Louis XV venant au secours du chevalier d'Éon. — Lettres du contrôleur général et du duc de Choiseul. — Complot contre le chevalier d'Éon. — De l'opium dans son vin. — Il est gravement incommodé. — Proposition de promenade à Westminster. — Prudence de d'Éon. — Le serrurier et l'empreinte d'une serrure. — Déménagement. — Le chevalier d'Éon à Louis XV. — Le duc de Praslin envoie à Londres une demande d'extradition et des exempts pour s'emparer du chevalier d'Éon. — Double jeu de Louis XV. — Il écrit au comte de Guerchy et prévient le chevalier d'Éon. — Mesures de défense. — On refuse l'extradition. — Découragement du comte de Guerchy. — Il cherche à capituler. — Son parlementaire est pris de terreur panique à la seule vue du chevalier d'Éon. — Lettre de celui-ci au comte de Guerchy. — Il refuse de rendre ses papiers sans un ordre exprès du roi. — Lettre de M. de Guerchy à Louis XV, et note du sieur Monin. — Billet du roi à M. Tercier. — Persécution du ministère français contre le chevalier d'Éon, ses parents et ses amis. — Il est déclaré traître, rebelle à l'État, et privé de ses appointements. — Sa résignation et son dévouement silencieux à la volonté de Louis XV. — Il est abandonné de ses amis. — Lettre à sa mère. Cependant le but du comte de Guerchy, qui était de livrer à Mme de Pompadour le chevalier d'Éon et ses papiers, n'était point encore atteint. Impatient de remplir cette partie secrète et capitale de sa mission, l'ambassadeur presse le plus qu'il peut le départ du ministre plénipotentiaire, et sollicite de la cour de Saint-James qu'elle veuille bien avancer le jour consacré d'ordinaire aux audiences royales de congé. Je reçus, dit le chevalier d'Éon, de milord Halifax, un petit billet ainsi conçu : Milord Halifax fait bien
ses compliments à monsieur le chevalier d'Éon, et a l'honneur de lui faire
savoir, qu'à cause de quelques affaires qui sont survenues, il sera plus de
la convenance du roi de donner à monsieur d'Éon son audience demain mercredi
que vendredi prochain. A Saint-James, le 25 octobre 1763. Ce billet est une preuve que mon séjour à cette cour était un terrible fardeau sur les épaules et le cœur du comte de Guerchy. Ce poids lui paraissait dès lors si lourd, qu'il n'eut pas la patience d'attendre du mardi au vendredi. Il fait des vœux et des prières pour que mon audience soit avancée de deux jours et fixée au mercredi ! Le ciel n'a pas exaucé ce vœu injuste et téméraire. Nous sommes dans le mois de février 1764, et je n'ai point encore pris mon audience de congé. Dieu seul sait quand je la prendrai ; suivant toute apparence, M. de Guerchy me donnera l'exemple. Retenu à Londres, et contraint par l'ordre secret de Louis XV de désobéir à l'ordre patent du roi, le chevalier d'Éon se trouvait dans une situation délicate et difficile. Ne pouvant dévoiler le motif de sa résistance, il chercha à la justifier, à l'aide de prétextes plausibles en apparence. Il s'empara de tous les incidents qu'il trouva sous sa main, et se retrancha dans toutes les chicanes et les fins de non-recevoir que son esprit inventif put déterrer. La première difficulté à laquelle il s'accrocha fut le genre de la signature apposée au bas de son ordre de rappel. Mais c'est une signature grillée, lui dit le comte de Guerchy. — Eh bien, se laissera griller qui voudra, répond le facétieux chevalier estocant, cette fois, du calembour ; mais moi, je ne me laisse pas rôtir si facilement ! Député et institué par acte autographe du souverain, il ne se reconnaît valablement rappelé et destitué que par acte de même forme, en vertu de ce principe de droit qui porte : res eodent modo dissolvi debent quo fuerunt colligatœ. Il déclare, en conséquence, vouloir attendre des ordres ultérieurs. Il n'y eut que ce mot, ajoute-t-il, qui fut capable de faire reculer mon adversaire acharné ; et sans cet adjectif masculin, qui tomba d'aplomb sur son esprit novice, et dont il fut tout étourdi, je courais risque d'être vaincu. Louis XV prêta secours à la défense du chevalier d'Éon. Afin de fournir des armes à sa résistance, le monarque lui fit écrire par le contrôleur général des finances, puis par le duc de Choiseul pour lui demander un nouveau travail au nom du roi, et le prier, de continuer sa correspondance. C'était une autorisation implicite de séjour à Londres, et une façon détournée de contremander d'un côté ce qui était ordonné de l'autre. Enhardi par ce renfort que lui envoyait le roi contre sa propre armée, le chevalier d'Éon refusa de plus en plus de partir. Désespérant de forcer dans ses retranchements un ennemi plus habile que lui, le comte de Guerchy résolut de vaincre par la trahison celui