RÉCITS DE L’HISTOIRE ROMAINE AU Ve SIÈCLE

 

CHAPITRE V — TABLEAU D’UNE PROVINCE ROMAINE SUR LE DANUBE.

 

 

Misère et anarchie des provinces du Danube. - Saint Séverin, apôtre et réformateur du Norique. - Il y fonde une sorte de gouvernement. - Monastères de Favianes et de Passau. - Autorité du saint dans les villes romaines et chez les peuples barbares. - Ses relations avec les rois ruges Flaccithée et Fava.

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Sur le revers occidental du mont Kalenberg (le Cettius des anciens), au penchant d’une riante vallée parsemée de vignobles, on montre les vestiges d’un vieil ermitage non loin duquel s’élèvent deux villages et deux églises qui portent le nom de saint Séverin. Quelques rares pèlerins se rendent encore par tradition à ces, ruines qui attiraient au moyen âge un immense concours de fidèles, accourus des deux rives du Danube, pour visiter le sol jadis foulé par le grand apôtre du Norique[1]. Il y a quatorze cents ans, comme aujourd’hui, ces coteaux étaient plantés de vignes, ainsi que le témoigne leur vieille dénomination latine, ad Vineas[2] ; mais vers le milieu du Ve siècle, époque où commencent nos récits, la guerre avait détruit les cultures, dispersé les habitants, et transformé la riante vallée en désert. Telle qu’elle était pourtant, elle devint le siège d’un gouvernement dont l’action embrassa quatre provinces entières, et ne dura pas moins de vingt-huit ans : étrange gouvernement, à la fois consenti et absolu, sans autre sanction que le nom de Dieu, sans autre code que les préceptes de la charité ; despotisme volontaire, qui eut pour Capitole une cellule, et pour tyran un moine ! L’histoire de cette administration singulière se rattachant par un lien étroit aux événements de l’Italie, je l’exposerai avec quelque détail. Le lecteur y trouvera le tableau des misères qui, de province à province, parcouraient alors tout l’empire d’Occident ; il y verra en outre un curieux exemple de ces gouvernements de passage, nés spontanément des besoins d’un ordre quelconque, entre le régime romain qui s’en allait, et la domination barbare qui n’était pas encore arrivée,

Dans l’année qui suivit la mort d’Attila, et au plus fart des terribles guerres que se livraient alors sur la rive droite du Danube les fils et les capitaines du conquérant, un personnage inconnu avait paru en Pannonie. Il venait d’Orient[3] et se nommait Severinus. Quand les Pannoniens désertaient à l’envie leur patrie inondée de sang, Séverin accourait pour l’habiter ; et comme si ce qui effrayait les autres avait au contraire de l’attrait pour lui, il se dirigea vers un canton troublé entre tous, vers cette frontière de la Pannonie et du Norique, où les Barbares les plus féroces semblaient s’être donné rendez-vous[4].

Son accoutrement dénotait une profonde misère, et ne lui valut d’abord sur son passage que méfiance et dureté. La petite ville d’Astures[5], où il se proposait de séjourner, fut sur le point de lui fermer ses portes. Astures était un entrepôt commercial important et riche, situé sur le Danube, à l’entrée de ce long défilé qui serpente entre le fleuve et les derniers escarpements du Cettius, l’étranger n’y trouva pas un toit pour s’abriter. Toutes les maisons se fermèrent devant le mendiant et le vagabond. Il courait risque de mourir de faim et de froid, si le portier de l’église, presque aussi pauvre que lui, ne l’eût reçu dans un coin de l’enclos qu’il occupait près du temple. C’est au fond de ce misérable réduit que Séverin entreprit l’œuvre étonnante qui, de son vivant, l’égala aux princes du siècle, et lui valut, après sa mort, la vénération de l’Église avec le respect de l’histoire.

Séverin pouvait avoir alors trente ans. A la pureté de son accent latin, on le reconnaissait aisément pour un Italien ou du moins pour un Romain lettré des provinces occidentales ; et ses manières affables sans familiarité, son maintien digne en même temps que modeste, le ton de sa parole, tout enfin trahissait en lui les habitudes d’une condition élevée. Mais un profond mystère entourait et entoura toujours son origine, sa famille, sa vie passée il ne s’en ouvrait avec personne, pas même avec ses plus chers disciples. On put conjecturer seulement par quelques mots échappés à sa réserve habituelle, que cédant tout jeune encore à une invincible passion pour la vie contemplative, il avait quitté son pays natal, et parcouru l’Orient dont il énumérait les principales villes ; qu’après de longs trajets sur terre et sur mer, et de grands périls surmontés miraculeusement, il avait reçu, par une révélation expresse de Dieu, l’ordre de revenir en Occident, et qu’alors il s’était mis en route pour le Norique. Voilà tout ce qu’on sut jamais de lui. Voulait-on en apprendre davantage, il détournait la conversation par des moqueries pleines de gaieté ; auxquelles succédaient au besoin des paroles sévères, capables d’arrêter court et de faire rougir d’elle-même la curiosité la plus indiscrète.

L’anecdote suivante fera connaître jusqu’où cet homme singulier poussait l’amour du mystère ou plutôt l’oubli de lui-même et l’humilité. A une époque où son nom et le bruit de son œuvre étaient répandus dans toute l’Italie, un prêtre italien de haut parage, Pirménius, gouverneur de l’empereur Augustule, alors déposé, s’étant réfugié en Pannonie, y vivait avec familiarité près du saint et de ses disciples. Un jour, dans le laisser-aller de la conversation, s’adressant à Séverin, il ne craignit pas de lui dire : Veuille nous raconter, très vénérable seigneur, de quelle province de l’Empire la providence de Dieu daigna t’envoyer pour illuminer ces contrées. — Si tu me prends pour un esclave fugitif, répondit Séverin en riant, prépare vite une rançon pour le jour où mon maître réclamera ma tête ; puis reprenant le ton triste et solennel qui lui était plus ordinaire, il ajouta : Patrie, naissance, famille, qu’est-ce que cela ? Sinon des choses sous lesquelles se déguise l’orgueil, et qu’il vaut mieux taire. Pour juger un homme qui sert Dieu, qu’importe le rang qu’il tiendrait ici-bas ? Ce qu’il faut connaître, c’est celui qu’il tiendra là-haut. Sache pourtant que ce même Dieu qui t’accorda la faveur d’être prêtre m’a ordonné, à moi, de venir dans ces régions assister des hommes qui souffrent[6]. Après ces mots il se tut, et Pirménius ne répliqua point. Depuis ce temps, ajoute le biographe du saint qui était aussi son disciple, nul n’osa aborder devant lui un pareil sujet[7].

