RÉCITS DE L’HISTOIRE ROMAINE AU Ve SIÈCLE

 

Derniers temps de l’Empire d’Occident.

Amédée Thierry — Membre de l’Institut — 1860.

 

 

PRÉFACE

CHAPITRE PREMIER — ANTHÉMIUS ET RICIMER

CHAPITRE II — SIDOINE APOLLINAIRE A ROME

CHAPITRE III — EXPÉDITION CONTRE GENSÉRIC

CHAPITRE IV — CHUTE D’ANTHÉMIUS

CHAPITRE V — TABLEAU D’UNE PROVINCE ROMAINE SUR LE DANUBE

CHAPITRE VI — GLYCÉRIUS - ÉMIGRATION DES OSTROGOTHS

CHAPITRE VII — JULIUS NEPOS - AUGUSTULE

CHAPITRE VIII — LE ROI ODOACRE, PATRICE D’ITALIE

CHAPITRE IX — MORT DE SÉVERIN - ODOACRE DANS LE NORIQUE

CHAPITRE X — THÉODORIC EN ORIENT

CHAPITRE XI — MARCHE DES OSTROGOTHS SUR LES ALPES

CHAPITRE XII — THÉODORIC, ROI D’ITALIE

CONCLUSION

 

PRÉFACE

La dissolution de l’empire romain d’Occident se rattache aux origines de l’Europe moderne par le lien logique le plus étroit, celui de la cause à l’effet ; et pourtant, qui de nous en sait l’histoire ? Aucune peut-être n’est restée plus inconnue : on dirait que tout le monde, auteurs et lecteurs, s’est entendu pour la condamner à l’oubli. Quelque inexplicable que ce discrédit paraisse au premier abord, il n’est cependant pas un pur effet du hasard ; et l’on peut, sans crainte d’erreur, l’attribuer, au moins en grande partie, à deux causes très différentes, l’une futile, l’autre sérieuse, que j’essayerai d’exposer ici brièvement.

La cause futile, c’est que l’histoire des derniers temps de Rome impériale appartient au Bas-Empire. — Or, qu’est-ce que le Bas-Empire ? L’idéal de l’avilissement, de la lâcheté, de, la misère dans une société humaine : le mot seul le dit, et ce mot suffit. Quel intérêt peut s’attacher à une pareille époque ? Quel profit tirer d’une kyrielle fastidieuse de faits sans grandeur, bons tout au plus à être oubliés quand on s’en est chargé la mémoire : tout cela ne mérite ni les veilles d’un auteur, ni la curiosité d’un lecteur. — Voilà ce que nous entendons répéter chaque jour, même parmi les classes éclairées, amies de l’étude. On ne saurait, en effet, se le dissimuler : une sorte de répulsion morale existe contre les travaux historiques qui ont pour objet le Bas-Empire.

Qu’y a-t-il de fondé dans ce sentiment ? Peu de chose, à mon avis, et (j’éprouve le regret de le dire), il roule en grande partie sur un jeu de mots. Un chronologiste malencontreux ayant, pour la commodité de son travail, divisé l’Empire romain en Haut et Bas, l’un s’arrêtant, l’autre commençant au principat de Constantin, et cette nomenclature ayant fait fortune, il en est résulté, contre toute intention de l’auteur, un préjugé favorable à la première des deux périodes, défavorable à la seconde. Une étrange confusion s’est produite peu à peu dans les esprits ; les mots ont changé d’acception ; du sens matériel et chronologique, ils ont passé, d’une façon assurément très bizarre, au sens figuré. L’infériorité relative d’une époque à l’égard d’une autre, dans la succession des âges, est devenue abaissement moral, et le mot de Bas-Empire a pris une signification infamante. Aujourd’hui, dans le langage commun de l’Europe et sous la plume de ses publicistes, Bas-Empire est une injure qu’on prodigue volontiers aux gouvernements ou aux sociétés qu’on n’aime pas ; et l’injure politique a la hautaine prétention d’être un jugement de l’histoire.