qu'il ne pouvait vaincre par la persuasion. Aux menaces succédèrent des propositions de paix. Le chevalier d'Éon reparut dans les salons de l'hôtel de l'ambassade, et le vendredi 27 octobre il reprit sa place à la table de l'ambassadeur. C'était ce qu'attendait celui-ci pour l'exécution de son complot. Le comte de Guerchy savait que le chevalier d'Éon buvait ordinairement, et de préférence à tous autres vins, du vin de Tonnerre, sa patrie. Basant ses calculs sur le goût bien connu de son hôte, le comte de Guerchy fit introduire une certaine quantité d'opium dans une bouteille de bourgogne vieux, par son écuyer Chazal, lequel avait eu, même avant l'arrivée du comte de Guerchy, une discussion d'intérieur avec le chevalier d'Éon. Celui-ci, qui n'était endurant avec qui que ce fût, et beaucoup moins encore avec la haute ou basse livrée, redressa lestement et vertement le valet, dont l'insolence avait devancé et comme annoncé celle de son maître ; le valet lui gardait rancune. Ce fut à cet homme que le comte de Guerchy confia la perpétration de son complot, aussi inhabilement conçu qu'imprudemment exécuté. L'opium fut mêlé au vin en trop forte ou trop faible dose, et l'effet produit se trouva, par cette cause, au delà ou en deçà du but. Averti par les premiers symptômes du mal, surpris soudain à l'épigastre par des douleurs cuisantes qui, suivant son expression, lui mirent le ventre en feu ; tombé dans une sorte de somnolence, il conserva toutefois assez de présence d'esprit pour entrevoir le piège, et assez de force pour y échapper. Nous disons le piège, car sa première pensée n'alla pas plus loin. Il estima qu'on avait tenté de le plonger dans un sommeil profond, léthargique, à la faveur duquel on l'eût enlevé, lui et ses papiers, et porté sur la Tamise, où probablement un bâtiment l'attendait et l'eût conduit hors d'Angleterre, avant même qu'il eût reprit ses sens. Appréciation faite des documents et des choses, nous partageons ce sentiment primitif du chevalier d'Éon ; mais quelque temps après, il changea d'opinion. La révélation inattendue d'un homme, que déjà nous avons vu jouer un rôle mystérieux dans cette histoire, vint modifier son jugement, en lui faisant soupçonner un crime. Nous apprécierons en son lieu cette révélation qui dut, en vertu de sa gravité même, agir profondément sur une tête exaspérée par tant d'indignes manœuvres, et obtenir une facile créance d'un cœur aigri par tant de mauvais traitements. Le chevalier d'Éon raconte ainsi lui-même le dîner du comte de Guerchy, et les divers incidents qui l'ont précédé et suivi, dans une dépêche qu'il envoya tout exprès à Paris par son ami de La Rozière, et intitulée : NOTE SECRÈTE ET IMPORTANTE POUR L'AVOCAT (le roi) ET SON SUBSTITUT (le comte de Broglie) Londres, le 18 novembre 1763. M. de la Rozière peut vous rendre compte de tous les tours, détours, prières, menaces, promesses, etc., que le comte de Guerchy m'a faits pour tâcher de découvrir le motif secret de ma conduite. Il vous instruira également de la façon dont j'ai éludé toutes ses questions, et le peu de cas que j'ai fait de ses promesses et menaces. Je ne crois pas qu'il soit possible de conduire les choses plus loin que je l'ai fait, ni que jamais ambassadeur, ni même aucun homme dans le monde ait été plus humilié et plus mystifié que le comte de Guerchy. Quant à ses menaces, je m'en suis moqué ; en parlant à sa personne, je lui ai dit que je l'attendais de pied ferme, et que quand il viendrait à la tête d'un second détachement aux gardes, je ne l'attaquerais point dans les rues, mais que s'il voulait entrer chez moi, il verrait comme je le recevrais à ma porte. Je n'ai chez moi que huit sabres turcs, quatre paires de pistolets et deux fusils turcs, le tout pour le peigner à la turque ; ma porte est étroite, et l'on ne peut y entrer qu'un à un. D'ailleurs je suis toujours ministre plénipotentiaire, puisque je n'ai pas pris mes audiences de congé ; et, si je veux, je ferai ici une défense politique pendant une année entière, avant que de les prendre : il ne s'agit que d'avoir un peu d'argent pour mon logement, ma nourriture, etc. La Rozière peut vous dire encore que je me suis fait dix-huit points d'appui ou redoutes politiques, qu'il faut emporter avant de me forcer à prendre congé. Il n'y a que moi et la Rozière, s'il s'en souvient, qui connaissions mes points de défense ; et dès la première attaque que le comte de Guerchy et milord Halifax ont voulu me faire, j'ai démasqué une première redoute, et ils ont eu le nez cassé. M. de Guerchy, le S... et le M... étant donc enragés de mon séjour à cette cour, où le roi, la reine et toute la famille royale me traitent toujours aussi bien qu'à l'ordinaire, et ne sachant à quel saint se vouer pour me forcer à la retraite, ont imaginé les ressources les plus noires de l'injustice et de l'iniquité. 