ÉTUDE SUR LA PROPRIÉTÉ À SPARTE

 

CHAPITRE VI. — DE LA RICHESSE MOBILIÈRE À SPARTE.

 

 

Si l'on en croyait certaines affirmations de Plutarque, toute richesse aurait été bannie de Lacédémone, et l'argent même y aurait été à peu près inconnu. Mais on rencontre dans le même historien un bon nombre d'anecdotes qui montrent une société où l'argent tenait une grande place. Il mentionne, dès une époque ancienne, des débiteurs et des créanciers ; il dit que, déjà au temps de Lycurgue, la question des dettes était assez grave pour troubler l'État[1]. Il parle ailleurs de livres de comptes et d'usuriers[2]. On nous dit, à la vérité, que les Spartiates ne possédaient pas de monnaies décret d'argent ; mais ils se servaient de lingots[3]. L'absence de monnaie, au milieu même de l'affluence des métaux précieux, est un fait assez fréquent dans l'antiquité. Rome était une cité riche et commerçante bien avant les guerres puniques, et elle n'avait pourtant pas d'or monnayé. Peut-être les Spartiates, comme les Romains, aimaient-ils mieux peser l'or que le compter.

L'or et l'argent ne manquaient pas, puisqu'une des peines que la justice infligeait, était l'amende. Plutarque en parle dès le temps de Lycurgue[4]. Avant la guerre du Péloponnèse, nous voyons Plistoanax condamné à payer quinze talents[5], et Agis en 418 menacé d'une amende de cent mille drachmes[6].

Le commerce de l'argent paraît avoir été interdit par la législation ; mais un historien cité par Athénée nous renseigne sur un des moyens par lesquels la loi était éludée ; les Spartiates plaçaient leur argent chez leurs voisins d'Arcadie[7], ou peut-être prenaient-ils pour prête-noms des hommes de ce pays. On a cru voir dans une inscription un Spartiate du Ve siècle qui aurait déposé son argent dans le temple de Tégée[8]. Ce qui est plus sûr, c'est ce renseigne, ment que donnent Aristote et Plutarque, que chacun des cinq éphores était occupé chaque jour à juger les procès relatifs aux obligations et aux contrats[9] ; ce grand nombre de procès donne une idée du mouvement d'affaires et de la complexité des intérêts qu'il y avait à Sparte.

Xénophon et Aristote disent expressément que la richesse était fort estimée dans cette ville, et qu'on s'y faisait gloire d'être riche[10]. L'amour des Spartiates pour l'argent, φιλαργυρία, φιλοχρηματία, était remarqué des Grecs[11]. On essayait, il est vrai, de concilier cette cupidité bien connue avec la vertu de frugalité et de pauvreté que la tradition attribuait aux anciens Spartiates, et l'on se plaisait à dire que l'amour du lucre ne s'était introduit dans la ville qu'après la prise d'Athènes par Lysandre ; mais il y a des faits qui montrent qu'il y était plus ancien. Plutarque le signale déjà chez les contemporains de Lycurgue[12]. Pausanias en cite un curieux exemple qui est du VIIIe siècle[13]. Hérodote en raconte un autre du VIe[14]. Déjà un vieil oracle avait averti Sparte que l'amour de l'argent la perdrait[15].

Il n'y a pas de ville grecque où l'histoire signale autant de faits de corruption. Un roi de Sparte est accusé d'avoir reçu des présents des Argiens pour ne pas assiéger leur ville[16]. Eurybiade accepte cinq talents de Thémistocle pour changer au profit d'Athènes le plan de son expédition[17]. S'il fut si facile à Thémistocle de relever les murs d'Athènes, c'est peut être qu'il avait gagné les éphores à prix d'argent : telle est du moins la version de l'historien Théopompe, et il faut reconnaître qu'elle est plus vraisemblable que l'autre[18]. Le roi Plistoanax et le magistrat Cléandridas auraient pu prendre Athènes en 455, si Périclès ne les avaient achetés moyennant une somme de dix talents[19]. Le roi Léotychide fut pris en flagrant délit assis sur un sac plein d'or qu'il venait de recevoir des ennemis de sa patrie[20]. Gylippe essaya de voler trois cents talents à l'État[21]. Aristote parle de la vénalité habituelle des éphores et des sénateurs[22]. Il cite un exemple où quatre éphores sur cinq reçurent de l'argent pour trahir les intérêts de Sparte[23]. Pausanias raconte que, dans une guerre, les rois, les éphores et les sénateurs furent gagnés à prix d'argent[24]. Tout cela prouve que l'argent était estimé dans Sparte et qu'il y servait à quelque chose.