La mission que Séverin croyait avoir reçue du ciel, et qu’il venait accomplir dans le pays le plus malheureux et le plus désorganisé de l’Occident, seul et sans autre appui que son inébranlable conviction, était d’une nature à la fois politique et religieuse. Elle consistait à réveiller, sous le stimulant énergique de la pénitence, une société que gagnait déjà le froid de la mort, à y ramener la charité bannie des âmes par l’égoïsme, à commander le patriotisme au nom de Dieu, en un mot à faire régner la loi religieuse là où la loi humaine n’avait plus de force. Ce n’était pas la première fois, qu’au milieu des convulsions du monde romain et dans le but d’arrêter sa dissolution imminente, on essayait de substituer un gouvernement de Dieu au gouvernement des hommes, dont les conditions se trouvaient fatalement brisées. Plus d’une fois, sur d’autres points de l’empire, des réformateurs, l’Évangile en main, avaient présenté ce moyen de salut à des populations qui voyaient crouler autour d’elles toutes les institutions sociales, et ne menaient plus qu’une vie précaire, sous l’épée ou la menace des Barbares. Dans les situations désespérées, le sens moral des sociétés s’altère comme celui des hommes ; et de même que l’individu ne peut supporter au delà d’une certaine mesure l’inquiétude et le chagrin sans que sa raison chancelle ; ainsi les sociétés en proie à des calamités dont elles n’entrevoient ni l’adoucissement ni le terme, s’affaissent sur elles-mêmes et s’égarent. Une sorte de vertige les saisit. Elles marchent à tâtons comme dans une nuit profonde : la notion du bien et du mai s’est obscurcie en elles avec la conscience du devoir. Tantôt on les voit, s’attachant à la terre avec fureur, invoquer ce que l’enivrement des sens renferme de plus poignant, afin d’épuiser en quelques heures une vie sans lendemain. Tantôt, c’est au ciel qu’elles s’adressent dans leur désespoir ; elles appellent à leur aide, pour s’étourdir ou se sauver, les superstitions les plus folles ou les plus féroces, la magie, les tortures volontaires, le meurtre ; puis, quand ces emportements fiévreux viennent à cesser faute d’aliment, le calme qui leur succède est celui du tombeau : la mort morale est consommée.

La Bretagne, la Gaule, l’Espagne, avaient donné ou donnaient encore au monde, dans quelques-unes de leurs provinces, ce funèbre spectacle d’une société agonisante. Ici, comme dans quelques cités d’Espagne, des populations, emportées par une rage de bêtes fauves, se ruaient les unes sur les autres pour s’entredévorer. Là, comme à Trèves, des hommes indignes de ce nom, nobles, décurions, magistrats, attendaient le sac de leur ville, à table, couronnés de fleurs et la coupe en main, heureux de confondre leur sang avec le vin des amphores brisées[8]. Ailleurs, d’autres folies, d’autres hontes, d’autres crimes. A Cuculles, dans le Haut Norique, une partie des habitants, reniant le christianisme comme une religion impuissante, et franchissant d’un bond tous les degrés d’un paganisme honnête, s’était mise à pratiquer des sacrifices humains, pour apaiser la destinée[9]. Quand l’homme est descendu à ce point de dégradation, il ne lui reste pas plus de pitié pour les autres que d’énergie pour lui-même. Les liens sociaux deviennent un vain mot ; il n’existe plus ni communauté civile, ni loi, ni patrie. Ces symptômes de mort morale venaient d’éclater avec violence dans les provinces du Haut Danube, exposées à l’invasion barbare. L’excès de leurs vices et de leurs crimes, nous dit un contemporain, consommait leur ruine. Sans force et sans appui mutuel, elles penchaient prêtes à tomber, comme penche une moisson coupée à la racine, et que le moindre vent doit abattre[10].

Séverin se fit le médecin de ces inexprimables souffrances. Ses deux remèdes furent la pénitence qui réhabilite l’homme, et la charité qui, le rapprochant de son semblable, devient le meilleur fondement de la vie sociale. A peine installé chez le portier de l’église d’Astures, il se mit à parcourir la ville en prêchant l’abstinence aux riches et quêtant pour les pauvres des vêtements et du pain ; surtout il appelait au repentir, à la prière, au jeûne, un peuple livré aux dissipations les plus insensées. Il lui montrait des messagers de la colère céleste, dans ces Barbares qui rôdaient nuit et jour autour de ses murailles. C’était un étrange spectacle que ce pauvre nourri par un pauvre, mendient pour les indigents ; que ce misérable moine adressant des leçons et des menaces aux grands de la terre, et s’établissant en régulateur de leur vie. La sienne était soumise à des privations presque incroyables. Il ignorait ce que c’était que lit ou chaussures ; il couchait par terre sur un cilice, marchait nu-pieds dans la neige, et ne mangeait qu’un peu d’herbe une fois par jour. Quand on lui reprochait l’exagération de ses austérités, il répondait : Je les supporte, et Dieu m’en donne la force, afin que je vous serve d’exemple[11].

Le clergé n’était point à l’abri de ses remontrances et non sans raison, car il participait à la dissolution de la société civile, et les mœurs des ecclésiastiques se ressentaient fort de ce relâchement général que Séverin venait conjurer. Mais si les laïques ne l’écoutaient guère, le clergé eût jeté volontiers aux poissons du Danube le nouveau Jonas avec ses prophéties et son cilice. Il annonça un jour dans l’église d’Astures que la colère de Dieu, arrivée à son comble, allait éclater par un coup prompt et terrible, à moins d’une pénitence sincère, immédiate, et il supplia l’évêque, le clergé et le peuple de s’humilier sans plus de retard dans la cendre et les larmes : Les Barbares sont à vos portes, leur répétait-il ; et attendent pour faire irruption jusque dans vos foyers un signal d’en haut que votre repentir peut encore détourner[12]. Il alla même, dit-on, jusqu’à indiquer le jour et l’heure précis où la ville devait être saccagée. Un rire d’incrédulité railleuse accueillit seul ses avertissements. Eh bien donc, s’écria-t-il tout hors de lui, je pars, j’abandonne à sa perte inévitable une ville opiniâtre qui veut périr[13]. Il partit, secouant comme l’Apôtre la poussière de ses pieds ; et les habitants d’Astures délivrés de ce censeur incommode, se plongèrent avec un redoublement d’ardeur dans leurs dissipations accoutumées.

Au sortir de cette ville rebelle, Séverin se dirigea vers Comagènes, grande cité fortifiée, bâtie au pied même du mont Cettius. Il eut quelque peine à se faire admettre par les habitants qui pensaient avoir déjà dans leurs murs assez de mendiants ; mais une fois admis, il paya largement son hospitalité par des services utiles à la sûreté de la place : toutefois ses appels a la pénitence n’y trouvèrent pas plus qu’ailleurs des oreilles et de cœurs dociles. Sur ces entrefaites Astures fut prise et saccagée. Profitant d’un jour où les habitants ne se gardaient point (c’était probablement quelque fête à demi païenne dont les réjouissances se terminaient dans l’ivresse), les Barbares aux aguets accoururent, enfoncèrent les, portes, firent main basse sur tout, tuèrent tout ce qui se rencontra devant eux. Le vieux portier de l’église, plein de foi dans l’infaillibilité de son ancien hôte, s’était tenu prudemment sur ses gardes, et réussit à s’échapper ; il s’enfuit à son tour à Comagènes. On ne saurait, peindre la joie qu’il éprouva en revoyant celui dont, les avertissements l’avaient sauvé. Racontant ce qui s’était passé sous ses yeux dans Astures, les bonnes ouvres de Séverin et sa parole méconnue, puis confirmée si fatalement, il le proclamait avec enthousiasme un saint et un prophète. La naïve croyance de cet homme entraîna tous les autres. Ce fut comme un feu qui réchauffa la ville ; et les habitants de Comagènes, saisis d’une secrète appréhension, commencèrent à écouter des instructions qu’ils avaient jusqu’alors dédaignées.