1° Le procureur a dû mettre sous les yeux de l'avocat et de son substitut toutes les basses tracasseries que l'on m'a faites, pour les dépenses de la maison de Guerchy : je lui ai envoyé copie du tout ; s'il ne l'a pas montrée, ce n'est pas ma faute. 2° Comme on a appris apparemment que je ne donnais pas au général de Rosback, de la campagne de 1762, tous les éloges qu'il mérite, parce que j'aime mieux qu'un prince maréchal, ou maréchal prince, soit humilié que le roi mon maître et toute la nation française, on a envoyé ici — et il n'est pas difficile d'en deviner le principal auteur — plusieurs coquins et espions pour s'introduire chez moi, et pour espionner mes discours qu'on a beaucoup envenimés. A la tête de ces espions était le sieur de Vergy, dont mon mémoire imprimé vous mettra au fait ; et M. de la Rozière vous expliquera clairement les abominables complots dont Guerchy est l'indigne complice. 3° Le duc de Nivernais m'a écrit au mois de septembre dernier, que si je ne me prêtais pas à ce qu'on exigeait de moi, on me ruinerait en France. Il y a déjà très-longtemps qu'on me suscite dans mon pays des affaires auxquelles je n'aurais pas dû m'attendre, comme, par exemple, de me faire mille chicanes et procès pour m'empêcher de rentrer dans les biens de mon père, d'exciter des créanciers contre moi, de vouloir me faire mettre à la taille, tandis que je n'y ai jamais été mis, lors même que je n'étais pas au service du roi. 4° Le vendredi 28 octobre, le comte de Guerchy fut dîner chez milord Sandwich, et je dînai ce jour-là à l'hôtel de France où il n'y avait que la comtesse de Guerchy, sa fille, M. de Blosset, le comte d'Allonville et M. Monin. Aussitôt après dîner, la comtesse sortit avec sa fille, pour aller faire des visites. Je restai avec ces messieurs qui se mirent à causer comme des pies borgnes. Peu de temps après, je me sentis incommodé et un grand assoupissement. Lorsque je sortis de l'hôtel, je trouvai une chaise à porteurs que l'on m'offrit ; je n'en voulus point. Je fus chez moi à pied, où je me mis à dormir malgré moi auprès du feu, dans un fauteuil. Je fus obligé de me coucher de bonne heure, parce que je me trouvai encore plus incommodé, comme si j'avais le feu dans le ventre ! Je me couchai, et moi qui suis toujours levé à six ou sept heures, j'étais encore endormi le lendemain à midi, lorsque M. de la Rozière vint m'éveiller à grands coups de pieds dans ma porte. Les suites m'ont fait découvrir que M. de Guerchy, qui a son chirurgien avec lui, a fait mettre au moins de l'opium dans mon vin, comptant qu'après dîner je tomberais dans un profond sommeil, que l'on me mettrait endormi dans une chaise à porteurs, et qu'au lieu de me porter chez moi, on me porterait sur la Tamise où vraisemblablement il y a un bateau ou un bâtiment prêt pour m'enlever. Depuis plus de quinze jours, je suis très-fort incommodé ; j'ai même à présent la tête et une partie du corps en feu, et une espèce de bile répandue. La Rozière peut vous certifier le fait. Le lendemain de la prise de mon breuvage, M. Monin vint me voir et dîner avec moi. Je lui parlai de mon incommodité ; il me dit qu'il avait ressenti presque le même mal, mais pas si violent. Quelques jours après, le comte de Guerchy vint me voir avant neuf heures du matin, avec ses deux aides de camp, tous deux en frac et l'ambassadeur en redingote. Ils examinèrent beaucoup mon petit logement ; et comme il y avait dans une petite salle quatre gravures représentant le roi avec la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture, le tout dédié à madame de Pompadour, le chevalier d'Allonville commença par dire : Ah ! monsieur le comte, voyez donc, des médaillons chez M. d'Éon dédiés à Mme de Pompadour ! Je répondis : Pourquoi pas ! Est-ce que vous croyez que Mme de Pompadour me fait peur ? Elle ne m'a jamais fait ni bien, ni mal ; je n'ai pas peur des belles dames. Ensuite l'ambassadeur me demanda ce que j'avais ; je lui répondis avec une franchise bourguignonne : Depuis que j'ai dîné le 28 chez Votre Excellence, je me trouve fort incommodé ; apparemment que vos marmitons n'ont pas soin de bien nettoyer leurs marmites et leurs casseroles. Voilà ce que c'est que d'avoir un grand étalage de maison : on est souvent empoisonné sans le savoir et le vouloir ! J'ai tenu le même discours à tous ceux qui me sont venus voir, ainsi qu'à mon médecin et à mon chirurgien. Le comte de Guerchy répondit : J'ai bien recommandé à mon