ÉTUDE SUR LA PROPRIÉTÉ À SPARTE

 

CHAPITRE II. — D'UNE DIFFICULTÉ QUI SE RENCONTRE DANS UNE PHRASE DE PLUTARQUE.

 

 

Contrairement à ce que nous venons de dire, il y a dans Plutarque une ligne qui semble indiquer, non pas la communauté du sol, mais un régime singulier de propriété viagère. Voici le passage : Lorsqu'un enfant était né, le père le portait dans une lesché où étaient assis les plus anciens de sa tribu. Si ceux-ci trouvaient l'enfant bien constitué et robuste, ils ordonnaient au père de relever, après avoir assigné à l'enfant un des 9.000 domaines[1].

Si l'on prend à la lettre cette dernière ligne, on est amené à croire que chaque Spartiate possédait, non pas un champ patrimonial, mais un champ qui lui aurait été assigné au moment de sa naissance. Assurément ce ne serait pas là le régime de la communauté du sol ; mais ce ne serait pas non plus le régime de la propriété héréditaire. Ce serait un système dans lequel chacun n'aurait été propriétaire du sol que sa vie durant ; le fils n'aurait pas hérité de son père ; celui-ci aurait pu avoir son champ dans un canton, et le fils le sien dans un autre.

Mais cette assertion de Plutarque est en contradiction formelle, 1° avec le passage du même Plutarque qui dit si nettement ailleurs que depuis Lycurgue jusqu'à la guerre du Péloponnèse chaque propriété passa toujours du père au fils par héritage[2] ; 2° avec le fragment d'Héraclide qui affirme que la famille ne pouvait pas se défaire du domaine qu'elle tenait du partage antique[3] ; 3° avec tout ce qu'Aristote dit de l'hérédité et du testament à Sparte ; 4° avec l'inégalité de richesse foncière que signalait déjà Tyrtée, que mentionne Hérodote et qu'Aristote décrit en termes si énergiques ; 5° avec tout le droit civil de Sparte dont nous parlerons plus loin.

Lorsqu'on étudiant les textes, il nous arrive d'en rencontrer un qui s'écarte absolument de tous les autres, la première règle qui s'impose à l'érudit est de ne pas le passer sous silence. Puis, si nous ne réussissons pas à trouver un côté par lequel ce texte se concilie avec les autres, nous pouvons dire alors de deux choses l'une : ou bien la contradiction est réelle, et elle vient d'une erreur commise par l'écrivain : ou bien, la contradiction n'est qu'apparente, et elle vient probablement de ce qu'il fait allusion à des faits ou à des usages qui sont obscurs pour nous par l'absence d'autres documents.

De ces deux hypothèses, la première n'est pas invraisemblable ; Plutarque est loin d'être infaillible comme historien, et nous avons dit plus haut qu'au sujet de Sparte il commet en quelque sorte une contradiction perpétuelle, parce qu'il puise sans aucune critique dans deux ordres de documents qui ne s'accordaient pas. Il est pourtant difficile de penser que Plutarque se soit démenti au point de croire que l'hérédité n'existât pas, lorsqu'il dit ailleurs en termes si formels qu'elle existait, et lorsqu'il raconte un si grand nombre d'anecdotes qui en prouvent la pratique. La seconde hypothèse est donc plus vraisemblable, et nous inclinons à supposer que la phrase de Plutarque se rapporte à un usage et à une règle qu'il ne fait qu'indiquer en passant et qu'aucun autre document ne nous explique. Remarquons en effet qu'en ce chapitre l'historien ne veut nous parler que de l'inscription des fils dans la tribu, acte qui avait une très-grande importance chez les anciens. Il est tout occupé à décrire cette opération, et il ne songe guère, en cet endroit, à la question de la propriété ou de la communauté ; aussi est-ce seulement dans une partie incidente de sa phrase qu'il introduit, comme par hasard et sans y penser, cette assignation d'un domaine à chaque enfant. Tout homme habitué à la lecture de Plutarque jugera que, s'il eût pensé que l'hérédité des terres n'existait pas, il aurait parlé de ce point d'une tout autre façon qu'il ne le fait ici et ne se serait interdit ni les développements ni les réflexions sur un tel sujet. Mais il ne se préoccupe que de l'inscription dans la tribu, et il indique deux règles de cette opération : l'une, la principale à ses yeux, qui était que l'enfant fût bien constitué ; l'autre, l'accessoire, qui voulait qu'on marquât à côté de son nom le domaine qui devait un jour lui appartenir. Cette dernière règle, présentée sans aucun détail qui l'explique, est trop vague pour que nous puissions l'apprécier. Peut être s'agissait-il seulement de constater que le père était encore en possession de son κληρος. Peut-être s'agissait-il d'assigner dès ce jour à l'enfant un droit de copropriété sur ce même domaine. Peut-être, s'il était un fils cadet, essayait-on de trouver pour lui un autre domaine qui fût devenu vacant soit par l'extinction d'une famille, soit par la confiscation. Plusieurs autres conjectures encore sont permises ; mais ce qu'on ne peut pas admettre historiquement, c'est qu'il ait été d'usage à Sparte d'adjuger à tout enfant un lot de terre en telle sorte qu'il n'y eût pas d'hérédité. L'absence du droit d'héritage ne peut pas être tirée légitimement de ce chapitre de l'historien. A supposer même que Plutarque ait eu cette pensée, une phrase unique et si insuffisante ne pourrait pas entrer en balance avec tant d'autres textes précis et tant de faits certains qui prouvent surabondamment que la propriété était héréditaire à Sparte.

 

 

 



[1] Plutarque, Lycurgue, 16.

[2] Plutarque, Agis, 6.

[3] Héraclide, dans les Fragm. hist. Grœc., t. II, p. 211.