Ces événements firent du bruit, et, dans tort le Norique, on ne s’entretint plus que du prophète arrimé d’Orient, de ses austérités surhumaines, de la sagesse de ses discours, de la sûreté de ses prédictions. On accourut de toutes parts pour le voir et l’entendre ; on lui demanda son avis sur les choses publiques ; on le consulta aussi sur les choses privées, et l’on se trouva toujours bien de ses conseils marqués au coin de la sagacité et de l’expérience. Bientôt les magistrats, non contents de le consulter à distance, l’invitèrent à venir dans leurs murs ; elles se disputèrent la faveur de le posséder, ne fût-ce qu’un jour : persuadées, dit son disciple et biographe. Eugippius, que sa présence était la meilleure sauvegarde contre tous les périls[14]. Favianes fut une des premières à l’appeler ; voici dans quelle circonstance.

Les dévastations journalières des Barbares dans la zone riveraine du Danube détruisant jusqu’aux sources de la production, ces belles plaines si renommées pour leur fertilité né nourrissaient plus leurs habitants : il fallait emprunter une partie de l’alimentation des villes à des cantons mieux garantis soit du passage continu des Barbares, soit de, leurs incursions soudaines. Les vallées de l’Inn et de l’Ens, la première surtout, étaient devenues le grenier du Bas Norique. Or, une année, par l’effet d’un hiver précoce, ce grenier se trouva bloqué avec tout ce qu’il contenait ; l’Inn ayant gelé avant l’époque ordinaire, la flottille de bateaux chargés de grains, à la destination du Danube, resta emprisonnée dans les glaces. L’inquiétude aussitôt gagna les villes riveraines dont les approvisionnements étaient en grande partie épuisés ; les denrées se resserrèrent et la disette se fit sentir ; puis le froid continuant à sévir, on vit s’avancer à grands pas la famine. La ville de Favianes était une des moins préparées à un pareil événement, grâce à l’imprévoyance des habitants, et à l’incurie, ou plutôt, à l’impuissance des magistrats. Ce n’est, pas qu’on y manquât de blé ; mais quand il eût fallu s’entendre pour assurer une sage répartition de ce qu’on possédait, personne ne commandait, ou plutôt personne ne voulait obéir. Nulle police dans la ville, nul ordre dans les marchés ; chacun dissimulait de son mieux sa provision particulière ; et ce qu’on mettait en vente, ou ce que le peuple découvrait dans ses recherches inquisitoriales, était follement gaspillé l’anarchie aggravait la famine.

Dans ce désarroi des pouvoirs civils, les habitants songèrent à Séverin comme au seul homme qui pût apporter à leurs maux un remède efficace, par ses bons conseils, par son autorité, enfin par le pouvoir surnaturel qu’on lui supposait. Les magistrats, qui partageaient cette confiance, le conjurèrent de venir, et il y consentit[15]. Sa présence rétablit le calme tout aussitôt. A défaut, des secours directs du ciel, l’homme de Dieu, comme on l’appelait, apportait du moins avec lui la prévoyance humaine et la charité. Il ordonna d’abord aux habitants de déclarer ce que chacun d’eux possédait de grains, et de mettre leurs provisions en commun, afin que les pauvres y eussent une part ; ceux-ci dès lors ne pillèrent plus et les marchés furent tranquilles. C’était au nom de Dieu que Séverin commandait, et faisait exécuter ses ordres. Il s’en fallait néanmoins que les déclarations des détenteurs de blé fussent toutes sincères ; plusieurs continuèrent à cacher leurs réserves, les uns par crainte de manquer, les autres par calcul, et afin de vendre plus cher lorsque le besoin serait devenu plus grand.

Au nombre de ces riches sans entrailles se trouvait une veuve nommée Procula, femme de haute lignée, qui avait su dérober à la connaissance de tout le inonde un grand amas de blé enfoui dans sa maison. Sa surprise fut grande, lorsque Séverin, à qui la chose fut révélée secrètement, l’apostropha ainsi en public : Procula, comment se peut-il qu’issue, comme tu l’es, de nobles parents, tu te sois faite la servante de ta cupidité ? L’apôtre saint Paul nous enseigne que l’avarice est la servitude des idoles ; et toi, tu es devenue volontairement l’esclave de l’avarice. Écoute pourtant ce que j’ai à te dire. Grâce au Seigneur qui a pris pitié de ses enfants, tu ne sauras bientôt plus que faire de ce que tu conserves si soigneusement, à moins que plus humaine pour les poissons que pour les hommes, tu ne jettes dans le Danube ce même blé que tu refuses à tes semblables. Reviens donc à toi, tandis qu’il en est encore temps ; et distribue aux pauvres quelque chose de ce que tu osés bien accaparer quand le Christ a faim. C’est à toi-même que tu viendras en aide, bien plus qu’aux autres[16]. Procula, qui se croyait à l’abri du soupçon, fut frappée comme d’un coup de foudre en entendant ces paroles ; elle court en toute hâte chez elle, déterre son blé, le fait porter au marché et en distribue une part aux indigents. Quelques jours après, l’Inn était en plein dégel, et les convois de grains descendaient le Danube, assez nombreux pour ravitailler toute la contrée. Séverin en avait-il été informé à temps ? On aima mieux croire qu’il devait à une révélation divine le fait dont il s’était, servi avec tant d’à-propos. En tout cas, la famine avait été conjurée par son intervention, et les habitants de Favianes lui vouèrent une reconnaissance qui ne se démentit jamais. Séverin, de son côté, prenant leur ville en affection, résolut de s’y fixer.

La situation de Favianes convenait d’ailleurs au projet qu’il méditait, celui de relier ensemble les points importants des provinces de borique et de Rhétie, afin de les faire concourir, sous sa direction, à une ouvre commune de défense et de charité. Située sur le Danube, à quarante lieues seulement de Passau, et en communication facile avec la plupart des autres villes par le fleuve et ses affluents, Favianes était un point presque central à des combinaisons qui embrasseraient Comagènes, Passau, Lauréacum, Tiburnie, Joppia et les localités inférieures. Comme un conquérant qui procède à la soumission graduelle d’un territoire, Séverin se choisit un quartier général, d’où son action pût rayonner aisément et rapidement à travers le vaste pays qui s’étendait du mont Cettius au Danube, et du Danube aux Alpes.

Les villes du Norique et de la Rhétie présentaient toutes plus ou moins, comme Astures et Favianes, le spectacle de la plus violente anarchie. Partout le mécanisme administratif était suspendu ou brisé. Les hauts fonctionnaires militaires et civils, lieutenants impériaux, présidents des provinces, ducs des limites, faisant retraite devant l’invasion barbare, avaient regagné l’Italie avec la plus forte partie des garnisons, de sorte que le gouvernement restait tout entier dans la main des magistrats municipaux. Tout rapport régulier de ces magistrats avec le gouvernement central cessa bientôt par le fait des Barbares, qui occupant de proche en proche les vallées supérieures des Alpes, formèrent comme un cordon de blocus entre les provinces du Danube et l’Italie. Aussi n’arrivait-il plus de Ravenne ou de Rome ni instructions, ni décisions ; et les administrations locales ne relevant plus que d’elles-mêmes, l’ordre des juridictions étant bouleversé, rien n’assura plus l’exécution des lois administratives ou civiles.