maître d'hôtel d'avoir l'œil sur la cuisine ; ces messieurs se sont trouvés aussi incommodés, et pareillement M. Monin. L'ambassadeur me dit ensuite : Nous allons nous promener à Westminster — c'est une abbaye qui est sur le bord de la Tamise ! — si vous n'aviez pas été incommodé, je vous aurais proposé de venir avec nous. Quelque temps après, le chevalier d'Allonville me dit : Monsieur d'Eon vous n'allez plus à la comédie ? Je répondis : Non, puisque je suis malade. La visite de si bon matin de l'ambassadeur en redingote, et de ses deux aides de camp en frac, les propos de ces messieurs, l'examen de mon appartement, les discours de M. de Blosset, qui répondit à mon portier lorsqu'il demanda qui c'était, à la porte : Ouvrez, c'est le maître de la maison, etc., tout cela m'annonçait quelque scène à laquelle j'étais bien préparé, parce que je suis toujours prêt. Heureusement une personne de mes amis, qui se trouvait dans ma chambre, déconcerta les projets militaires du grand général Guerchy ; et ce qui le déconcerta encore plus, c'est que, sous prétexte de faire apporter des chaises, je montai vite chez mon cousin ; je lui dis de se tenir alerte, sous les armes, et d'avertir également M. Boucher, mon secrétaire, et le portier de n'ouvrir la porte que lorsque je le lui dirais. Enfin l'ambassadeur voyant qu'il avait raté son coup, resta peu et partit. Deux jours après, mon domestique me dit le matin : Monsieur, voilà le serrurier qui vient raccommoder la porte de votre chambre à laquelle il manque des vis. Je sentis ce que cela voulait dire ; mais je ne dis rien. Je fis entrer le serrurier ; je fis semblant de travailler comme si de rien n'était, et ne perdis pas de vue ma porte. Le serrurier, qui travaille pour l'hôtel de Guerchy, fut chercher de l'huile pour huiler la serrure qui n'en avait pas besoin ; la clé était en dedans de ma chambre, il la prit pour la mettre en dehors, et je lui vis prendre fort lestement l'empreinte de cette clé sur de la cire. Je me possédai assez pour lui demander simplement combien il lui fallait pour sa peine. Toute cette manœuvre, jointe à toutes celles qu'on a employées pour séduire mes domestiques ; deux chaises à porteurs qui étaient toujours devant ma porte, sans que je les eusse demandées, etc., m'ont déterminé, dès le lendemain au soir, à emporter subito mes valises avec tous mes papiers, et à aller demander un asile à M. de la Rozière, mon parent — il l'est en effet du côté de M. Montbéliard —. Le lendemain matin, mon déménagement s'est fait ; et qui est-ce qui a été étonné ? c'est le comte de Guerchy et toute sa clique ! L'ambassadeur fut si furieux qu'il m'écrivit le lendemain de venir lui rendre mes comptes. Je ne fis aucune réponse à sa lettre. Je fus au lever du roi où il vint, et lorsque Sa Majesté fut retirée, je dis au comte de Guerchy : Je n'ai pas répondu, monsieur, à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ce matin, parce que je me suis levé tard. A l'égard des comptes que vous m'avez demandés, vous les avez tous juste qu'à la fin de septembre, et je n'ai été dans le cas de payer que jusqu'à cette époque. Et j'ai ajouté : D'ailleurs, je suis charmé que vous me fournissiez cette occasion, monsieur l'ambassadeur, de vous déclarer que je n'ai jamais été votre intendant, et ne le serai jamais. Je ne suis ni fait, ni né pour cela. Au surplus, si j'ai des comptes à rendre, je les rendrai à ma cour lorsqu'elle me les demandera. Le ministre plénipotentiaire de France a vécu aux dépens du roi, tout comme l'ambassadeur y vit, etc., etc. Jamais homme n'est resté plus décontenancé et plus penaud. Il voulut cependant parler un instant après, et commença sa phrase par : Mais attendez, monsieur d'Éon... Je lui fis une profonde révérence et lui dis : J'ai l'honneur de prendre congé de Votre Excellence. Je ne l'ai pas revu depuis ce moment. Depuis que je loge chez M. de la Rozière, il est venu encore des porteurs de chaises se planter à ma porte ; mais à la fin je les ai chassés ainsi que tous mes anciens domestiques. Je me sers de ceux de la maison, et j'ai pris seulement pour moi deux domestiques dont l'un est Suisse et l'autre Français, et je mets leur fidélité à l'épreuve, car on ne connaît les hommes qu'à l'usée ! A cette note était jointe une lettre spéciale pour Louis XV, reproduisant en duplicata un abrégé des événements ci-dessus, et que le chevalier d'Éon termine, en disant au roi qu'il a pour serviteurs de véritables ministres Cartouchiens ! Le roi rit beaucoup de l'épithète qui assimilait ses ministres à une bande de voleurs. Quand il eut ainsi échoué dans son complot, le comte de Guerchy prévit bien que le