RÉCITS DE L’HISTOIRE ROMAINE AU Ve SIÈCLE

 

CONCLUSION.

 

 

Le nouveau règne s’ouvrit, pour l’Italie, sous des auspices sinistres : la formidable colère du roi des Goths planait sur les Romains, comme sur ses adversaires barbares. Malheur à, qui, pendant ces quatre années de lutte, s’était déclaré son ennemi ; malheur à qui ne s’était pas montré son ami ! Il fit publier un édit qui dépouillait du droit de liberté romaine[1] (c’est le mot des contemporains) quiconque n’avait pas ouvertement embrassé sa cause. Cet édit le privait du droit de tester, et des garanties assurées au citoyen par les lois de l’empire, ou même de celles que pourrait à l’avenir octroyer le gouvernement des Ostrogoths. Aucune excuse ne palliait sa faute, pas même celle de la nécessité. La conduite des amis était soumise à une discussion rigoureuse ; ils devaient justifier de la constance de leur fidélité, au milieu de toutes les incertitudes et de tous les revers. C’était la mise hors la loi de l’Italie entière[2] : le panégyriste de Théodoric ne craint pas de l’avouer. Cette loi cruelle ne fut pourtant point le pire des maux qui déchirèrent ce malheureux pays. Comme on voit, à la suite d’un orage, sortir des entrailles de la terre mille insectes nuisibles, on vit se répandre en tous lieux, à la suite de l’édit, une nuée d’enquêteurs, d’espions, de délateurs, tourbe malfaisante qui se repaît des infortunes publiques, et se charge de trouver des coupables pour toutes les tyrannies. Les partisans de Théodoric durent eux-mêmes trembler : du golfe de Tarente aux Alpes, et de la mer de Toscane à l’Adriatique, il n’y eut plus une seule ville qui ne fût au désespoir, une seule famille qui pût compter sur la sécurité du lendemain.

Combien de temps dura cette perturbation générale ? On ne le sait pas. Ni réclamations, ni prières n’arrivaient jusqu’à ce roi, inflexible dans sa résolution de sévir. La province de Ligurie occupée et foulée tour à tour par les deux partis, et entraînée pour cette raison à des démonstrations contraires, se trouva plus maltraitée encore que les autres ; elle eut recours, comme toujours, à l’intervention de son évêque Épiphane ; mais, cette fois, l’homme de paix hésita. La mission lui semblait au-dessus de ses forces[3], et on ne le décida qu’en lui adjoignant l’archevêque Laurentius, son métropolitain. Laurentius et lui avaient été les premiers amis du roi des Goths sur la terre italienne ; l’un d’eux avait même souffert en son nom la captivité et l’exil ; ils partirent ensemble pour Ravenne, le cœur serré, et désespérant presque du succès de leur démarche. Théodoric, les fit admettre en sa présence, et Épiphane prit la parole, ainsi que l’avait exigé le métropolitain, son collègue. Nous entrerons dans le détail de cette grande scène, où le prêtre romain et le conquérant barbare se dessinent nettement l’un en face de l’autre, avec leurs sentiments, leurs instincts, leur langage : elle clôt en quelque sorte les annales de l’Italie autonome et libre.

L’évêque de Pavie rappela d’abord au roi offensé le pardon donné par Jésus-Christ à ses bourreaux et les préceptes de la loi évangélique ; puis affrontant sans crainte des souvenirs qui pouvaient paraître importuns au maître actuel de l’Occident : Il fut un temps, lui dit-il, où une armée formidable t’emprisonnait avec tout ton peuple dans la petite ville de Pavie, et où le son des clairons retentissait nuit et jour à ton oreille. Inférieur en nombre à tes adversaires, tu n’espérais la victoire due de l’assistance de Dieu : que promis-tu alors ? Tu le sais ; et Dieu t’exauça. Nous vîmes le ciel prendre parti dans ta querelle, le soleil, l’air, la pluie, combattirent pour toi ; et les discordes de tes ennemis préparèrent ton triomphe. Qui donc eût pu résister à Théodoric, secondé par Dieu même ? Tu fus vainqueur. Eh bien, rends aux hommes ce que Dieu t’a donné ; ne dédaigne pas les larmes des suppliants, elles sont l’holocauste de l’oblation mystique. Songe aussi à qui tu succèdes : ne ressemble pas à celui que tu as vaincu, si tu ne veux point tomber comme lui. — Ô roi, la Ligurie te supplie à genoux en ma personne ; elle te demande justice pour les innocents, absolution pour les coupables. Écoute ma voix : la vengeance vient de la terre, mais la miséricorde est fille du ciel ![4]