Dans l’ordre militaire, ce fut encore pis. Ce qu’il restait de soldats des anciennes garnisons, s’était disséminé dans les villes fermées et les châteaux, pour y servir de noyau à la résistance des habitants ; mais chacun de ces petits corps agissait à sa guise ; il n’existait entre eux ni entente mutuelle, ni autorité commune. Par suite de l’interruption des rapports avec la métropole, le soldat ne toucha plus sa paie exactement, bientôt il ne la reçut plus du tout : autre cause d’embarras et de désordre. La garnison de Lauréacum ennuyée de ces retards, envoya quelques soldats réclamer en Italie sa solde arriérée[17]. Ces soldats passèrent les Alpes sans encombre et parvinrent à se faire payer des trésoriers militaires ; mais à leur retour, ils furent dévalisés par les Barbares, qui les tuèrent et les jetèrent dans l’Ens. Leurs cadavres roulés par les eaux jusque sous les murs de la ville, apprirent à la garnison le mauvais succès de son ambassade. De pareils faits devaient se renouveler souvent. Dans ces circonstances, il fallut que les villes, sous peine de voir leurs défenseurs mourir de faim, pourvussent elles-mêmes aux distributions de vivres et à la solde ; et de là de nouvelles difficultés entre les habitants et les soldats. Ceux-ci ne trouvaient jamais la prestation suffisante, et se dédommageaient en pillant ; plusieurs désertèrent aux Barbares, d’autres se firent voleurs. Appelant à eux des paysans affamés et des vagabonds de toute nation, ils donnèrent naissance aux Scamares[18], brigands organisés, assez forts pour tenir la campagne contre des troupes régulières, livrer des batailles rangées, et traiter de puissance à puissance avec les généraux romains. Ainsi se formèrent ces terribles bandes si redoutées du paysan pannonien, et que l’histoire nous peint comme un nouveau peuple barbare, sorti du sein même de la civilisation.

Les villes seules conservaient une ombre d’organisation, les campagnes n’en avaient plus : elles vivaient au jour le jour. Leur population, à l’approche d’un danger, se réfugiait dans les enceintes fortifiées avec son bétail et ses meubles ; et, le péril passé, elle retournait à ses travaux. Bien souvent elle trouvait sa moisson faite par les Barbares, ses greniers dégarnis, ses cabanes réduites en cendres. A défaut de pouvoirs légaux régulièrement institués, des pouvoirs de fait s’établissaient dans les villes, où régnait sans contrôle tantôt le bon sens, tantôt le caprice du peuple. L’autorité supérieure tombait le plus ordinairement aux mains du chef militaire représentant de la force matérielle, quelquefois aux mains de l’évêque représentant de la force morale ; parfois aussi l’une et l’autre force venaient se cumuler sur la même tète : l’évêque ceignait l’épée et le tribun prenait la crosse. C’est ce qu’on vit dans Favianes où le peuple promut à l’épiscopat son commandant militaire, le tribun Mamertinus[19], pour prix de ses bons services. Mamertinus était un brave officier, énergique contre les Barbares, sévère pour ses soldats, doux pour les habitants ; homme d’ailleurs juste et pieux, mais qui, on peut bien le croire, n’avait jamais touché un livre de liturgie. Il devint dans la circonstance un excellent évêque. Sollicité bien des fois d’accepter ce titre. Séverin s’y refusa toujours[20] ; il ne voulut pas même être prêtre, soit par humilité, soit plutôt parce que le dessein qu’il avait formé concordait mal avec les devoirs étroits et la subordination du sacerdoce.

Partout où Séverin était appelé et consulté, partout où il prenait lui-même l’initiative des avis, sa première prescription était pour les pauvres et les prisonniers, de quelque nation qu’ils fussent : il voulait qu’on leur assurât avant tout la nourriture et le vêtement. En effet, l’égoïsme, ainsi que je l’ai dit, était la plaie profonde qui rongeait au cœur cette société si malade. La pitié éteinte dans les âmes y laissait la place libre pour tous les instincts pervers ; et tandis que le riche ne songeait qu’à jouir, le pauvre courait se joindre aux Scamares, et arrachait, à la pointe de l’épée, le pain qu’on ne lui offrait pas. Le plus pressant de tous les besoins était donc de rapprocher des hommes qui ne pouvaient se passer les uns des autres. D’accord avec, les principaux des villes, Séverin institua au profit des indigents un impôt, du dixième des récoltes et du dixième des vêtements[21]. Quand les villes résistaient, le saint éclatait en reproches et en prédictions sinistres qui ne manquaient guère de se réaliser, car les populations les plus désunies étaient aussi les plus exposées aux entreprises des Barbares. Peu à peu cette taxe prit un caractère d’obligation non seulement morale, mais civile, à laquelle personne n’essaya plus de se soustraire.

Le blé provenant des collectes était recueilli dans des greniers, les vêtements dans des magasins, placés les uns et les autres sous la garde de Dieu, et administrés, dans chaque lieu, suivant les besoins. Séverin avait établi près de ses diverses résidences, un de ces dépôts dont il était lui-même le dispensateur, et qu’il fit régir par ses disciples, quand il eut des monastères. Situés généralement hors des villes, quelquefois dans des endroits tout à fait déserts, ils devinrent l’objet d’un respect religieux ; ni Romains, ni Barbares, n’osaient y porter la main, les voleurs mêmes craignaient d’y toucher ; et les hommes chargés de convoyer la dîme, étaient sacrés comme la dîme elle-même. La contrée riveraine du Danube, la plus ravagée et la plus misérable de toutes, eut aussi la plus large part dans les secours de cette bienfaisance organisée. Les villes du Haut Norique et de la Rhétie se firent un devoir de contribuer à ses provisions de vêtements et de vivres, malgré l’éloignement. Malheur à qui se montrait indifférent : le châtiment n’était pas loin ! On racontait que les habitants de Tiburnie tardant à envoyer leur contribution vivement réclamée par le saint, celui-ci s’était écrié avec impatience. Ils la gardent donc pour les Barbares ![22] et qu’en effet, la ville avait été prise et pillée par les Goths, quelques semaines après. Ainsi, l’imagination populaire entourait de la protection immédiate du ciel ces œuvres d’une active et sainte charité. Chaque jour quelque histoire étonnante, quelque récit merveilleux venaient encourager les bons, et effrayer les méchants ou les tièdes : un seul fera juger de tous les autres.