chevalier d'Éon allait ébruiter l'aventure, et publier partout la coupable tentative faite contre sa personne. Tremblant à la seule pensée de ce scandale, et redoutant la vengeance de son ennemi, qu'il savait impitoyable en ses représailles, le pauvre ambassadeur s'ingénia aussitôt à parer le coup qui le menaçait. Il écrivit à son ami Praslin pour implorer l'appui de ses conseils, et lui demander de nouvelles instructions. Irrité par tant d'obstacles imprévus, le ministre se décida à aller droit au but et à s'emparer par force de celui qu'il ne pouvait prendre par surprise. En conséquence, il expédia au comte de Guerchy une demi-douzaine d'exempts, choisis parmi les estafiers de M. de Sartines ; le tout accompagné d'une demande formelle d'extradition, adressée au roi d'Angleterre par le roi de France, mais signée comme l'acte de rappel à griffe, à patte ou à grille. Le courrier qui porta la dépêche du ministre fut, cette fois encore, précédé par un autre courrier de Louis XV, chargé de remettre les deux billets ci-dessous au comte de Guerchy et au chevalier d'Éon. AU COMTE DE GUERCHY[1] Monsieur le comte, Monsieur le duc de Praslin vous transmet aujourd'hui une demande d'extradition, adressée par nous aux ministres de notre frère Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne, relativement à la personne du sieur d'Éon de Beaumont. Si, comme nous le pensons, Sa Majesté britannique fait droit à cette demande, ce nous sera une chose particulièrement agréable que vous conserviez par devers vous les différents papiers que vous pourrez trouver chez le sieur d'Éon, sans les communiquer à personne. Nous désirons qu'ils soient tenus secrets pour tout le monde, sans aucune exception, et que lesdits papiers, préalablement et soigneusement cachetés, demeurent entre vos mains jusqu'à votre prochain voyage annuel, que vous les remettrez à notre personne directement. Il nous est revenu que le sieur Monin, votre secrétaire, avait quelque connaissance du lieu où ces papiers pouvaient avoir été déposés par le chevalier d'Éon. S'il est vrai que le sieur Monin possède quelques notions à cet égard, nous vous prions de nous le faire savoir, après lui avoir communiqué cette, lettre de notre main. Le faisant, vous nous agréerez spécialement. Signé : LOUIS. AU CHEVALIER D'ÉON Fontainebleau, le 4 novembre 1763[2]. Je vous préviens qu'une demande d'extradition, concernant votre personne et signée de ma griffe, a été adressée cejourd'hui à Guerchy, pour être transmise par lui aux ministres de Sa Majesté britannique, ladite demande accompagnée d'exempts pour prêter mainforte à son exécution. Si vous ne pouvez vous sauver, sauvez du moins vos papiers, et défiez-vous du sieur Monin, secrétaire de Guerchy et votre ami. Il vous trahit. Signé : LOUIS. En même temps et à la même heure, Louis XV écrivit à M. Tercier, son confident : Fontainebleau, 4 novembre 1763[3]. Je prends le parti d'écrire à Guerchy, et je lui ordonne le secret pour tout le monde, sans vous excepter. Je lui mande de garder tous les papiers chez lui, cachetés, jusqu'à ce qu'il revienne à Paris, pour le petit voyage qu'il se propose de faire tous les ans. Signé : LOUIS. Par cette double manœuvre, Louis XV parait à tous les événements, et se prémunissait d'un côté contre l'attaque et de l'autre contre la défaite. Aussitôt qu'il fut prévenu de la conspiration formée contre lui, le chevalier d'Éon prit différentes mesures. La première fut de mettre à l'abri d'un coup de main ses papiers, dont une partie, la plus précieuse, fut enfouie, et l'autre confiée à son parent et ami Carlet de la Rozière, que, par une idée assez bizarre, il fit partir aussitôt pour la France. De cette façon, il était sûr que les exempts qui allaient arriver à Londres ne le saisiraient pas. Cette espèce de jeu de barres une fois organisée, et toutes précautions prises, il convoqua ses parents, amis et domestiques, et s'en composa une véritable garde, prête à recevoir et à traiter rigoureusement les alguazils de la police parisienne, quand ils se présenteraient. Mais la cour de Saint-James rejeta la demande d'extradition présentée par M. le comte de Guerchy, et refusa de prêter la main à son expédition. Profondément découragé, le comte se décida à proposer une capitulation à son adversaire. Mais telle est la terreur qu'inspire l'invincible dragon, qu'à son seul aspect le parlementaire, envoyé par l'ambassadeur, est pris d'une véritable panique, et s'enfuit avant d'avoir entendu la réponse à la demande qu'il est venu présenter. Le chevalier d'Éon répondit donc lui-même en ces termes au comte de Guerchy : LE CHEVALIER D'ÉON AU COMTE DE GUERCHY Londres, le 1er