Je ne me constituerai point ici l’avocat du Bas-Empire contre le Haut, et réciproquement, n’ayant nulle envie d’établir entre eux un parallèle à la manière des rhéteurs. Je dirai seulement que dans l’acception morale qui s’attache actuellement à ces mots, la première période n’est pas si grande, ni la seconde si misérable. A côté des majestueuses figures qui décorent le frontispice de Rome impériale, on y aperçoit plus d’un monstre, d’un imbécile ou d’un fou, et quant aux temps inférieurs, ils ont produit des hommes dont on eût été justement fier à toutes les époques, et dans toutes les sociétés. Ce qui est vrai des princes est vrai des peuples. Dans ce rôle de civilisatrice qui fait le caractère dominant et en quelque sorte providentiel de Rome, la part du second empire a valu de bien près celle du premier. Si celui-ci, par le goût et la science des armes, a reculé ou maintenu les bornes du monde romain, l’autre, quand l’esprit militaire s’était affaibli chez les Romains, a façonné les barbares à la défense de l’Empire : il a fait de la demi barbarie un bouclier pour couvrir la civilisation en péril. Si le Haut-Empire a donné aux peuples de l’univers soumis à ses lois un droit civil admirable, qui est l’expression la plus élevée et en même temps la plus pratique des relations sociales parmi les hommes, le Bas-Empire leur a donné par le christianisme la loi religieuse la plus parfaite. Il a étendu la puissance de Rome par l’autorité de l’Évangile, quand la vieille épée romaine s’est émoussée. C’est encore lui qui a soutenu la lutte contre la plus dangereuse des barbaries qui menacèrent jamais l’univers, contre ces hordes innombrables venues d’Asie, sur lesquelles les idées et les mœurs occidentales n’avaient aucune prise, et dont le triomphe aurait été la ruine de toute civilisation. Grâce à lui, les sciences, la religion, les arts, le dépôt enfin des grandes traditions humaines n’ont point péri dans ce déluge. Même au sein de la plus profonde décadence, et sous sa dernière forme byzantine, le Bas-Empire fut encore pour le monde un protecteur et un guide.

J’ai dit que le Bas-Empire avait été le grand instrument de propagation du christianisme et qu’il en avait fait la loi religieuse des nations civilisées : ce fut peut-être là son crime aux yeux de certains philosophes. On sait avec quel dénigrement passionné les historiens du dernier siècle ont poursuivi les empereurs chrétiens, critiqué et souvent travesti leurs actes. L’incrédulité systématique n’est plus de mode aujourd’hui, mais ses arrêts sont toujours debout, et nous y obéissons à notre insu. Cette habitude de mépris que nous a léguée le XVIIIe siècle pour l’époque chrétienne du monde romain est encore fortifiée par les préjugés de notre éducation classique. Élevés à ne voir les Romains que sous un aspect théâtral, avec un costume de convention, nous ne les reconnaissons plus dès qu’ils ont changé d’habit. Le Romain de nos souvenirs doit à peine être un homme ; il nous le faut hautain, impérieux, inflexible, toujours l’épée à la main et la menace à la bouche, toujours drapé dans sa toge, ou armé de la baguette de Popilius. Si descendu de ces échasses, il se montre à nous plus humain ; s’il parle au monde de paix et non de batailles, de fraternité et non de haine éternelle, s’il veut régner par la persuasion, non par la force, s’il lutte enfin avec une constance héroïque contre des calamités sans mesure, mais comme peut lutter le faible et le vaincu, nous le renions impitoyablement : celui-là n’est qu’un Romain dégénéré qui blesse nos sentiments érudits, et n’excite que nos mépris.

