ÉTUDE SUR LA PROPRIÉTÉ À SPARTE

 

PAR NUMA-DENIS FUSTEL DE COULANGES.

PARIS - THORIN - 1880

 

 

Introduction.

Chapitre premier. — Aucun document ne signale à aucune époque de l'histoire de Sparte le régime de l'indivision du sol.

Chapitre II. — D'une difficulté qui se rencontre dans une phrase de Plutarque.

Chapitre III. — Du mode d'exploitation du sol.

Chapitre IV. — La vie privée à Sparte.

Chapitre V. — Des repas communs.

Chapitre VI. — De la richesse mobilière à Sparte.

Chapitre VII. — De quelques règles du droit civil de Sparte.

Chapitre VIII. — De l'inégalité des fortunes et des causes qui ont fait disparaître la petite propriété.

 

Il s'est produit dans ces dernières années une théorie assez nouvelle sur les origines du droit de propriété. On a soutenu que les anciennes sociétés avaient pratiqué très-longtemps le régime de l'indivision du sol, qu'elles avaient longtemps cultivé en commun, et qu'elles n'étaient passées au régime de la propriété privée que tardivement et par degrés. Que cette théorie soit philosophiquement vraie, nous ne voulons pas le discuter, et nous sommes tout disposé à admettre qu'on la puisse soutenir par des raisons psychologiques. Mais ce qui nous préoccupe, c'est de savoir si elle est vraie historiquement, c'est-à-dire si, dans ce qu'on connaît de l'histoire des peuples, il est possible de saisir la trace de ce régime d'indivision et d'en démontrer l'existence par des textes ou par des faits.

Remarquons bien tout d'abord, pour qu'il n'y ait aucun malentendu sur la nature de la question qui se pose à nous^ qu'il ne s'agit pas de savoir si l'humanité tout-à-fait primitive et encore à l'état sauvage a connu la propriété. Lorsque les hommes étaient chasseurs ou pasteurs, il était à peine possible que l'idée de la propriété du sol fût conçue par l'esprit. Nos recherches d'ailleurs ne peuvent pas remonter si haut ; elles doivent commencer seulement à l'époque déjà bien assez lointaine où les peuples ont été agriculteurs. Nous nous demandons s'il est vrai que, en même temps que les sociétés humaines étaient déjà organisées et connaissaient le travail du sol, la communauté de ce sol ait été pratiquée.

L'expression la plus claire et la plus affirmative de l'opinion nouvelle se trouve dans le livre qu'un esprit fort distingué, M. Em. de Laveleye a publié en 1874 sous ce titre : De la propriété et de ses formes primitives. L'auteur passe en revue presque tous les pays du monde, la Russie, l'île de Java et l'Inde, la marke germanique et les communautés agraires des Arabes, Rome, la Grèce et l'Égypte, la Suisse et la Néerlande. De ce coup d'œil jeté sur tant de contrées et d'époques différentes, il conclut que les sociétés primitives, obéissant à un sentiment instinctif, reconnaissaient à tout homme le droit naturel de jouir du sol, et qu'elles partageaient entre tous les chefs de famille la terre, propriété collective de la tribu[1].

Je n'ose, pour ma part, ni combattre ni soutenir cette doctrine dans son ensemble. De si vastes généralités, outre qu'elles sont peu conformes à mon goût et à ma méthode, dépassent de beaucoup le cercle de mes études. Pour être en droit de dire si les sociétés humaines ont commencé par le régime de l'indivision ou par celui de la propriété, il faudrait connaître avec exactitude et précision, non seulement la Grèce et Rome, mais encore l'Egypte et l'Inde, les vieux Germains et les Slaves, les Tartares et les Arabes, et même ces vieilles sociétés non progressives qu'on trouve encore, dit-on, à Java. Il s'en faut beaucoup que mes études aient porté si loin.

Je ne conteste pas que la méthode comparative ne soit fort utile en histoire ; elle peut devenir une source féconde de découvertes, et je ne suis pas de ceux qui refusent de s'en servir ; mais l'abus en est dangereux. Vous apercevez de certaines communautés de village dans l'Inde ; vous rencontrez quelque chose d'analogue dans le mir russe, et dans les petits villages de Croatie ; il vous semble, à première vue, que les allmenden de la Suisse et de la Néerlande présentent les mêmes traits caractéristiques ; vous rapprochez de tout cela deux lignes de César sur les anciens Germains, une phrase de Diodore sur un petit peuple des îles Lipari, et quelques fantaisies des poètes latins sur l'âge d'or. Vous avez ainsi accumulé un assez bon nombre d'indices, mais hâtivement recueillis, imparfaitement étudiés, pris çà et là, en mêlant les époques et en confondant les peuples. Est-ce assez de cela pour déduire une loi générale de l'humanité ? Une telle méthode manque de rigueur. La comparaison entre les peuples ne devrait venir qu'après une étude scrupuleuse et complète de chaque peuple. En histoire comme en toute science, l'analyse doit précéder la synthèse. Je voudrais que l'histoire du mir russe, celle du village hindou ou javanais, celle de la communauté agricole de Croatie, et même celle de la marke germanique fussent plus nettement connues qu'elles ne le sont, avant qu'on tirât du rapprochement de ces connaissances une conclusion générale. Je souhaiterais qu'une première génération de travailleurs s'appliquât séparément à chacun de ces objets et qu'on laissât à la génération suivante le soin de chercher la loi universelle qui se dégagera, peut-être, de ces études particulières.

C'est un de ces travaux d'analyse que je présente ici. Je bornerai mon étude à une des villes anciennes. Je choisis Sparte, qui est précisément une de celles que l'on présente volontiers comme ayant pratiqué la communauté le plus longtemps ou en ayant au moins conservé longtemps des vestiges. C'est cette opinion que je veux vérifier dans les textes.

 

 

 



[1] Em. de Laveleye, De la propriété, etc., p. 375. M. Viollet a publié la même année dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes un article où, suivant à peu près la même méthode, il aboutit aux mêmes affirmations. — Nous avons montré autrefois, dans la Cité antique, qu'à l'origine des sociétés grecques et italiennes la propriété avait été conçue comme un droit appartenant à la famille et non pas à l'individu ; mais cette primitive communauté de famille n'a aucun rapport avec la théorie qui suppose une communauté de tribu, c'est-à-dire l'absence de toute appropriation du soi.