1775. Le soir même, les ministres étaient décidés, et Beaumarchais répondait à M. de Vergennes : Paris, le samedi 23 septembre 1775. Monsieur le comte, Je pars, bien instruit des intentions du roi et des vôtres. Que Votre Excellence soit tranquille ; ce serait à moi une ânerie, impardonnable en pareille affaire, que de compromettre en rien la dignité du maître et de son ministre. Faire de son mieux n'est rien en politique, le premier maladroit en offre autant. Faire le mieux possible de la chose, est ce qui doit distinguer ici, du commun des serviteurs, celui que Sa Majesté et vous, monsieur le comte, honorez de votre confiance en un point aussi délicat. Pour des sûretés, il en faudra sans doute ; mais c'est mon affaire de les donner telles qu'en aucun cas elles ne soient jamais réversibles sur vous ni sur le roi. Pour les sommes, elles doivent être combinées, d'une part, sur le degré d'importance de mes demandes, et, de l'autre, sur l'appétit de mes joueurs. Les plus affamés sont ceux qui nous coûteront le moins, c'est la règle. Il m'est impossible d'en faire un tarif d'avance ; mais ayez pour moi la bonté d'assurer le roi que mon existence ne m'est pas plus chère que les intérêts qui me sont confiés. Je pars sans le passeport que vous avez oublié ; mais je ferai la marauderie, à Boulogne, de surcharger le mot de l'avant-dernier, que j'ai par hasard sur moi, dans l'espérance que vous voudrez bien n'en rien dire à M. le comte de La Blache, qui en tirerait un grand préjugé contre moi dans le procès qu'il doit perdre avec moi. Car c'est un terrible raisonneur que ce comte de La Blache ! Je suis, avec le plus profond respect, etc., BEAUMARCHAIS. Immédiatement après son arrivée à Londres, fut rédigé l'acte ci-dessous, intitulé Transaction : curieux contrat passé entre le gouvernement de France et le chevalier d'Éon, par lequel celui-ci abdiqua solennellement et définitivement son nom et sa qualité d'homme, et s'obligea à porter les habits du sexe féminin, dont il se déclara et se reconnut membre. Les archives du ministère des affaires étrangères nous ont procuré la première minute de cet acte, tel qu'il fut dicté par Beaumarchais, puis corrigé par lui et mademoiselle d'Éon. Cette copie originale, différant en plusieurs points de celle que nous avons trouvée dans les papiers du chevalier, nous signalerons, en notes, les variantes et les corrections, qui ne sont pas sans quelque intérêt. TRANSACTION[8] Nous, soussignés, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, chargé spécialement des ordres particuliers du roi de France, en date de Versailles, 25 août 1775, communiqués au chevalier d'Éon, à Londres, et dont copie certifiée de moi sera annexée au présent acte, d'une part : Et demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du chevalier d'Éon, écuyer, ancien capitaine de dragons, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, aide de camp des maréchal-duc et comte de Broglie, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande-Bretagne, ci-devant docteur en droit civil et en droit canon, avocat au Parlement de Paris, censeur royal pour l'histoire et les belles-lettres, envoyé en Russie avec le chevalier Douglass pour la réunion des deux cours, secrétaire d'ambassade du marquis de L'Hospital ambassadeur plénipotentiaire de France près Sa Majesté Impériale de toutes les Russies, et secrétaire d'ambassade du duc de Nivernais ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de France en Angleterre pour la conclusion de la dernière paix ; sommes convenus de ce qui suit et l'avons souscrit : Art. 1er. — Que moi, Caron de Beaumarchais ; j'exige, au nom du roi, que tous les papiers publics et secrets, qui ont rapport aux diverses négociations politiques dont le chevalier d'Éon a été chargé en Angleterre, notamment ce qui tient