Ces préjugés traditionnels ou scolastiques, j’ai pu les braver sans grand courage en abordant l’étude des Annales du Bas-Empire, mais en face de moi se présentait aussitôt l’autre difficulté dont j’ai parlé et que j’ai reconnue très sérieuse. Elle consiste dans le défaut d’unité : l’histoire du Bas-Empire en manque essentiellement, voilà son vice radical. A partir de Constantin, deux grandes métropoles, sièges de deux sénats et centres d’action politique, se trouvent en présence : l’une domine l’Occident du haut des collines du Tibre ; l’autre, assise entre la Méditerranée et le Pont-Euxin, regarde l’Orient. Atour d’elles se forment deux agrégations d’intérêts similaires qui ont pour principales affinités la communauté du langage et les traditions du passé. Les conquêtes d’Alexandre composent le monde romain oriental, celles des Scipions et des Césars le monde romain occidental. Dans chacun se déroule une série particulière de faits en rapport avec les, tendances, de race et les intérêts de situation. Les deux séries s’entremêlent, et il en résulte deux histoires à la fois connexes et séparées, dont il faut suivre le double développement, sans confusion pourtant : embarras énorme pour l’auteur et brande fatigue pour le lecteur, dont l’attention s’épuise dans îles récits perpétuellement interrompus, qui se refusent à la condition la plus élémentaire de toute œuvre d’art, l’unité !

Ce défaut déjà très apparent dès le IVe siècle, par l’effet de cette dualité qui de deux moitiés du même Empire fait deux États distincts, puis rivaux et ennemis, ce défaut revêt des proportions excessives en Occident, à l’époque du démembrement produit par les conquêtes germaniques. L’histoire se morcelle alors comme le sol romain. Chaque province devient une unité qui se subdivise elle-même en unités d’ordre inférieur, suivant le mouvement des faits. La vie individuelle s’échappe, pour ainsi dire, par tous les pores, dans ce grand corps en dissolution ; il faut que l’histoire soit là pour la saisir au passage et en constater les transformations. La Gaule, la Bretagne, l’Espagne, l’Afrique, livrées au travail d’une existence nouvelle, veulent être étudiées indépendamment dei l’Italie, avec laquelle elles n’ont plus qu’un lien nominal, et qui gravite elle-même vers d’autres destinées. Des royaumes germains se fondent, les uns temporaires, les autres durables, revêtant chacun sa forme propre, plus ou moins barbare, plus ou moins romaine. Dans la Gaule, on en voit naître jusqu’à trois auxquels il faut joindre, comme unités, le petit État indépendant de l’Armorique et ce débris de domination romaine qui persiste à se maintenir aux bouches du Rhône, presque en dépit de Rome. Dans file de Bretagne, les éléments romain et indigène, laissés à eux-mêmes, amènent des combinaisons bizarres qui se perdent peu à peu sous le flot de l’invasion saxonne. En Espagne, en Afrique, autres États barbares, autres conditions de morcellement, autres unités historiques ; et pendant ce temps-là, l’Italie, de révolution en révolution, passe sous le sceptre d’un peuple étranger. Si l’historien ne tient pas cet écheveau d’une main ferme et n’en sait pas diriger à la fois tous les fils, l’histoire s’évanouit, il ne passe plus sous les yeux du lecteur qu’une galerie de tableaux sans liaison ni signification, pareils aux décors d’un drame dont l’action reste inconnue.

Dans ce que je viens de dire, je crains d’avoir fait involontairement la critique d’un livre estimable sous plus d’un rapport, l’Histoire du Bas-Empire, par Lebeau. On ne peut refuser à cet ouvrage ni l’érudition, ni la correction du style, ni le bon sens critique ; mais quelle confusion ! Quel lecteur ne s’est pas perdu cent fois dans le labyrinthe de ces narrations à chaque instant suspendues, et reprises pour être brisées encore ? Un historien, bien supérieur à Lebeau, comme écrivain et comme penseur, Gibbon, a évité en partie l’écueil que je signale, en donnant à son ouvrage un caractère philosophique qui lui permet d’abréger le récit, de choisir dans les faits, et de procéder fréquemment par généralités. Mais quel que soit dans cette œuvre célèbre l’entraînement du style et la grandeur imposante du dessin, on y sent trop le vide des détails ; et les détails sont l’âme de l’histoire.