Une année, le Haut Norique n’avait pas fourni à temps sa collecte de vêtements ; on était, déjà en plein hiver[23], et le froid sévissait avec une rigueur inaccoutumée. Quand la collecte fut réunie, il fallut encore la transporter à la cellule du saint : c’était un rude voyage à entreprendre, car les montagnes qui séparent le Haut Norique de la vallée du Danube, difficiles à franchir en toute saison, offraient alors des passages vraiment dangereux. Cependant un citoyen, nommé Maxime, consentit à le faire par dévouement ; il loua plusieurs hommes de peine, qui chargèrent les bagages sur leur dos, et se mit en route avec eux. La petite troupe gravit d’abord sans trop d’embarras les pentes méridionales de la chaîne jusqu’à son sommet, mais arrivée là et tandis qu’elle cherchait un gîte, une bourrasque mêlée de neige l’assaillit avec tant, de violente, qu’elle fut forcée de s’arrêter. Les voyageurs se réfugièrent sous un grand arbre dont les rameaux pendants leur servirent d’abri ; la nuit vint sur ces entrefaites, et, la fatigue aidant, ils s’endormirent. A leur réveil, ils s’aperçurent que la neige qui n’avait cessé de tomber pendant toute la nuit, formait autour d’eux une muraille circulaire et qu’ils étaient emprisonnés au fond d’une fosse. Ils s’en dégagèrent, non sans peine, mais comment retrouver leur chemin ? La moindre erreur au milieu de ces abîmes pouvait les perdre sans retour. Ils commençaient à désespérer, quand un ours énorme, sorti d’une caverne, se mit à marcher à pas lents dans la direction qu’ils devaient prendre : ils examinèrent ses traces, et reconnaissant sous la neige les indices d’une route frayée, ils le suivirent avec confiance comme un envoyé du ciel. Grâce à ce conducteur d’un nouveau genre, Maxime et ses compagnons échappés aux périls de la montagne, atteignirent sains et saufs avec leurs fardeaux l’ermitage du saint. Voilà ce qu’on racontait dans toute la Pannonie ; et il n’eût pas été prudent de soutenir devant les paysans du Norique que cet ours s’était trouvé là par hasard, qu’il n’avait pas cheminé comme un guide attentif à quelques pas des voyageurs ; qu’enfin il ne les avait pas dirigés pendant un trajet de deux cent milles, jusqu’à la porte du solitaire.

L’intelligence de Séverin, éminemment pratique, s’étendait aux besoins les plus divers d’une société ; on eût dit qu’il avait tout vu, tout expérimenté ; et quand la nécessité se présentait, il savait dresser une embuscade militaire ou préparer un coup de main avec la même dextérité qu’il présidait aux exercices d’un cloître. La merveilleuse prescience dont il était doué lui faisait en toutes choses, et sans hésitation, rencontrer le parti le plus opportun. Une petite scène dont Favianes fut témoin donnera l’idée de ce jugement prompt et sûr qui pouvait facilement passer près du peuple pour un don surnaturel, et imprimait à ses moindres avis une autorité irrésistible et presque olivine.

Une troupe de brigands barbares fondit un jour sur la banlieue de cette ville, assez loin des remparts pour ne point donner l’éveil à la garnison : c’était une bande nombreuse, bien armée, résolue à tout, et qui signala sa présence par d’horribles dévastations. Les maisons furent pillées, le bétail enlevé, les colons traînés en servitude avec leurs femmes et leurs enfants[24]. Tout cela se fit si subitement, si lestement, que la nouvelle n’en parvint à Favianes que par quelques fugitifs qui brisèrent leurs chaînes, quand les voleurs s’étaient déjà remis en marche, chargés de butin. Ces malheureux, comme toujours, allèrent d’abord trouver Séverin : Homme de Dieu, lui dirent-ils en embrassant ses genoux, rends-nous nos frères que des brigands emmènent ; délivre nos femmes et nos enfants de la plus odieuse des servitudes.

Le moine leur fit exposer de point en point ce qui était arrivé, il s’enquit du nombre des bandits, de la route qu’ils avaient prise, de la quantité de bagages qu’ils traînaient. à leur suite ; quand il sut tout, il rassura les paysans : Ayez foi en Dieu, leur répétait-il, ceux que vous pleurez vous seront rendus. Sans perdre un moment, il se rend près de Mamertinus qui commandait la garnison de la ville, ainsi que je l’ai dit plus haut, et lui raconte ce qu’il vient d’apprendre. De combien de soldats peux-tu disposer pour assaillir ces brigands et délivrer leurs prisonniers, demande-t-il au tribun ? — Je n’ai, répond celui-ci, qu’une poignée d’hommes et encore ces hommes sont-ils à peine armés ; pour mon compte, je ne me hasarderais pas en tel équipage contre de pareilles forces ; mais si tu l’ordonnes, vénérable père, je partirai avec assurance, car tes prières m’obtiendront la victoire. — Tu dis vrai, répliqua Séverin ; qui a Dieu pour soi, ne s’inquiète ni du nombre ni de la bravoure des hommes ; au nom de ce Dieu, pars à l’instant, marche hardiment, si tes soldats manquent d’armes, l’ennemi leur en fournira. Réserve-moi seulement les Barbares qui tomberont en ton pouvoir : je les demande comme ma part de butin[25].

Le tribun écouta le plan d’attaque combiné par Séverin d’après le récit des paysans ; il l’approuva, réunit sa petite troupe, à laquelle se joignirent quelques habitants, et se mit en route. A deux milles de la ville, coulait une petite rivière appelée Dicuntia, dont le cours sinueux baignait une vaste prairie avant de se perdre dans le Danube. On eût dit ce lieu fait exprès pour une halte ; et, d’après l’heure de la journée, le saint conjecturait que les bandits s’y arrêteraient, soit pour partager le butin, soit pour manger les provisions qu’ils avaient enlevées. Mamertinus s’y dirigea en toute hâte, et surprit effectivement les voleurs au milieu d’une véritable orgie, les uns mangeant et s’enivrant, les autres déjà ivres et dormant sur l’herbe. Leurs armes dispersées gisaient çà et là dans la prairie. A l’apparition du tribun, tous ceux qui purent se sauver le firent sans essayer de combattre ; et l’on n’eut qu’à détacher les fers des captifs romains pour les passer au cou des autres. Le retour de Mamertinus dans Favianes fut un véritable triomphe. Soldats et paysans rapportaient, avec les dépouilles reconquises, une provision d’épieux et de dards suffisante pour armer la ville entière. Le tribun, suivant sa promesse, fit conduire devant Séverin tous ses prisonniers barbares ; Séverin leur donna la liberté. Allez retrouver vos complices, leur dit-il, et racontez-leur ce que vous avez vu. Un peuple que Dieu protège n’a rien à craindre de ceux qui l’attaquent : l’ennemi se croyait vainqueur, il est vaincu, et ses propres armes servent à l’accabler. Dieu a pris cette cité sous sa garde ; que vos pareils n’en approchent jamais ?[26] La leçon avait été rude ; et les Scamares se mirent à redouter le saint, tout autant que les Romains le vénéraient.

Les jours et les nuits de Séverin se consumaient dans ce rude labeur, quand, tout à coup, un trouble intérieur le saisit ; il se dégoûta de cette vie d’agitation ; et la passion de sa jeunesse, la solitude, lui fit sentir de nouveau ses aiguillons les plus acérés. Il la revit se dresser incessamment devant lui avec ses charmes austères, les jeûnes prolongés, les veilles, les longues prières, l’anéantissement de l’âme, seule à seule, en face de Dieu. Il n’y sut pas résister ; le moine, encore une fois, succomba à la tentation du désert. Un jour, il disparut de Favianes, se dérobant soigneusement à toutes les recherches ; et lorsqu’on le retrouva, il habitait, dans cette vallée du mont Cettius dont j’ai parlé, près du canton des Vignes, une cellule qu’il s’était construite de ses propres mains[27]. Il y resta quelque temps, marré toutes les instances, puis on le vit rentrer à Favianes, disant que Dieu l’avait chassé du désert, et lui ordonnait de revenir parmi les hommes ; qu’il avait même reçu d’en haut le commandement exprès de fonder un monastère près de cette ville.