à la paix de 1763, correspondances, minutes, copies de lettres, chiffres, etc., actuellement en dépôt chez le lord Ferrers, comte, pair et amiral d'Angleterre, in upper Seymour street, Portman square, à Londres — dans la rue haute de Seymour, place de Portman —, toujours ami particulier dudit chevalier d'Éon pendant le cours de ses malheurs et procès en Angleterre, et lesdits papiers, renfermés dans un grand coffre de fer dont j'ai la clé, me soient remis après avoir été tous paraphés de ma main et de celle dudit chevalier d'Éon, et dont l'inventaire sera joint et annexé au présent acte, pour prouver la fidélité de la remise entière desdits papiers. Art. 2. Que tous les papiers de la correspondance secrète entre le chevalier d'Éon, le feu roi et les diverses personnes, chargées par Sa Majesté de suivre et entretenir cette correspondance, désignées dans les lettres sous les noms du substitut, du procureur, comme la personne de Sa dite Majesté y était désignée elle-même sous celui de l'avocat, etc., laquelle correspondance secrète était cachée sous le plancher de la chambre à coucher dudit chevalier d'Éon, d'où elle a été tirée par lui, le 5 octobre de la présente année, en ma présence seule, et s'est trouvée bien cachetée avec l'adresse : Au roi seul, à Versailles, sur chaque carton ou volume in-quarto ; que toutes les copies desdites lettres, minutes, chiffres, etc., me seront remises avec la -même précaution des paraphes et d'un inventaire exact, ladite correspondance secrète composant cinq cartons ou gros volumes in-quarto. Art. 3. Que ledit chevalier d'Éon se désiste de toute espèce de poursuites, juridiques ou personnelles, contre la mémoire du feu comte de Guerchy son adversaire, les successeurs de son nom, les personnes de sa famille, etc., et s'engage de ne jamais ranimer ces poursuites sous quelque forme que ce soit, à moins qu'il ne s'y voie forcé par la provocation juridique ou personnelle de quelque parent, ami, ou adhérent de cette famille, ce qui n'est pas à craindre aujourd'hui, la sagesse de Sa Majesté ayant suffisamment pourvu, d'ailleurs, à ce que ces scandaleuses querelles ne se renouvellent plus, de part ni d'autre, à l'avenir. Art : 4. Et pour qu'une barrière insurmontable soit posée entre les contendants, et retienne à jamais l'esprit de procès, de querelle personnelle, de quelque part qu'il pût se reproduire, j'exige, au nom de Sa Majesté, que le travestissement qui a caché jusqu'à ce jour la personne d'une fille sous l'apparence du chevalier d'Éon, cesse entièrement. Et sans chercher à faire un tort à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont d'un déguisement d'état et de sexe, dont la faute est tout entière à ses parents[9], rendant même justice à la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse, qu'elle a toujours tenue sous ses habits d'adoption, j'exige absolument que l'équivoque de son sexe, qui a été jusqu'à ce jour un sujet inépuisable de propos, de paris indécents, de mauvaises plaisanteries qui pourraient se renouveler, surtout en France, et que la fierté de son caractère ne souffrirait pas, ce qui entraînerait de nouvelles querelles qui ne serviraient peut-être que de prétexte à couvrir les anciennes et à les renouveler, j'exige absolument, dis-je, au nom du roi, que le fantôme du chevalier d'Éon disparaisse entièrement, et qu'une déclaration publique nette, précise et sans équivoque, du véritable sexe de Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, avant son arrivée en France, et la reprise de ses habits de fille, fixe à jamais les idées du public sur son compte ; ce qu'elle doit d'autant moins refuser aujourd'hui[10] qu'elle n'en paraîtra que plus intéressante aux yeux des deux sexes que sa vie, son courage et ses talents ont également honorés. Auxquelles conditions, je lui