Ajoutons que les Spartiates savaient aussi employer l'argent à se faire des intelligences chez leurs ennemis. Pausanias prétend qu'ils ont été les premiers qui aient su acheter les généraux des peuples à qui ils faisaient la guerre, et il cite deux exemples, dont l'un remonte aux guerres de Messénie[25]. Il fait observer encore que les Spartiates sont les seuls qui aient osé corrompre la Pythie à prix d'or[26]. Donc, ils possédaient des métaux précieux, et ils en connaissaient tous les usages.

Dans le petit traité qui est intitulé Alcibiade et qui, s'il n'est pas de Platon, appartient certainement à son époque, nous lisons ce qui suit : Tu te crois bien riche, dit Socrate à Alcibiade, mais regarde Lacédémone, et tu verras que les richesses qu'il y a dans Athènes sont peu de chose auprès de celles de cette ville. Je ne parle pas seulement des terres que les Lacédémoniens possèdent, de leurs nombreux esclaves, de leurs chevaux et de leurs troupeaux ; je laisse cela de côté ; c'est de l'or et de l'argent que je parle. Il y en a plus dans Lacédémone seule que dans le reste de la Grèce. Car, depuis un grand nombre de générations d'hommes, l'argent y afflue de tous côtés, venant de chez les autres grecs ou de chez les barbares, et il n'en sort jamais. C'est comme l'antre du lion : on voit les traces de ce qui entre, on ne voit pas les traces de ce qui sort. Aussi faut-il reconnaître que, en or et en argent, les hommes de cette ville sont les plus riches de tous les Grecs[27].

 

 

 



[1] Plutarque, Lycurgue, 9-11.

[2] Plutarque, Agis, 13.

[3] Pausanias dit, en parlant des Spartiates du VIIIe siècle avant notre ère : οκ ν ττε χρυσο νμισμα, κατ τρπον δ ρχαον ντεδδοσαν..... ργν τν ργυρον κα χρυσν. (Pausanias, III, 12.)

[4] Plutarque, Lycurgue, 12.

[5] Ephore, cité par le scoliaste d'Aristophane, Nuées, v. 858. Cf. Plutarque, Agésilas, 2.

[6] Thucydide, V, 63. Autres exemples dans Xénophon, Resp. Laced., 8 ; Plutarque, Pélopidas, 6 et 13 ; Diodore, XV, 27.

[7] Posidonius, dans Athénée, VI, 24.

[8] Έφήμερις άρχαιολογική, année 1869, n° 410, p. 344.

[9] Aristote, Politique, III, 1, 7.

[10] Aristote, Politique, II, 6, 6.

[11] Isocrate, De Pace, 96. Cf. Plutarque, Lysandre, 17, 18 ; Agésilas, 20 ; Agis, 5, 7 ; Instituta laconica, 41.

[12] Plutarque, Lycurgue, 11.

[13] Pausanias, IV, 4.

[14] Hérodote, VI, 86.

[15] Plutarque, Instituta lac., 41 ; Diodore, édit. Didot, VII, 14, 6, t. I, p. 317. Cicéron, de officis, II, 11. Cet oracle avait été prononcé à Delphes, au temps des rois Alcamène et Théopompe, par conséquent au VIIIe siècle. Il correspondait vraisemblablement à une tentative qui fut faite à cette époque pour combattre le goût de la richesse ou tempérer l'inégalité des fortunes.

[16] Hérodote, VI, 82.

[17] Hérodote, VIII, 5.

[18] Théopompe, dans Plutarque, Thémistocle, 19.

[19] Le récit de cette affaire est dans Plutarque, Périclès, 22, et dans Ephore, fragment 118.

[20] Hérodote, VI, 72.

[21] Diodore, XIII, 106 ; Athénée, VI, 24.

[22] Aristote, Politique, II, 6, 18.

[23] Aristote, Rhétorique, III, 18, éd. Didot, t. I, p. 409.

[24] Pausanias, IV, 6.

[25] Pausanias, IV, 17.

[26] Pausanias, III, 4.

[27] Platon, Alcibiade, I, 18, édit. Didot, t. I, p. 480-481. De même dans le dialogue intitulé Hippias major, Platon présente Sparte comme une cité riche (éd. Didot, t. I, p. 740).