décembre 1763, à 4 heures du matin. Monsieur, M. Prémarets, votre envoyé, s'est enfui hier au soir si vite de chez moi, qu'il ne m'a pas donné le temps d'achever la lecture de la lettre de Votre Excellence, qu'il m'avait apportée, ni celui de parler. Je lui ai cependant proposé de se mettre à table, et de boire avec nous de mon vin de Tonnerre ; mais une fausse peur s'est emparée de tous ses membres, et il a voulu s'enfuir absolument. Quoique dragon, je ne suis pourtant pas si diable que l'on veut me faire noir, et si Votre Excellence pouvait lire dans mon cœur, elle verrait que j'ai la conscience très-pure et très-blanche, quelque extraordinaire que puisse lui paraître ma conduite ; elle y lirait tous mes anciens sentiments d'amour et de respect pour votre ami, M. le duc de Praslin, et verrait que je ne suis pas aussi fou que vous voulez bien le faire accroire et le publier. Pour ce qui regarde les papiers du roi, que vous me demandez, Monsieur, c'est en vérité, le cœur serré de douleur, que je suis forcé de dire à Votre Excellence, que je ne puis avoir l'honneur de les lui remettre sans un ordre exprès du roi, et je vous prie d'en faire part à ma cour. Si vous avez cet ordre en bonne forme, ayez la bonté de me l'envoyer par mon ami, M. Monin ; il me connaît depuis longtemps, et il doit savoir qu'à l'ordre de mon maître, non-seulement je saurai obéir, mais me faire tuer, s'il le faut. J'estime ma vie quatre sous, et ces quatre sous, je les donne aux pauvres. Si, pendant le peu de temps qu'il faut à Votre Excellence pour avoir l'ordre du roi, elle a besoin, pour son service de quelques papiers, je lui en donnerai des expéditions, et tous les éclaircissements qui pourront dépendre de moi. Ne précipitez pas, Monsieur, votre jugement, et ne me condamnez pas encore, l'avenir pourra mieux vous instruire. Je vous réitère ma prière d'être bien persuadé que je n'ai jamais eu envie de manquer à M. le duc de Praslin, ni à Votre Excellence ; mais souvenez-vous que je suis très-déterminé à le faire, si vous persistez toujours à vouloir me forcer jusque dans les retranchements de mon devoir, de l'honneur, de l'équité et de la liberté. Souvenez-vous aussi que saint Pierre, dormant sur le mont des Olives, reçut ce reproche de son maître : Spiritus quidem promptus est, caro vero infirma. Ainsi donc, je vous prie, Monsieur le comte, de me laisser dormir tranquille dans la plaine de Londres, où j'attendrai de pied ferme les espions que l'on a fait venir contre moi. J'ai l'honneur d'être, etc. Le pauvre comte de Guerchy, battu sur tous les points, se décida à annoncer au roi ce nouvel échec. LETTRE DE M. DE GUERCHY A LOUIS XV Londres, Je 6 décembre 1763[4]. Sire, J'attendais toujours pour répondre à la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer, datée de Fontainebleau, 4 novembre, que j'eusse pu exécuter ses ordres ; mais quelques moyens différents que j'aie employés pour y parvenir, cela m'a été absolument impraticable. Votre Majesté aura vu par ma dépêche les obstacles qui s'opposent à ce que je me rende maître des papiers de d'Éon, qui refuse constamment de me les remettre, malgré l'ordre qu'il en a reçu de M. de Praslin, de la part de Votre Majesté. C'est là un des points de sa folie, qui cependant n'existe pas sur tous les autres généralement. Elle aura été également informée que la cour de Londres m'a refusé main-forte à ce sujet, en me répondant que c'était contre les lois du pays. Le roi d'Angleterre et ses ministres ont cependant la plus grande envie d'être débarrassés de ce personnage-là. Il n'a pas dépendu de moi non plus de m'en saisir par moi-même, ainsi que de sa personne, par force ou par adresse, parce qu'il ne loge pas dans ma maison, et qu'il n'y est pas venu depuis qu'il pousse les choses au point où il les a poussées jusqu'à ce moment. J'ai communiqué à Monin les ordres de Votre Majesté, ainsi qu'elle me l'a prescrit ; il m'a dit qu'il avait tout lieu de croire, d'après les différentes questions qu'il a faites à d'Éon, sur cet objet, qu'il n'avait apporté à Londres aucun des papiers qui regardent personnellement Votre Majesté, et qu'il croit plus vraisemblable qu'il les avait laissés à Paris. Je joins ici une note de Monin, qu'il a désiré de faire passer à Votre Majesté, où, sans doute, il lui donne les éclaircissements qu'il a pu se procurer à cet égard. Je ne parlerai, ni' n'écrirai à personne quelconque, Sire, des ordres que j'ai reçus de Votre Majesté, ainsi qu'elle me l'ordonne. J'ai cru devoir lui faire remettre ma lettre par M. Le Bel. Je suis bien peiné, Sire, de n'avoir pu en cette occasion donner à Votre Majesté, comme je l'aurais désiré, des