Pour moi, qui n’ai abordé qu’un point de l’immense histoire du Bas-Empire, j’ai pu en limitant rigoureusement mon sujet dans l’espace et dans le temps, conserver au livre que je publie l’unité de composition. Mon sujet est la chute de Rome impériale, et l’extinction de l’autonomie italienne ; il n’embrasse que vingt-six années, commençant avec le principat du Grec Anthémius, en 467, pour finir à l’avènement du roi ostrogoth Théodoric, en 493. Son théâtre est l’Italie, siège du gouvernement des Césars, et le Norique, annexe inséparable de l’Italie, dans les événements de cette époque. Au second plan apparaît l’empire d’Orient, dont on ne peut jamais s’isoler absolument dans le récit des choses occidentales ; et quelques perspectives s’ouvrent par intervalles sur la Gaule et l’Afrique, quand la complexité des situations l’exige. Les causes dernières de la grande catastrophe qui sépare le monde ancien du monde moderne, sont comprises dans ces vingt-six années : dislocation des ressorts du gouvernement romain ; oppression des empereurs par les patrices barbares, préfets du prétoire des Césars, durant cette agonie de l’Empire ; antagonisme de l’Orient et de l’Occident ; essai des provinces pour se constituer en États indépendants, dictature demi barbare, demi romaine, élevée sur les ruines du principat ; marché passé solennellement entre l’empereur de Constantinople et un roi barbare pour lui livrer l’Italie, et installation d’un peuple étranger au midi des Alpes : voilà ce que renferme ce quart de siècle, période suprême de la nationalité italienne. A peine touchée par les historiens qui m’ont précédé, elle m’a fourni un volume de plus de cinq cents pages, tant les documents a consulter sont abondants, tant l’emploi que j’en ai fait a été détaillé, et, j’ose le dire, complet.

 

C’est ici le lieu d’expliquer comment j’ai été amené à entreprendre cette étude, au milieu de mes travaux sur la Gaule romaine, interrompus depuis plusieurs années. Ce sont eux qui m’ont créé, en quelque sorte, l’obligation de ce nouvel ouvrage. Arrivé dans mon Histoire de la Gaule sous la domination romaine, à la période du morcellement des provinces occidentales, et de la fondation des royaumes barbares, j’ai dû fixer d’abord mon opinion sur les questions générales intéressant tout l’Empire, et en premier lieu l’Italie et Rome. Deux partis s’offraient à moi : adopter aveuglément la version convenue touchant les dernières révolutions politiques de l’Empire d’Occident, et l’extinction de l’autonomie italienne, ou chercher dans une étude spéciale quelque autre solution qui me satisfît plus pleinement, et dont les résultats s’appliqueraient ensuite à mon travail sur la Gaule. Le premier parti était le plus simple, et j’essayai de le suivre ; mais des doutes ne tardèrent pas à m’assaillir, ici sur l’exactitude des faits, là sur l’appréciation des hommes ; et il me fallut, presque malgré moi, recourir à un nouvel examen des sources contemporaines. Une fois que j’eus mis le pied dans ces ténèbres, je m’y sentis enchaîné par un double charme que connaissent tous ceux qui s’occupent d’histoire, la grandeur du sujet et son obscurité même. Il me sembla apercevoir sous des textes mystérieux, non seulement l’explication que je cherchais touchant la chute de Rome, mais des révélations sur son passé. Trois fragments de mon travail, insérés dans la Revue des Deux Mondes en 1857 et 1859, ayant paru plaire au public, j’ai poursuivi et achevé l’œuvre que je viens lui soumettre aujourd’hui.

