Les notions que les écrivains anciens nous ont laissées sur le droit civil de Sparte, sont fort incomplètes et assez vagues. Nous en pouvons du moins saisir quelques règles. La division des personnes en hommes libres, affranchis et esclaves, y était la même que dans tous les états anciens. Les esclaves οΐκέται, άνδράποδας, y étaient très-nombreux. Thucydide remarque qu'aucune cité grecque n'en possédait davantage[1]. Plutarque rapporte que les Étoliens, dans une incursion en Laconie, trouvèrent à enlever 50.000 esclaves[2]. Un passage d'Élien et un fragment de Phylarque donnent à entendre que les esclaves attachés au service personnel étaient nombreux dans les maisons des riches ; un de leurs offices consistait à accompagner les enfants dans les gymnases publics[3]. Les affranchissements ne laissaient pas d'être fréquents[4]. Un ancien
historien nous a transmis les noms des diverses classes d'affranchis, mais
sans nous apprendre en quoi elles différaient. Il y avait les άφεται, les άδέσποτοι,
les έρυκτήρες,
les δεσποσιοναΰται[5], et au-dessus de
tous ces rangs venaient les néodamodes, qui paraissent avoir joui d'une
liberté complète[6].
Mais aucune de ces classes ne se confondait avec les vrais citoyens[7]. L'affranchi
avait le droit d'habiter où il voulait[8] ; il avait
rentrée des temples[9] ; il est probable
aussi qu'il jouissait de quelques droits civils et qu'il pouvait paraître en
justice ; mais on ne voit à aucun signe que les droits politiques lui aient
jamais été communiqués. Les esclaves ne pouvaient en aucun cas être propriétaires
du sol ; nous ne savons pas si les affranchis le pouvaient devenir. La distinction entre citoyens et étrangers était profonde dans toute ville grecque ; on la retrouve à Sparte. La ξενηλασία, c'est-à-dire te droit qu'avait toute cité de chasser l’étranger domicilié, y était exercée plus rigoureusement qu'à Athénée[10]. Encore se tromperait-on si l'on pensait que l’étranger fût toujours repoussé. Hérodote et Plutarque citent nombre d'étrangers qui y ont été accueillis, qui y ont reçu l’hospitalité, qui y ont même passé leur vie. Chaque année, aux fêtes des gymnopédies, les étrangers affluaient à Sparte et étaient reçus dans les maisons des particuliers[11]. La cité avait des proxènes chargés de veiller sur eux, et il y avait aussi dans les autres villes quelques citoyens qui étaient unis à Sparte par le lien de proxénie[12]. D'ailleurs, pas plus à Sparte que dans les autres cités, l'étranger ne jouissait des droits civils, et, à moins qu'il n'eût obtenu l'έγκτησις par un décret spécial, il ne pouvait pas devenir propriétaire du sol. La propriété était héréditaire à Sparte comme dans toute la Grèce[13]. Toutefois il n'y avait pas hérédité pour le fils né hors mariage ou non reconnu par le père[14]. Quant au fils reconnu comme légitime, il ne pouvait pas être privé de la succession, il était héritier nécessaire[15]. Le testament resta interdit à Sparte jusqu'au commencement du IVe siècle, comme il l'avait été à Athènes avant Selon. Les frères se partageaient-ils le patrimoine ? Ce point est obscur. Je ne vois qu'un texte qui semble indiquer la règle d'indivision ; mais ce texte est vague et de peu d'autorité[16]. Peut-être y a-t-il lieu de faire une distinction entre deux sortes de biens dont le patrimoine pouvait se composer. Nous savons en effet par Héraclide qu'un Spartiate pouvait posséder, outre le κλήρος ou la μοΐρα άρχαΐα terre qu'il tenait de l'antique partage, d'autres terres auxquelles d'autres règles de droit étaient appliquées[17]. Ces deux catégories de biens, qui étaient traitées différemment au point de vue de la vente, l'étaient peut-être aussi au point de vue de l'hérédité. Il n'est pas téméraire d'admettre que les terres en dehors du primitif κλήρος étaient partagées. Quant à ce κλήρος lui-même, il y a grande apparence qu'il était indivisible. Cela ressort, non seulement du texte que nous citons plus haut, mais aussi de quelques faits connus : si le chiffre de 9.000 κλήροι était resté invariable durant cinq siècles, ainsi que l'affirme Plutarque ; si chaque famille possédait encore au IVe siècle la terre de l'antique partage, ainsi que le montre Héraclide, cela ne s'est pu faire que par l'indivisibilité du κλήρος. On peut donc penser que, dans toute famille qui ne possédait pas d'autres biens, le frère cadet n'avait aucune part. Il faut alors supposer, ou bien que le cadet avait avec son aîné la jouissance commune du petit domaine indivis[18], ou bien que, s'il quittait son aine, il était relégué par l'effet de sa pauvreté dans la classe inférieure