remettrai le sauf-conduit en parchemin, signé du roi et de son ministre des affaires étrangères, qui lui permet de revenir en France, et d'y rester sous la sauvegarde spéciale et immédiate de Sa Majesté, laquelle veut bien lui accorder, non-seulement protection et sûreté sous sa promesse royale, mais qui a la bonté de changer la pension annuelle de 12.000 livres, que le feu roi lui avait accordée en 1766, et qui lui a été payée exactement jusqu'à ce jour, en un contrat de rente viagère de pareille somme ; avec reconnaissance que les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier d'Éon pour les affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes, dont le montant lui sera remis par moi pour l'acquittement de ses dettes en Angleterre, avec l'expédition en parchemin et en bonne forme du contrat de ladite rente de 12.000 livres tournois, en date du 28 septembre 1775. Et moi, Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du chevalier d'Éon et qualités susdites, je me soumets à toutes les conditions imposées ci-dessus au nom du roi, uniquement pour donner à Sa Majesté les plus grandes preuves possibles de mon respect et de ma soumission, quoiqu'il m'eût été bien plus doux qu'elle eût daigné m'employer de nouveau dans ses armées ou dans la politique, selon mes vives sollicitations et suivant mon rang d'ancienneté. Et puisqu'à quelques vivacités près, qu'une défense légitime et naturelle, et le plus juste ressentiment, rendaient en quelque façon excusables, Sa Majesté veut bien reconnaître que je me suis toujours comporté en brave homme comme officier, et en sujet laborieux, intelligent et discret, comme agent politique. Je me soumets à déclarer publiquement mon sexe, à laisser mon état hors de toute équivoque, à reprendre et porter jusqu'à la mort mes habits de fille[11], à moins qu'en faveur de la longue habitude où je suis d'être revêtue de mon habit militaire, et par tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me laisser reprendre ceux des hommes, s'il m'est impossible de soutenir la gêne des autres, après avoir essayé de m'y habituer à l'abbaye royale des dames bernardines de Saint-Antoine-des-Champs, à Paris, ou à tel autre couvent de filles que je voudrai choisir, et où je désire me retirer pen dant quelques mois en arrivant en France. Je donne mon entier désistement à toutes poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy et ses ayant-cause, promettant de ne jamais les renouveler, à moins que je n'y sois forcée par une provocation juridique, ainsi qu'il est dit ci-dessus. Je donne de plus ma parole d'honneur que je remettrai à M. Caron de Beaumarchais tous les papiers publics et secrets, tant de l'ambassade que de la correspondance secrète désignée ci-dessus, sans en réserver ni retenir un seul, aux conditions suivantes, auxquelles je supplie Sa Majesté de vouloir bien permettre qu'on souscrive en son nom. 1° Qu'en reconnaissant que la lettre du feu roi, mon très-honoré seigneur et maître, en date de Versailles, du 1er avril 1766, par laquelle il m'assurait 12.000 livres de pension annuelle, en attendant qu'il me plaçât plus avantageusement, ne peut plus me servir de titre pour toucher ladite pension, qui se trouve changée très-avantageusement pour moi par le roi, son successeur, en un contrat viager de pareille somme, l'original de ladite lettre restera en ma possession, comme témoignage honorable que le feu roi a daigné rendre à ma fidélité, à mon innocence et à ma conduite irréprochable dans tous mes malheurs, et dans toutes les affaires qu'il a daigné me confier, tant en Russie, qu'à l'armée et en Angleterre ; 2° Que l'original de la reconnaissance que M. Durand, ministre plénipotentiaire en Angleterre, m'a donnée à Londres, le 11 juillet 1766, de la remise volontaire, fidèle et intacte, faite par moi entre