En composant ce livre, mon but, je le répète, a été d’éclairer de quelque lueur nouvelle, au moyen d’un travail nouveau, les événements de ce Ve siècle de l’ère chrétienne, si important, si dramatique et si peu connu ; je m’y référerai donc fréquemment dans mon Histoire de la Gaule sous l’administration Romaine, dont le quatrième et dernier volume sera publié prochainement. Son objet particulier et les limites étroites de son cadre ne m’autorisant point à lui donner le titre un peu ambitieux d’Histoire, j’en ai choisi un plus modeste, celui de Récits, consacré d’ailleurs par un des maîtres les plus illustres de la science. Toutefois il existe entre les Récits des temps mérovingiens et les Récits de l’histoire romaine au Ve siècle, analogie de titre plutôt que de composition et de but. Mettre en relief par une suite de tableaux épisodiques les types variés de la société gallo-franke, sans s’astreindre à la série chronologique des événements principaux, tel est l’objet que se proposait mon maître et frère a jamais regretté, Augustin Thierry, et qu’il a su réaliser avec la puissante magie de son talent. On sait par quel art, ignoré jusqu’à lui, il a fait revivre et se mouvoir des individualités effacées, perdues, pour ainsi dire, dans les grandes masses de l’histoire. J’ai voulu, au contraire, dans des narrations chronologiquement enchaînées, reconstruire une période importante de l’Empire romain. Pour moi, l’histoire a été le fond, les types individuels l’étude accessoire. La différence des vues et des intentions ressort du plan même des deux ouvrages : je compte sur l’indulgence de mes lecteurs pour épargner au mien les dangers d’un plus long parallèle.

Les documents relatifs au Ve siècle, malgré leur stérilité tant accusée, m’ont cependant permis d’atteindre à une assez grande ampleur de détail. Sous la sécheresse et la brièveté énigmatique des chroniqueurs se cachent bien souvent des indications précieuses qui réclament, pour être comprises, une connaissance approfondie des institutions et des mœurs, car les abréviateurs ne parlent qu’à ceux qui savent déjà ; et il faut lire, en même temps qu’eux, les représentants de la littérature proprement dite : épistolaires, panégyristes, hagiographes ou poètes. J’ai mis tous ces écrivains à contribution ; non seulement ils complètent l’histoire par la révélation de beaucoup de faits particuliers, mais, ce qui est plus important, ils nous initient à la vie générale de leur temps. Notre compatriote Sidoine Apollinaire, Ennodius, évêque de Pavie, Egippius, disciple et biographe de saint Séverin, enfin le chancelier de Théodoric, Cassiodore, ont été des guides en ce qui concernait la société romaine. Quant aux Barbares, nous possédons les livres du Goth Jornandès, évêque de Ravenne, livres d’un prix inestimable. J’ai pu aussi puiser à pleines mains dans les trésors de l’histoire byzantine : je me sers, à dessein, de ce mot pour qualifier un corps de documents presque officiels, ou du moins émanés d’hommes bien informés et rompus aux affaires publiques, car la Grèce, aux Ve et VIe siècles, maintenait encore sa vieille réputation de savoir, quand les lumières s’éteignaient en Occident. Grâce à la diversité des sources et au nombre des auteurs, il est possible de reconstituer historiquement cette époque, d’une manière assez complète.

Peut-être suis-je abusé par ce mirage que produisent en nous nos propres idées, mais il m’a semblé que l’étude des derniers temps de Rome sert merveilleusement à l’intelligence des premiers. Pour embrasser du regard le vaste empire, si profondément marqué au sceau de la Providence, il faut le contempler du haut de ses ruines. Le but où il tendait fatalement, son vrai caractère dans la marche des sociétés humaines, et les bornes assignées à sa grandeur par la loi même qui la créait, tout cela ne se manifeste, avec une entière évidence, qu’à son heure suprême. Il jaillit de cette tombe de la ville éternelle je ne sais quelle traînée de lumière qui se projette sur son berceau. Née dans un asile de voleurs et de bannis, Rome part de là pour fonder une association de peuples. Ses armes sont pendant longtemps la violence et la perfidie, et, du sein de la plus terrible oppression qui fût jamais, sort cependant une société qui a pour droit humain la raison écrite, pour droit divin l’Évangile. Ses moyens d’action changent avec les temps, son but reste invariable. Elle poursuit dans la mauvaise fortune l’œuvre entreprise dans la bonne : vaincue, elle complète ce que ses victoires laissaient inachevé. De la violence on la voit passer à la persuasion, de l’oppression à la justice, du commandement hautain aux enseignements du droit et de la charité, et, reine dans la paix comme dans la guerre, elle domine toujours le monde. L’instrument qu’elle a voulu briser dans ses jours d’orgueil est souvent celui qui la relève de l’abaissement et la sauve. Tantôt elle conquiert hors d’elle-même, portant la civilisation chez les Barbares les plus éloignés ; tantôt conquérante dans son propre sein, elle en subjugue d’autres que des nécessités insurmontables ont poussés jusqu’au centre de son Empire. Comme elle s’assimilait naguères ses sujets, elle s’assimile maintenant ses maîtres. Cette dernière lutte entre la puissance immortelle des idées et la force brutale, déchaînée sur tous les points du monde, et triomphante de Rome, présente un magnifique et douloureux spectacle : c’est là l’histoire du Ve siècle.