Son retour flet célébré comme un bonheur public. Dans l’espoir de le fixer pour toujours, on se mit à bâtir le monastère qu’il désirait ; chacun se fit un devoir d’y contribuer, le riche de sa bourse, le pauvre de ses bras, et la sainte maison s’éleva presque soudainement, par une sorte de miracle. Elle fut placée, suivant sa volonté, à peu de distance des murs de Favianes, dans une petite anse du Danube, munie d’un port naturel où plusieurs barques pouvaient se tenir à l’ancre pour le service du monastère. Là même, au milieu de ses disciples, il se fit une vie à part, remplie d’austérités que lui seul osait affronter, et de temps en temps, si le besoin de la solitude le ressaisissait plus irrésistiblement, il se sauvait au mont. Cettius, dans son ermitage des Vignes. C’est ainsi qu’il vécut et mourut, ballotté entre deux penchants contraires également impérieux, l’extrême activité parmi les hommes, et l’extrême repos en face de Dieu.

Son monastère se peupla rapidement de jeunes hommes, qu’attirait la réputation du fondateur, et qui se firent avec ardeur et humilité les instruments de ses travaux. Séverin obtint de si bons fruits de ce premier établissement, qu’il alla en fonder un second dans la ville de Passau, la plus importante du Norique occidental[28]. Ce second monastère fut appelé le petit, par opposition à celui de Favianes qui fut toujours le plus considérable, et se nomma le grand. A partir de ces deux fondations, l’action du réformateur sur les provinces danubiennes prit la forme et la régularité d’un gouvernement. Les relations avec le haut Danube et les vallées de l’Inn et de l’Ens se concentrèrent à Passau, celles de la région orientale à Favianes ; et de ces deux centres partirent dès lors les avertissements et les ordres. La communication de l’un à l’autre avait lieu par le Danube[29]. Cette nouvelle organisation obligea Séverin à partager désormais son temps entre Passau et Favianes, mais cette dernière ville et le grand monastère furent, toujours sa résidence privilégiée. A Passau comme à Favianes, il eut besoin d’une de ces retraites où il s’enfermait de temps à autre, et d’où il rapportait de si salutaires et si fécondes inspirations ; il se construisit une seconde cellule dont on croit retrouver l’emplacement près d’Instadt[30].

C’était parmi les laïques, paysans ou citadins, que Séverin trouvait surtout obéissance à ses volontés et foi dans sa mission ; ils formaient ses croyants et son peuple. Quant au clergé, soit jalousie d’autorité, soit rancune des remontrances que le saint ne lui ménageait guère, il le regardait de mauvais œil, et sauf quelques évêques, ses partisans sincères et déclarés[31], le missionnaire rencontra., parmi les ecclésiastiques, plus d’opposition que de concours. Dans une œuvre comme la sienne, dans une réforme de la société par la religion, il eût fallu que le premier rôle incombât au clergé qui devait l’exemple au peuple : or, je l’ai dit, le relâchement des mœurs y avait pénétré comme partout. Séverin gardait donc ses plus grandes sévérités pour les clercs ; il leur prêchait incessamment la pénitence, et n’abordait leurs églises qu’avec le cortège des retraites, des jeûnes, des macérations de toute espèce. Aussi, beaucoup d’entre eux ne le voyaient arriver qu’avec terreur ; et à peine était-il installé, qu’on soupirait après son départ. Du jour qu’il quittait Passau pour aller, à la requête de la ville, négocier une sorte d’arrangement commercial avec le roi des Alamans, comme l’évêque et son clergé l’accompagnaient jusqu’au baptistère, un des prêtres lui adressa ce singulier adieu : Allez, saint homme, et partez vite, afin que nous nous remettions de tant de jeûnes et de veilles dont votre présence nous a gratifiés[32].

La négociation de Séverin n’aboutit point ; et pendant son absence, Hunimond, roi des Suèves, qui guettait l’occasion d’entrer à Passau, surprit une porte au moment où les habitants étaient occupés aux champs pour les travaux de la moisson. Il pilla la ville tout à son aise, ainsi que l’église. Ce même prêtre dont l’humeur joviale s’était si grossièrement épanouie dans le baptistère, lors du départ du saint, ayant essayé de s’y cacher, fut découvert et tué par les Barbares[33]. Sa fin tragique parut. à tout le monde une punition de son impiété. Dans une autre ville, les habitants ayant reçu de Séverin la recommandation d’émigrer sans retard et de transporter ailleurs leurs familles, parce que les Hérules allaient venir, un prêtre se moqua publiquement du prophète et de ses avis. Non seulement il refusa de partir, mais il retint le plus d’habitants qu’il put et jusqu’au messager porteur des lettres du saint. Les Hérules arrivèrent sur ces entrefaites, et le prêtre incrédule fut pendu[34].

Tout cela, comme on le voit, se passait en face des Barbares, et, pour ainsi dire, sous leur épée ; de sorte que le travail de réforme poursuivi par Séverin n’était guère que la moitié de sa tâche. Il lui fallait en outre protéger contre des ennemis toujours aux aguets cette société qu’il tentait de régénérer, et obtenir la paix des Barbares, pour les provinciaux romains, pour son œuvre, pour lui-même enfin. Peut-être cette seconde moitié du travail renfermait-elle plus de difficultés et de périls que la première ; en tous cas, elle fit éclater dans le réformateur, avec plats d’évidence encore, les dons singuliers que la providence lui avait départis, et cette attraction irrésistible qu’il savait exercer sur les hommes. Ce furent surtout ses relations avec les peuples et les rois barbares, qui firent de Séverin au Ve siècle un personnage politique ; c’est par elles aussi que sa vie se trouve liée à l’histoire de l’empire d’Occident. Un coup d’oeil jeté sur les vallées du haut et du moyen Danube, à l’époque qui suivit immédiatement la dissolution des bandes d’Attila, fera mieux comprendre et le caractère de ces relations et l’influence qu’elles purent avoir dans les événements de l’Italie.

Les conquêtes d’Attila avaient eu pour effet de concentrer sur la rive septentrionale du Danube toutes les forces de l’univers barbare ; sa mort licencia cette armée de peuples, et la victoire du Nétad, en donnant gain de cause aux Germains contre les Huns, livra aux premiers le pays compris entre la chaîne des Carpates et celle des Alpes. Les vallées du Danube et de ses affluents ne présentèrent d’abord qu’un affreux pêle-mêle de nation se heurtant, se croisant. pour se faire une place tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre ; peu à peu ce chaos s’organisa, et quand tout fut rassis, voici le spectacle qui frappa et put épouvanter à bon droit les regards des Romains.

Au nord du grand fleuve, et dans l’espèce de cirque que forment les Carpates par le rapprochement de leurs extrémités, les Gépides ravisseurs de l’ancien royaume d’Attila, campaient, dans la ville du conquérant, sur les ruines de son palais de planches. Les Ostrogoths campaient en face, sur la rive droite et s’étendaient au loin. Divisés en trois corps de nation sous trois rois, Théodémir, Valémir et Vidémir, frères par l’affection non moins que par le sang, ils occupaient les deux provinces pannoniennes depuis le cours sinueux de la Save jusqu’au versant oriental du mont Cettius. Théodémir l’aîné et le plus puissant, dressait ses tentes aux environs du lac Pelsod[35], près de la ville actuelle de Vienne, Valémir dans les campagnes qu’arrose la Save, et Vidémir, le plus jeune, s’était fixé dans l’intervalle avec la fraction la moins nombreuse des tribus gothiques ; tel était le domaine des Ostrogoths.