En prononçant ces belles paroles, le vieil évêque tremblait[5] ; il n’avait jamais plaidé une plus sainte cause devant un juge plus irrité. Théodoric dans sa réponse invoqua pour sa justification la raison politique, et les nécessités qui assiègent un règne nouveau. Tu me cites les exemples divins, ajouta-t-il, avec un semblant d’ironie qui dut aller au cœur du prêtre : eh ! ne lisons-nous pas dans les livres sacrés que Saül a été rejeté de Dieu, pour avoir épargné les ennemis d’Israël ? La victoire est le jugement de Dieu, c’est y contrevenir que de pardonner à l’adversaire qu’on tient sous ses pieds. Frappons les pères, si nous voulons que les enfants soient meilleurs. Que me parles-tu de l’indulgence du divin Rédempteur ? N’a-t-il pas dit lui-même dans son Évangile :Le médecin coupe les membres pourris, lorsqu’il veut sauver le malade. — Ainsi vont les choses de ce monde ! Laisser le crime impuni, c’est encourager les criminels[6].

Le roi goth s’appesantit beaucoup sur ces idées qui contenaient, suivant lui, la vraie morale. C’était par de pareils sophismes que le Théodoric civilisé savait s’accommoder aux mauvais penchants du Théodoric barbare. Voyant pourtant qu’il ne convaincrait pas ses interlocuteurs, et craignant l’éclat d’une rupture avec ces saints personnages, il promit d’adoucir son décret, en ne frappant que les scélérats endurcis. L’endurcissement était grand, à ce qu’il paraît, car les condamnations à l’exil furent nombreuses. Cependant la porte venait d’être ouverte à l’indulgence. De bons conseils survinrent de divers côtés ; et le questeur Urbicus, qui joignait, disent les contemporains, l’éloquence de Cicéron à l’austère équité de Caton[7], finit par arracher à son maître une amnistie sinon générale du moins très large. D’autres Romains bons et respectables prirent place à leur tour dans sa confiance ; ils le ramenèrent pas à pas à des sentiments chrétiens et romains ; on flatta les inspirations de l’homme civilisé ; on célébra la magnanimité de son âme ; on l’apaisa, en lui faisant la gloire du pardon plus douce que les satisfactions de la vengeance.

Il y eut alors un revirement complet dans sa conduite. Il appela autour de lui pour organiser son gouvernement les hommes considérables de tous les partis. L’assassin d’Odoacre sembla même rechercher de préférence les amis fidèles de sa victime ; et lorsque l’énergique défenseur de Césène, Libérius, passant de la liste de ses proscrits dans celle de ses serviteurs, consentit à devenir son préfet du prétoire, il en manifesta sa joie par ces nobles paroles adressées au sénat : Libérius n’est point venu à nous comme un vil transfuge ; il n’a point simulé la haine de son maître pour gagner l’affection d’un autre : il a attendu, dans l’intégrité de sa conscience, le jugement de Dieu. S’il a passé à notre cause, c’est avec tristesse, et quand il ne pouvait plus rien pour la sienne : aussi j’ai confiance en sa fidélité[8]. Cassiodore fils aîné de l’ancien ministre d’Odoacre, et qui lui-même avait occupé de hautes charges sous le roi des Ruges, devint le secrétaire particulier, puis le questeur de Théodoric. Beaucoup d’autres se joignirent à eux, et dans le nombre Symmaque et Boëce, qui devaient être un jour si mal payés de leurs services. Malgré la force politique que de pareils choix donnaient au roi des Goths, il suspecta longtemps encore les sentiments de Rome et du sénat. à son égard, car il ne voulut visiter la ville éternelle qu’en l’année 500 ; et pendant le séjour qu’il y fit, on découvrit une conspiration contre sa vie , où trempait un certain comte goth nommé Odoïn[9].