ses mains, de l'ordre secret du feu roi, en date de Versailles le 3 juin 1763, restera dans mes mains, comme un témoignage authentique de la soumission entière avec laquelle je me suis dessaisie d'un ordre secret de la main de mon maître, qui faisait seul la justification de ma conduite en Angleterre, que mes ennemis ont tant nommée opiniâtre, et que, dans leur ignorance de ma position extraordinaire vis-à-vis le feu roi, ils ont même osé qualifier de traître à l'État ; 3° Que Sa Majesté, par une grâce particulière, daignera, ainsi que faisait le feu roi, se'faire informer, tous les six mois, du lieu que j'habite et de mon existence, afin que mes ennemis ne soient jamais tentés de rien entreprendre de nouveau contre mon honneur, ma liberté, ma personne et ma vie ; 4° Que la croix de Saint-Louis, que j'ai acquise au péril de ma vie dans les combats, sièges et batailles où j'ai assisté, où j'ai été blessée et employée, tant comme aide de camp du général, que comme capitaine de dragons et des volontaires de l'armée de Broglie, avec un courage attesté par tous les généraux sous lesquels j'ai servi, ne me sera jamais enlevée, et que le droit de la porter, sur quelque habit que j'adopte, me sera conservé jusqu'à ma mort. Et s'il m'était permis de joindre une demande respectueuse à ces conditions, j'oserais observer qu'à l'instant où j'obéis à Sa Majesté, en me soumettant à quitter pour toujours mes habits d'homme, je vais me trouver dénuée de tout, linge, habits, ajustements convenables à mon sexe ; et que je n'ai pas d'argent pour me procurer seulement les plus nécessaires, M. de Beaumarchais sachant bien à qui doit passer tout celui qu'il destine au paiement de partie de mes dettes, dont je ne veux pas toucher un sou moi-même. En conséquence, et quoique je n'aie pas droit à de nouvelles bontés de Sa Majesté, je ne laisserai pas de solliciter auprès d'elle la gratification d'une somme quelconque pour acheter mon trousseau de fille ; cette dépense soudaine, extraordinaire et forcée ne venant point de mon fait, mais uniquement de mon obéissance à ses ordres. Et moi, Caron de Beaumarchais, toujours en la qualité ci-dessus spécifiée, je laisse à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont l'original de la lettre si honorable que le feu roi lui a écrite de Versailles, le 1er avril 1766, en lui accordant une pension de douze mille livres, en reconnaissance de sa fidélité et de ses services. Je lui laisse de plus l'original de M. Durand, lesquelles pièces ne pourraient lui être enlevées, de ma part, sans une dureté qui répondrait mal aux intentions pleines de bonté et de justice que Sa Majesté montre aujourd'hui pour la personne de ladite demoiselle Charles, etc., etc., d'Éon de Beaumont. Quant à la croix de Saint-Louis, qu'elle désire conserver avec le droit de la porter sur ses habits de fille, j'avoue que, malgré l'excès de bonté avec lequel Sa Majesté a daigné s'en rapporter à ma prudence, à mon zèle et à mes lumières pour toutes les conditions à imposer en cette affaire, je crains d'outrepasser les bornes de mes pouvoirs, en tranchant une question aussi délicate. D'autre part, considérant que la croix de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis a toujours été regardée uniquement comme la preuve et la récompense de la valeur guerrière, et que plusieurs officiers, après avoir été décorés, ayant quitté l'habit et l'état militaire pour prendre ceux de prêtre ou de magistrat, ont conservé sur les vêtements de leur nouvel état, cette preuve honorable qu'ils avaient dignement fait leur devoir dans un métier plus dangereux, je ne crois pas qu'il y ait d'inconvénient à laisser la même liberté à une fille valeureuse qui, ayant été élevée par ses parents sous des habits virils, et ayant bravement rempli tous les devoirs périlleux que le