Le sort des armes avait donné pour voisins aux Gépides, sur la rive gauche du Danube et à l’ouest des Carpates, le peuple des Ruges, inférieur en force aux deux premiers, bien qu’encore redoutable. Maître de la vaste plaine que traverse la Morawa, il y avait placé son quartier général ainsi que la demeure de ses rois. C’était là la terre des Ruges, le Rugiland[36] proprement dit ; mais sa suprématie se prolongeait de l’autre côté du Danube, sur le Bas Norique, dont il avait fait, pour ainsi parler, une colonie ruge. Sous le prétexte de garantir cette province romaine des incursions des autres Barbares, il s’y arrogeait un droit de protectorat bien lourd pour les habitants, pillait les campagnes à merci, et se faisait payer la rançon des villes. Plus loin encore à l’occident et des deux côtés du fleuve on trouvait trois petits peuples, les Hérules, les Turcilinges et les Scyres, cantonnés sur la lisière des Ruges. En rapport d’origine avec ces derniers, et venus comme eux des contrées qui avoisinent la Baltique, les Hérules et les Turcilinges leur étaient en quelque sorte subordonnés ; ils viraient sous leur patronage ; et grâce à ces alliances qu’un besoin mutuel entretenait, les Ruges pouvaient tenir tête aux grandes nations barbares dont ils étaient, environnés.

De ce nombre étaient, au nord-ouest, les Thuringiens ; au sud-ouest, les Alamans et les Suèves. Ceux-ci, maîtres des Alpes rhétiennes et fiers de leur puissance, dirigeaient leurs courses tour à tour sur les deux versants, infestant tantôt le Norique, tantôt la Haute Italie. Le Thuringien, au contraire, blotti dans la forêt hercynienne comme au fond d’un repaire, ne paraissait que pour piller, et ne ménageait pas plus, dans ses dévastations rapides, les campements germains que les villes romaines. Au milieu de ces nations à demeures fixes ou à peu près fixes, on voyait errer des tribus de Saxons et de Francs, amenées des rivages de l’Océan du nord par le reflux de l’invasion hunnique[37]. Tous ces peuples, grands ou petits, n’avaient d’autre moyen de subsister que l’épée, là, lance ou la hache. Toujours en guerre les uns contre les autres, toujours en quête de butin et toujours affamés, ils s’arrachaient la dépouille des provinciaux romains, bouleversant et ruinant à qui mieux mieux la contrée qui devait les nourrir.

Cette diversité de races créait dans leurs rapports avec les Romains une diversité correspondante, chacun de ces représentants de la barbarie germanique ayant en quelque façon sa barbarie particulière qu’il fallait étudier et connaître à fond, soit pour l’adoucir, soit polir la repousser. De même que chez les bêtes des forêts, la férocité varie suivant les espèces, dit à ce sujet un contemporain, ainsi chez ces barbares, la cruauté prenait une forme différente suivant leur caractère, leurs habitudes, et surtout leur superstition[38]. La plupart, affiliés au culte d’Odin, comme les Francs, les Saxons, les Thuringiens, les Hérules, pratiquaient des sacrifices humains, plais de diverses manières. Les uns n’immolaient que leurs ennemis et leurs prisonniers ; les autres égorgeaient de préférence leurs compatriotes et même leurs plus proches parents. Pour quelques-uns la seule victime agréable à la divinité étant une victime sans tache. ils versaient avec délices le sang des êtres réputés innocents[39], celui des enfants, des vierges consacrées et des prêtres ; et l’habit, sacerdotal devenait une sorte de désignation à leurs abominables sacrifices.

Rien de pareil, il est vrai, ne se passait cirez les Ruges déjà convertis au christianisme ; mais ce peuple était grossier, avare et cruel. On disait de lui en parodiant le mot fameux d’un empereur romain, qu’un Ruge croyait avoir perdu sa journée, quand, par hasard, il l’avait passée sans crime[40]. Le Suève, enorgueilli de son importance en Italie, depuis l’élévation clé Ricimer, affichait avec ses égaux une hauteur, avec ses inférieurs une dureté insupportables. Si l’Alaman montrait plus de bonhomie, son apparente douceur n’excluait ni la duplicité, ni les instincts cupides, ni l’indifférence à verser le sang. Quant à l’Ostrogoth, il jouait dans son cantonnement’ de Pannonie un double rôle d’où il tirait lin double profit : défenseur clés Romains vis-à-vis des races barbares, comme ami et fédéré de l’empire, et patron des races barbares vis-à-vis de la Romanité, il avait toujours une raison de piller d’un côté ou de l’autre, et n’y manquait, jamais. Telles étaient les nations au milieu desquelles Séverin crevait accomplir la réforme des provinciaux romains ; et mieux eût valu pour lui bien souvent habiter parmi les loups et les ours du mont Cettius.

Sur le haut Danube, et pour la protection du Norique occidental et de la Rhétie, Séverin avait surtout affaire aux Alamans, aux Suèves et aux Hérules ; sur le moyen Danube, il devait compter avec les Ruges, les Scyres, les Turcilinges et plus rarement avec les Ostrogoths. Dans son monastère de Favianes, les Ruges l’assiégeaient en quelque sorte ; ils le tenaient sous leur main ; sa vie dépendait de leur caprice. Ce fut avec eux aussi qu’il forma ses premières et plus étroites relations. Ce peuple, ainsi que je l’ai dit, était chrétien, mais chrétien de la secte d’Arius, devenue dans le monde romain le christianisme des Barbares : Séverin ne chercha point à le convertir au catholicisme, ouvertement, du moins. Il sentait bien qu’en face d’un clergé ombrageux, exclusif, persécuteur, tel qu’était le clergé arien chez les Germains, il compromettrait gravement son oeuvre en la présentant sous une couleur religieuse, et, que donner l’exemple du prosélytisme, ce serait attirer sur sa propre religion les plus terribles représailles. Il se borna donc à prêcher la tolérance aux Ruges, en leur en donnant l’exemple. Seulement, dans de rares occasions, lorsqu’ils venaient lui confier comme à un oracle leurs espérances ou leurs chagrins, il leur disait en soupirant : Ce sont là des choses de la terre : que ne me consultez-vous préférablement sur la question de votre salut ?[41] Le saint n’allait pas plus loin. En effet, sa mission, telle qu’il la concevait, regardait les Romains et non les Barbares : Dieu l’avait suscité, disait-il, pour soutenir cette société agonisante et la sauver peut-être[42] ; là s’arrêtaient son utilité et ses devoirs. Les peuples le comprirent ainsi, et la tradition en attachant à son nom le titre d’Apôtre du Norique, chrétien depuis plusieurs siècles, voulut honorer en lui l’apostolat de la charité plutôt que celui de la foi.

La charité fut encore son grand moyen de séduction près des Barbares. Ses magasins de vivres et de vêtements s’ouvraient au Ruge aussi bien qu’au Romain, pourvu qu’il fût captif ou pauvre ; le voleur même et le Scamare, qui recouraient à lui, ne le quittaient point sans soulagement. Cette pitié qui ne faisait acception d’aucune misère, rendit ces dépôts tellement sacrés pour tout le monde, que plus d’une fois les Barbares eux-mêmes se firent gloire d’y contribuer. Séverin, durant les longs voyages de sa jeunesse et ses retraites fréquentes au désert, avait appris à connaître la vertu des plantes et leur emploi dans les maladies du corps ; il connaissait mieux encore les maladies de l’âme ainsi que les remèdes qui les apaisent. Quelques cures heureuses faites au nom de Jésus-Christ lui attirèrent un grand nombre de malades : il devint le médecin des Ruges[43] ; quelques bons avis donnés à propos dans leurs affaires temporelles mirent, en lumière son expérience et sa sagesse : il devint leur conseiller, comme il était celui des Romains.