Devenu chef d’un gouvernement régulier et puissant[10], Théodoric laissa là toute discussion avec l’empereur d’Orient sur le sens de sa pragmatique. Il se posa nettement en héritier de l’empire occidental[11], prenant, les qualifications des empereurs, même celle de toujours Auguste[12], et confondant habilement l’idée de la nouvelle puissance qu’il fondait, avec les souvenirs de l’ancienne souveraineté. Aux plaintes et aux menaces d’Anastase, il répondit par une curieuse lettre que nous avons encore, dans laquelle il donne, si je puis ainsi parler, la théorie de ses rapports avec l’empire d’Orient. Suivant lui, cet empire est le modèle des gouvernements, et l’empereur possède une supériorité morale sur tous les rois ; il reconnaît quant à lui cette supériorité morale et la proclame ; mais là se borne sa soumission envers l’Auguste de Constantinople. Vous êtes, lui dit-il, l’honneur de tous les royaumes, l’appui salutaire du monde entier. Ceux qui administrent les nations savent et confessent qu’il existe en-vous quelque chose de particulier qu’ils n’ont point ; nous le sentons surtout, nous qui, avec l’assistance divine, avons appris dans votre république comment on doit gouverner des Romains. — Notre gouvernement est une imitation du vôtre, type d’un empire unique. Autant, dans cette voie, nous marchons loin derrière vous, autant nous y précédons les autres nations de l’univers[13]. L’esprit de sa politique pourrait se résumer en ce peu de mots : ne conserver avec l’empire d’Orient qu’un lien nominal, et donner au monde, dans l’exercice de sa pleine souveraineté, une image barbare de l’empire d’Occident.

Dans l’impossibilité de se faire raison par les armes, Anastase dut se contenter de ces vagues explications qui laissaient les choses au même état. Pour conserver du moins l’avantage de sa situation, il fit remettre par Faustus Niger au roi d’Italie, à titre d’investiture ou de complément de l’investiture que lui avait conférée autrefois Zénon, un des manteaux de pourpre renvoyés par Odoacre à Constantinople, après la déposition d’Augustule[14]. C’était, comme on eût pu dire en langage juridique, un acte conservatoire du droit des empereurs, toutefois il venait bien tard. Théodoric portait la pourpre depuis longtemps ; il avait même rétabli, pour son usage, les anciennes fabriques impériales supprimées ou ruinées sous le patriciat d’Odoacre[15]. Cette tardive investiture n’empêcha pas Anastase de faire une descente en Italie dès qu’il le put ; mais son expédition fut plutôt d’un pirate que d’un empereur, et les choses en restèrent là jusqu’à Justinien.

Tandis qu’il posait avec cette netteté, en face de l’empire d’Orient, son indépendance comme roi barbare, Théodoric se faisait Romain vis-à-vis des Barbares et revendiquait sur eux la suprématie des empereurs. Sans renier la fraternité résultant de leur commune origine, il voulait qu’ils le considérassent principalement comme un successeur des Césars ; et que les Amales devinssent une vraie famille impériale parmi les maisons royales des Germains[16]. Il parlait aux rois ses égaux avec un ton de supériorité paternelle qui rappelait le langage des anciens maîtres du monde ; leur adressant des remontrances, des encouragements, des conseils en faveur de la justice et de la concorde mutuelle, et se servant perpétuellement du grand nom de Rome pour leur inspirer le respect, ou la crainte[17]. Les rois germains, possesseurs de provinces démembrées de l’Occident, reconnurent volontiers cette suprématie qui consolidait leur usurpation, en créant l’unité et la solidarité parmi les spoliateurs de l’empire. Des mariages cimentèrent entre eux et lui l’alliance des intérêts : Théodoric épousa la sœur de Clovis, et maria sa fille Theudigotha au roi des Visigoths, Alaric ; sa fille Ostrogotha, au roi Burgonde Sigismond, fils de Gondebaud ; sa sœur Amalafride devint femme du roi des Vandales, et Amalaberge, fille de cette sœur, femme de celui des Thuringiens[18].

Vis-à-vis de son peuple, et dans l’art de le gouverner, son habileté ne fut pas moins grande. Après l’avoir établi en colonies militaires sur les territoires dont il dépouilla les soldats d’Odoacre, et qui faisaient un tiers de l’Italie[19], il ajouta à cet immense domaine des Goths d’autres confiscations opérées sur la propriété italienne. Ce fut Libérius qu’il chargea de l’exécution d’une mesure si douloureuse pour un cœur italien ; mais sans croire avec les panégyristes, que tout se passa à la satisfaction générale, les vainqueurs s’étant trouvés grassement pourvus, tandis que les vaincus ne ressentaient aucun dommage[20], il faut reconnaître que Libérius mit dans l’accomplissement de sa dure mission une modération digne de louange. Enracinés à l’Italie par la propriété, les Ostrogoths s’y multiplièrent. Les sujets d’Odoacre n’avaient formé sur le sol qu’une armée d’occupation, ceux de Théodoric y furent à la fois une armée et un peuple : peuple conquérant et maître, distinct des vaincus par ses lois, par son langage, par sa religion (il était Arien), et seul investi du privilège souverain de porter les armes. Théodoric, quoiqu’on ait prétendu le contraire, maintint fermemef5t la séparation des deux races dans ses points essentiels. S’il jugea utile qu’à son exemple les princes et princesses des Ostrogoths fussent élevés dans la connaissance des lettres et des sciences, pour apprendre à mieux gouverner les Romains, il défendit au peuple de fréquenter les écoles où il pourrait s’amollir. Son système d’administration fut celui-ci : Au Romain, les occupations de la paix ; au Goth, celles de la guerre[21].