que les Spartiates désignaient par le mot ύπομείονες ; cette classe, composée d'éléments très-divers, ne possédait pas les droits complets des citoyens. Quant à la sœur, les textes ne nous disent pas si elle entrait en partage avec le frère, ou si elle était, ainsi qu'à Athènes, exclue de la succession. Mais cette seconde hypothèse est la plus vraisemblable ; car elle est la seule qui se concilie avec ce que nous savons des lois relatives à la fille épiclère. On voit, en effet, dans le peu qui nous est resté du droit de Sparte, que la fille unique y était, aussi bien qu'à Athènes, l'objet d'une législation particulière. Cette fille était dite έπίπαμάτιδα ou έπιπάματις[19], ce qui signifiait, non pas qu'elle fût héritière, mais qu'elle était à côté de l'héritage et qu'elle s'ajoutait à lui. Elle n'hésitait pas de son père, au moins directement, car Aristote dit en termes très-nets que, si un père était mort sans faire de testament et ne laissant qu'une fille, c'était un autre qu'elle qui était l'héritier, et que cet héritier, titre de maître et tuteur de la fille, lui choisissait un mari[20]. Deux siècles avant Aristote, c'étaient les rois de Sparte qui désignaient un époux à la fille épiclère, si le père n'avait pas de son vivant fait ce choix[21]. On remarquera que cette attribution des rois de Sparte était la même qui appartenait à l'Archonte d'Athènes. Nous ne devons pas croire d'ailleurs que le choix d'un mari pour la fille unique fût arbitraire ; les textes ne nous disent pas formellement quelles règles la loi avait fixées ; du moins Aristote nous apprend que le père lui-même n'avait pas la faculté de donner sa fille épiclère à qui il voulait[22]. A plus forte raison les rois ne pouvaient-ils agir ici d'après leur seul caprice ; aussi Hérodote les présente-t-il comme des juges, qui se contentent de prononcer à qui l'épicière doit appartenir d'après la loi[23]. Tout cela s'explique si l'on songe aux vieilles règles de la famille grecque. L'héritage, de même que le culte et l'autorité domestique, passait toujours aux mâles ; si les fils faisaient défaut et qu'il n'y eût qu'une fille, l'antique principe voulait que celle-ci n'héritât pas, mais l'usage admettait qu'elle passât avec l'héritage au plus proche parent, c'est-à-dire qu'elle l'épousât. C'est ainsi que nous trouvons dans Hérodote l'exemple d'une fille épiclère qui épouse son oncle[24]. Si le père mariait ou fiançait sa fille de son vivant, apparemment il ne pouvait le faire qu'en la donnant au plus proche parent, ou bien encore en la donnant à un fils adoptif ; mais l'adoption elle-même ne pouvait se faire qu'en présence des rois, ce qui implique qu'elle était soumise à des règles[25]. S'il mourait sans avoir pris ces dispositions, le plus proche parent se présentait pour prendre à la fois l'héritage et la fille, et qu'il y avait contestation entre plu sieurs parents, c'étaient les rois qui prononçaient. Ainsi, les principes étaient les mêmes qu'à Athènes. Il est possible qu'ii y eût quelques différences dans l'application, mais l'absence de textes ne nous permet pas de les apercevoir. La vente de la terre était interdite ! Cette règle avait été commune à beaucoup d'anciennes cités grecques[26]. Les lois faisaient pourtant une distinction entre certaines terres d'acquêt qui étaient en dehors des 9.000 κλήροι, et les terres patrimoniales que le partage antique avait distribuées entre les familles. A la vente des premières il s'attachait seulement une certaine honte ; pour les secondes, l'interdiction de vendre était absolue[27]. La raison de ces règles apparaît clairement aux yeux. Elles sont contraires à nos idées modernes ; mais elles sont conformes à celles des anciens. Sparte, comme toutes les cités grecques, se préoccupait d'assurer la perpétuité des familles, à laquelle la religion était intéressée, et elle s'appliquait aussi à maintenir un lien indissoluble entre chaque part de propriété foncière et chaque famille. Car la propriété foncière, dans les temps antiques, avait été un droit familial plutôt qu'un droit personnel. De là, était venue l'hérédité nécessaire du fils ; de là les dispositions relatives à la fille épiclère ; de là l'interdiction du testament et celle de la vente. Il fallait que le sol restât d'âge en âge attaché à la famille. On sent assez combien toutes ces règles, dont l'antiquité ne peut pas être mise en doute, sont l'opposé d'un régime qui comporterait la communauté du sol. Voilà ce que nous connaissons du droit de Sparte ; on est frappé
de voir qu'il ne s'écartait pas sensiblement du plus ancien droit d'Athènes.