métier des armes impose, a pu ne connaître l'habit et l'état abusifs sous lesquels on l'avait forcée à vivre, que lorsqu'il était trop tard pour en changer, et n'est point coupable pour ne l'avoir point fait jusqu'à ce jour. Réfléchissant encore que le rare exemple de cette fille extraordinaire sera peu imité par les personnes de son sexe, et ne peut tirer à aucune conséquence ; que si Jeanne d'Arc, qui sauva le trône et les États de Charles VII, en combattant sous des habits d'homme, eût, pendant la guerre, obtenu, comme ladite demoiselle d'Éon de Beaumont, quelques grâces ou ornements militaires, tels que la croix de Saint-Louis, il n'y a pas d'apparence que, ses travaux finis, le roi, en l'invitant à reprendre les habits de son sexe, l'eût dépouillée et privée de l'honorable prix de sa valeur, ni qu'aucun galant chevalier français eût cru cet ornement profané, parce qu'il ornait le sein et la parure d'une femme qui, dans le champ d'honneur, s'était toujours montrée digne d'être un homme. J'ose donc prendre sur moi, non en qualité de ministre d'un pouvoir dont je crains d'abuser, mais comme un homme persuadé de la vérité des principes que je viens d'établir ; je prends sur moi, dis-je, de laisser la croix de Saint-Louis et la liberté de la porter sur ses habits de fille, à demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, sans que j'entende lier Sa Majesté par cet acte, si elle désapprouvait ce point de ma conduite, promettant seulement, en cas de difficulté, à ladite demoiselle d'Éon, d'être son avocat auprès de Sa Majesté, et d'établir, s'il le faut, son droit à cet égard, que je crois légitime, par une requête où je le ferais valoir du plus fort de ma plume et du meilleur de mon cœur. Quant à la demande, que ladite demoiselle d'Éon de Beaumont fait au roi, d'une somme pour l'acquisition de son trousseau de fille, quoique cet objet ne soit pas entré dans mes instructions, je ne laisserai pas de le prendre en considération, parce qu'en effet cette dépense est une suite nécessaire des ordres que je lui porte db reprendre les habits de son sexe. Je lui alloue donc, pour l'achat de son trousseau de fille, une somme de 2.000 écus, à condition qu'elle n'emportera de Londres aucun de ses habits, armes et nul vêlement d'homme, afin que le désir de les reprendre ne soit pas sans cesse aiguisé par leur présence ; consentant seulement qu'elle conserve un habit uniforme complet du régiment où elle a servi, le casque, le sabre, les pistolets et le fusil avec sa baïonnette, comme un souvenir de sa vie passée, ou comme on conserve les dépouilles chéries d'un objet aimé qui n'existe plus. Tout le reste me sera remis à Londres pour être vendu, et l'argent employé selon le désir et les ordres de Sa Majesté. Et cet acte a été fait double entre nous Pierre-Augustin-Caron de Beaumarchais, et Charles-Geneviève-Louise-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont, sous seing-privé, en lui donnant de chaque part toute la force et consentement dont il est susceptible ; et y avons chacun apposé le cachet de nos armes, à Londres, le cinquième jour du mois d'octobre 1775[12]. Signés : CARON DE BEAUMARCHAIS. D'ÉON DE BEAUMONT. La transaction rédigée, dit le chevalier d'Éon, nous fîmes, ou plutôt le paresseux Beaumarchais me laissa faire moi-même l'inventaire que je voulus de mes papiers ministériaux et secrets ; puis il fit à milord Ferrers partie de son paiement ; puis, content de lui-même, il repartit comme un éclair, et pour la quatrième fois, à Versailles. Bientôt il revint, pour la cinquième fois, rapportant les pièces suivantes après l'exhibition desquelles fut -signée, le 4 novembre 1775, notre transaction dont elles étaient le complément indispensable. C'étaient : 1° la copie de la commission royale et officielle donnée à Beaumarchais, et établissant