Parvint-il par ces moyens à créer un établissement durable ? La suite prouva que non. En tout cas, son gouvernement, comme gouvernement personnel, fut empreint d’un cachet clé grandeur incontestable, due à l’élévation de son génie. Si le Théodoric barbare reparut dans les derniers jours de son règne, comme pour voiler la gloire du Théodoric civilisé, et la réduire à sa juste mesure, l’histoire, impartiale répétera pourtant ce jugement de Procope, resté célèbre : On peut l’appeler tant qu’on voudra usurpateur et tyran ; en réalité, ce fut un roi[22].

 

FIN

 

 

 

 



[1] Interea subita animum præstantissimi regis Theodorici deliberatio occupavit, ut illis tantum romanæ libertatis jus tribueret, quos partibus ipsius files examinata junxisset. Illos vero, quos aliqua necessitas diviserat, ab omni jussit et testandi, et ordinationum suarum ac voluntatum licentia submoveri. Ennodius, Vit. Épiphane, p, 357.

[2] Sua sententia promulgata, et legibus cirea plurimos tali lege calcatis, universa Italia lamentabili justitio subjacebat. Ennodius, Vit. Épiphane, p. 357.

[3] Dum se diceret solum ad tantam sareinam sustinendam non posse sufucere. Ennodius, Vit. Épiphane, p. 357.

[4] Ennodius, Vit. Épiphane, p. 358.

[5] Corda ejus pavor aretabat. Ennodius, Vit. Épiphane, p. 358.

[6] Ennodius, Vit. Épiphane, p. 360.

[7] Illustrissimum Urbicum acciri juhet, qui universa palatii ejus onera sustentans, Ciceronem eloquentia, Catonem æquitate præcesserat. Ennodius, Vit. Épiphane, p. 360.

[8] Cassiodore, Var., II, 16.

[9] Anonyme de Valois, p. 721.

[10] Nous renvoyons pour ce qui concerne l’administration de Théodoric aux excellents mémoires de M. Sartorius et de M. Naudet, tous deux couronnés par la classe d’Histoire et de Littérature ancienne de l’Institut (1810). — Nous recommandons également la Vie de Théodoric, par M. le Marquis du Roure, ouvrage consciencieux et tout à fait digne d’estime.

[11] Hæres Imperii. Epist. Athal. ap. Cassiodore, Variar.

[12] Inscript. Pompt., Orelli, III, p. 122.

[13] Cassiodore, Variar., I, 1.

[14] Facta pace cum Anastasio imperatore per Festum (Faustum) de præsumptione regni ; et omnia ornamenta palatii, quæ Odoachar Constantinopolim transmiserat, remittit. Anonyme de Valois, p. 720.

[15] Cassiodore, Variar., I, 2.

[16] Ut qui de regia stirpe descenditis, nunc etiam longius claritate imperialis sanguinis fulgeatis. Cassiodore, Variar., IV, 1. — Amalorum infantia purpurata. Ibid., VIII, 5.

[17] Cassiodore, Variar., III, 1, 2, 3, 4, et passim.

[18] Jornandès, R. Get., 58. — Anonyme de Valois, p. 720. — Procope, Bell. Goth., I, 2.

[19] Partem agrorum, quam Odoacri milites possederant inter se Gothi partiti sunt. Procope, Bell. Goth., I, 1.

[20] Quid quod innumeras Gothorum catervas, vix scientihus Romanis, larga prædiorum collatione ditasti. Nihil enim amplius victores cupiunt et nulla senserunt damna superati. Ennodius, Epist., XII, 3.

[21] Nous renvoyons pour les détails au mémoire de M. Naudet, dont les chapitres 6 et 7 contiennent une appréciation très complète et très juste, des actes et du caractère de Théodoric. Nous ne connaissons sur ce sujet rien de mieux étudié et de mieux pensé.

[22] Procope, Bell. Goth, I, 1.