Que de contrastes pendant les douze cents ans de la vie de ce peuple, qui des bords du Tibre se répand sur l’univers, remplaçant par la patrie idéale des institutions et des mœurs les nationalités qui tombent devant lui. Agrégés violemment à son Empire, mais devenus frères sous sa loi, tous les peuples viennent à leur tour, comme Romains, briller sous la toge du citoyen et sous le manteau du légionnaire. Carthage se glorifie du titre de Rome africaine, et les vaincus de César délibèrent au Capitole. La Gaule, l’Espagne, l’Afrique, la Syrie, la Pannonie mettent leurs richesses, leur sang, leur génie au service de cette ville devenue le monde, suivant la belle expression d’un Gaulois, poète et préfet de Rome[1]. Elles lui produisent des généraux illustres, des orateurs, des jurisconsultes, des poètes, des empereurs enfin. Au Ve siècle, le tour des Germains est venu. A cette époque, on les trouve partout, au sénat, dans les lettres, aux armées principalement ; ils ont la prétention d’être Romains, même en combattant contre les drapeaux de Rome. Alaric saccage la ville éternelle parce qu’elle lui refuse le titre de maître de ses milices. Par la plus étrange des contradictions, le christianisme que Rome voulait étouffer dans son berceau comme un ennemi de sa puissance, est sa meilleure sauve -garde pendant deux siècles, et son agent d’assimilation le plus énergique : un Barbare chrétien est déjà un demi Romain.

Les pages de nos Récits mettront en saillie plus d’une opposition de ce genre, soit entre les institutions, soit entre les races. On verra un Suève, généralissime des armées romaines, donner au bout de cinq cents ans une nouvelle représentation de la dictature de Sylla, et mourir tranquillement dans son lit. Des patrices barbares, souvent héréditaires, viennent prendre place à côté des empereurs, les font et les défont suivant leur caprice, mais aucun d’entre eux n’ose revêtir la pourpre des Césars, ce signe de l’esclavage de leurs pères. Un secrétaire d’Attila devient le bras droit de l’Empire d’Occident et le recruteur en chef de ses aigles : il finit par mettre sur la tête d’un enfant, son fils, la couronne impériale, que les hommes ne savent plus porter. Un Ruge, soldat romain, chasse cet enfant, le renferme dans la villa de Lucullus et renvoie à l’empereur d’Orient, comme une défroque de famille, le sceptre et la robe des successeurs d’Auguste. Ce Ruge, d’accord avec le Sénat et le peuple, forme en Italie une sorte de république, sous la souveraineté nominale des empereurs de Constantinople : il gouverne avec gloire pendant dix-sept ans, et l’indépendance italienne périt avec lui. Ce bizarre représentant des fils de Romulus est égorgé sur la table d’un banquet par un autre Barbare, patrice romain ; comme lui, et délégué des mêmes empereurs d’Orient. Byzance a vendu Rome, et le marché a été passé dans la forme la plus solennelle des rescrits impériaux. Tel est le vaste et sombre tableau qui se déroule durant les dernières années de l’empire d’Occident, et que j’essaye de reproduire dans mon livre.