ses pouvoirs ; 2° la permission authentique accordée à mademoiselle d'Éon de rentrer en France avec sauf-conduit et garantie solennelle de sûreté promise à sa personne ; 3° l'ordre à mademoiselle d'Éon de reprendre les habits de son sexe, avec la permission octroyée et consentie par le roi de porter la croix de Saint-Louis sur ses habits de femme. Nous renvoyons à la fin de ce volume ces documents curieux par le fond et par la forme[13]. Un mois après l'arrivée de toutes ces pièces de sa transmutation sexuelle, destinées à mettre sa métamorphose parfaitement en régie, le chevalier d'Éon écrivit au comte de Broglie, son vieux chef dans la carrière de la politique et des armes : A Londres, le 5 décembre 1775. Monsieur le comte, Il est temps de vous désabuser. Vous n'avez eu pour capitaine de dragons et aide de camp en guerre et en politique, que l'apparence d'un homme. Je ne suis qu'une fille, qui aurais parfaitement soutenu mon rôle jusqu'à la mort, si la politique et vos ennemis ne m'avaient pas rendue la plus infortunée des filles, ainsi que vous le verrez par les pièces ci-jointes. Vous connaîtrez, par la facilité que j'aurai à me détacher du monde, que je n'y demeurais que pour vous ; et puisque je ne puis plus travailler ni combattre sous vos ordres et ceux de monsieur le maréchal votre frère, je renoncerai sans peine à ce monde trompeur, qui cependant ne m'a jamais séduite que dans ma jeunesse si tristement passée. Je ne crois plus qu'on puisse mourir de douleur, puisque j'ai eu la force d'y résister. Je ne sais pas si je pourrai encore soutenir longtemps ce cruel assaut, étant dans mon lit malade depuis un an. Je suis avec respect, monsieur le comte, votre très-humble et très-obéissant serviteur, Geneviève-Louise-Auguste D'ÉON DE BEAUMONT. P. S. Vous avez paru étonné, monsieur le comte, que M. de Beaumarchais se soit mêlé de mes affaires ; mais vous cesserez de l'être quand vous saurez que cela a été par la volonté du roi et de M. le comte de Vergennes, et qu'il m'a été enjoint de n'écrire à personne sur l'arrangement de mes affaires qu'il ne soit terminé. Il le sera bientôt, et d'une façon bien différente du plan extraordinaire apporté par le petit marquis de Prunevaux. |
[1] Archives des affaires étrangères.
[2] Voir à la fin de ce volume celles de ces lettres qui nous ont paru les plus intéressantes.
[3] Archives des affaires étrangères.
[4] Voir les Pièces justificatives n° 4 et 6, dans lesquelles d'Éon écrit à Beaumarchais : Je confesse avec plaisir, quoique avec douleur, la honte et les larmes que l'aveu et la déclaration de ma propre faiblesse m'ont arrachées, etc. Et : Je vous ai découvert le mystère de mon sexe et donné mon portrait.
[5] Beaumarchais et son temps.
[6] Morande.
[7] Ce mot en lui était le résultat de l'habitude où l'on avait été jusqu'alors de considérer d'Éon comme un homme.
[8] Dictée par M. de Beaumarchais, puis corrigée par lui et le chevalier d'Éon. (Note de d'Éon.)
[9] A son père et à son oncle.
[10] Que son sexe a été prouvé par témoins, médecins, chirurgiens, matrones et pièces juridiques. (Phrase ajoutée en marge par le chevalier d'Éon, puis rayée par Beaumarchais.)
[11] Que j'ai déjà portés en diverses occasions connues de Sa Majesté. (Retranché par Beaumarchais.)
[12] Cette transaction ne fut réellement signée que le 4 novembre, après le retour de Beaumarchais, qui rapporta de Paris les pièces et autorisations nécessaires. Mais M. d'Éon étant né le 5 octobre 1728, et ladite transaction lui donnant une existence conforme à son véritable sexe, M. de Beaumarchais voulut faire à Mlle d'Éon la galanterie de donner à cette pièce, qui était pour elle une espèce de nouvel acte baptistaire, la date du jour même de sa naissance. (Note du chevalier d'Eon.)
[13] Voir aux n° 16, 17 et 18 des Pièces justificatives.