Une étude attentive de Sparte diminue de beaucoup la distancie que l'on
serait d'abord tenté de mettre entre cette ville et les autres cités
grecques. Ce n'est pas que Sparte n'ait eu un caractère propre et une
originalité très-marquée ; mais encore faut-il se garder sur ce sujet des
exagérations. Quelques historiens modernes, et particulièrement Ott. Muller,
ont établi une telle antithèse entre Athènes et Sparte qu'il semble que les
deux villes aient représenté deux natures ou deux races absolument opposées.
Une telle opinion est excessive. Spartiates et Athéniens appartenaient à la
même race et parlaient la même langue. Ils avaient la même religion ; il
existait une déesse Athénée à Sparte comme à Athènes, et un dieu Apollon à
Athènes comme à Sparte. Voyez la longue liste des temples et des dieux que le
voyageur Pausanias rencontre sur son chemin dans Sparte ; ce sont les dieux
des autres Grecs : c'est Zeus, c'est Poséidon, c'est Artémis, c'est Thétis,
c'est Aphrodite, c'est Hermès, c'est le Courage et c'est Il est bien vrai qu'Athènes et Sparte ne se sont jamais
ressemblé ; mais rien n'autorise à penser que cette dissemblance vienne d'une
source originelle ; elle paraît plutôt avoir été le résultat des
institutions, des habitudes, des circonstances extérieures, de la vie
historique et de la marche du temps. Il suffit d'observer la longue histoire
des deux villes pour avoir la preuve de cette vérité. On y remarquera, en
effet, que, s'il y a eu toujours des différences entre elles, ces différences
n'ont pas toujours été de même sorte. Par exemple, si nous nous plaçons au
temps d'Alcibiade, Athènes est une cité remuante et amoureuse du progrès,
tandis que Sparte est une cité calme, immobile, d'esprit conservateur ; mais
plaçons-nous à une époque antérieure : Athènes avait été, pendant de longs
siècles, la ville de l'immobilité et des vieilles mœurs, tandis que Sparte
avait été la ville la plus agitée et la plus révolutionnaire de |
[1] Thucydide, VIII, 40.
[2] Plutarque, Cléomène, 18.
[3] Phylarque dans Athénée, VI, 102 ; Elien, Hist. var., XII, 43.
[4] Myron de Priène, dans Athénée, VI, 102.
[5] Myron de Priène, dans Athénée, VI, 102.
[6] Thucydide, VII, 68. Pollux, III, 83.
[7] Xénophon, Helléniques, III, 3, 6.
[8] Thucydide, V, 34.
[9] Thucydide, V, 80.
[10] Elle devait d'ailleurs être prononcée dans chaque cas particulier par les magistrats. Hérodote, III, 148.
[11] Xénophon, Mémorables, I, 2, 61 ; Plutarque, Cimon, 10.
[12] Hérodote, VI, 67 ; Thucydide, III, 52 ; Cornélius Nepos, Cimon, 3 ; Pausanias, III, 8. — Sparte avait un temple de Zeus Xénios et d'Athénée Xénia.
[13] Plutarque, Agis, 5.
[14] Plutarque, Agésilas, 4.
[15] Sauf le cas où il y avait eu άποκήρυξις ou celui où le fils avait été adopté dans une autre famille.
[16] Pseudo-Plutarque, in Hesiodum, 20. (Plutarque, éd. Didot, t. V, p. 24.)
[17] Héraclide, dans les Fragmenta histor. grœc., t. II, p. 211.
[18] Cet usage des communautés de frères est attesté par Polybe, VI, 12.
[19] Hésychius, au mot έπιπαμάτιδα. On disait dans le même sens πατροΰχος. (Pollux, Onomasticon, III, 33.)
[20] Aristote, Politique, II, 6, 11.
[21] Hérodote, VI, 57.
[22] Aristote rappelle cette ancienne règle qui avait disparu de son temps, quand il dit : mais, de nos jours, il peut donner sa fille à qui il veut. (Aristote, Politique, II, 6, 11).
[23] Hérodote, VI, 57.
[24] Hérodote, VII, 205. Plutarque, Agis, II, cite une fille épiclère qui est épousée par un parent. Cf. Hérodote, VI. 71.
[25] Hérodote, VI, 57.
[26] Aristote, Politique, II, 4, 4 ; VII, 2, 5.
[27]
Héraclide, éd. Didot, t. II, p.
[28] Pausanias, III, 11-17.
[29] Plutarque, Agésilas, 21 et 29 ; Pausanias, III, 11 ; Athénée, IV, 17.
[30] Thucydide, I, 18. Isocrate dit la même chose. (Panathénaïques, c. 177.)