Si la variété des types barbares jette sur cette époque de confusion un grand intérêt dramatique, les types romains n’y sont pas moins originaux ni moins divers. On y voit des Romains se faire Barbares, comme les Barbares se font Romains ; des évêques devenir généraux par le choix de leurs ouailles, et des officiers, évêques par la volonté de leurs soldats ; enfin les moines se mêler déjà aux gens de guerre. Un solitaire mystérieux, dont on ne sut jamais ni l’origine ni la vie passée, vient, au lendemain de la mort d’Attila, fonder en Norique la théocratie la plus absolue qui fut jamais, et couvre la civilisation du bouclier de l’Évangile. Ce protecteur des Romains est aussi le conseiller et l’ami des Barbares qui lui obéissent en frémissant ; et ses restes, transportés en Italie, reçoivent plus d’honneurs publics que jadis les cendres de Germanicus. Tandis que des essais de gouvernements indépendants sont tentés aux frontières de l’empire, le vieux mécanisme administratif continue de fonctionner avec sa régularité solennelle, au centre de l’Italie. Le Sénat délibère, les consuls ordonnent, les poètes lisent leurs vers sur le forum, à la curie, au palais impérial ou sous les portiques de Fronton ; une société d’élite cultive les lettres, admire lès arts et conserve le dépôt des délicatesses de la pensée. Dans l’ordre politique, on trouve encore des négociateurs habiles et honnêtes ; mais le Romain ne commande plus, il cherche à désarmer ; il prie beaucoup plus qu’il ne menace ; et les évêques, messagers de concorde et de paix, prennent place au premier rang des hommes d’État. Toutefois le cœur des vieux Romains sait battre encore sous la chasuble du prêtre : Épiphane, un des grands citoyens de l’Empire agonisant, n’eût point déparé le siècle des Scipions.

Avec le gouvernement d’Odoacre, roi des nations, patrice de Rome et lieutenant nominal des césars d’Orient, expire l’autonomie romaine ; avec celui de Théodoric, roi des Goths et des Romains, commence l’asservissement de l’Italie sous un peuple étranger. Quelles circonstances ont provoqué, accompagné, consolidé cet asservissement ? Fut-il le fruit d’une pure conquête barbare ou d’une révolution intérieure comme la dictature d’Odoacre, ou de l’ingérence des Romains de Constantinople dans les affaires de ceux d’Occident ? Telle est la question qui se présentait à la limite de mon travail : je me flatte de l’avoir résolue par le simple exposé des faits.

On m’accusera peut-être d’un peu de sévérité envers un des personnages les plus adulés de l’histoire, le roi ostrogoth Théodoric. Mon but n’a point été de dénigrer ce Barbare célèbre, auquel je ne conteste point le nom de Grand ; je prie seulement ses admirateurs de considérer qu’à l’époque où le fils de Théodémir joue un rôle dans mes récits, il n’est pas encore ce roi d’Italie, dirigé par des conseillers italiens, souvent mal payés de leurs bons avis, et glorifié par son chancelier Cassiodore. Il faut distinguer dans le roi des Ostrogoths deux hommes, ainsi que le montrent fréquemment les pages de mon livre, un Théodoric barbare, livré aux instincts les plus sauvages de sa race, et un autre civilisé, élevé à Constantinople, intelligent, généreux par occasion, mais empruntant très souvent à la politique byzantine ses propres armes contre elle-même. Ces deux hommes, illuminés par l’éclat du génie, paraissent tour à tour dans l’histoire, semant autour d’eux tantôt le bien tantôt le mal. J’avais surtout à peindre le Théodoric barbare, ingrat, fourbe, cruel, impitoyable dans son orgueil ; l’autre Théodoric, digne du surnom de Grand, est sans doute celui du royaume d’Italie, dont je n’ai point eu à m’occuper. Quoi que vaille au reste l’engouement de l’histoire pour ce héros du Ve siècle, dans lequel le XVIIIe a cru entrevoir un Frédéric et un Joseph II, n’oublions point qu’il n’a laissé après lui d’institutions durables ni pour les Romains, ni pour son peuple, et que son règne fut en Italie le premier chaînon de la servitude.

 

 

 

 



[1] Urbem fecisti, quod prius orbis erat. RUTIL. NUM. Itin.