preuves du zèle ardent que j'aurai toute ma vie. NOTE DE M. MONIN En conséquence des ordres de Sa Majesté, signifiés à Monin, il a redoublé ses soins pour parvenir aux moyens d'avoir les papiers dont Elle désire personnellement le recouvrement. Les lueurs d'espérance qu'il a quelquefois conçues, et que semblait autoriser un air de confiance et d'épanchement de cœur de la part de M. d'Éon, se sont évanouies, et les moyens de toute espèce employés par M. l'ambassadeur sont demeurés infructueux. Monin s'est retranché à tâcher de pénétrer en quels lieux les papiers pouvaient être ou déposés ou recelés. M. d'Éon lui a fait l'aveu qu'il en avait mis en dépôt en différents endroits, sans les lui indiquer. Mais ce que Monin sait avec certitude, c'est qu'avant que M. de Guerchy se disposât à partir pour l'Angleterre, M. d'Éon a déposé une caisse de papiers chez M. Tercier, où lui, Monin, l'a vue, et que, dès qu'il a su la décision du rappel de M. d'Éon, il a cru devoir, en sujet fidèle et zélé, conseiller à M. Tercier de demander à Sa Majesté ses ordres sur les dispositions et secrets de cette caisse. Il ne doute pas que M. Tercier, qui a jugé l'avis convenable et important, n'ait agi en conséquence ; cette partie du secret de Sa Majesté doit par là être dans ses mains. En recevant cette dépêche, Louis XV, qui savait l'arrivée à Paris de La Rozière, l'ami du chevalier d'Éon, écrivit le petit billet ci-dessous à M. Tercier, qui l'a accolé de sa main aux pièces précédentes, sur le registre des archives des affaires étrangères. BILLET DU ROI A M. TERCIER Ce 12 décembre 1763. J'ai enfin reçu des nouvelles du comte de Guerchy ! avec un billet de Monin qui y était joint, que je vous envoie, ainsi que les lettres du général Mones. Prenez garde au sieur de La Rozière, ou pour mieux dire, à ses papiers, car l'on sait qu'il est ici, et si l'on faisait une visite chez lui, l'on pourrait tout découvrir ! !... LOUIS. Existe-t-il, sur le règne de Louis XV et sur les tripotages de son gouvernement et de sa cour, des documents historiques plus caractéristiques, plus parlants, que les pièces authentiques que nous venons de faire passer sous les yeux du lecteur ? La pensée s'arrête en présence de pareils faits ; on relit avec stupéfaction cette comédie politique, qu'on pourrait appeler ruse contre ruse, espèce de pièce à cache-cache, où roi, ministres et maîtresses ont chacun leur rôle, et s'en vont se dupant et se jouant les uns les autres ! Exaspérée par les obstacles et par la conviction de son impuissance même, l'inimitié de la Pompadour et du duc de Praslin n'eut plus de bornes. La persécution la plus furieuse et la plus brutale fut dirigée contre le chevalier d'Éon et ce qui l'entourait ; car elle ne s'arrêta pas à lui : dans son emportement aveugle, elle alla frapper ses parents, ses amis et même de simples serviteurs. Le chevalier d'Éon fut déclaré traître et rebelle à l'État, coupable de lèse-majesté, déchu de ses grades et privé de ses appointements, dont une grande partie, qui lui était due, fut confisquée. Soumis au rôle de résignation muette, que lui avait imposé Louis XV, il supporta toutes ces persécutions sans que son secret lui échappât. Victime volontaire d'une obéissance occulte, sans éclat, et d'un dévouement sans exemple, peut-être, aux ordres de son roi, il se vit accusé, condamné et abandonné de ses amis mêmes, sans dire tout bas à l'oreille d'aucun d'eux le mot d'ordre dont il s'était fait l'esclave. Nul, en effet, ne comprenait cette résistance opiniâtre, que les plus indulgents taxaient d'entêtement aveugle, et les moins bienveillants de trahison. Sa mère elle-même douta de lui. Il lui répondit de Londres, le 30 décembre 1763 : J'ai reçu, ma chère mère, toutes les lettres lamentables et pitoyables que vous avez pris la peine de m'écrire. Pourquoi pleurez-vous, femme de peu de foi ? comme il est dit dans l'Écriture. Souvenez-vous que Notre-Seigneur, dans le fameux temple de Jérusalem, dit à sa mère : Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ? Cependant la mère était plus vieille que le fils. Comme ce mot femme a fait rire les scribes et les pharisiens et a choqué tous les docteurs de la nouvelle loi, même ceux de Sorbonne ! Je vous dirai plu s tendrement : Ma mère, qu'y a-t-il de commun entre vos affaires tonnerroises et mes affaires politiques à Londres ? Plantez donc vos choux tranquillement, faites arracher les herbes de votre jardin, mangez les fruits de votre potager, buvez le lait de vos vaches et le vin de vos vignes, et laissez-moi tranquille avec les sots discours de Paris et de Versailles ; séchez vos pleurs qui me désolent sans me consoler. Mais je n'ai pas besoin de consolation, puisque je ne suis nullement triste, et que mon cœur joue du violon ainsi que de la basse, comme je vous l'ai déjà écrit, attendu que je fais mon devoir, et que mes adversaires, qui se disent de grands seigneurs, ne font pas le leur... Qu'ils fassent donc comme ils voudront, je ferai comme je l'entendrai, et je l'entendrai bien. Je ne crains ni de loin ni de près les foudres de ces petits Jupiters. Voilà tout ce que je puis vous dire ; restez tranquille comme je le suis, et si vous venez à Londres me voir, j'en serai charmé, parce que je vous garderai avec les dépêches de la cour. M. le comte de Guerchy n'aura celles-ci qu'à bonnes enseignes, étendard déployé, mèche allumée, balle en bouche et tambour battant. Il n'aura pas même les enveloppes des lettres, je vous le jure sur mes grands dieux, à moins qu'il ne m'apporte un ordre du roi mon maître et le sien, en bonne forme ; ce qu'il n'a pu faire jusqu'à présent. Ne croyez pas que je sois fou, parce qu'on l'a écrit à Paris. Je vous promets que les actions de ma prétendue folie seraient des actes de sagesse pour certains ambassadeurs. Je suis et je serai bon serviteur du roi... Ceux qui vous diront que votre fils est un animal sauvage élevé dans les forêts de la Bourgogne ou de la Champagne, ainsi que l'a déjà dit M. de Guerchy, répondez-leur avec moi et mon ami Jean-Jacques, que la nature traite tous les animaux abandonnés à ses soins avec une prédilection qui semble montrer combien elle est jalouse de ce droit. Le cheval, le chat, le taureau et l'âne même, quand ils deviendraient ambassadeurs, ont la plupart une taille plus haute, ont une constitution plus robuste, plus de vigueur, de force, de courage dans les forêts que dans nos maisons ; ils perdent la moitié de ces avantages en devenant domestiques, et l'on dirait que tous nos soins à bien traiter et nourrir ces animaux n'aboutissent qu'à les abâtardir. Il en est 'ainsi de l'homme même : en devenant social et esclave des grands ou des singes de la grandeur, il devient faible, craintif, rampant, et sa manière de vivre, folle et efféminée, achève d'énerver sa force et son courage. . . . . . . . . . . Occupez-vous surtout, chère mère, à arranger vos affaires en Bourgogne. Je serai peu attaché à Tonnerre, si ses habitants s'avisent d'avoir peu d'attachement pour moi, et pour la mémoire de mon père, de mon grand-père, etc. Je ferai encore comme Notre-Seigneur, je secouerai à leur porte la poussière de mes pieds, je me choisirai une meilleure patrie, et ils s'en repentiront un jour ! mais il ne sera plus temps. . . . . . . . . . . Je finis, ma bonne mère, en vous disant que si vous voulez faire pour le mieux, vous resterez tranquille dans votre charmante solitude à la porte de Tonnerre, et vous ne retournerez à Paris qu'autant que la cour vous paiera vos courses mieux qu'à moi, et songez que, soit que les hommes ou les femmes vous louent ou vous blâment, vous n'en serez ni meilleure ni plus mauvaise. La gloire des bons est dans leur conscience, et non dans la bouche des nommes. Embrassez pour moi tous mes parents et amis, surtout Mme la comtesse de Candale et toute sa maison, que j'aimerai plus que tout Tonnerre ensemble, si l'esprit de cabale, qui règne de tout temps dans cette petite ville, se fait sentir à mon égard. Un beau jour ils feront vendange, et j'irai baptiser leur vin pétulant. Mais c'est en vain qu'on prêcherait cette morale à ses habitants ; ils ressembleront toujours aux pierres à fusil qui se trouvent dans leurs vignes, et qui, plus on les bat, plus elles font feu. Je vous embrasse bien tendrement. Attendez l'avenir ; vous devez savoir que je ne suis pas embarrassé de mon existence. Laissez passer la petite tempête ; le vent impétueux qu'il fait en ce moment n'est qu'une pétarade, et si vous continuez à pleurer, je serai obligé de vous envoyer des mouchoirs de la Compagnie des Indes anglaises. Allons, riez comme moi ; vous ne seriez plus ma mère, si vous n'êtes pas la femme forte dont parle Salomon, et que, par parenthèse, je n'ai trouvée nulle part. Je me porte si bien que je compte enterrer tous mes ennemis morts ou vifs. Soyez tranquille : ces ennemis-là sont doux comme des moutons, ils sont plus méchants que dangereux. Cette assurance rieuse et goguenarde, cette sérénité badine et folle s'évanouiront plus tard, et feront place au découragement et à la plainte. Le chevalier d'Éon était comme ces joueurs qui rient de leur première perte, parce qu'ils comptent sur leur revanche ; il jouait avec le présent, parce qu'il croyait l'avenir de son côté. Mais, comme le présent, l'avenir devait lui faire faute... |