A partir de ce moment, la demeure du solitaire présenta le bizarre spectacle de gens désespérés ou mourants qu’on apportait à bras ou sur des chariots, et qu’on déposait en travers de sa porte, pour qu’il pût en sortant les voir ou les toucher. Les parents se tenaient près de là suppliant et pleurant. La guérison d’un jeune Ruge de hauts condition, dont on préparait déjà l’enterrement[44], nous dit l’auteur des actes, mit Séverin en contact direct avec la famille royale de ce peuple, et créa, entre lui et le roi Flaccithée, des rapports de grande intimité, qui sont devenus un des faits importants de l’histoire.

Flaccithée, roi de cette nation sauvage, était un homme simple et débonnaire, qu’un penchant instinctif portait vers le saint, et qui s’attacha à lui dès qu’il l’eut connu. Il en fit son ami, son confident, son guide : chose étrange[45] ! le roi barbare n’eut plus rien de caché pour le Romain qui voulait relever ses frères de leur abaissement sous les Barbares, tant le réformateur savait inspirer de respect. Flaccithée ressentait-il quelque inquiétude secrète ? Était-il survenu quelque incident grave dans le Rugiland, un armement chez les Suèves ou les Sarmates, des troubles dans une des villes romaines, une attaque de soldats ruges dans la campagne ? Il traversait le Danube sur sa barque, et venait trouver Séverin, soit au monastère de Favianes, soit à la cellule du mont Cettius. Celui-ci, de son côté, quittait tout pour l’entendre.

Dans leurs longues conversations, le Romain éclairait par ses conseils l’esprit du Barbare et cherchait à le diriger. Il essayait de faire descendre des idées de paix et de mansuétude dans une âme ouverte jusqu’alors aux seuls instincts violents. Les Ostrogoths étaient un des sujets les plus ordinaires de leurs discours. Voisin incommode ou redoutable, ce peuple limitrophe des Ruges par le Cettius, avait toujours un pied dans leurs affaires : tantôt comme barbare vis-à-vis d’une autre nation barbare inférieure en force, tantôt comme fédéré de l’empire exerçant un droit de police sur les terres romaines. Les Ruges plusieurs fois avaient essayé de secouer le joug ; mais la guerre leur l’ut toujours contraire. Flaccithée craignait donc, plus que toute chose au monde, les Ostrogoths et leur politique artificieuse, et quoiqu’il eût quelque lien de parenté avec Théodémir, l’aîné des rois Amales, il les regardait comme des ennemis personnels, que rien ne désarmerait jamais. Séverin ne ressentait guère plus de penchant pour cette nation altière, arienne zélée et persécutrice des catholiques : entre elle et les Ruges ariens, il prenait parti pour ces derniers qui du moins se montraient tolérants.

Un jour, le roi ruge entra tout agité dans sa cellule, et s’asseyant silencieusement près de lui, il se mit à sangloter en versant des larmes. Oh ! oui, répétait-il d’une voix entrecoupée, les Goths me haïssent et veulent ma mort ![46] Alors il raconta comment, fatigué de leur voisinage, il avait résolu d’émigrer en Italie avec son peuple, et comment ayant demandé aux rois goths qui tenaient en leur puissance la route des Alpes juliennes, un libre passage sur leurs terres, il n’avait reçu d’eux qu’un refus insolent. Je ne le vois que trop, s’écriait-il avec désespoir : ils me tueront ! Séverin fut touché des angoisses de cet homme qu’il aimait, et songeant en ce moment qu’un abîme les séparait aux yeux de Dieu, il ne put s’empêcher de lui dire : Flaccithée, si nous étions tous deux serviteurs de la foi catholique, je m’étonnerais que ton cœur n’ait souci que de ce monde terrestre, et que tu ne me consultes pas plutôt sur la vie éternelle ; mais puisque l’affaire dont tu m’entretiens nous intéresse presque également, je consens à te répondre. Écoute et grave bien mes paroles dans ton esprit. — Sache qu’il n’a point été donné aux Goths de disposer de toi ni de ton royaume. Ne t’inquiète ni de leur bonne ni de leur mauvaise fortune, ils ne resteront pas longtemps tes voisins ; et ce sont eux qui quitteront ce pays, tandis que toi, tu régneras paisiblement dans ton Rugiland. — Pourtant, que mes humbles avertissements deviennent ta règle. Aime la paix même avec les petits ; n’écrase pas le faible ; ne t’enorgueillis point de ta force. L’Écriture a dit : Malheur à celui qui se confie dans l’homme, et éloigne Dieu de son cœur ? Apprends à éviter les embûches, non à les dresser ; c’est ainsi que tu mériteras de mourir tranquillement dans ton lit[47]. Le roi ruge recueillait avidement ces paroles, comme si elles fussent tombées du ciel. L’annonce du prompt départ des Goths l’avait rempli d’une joie qu’il ne dissimulait point, et dans sa bonne humeur, il promit par serment au saint de ne rien entreprendre désormais sans son assentiment ; puis tout réconforté, il remonta dans sa barque et gagna le Rugiland.

A quelque temps de là, se présenta une aventure sur laquelle il ne manqua pas de consulter le saint ; et bien lui en prit. Une troupe de voleurs et de barbares réunis s’était mise à parcourir le Bas Norique, pillant de préférence les maisons et les terres qui appartenaient aux Ruges. Elle manœuvrait de manière à attirer Flaccithée sur la rive droite, du Danube, ne laissant apercevoir qu’une partie de ses forces et bravant avec affectation le roi ruge sur l’autre rive. Flaccithée était hors de lui. Il eût voulu franchir le Danube sans délai, et balayer ces brigands ; mais fidèle à la promesse qu’il avait faite, il envoya consulter Séverin. Ferais-je bien de passer le fleuve ? lui fit-il demander. — Si tu le passes, tu es mort, répondit laconiquement celui-ci, trois embuscades sont dressées en trois lieux différents, pour te prendre et te tuer[48]. Flaccithée ne quitta point le Rugiland ; et bientôt deux captifs, échappés aux brigands, lui confirmèrent la vérité de ces paroles. L’expédition n’avait pour but que d’attirer les Ruges au delà du fleuve, afin de surprendre et d’enlever le roi : c’était un adieu que les Goths prêts à quitter la Pannonie, ainsi que Séverin l’avait annoncé, adressaient à leur voisin Flaccithée. Le roi ruge dut manifestement son salut à la protection du solitaire. Dès lors aussi, sa reconnaissance n’eut plus de bornes ; et pendant tout le temps de sa vie, que rien ne vint plus troubler, il répétait perpétuellement à ses fils : Obéissez à l’homme de Dieu, si vous voulez, à mon exemple, régner en paix et vivre longuement.

Toutefois, l’homme de Dieu ne retrouva pas chez tous les membres de la famille royale des Ruges les bons sentiments que le chef lui portait.. Le vieux roi avait deux fils. Féléthée, surnommé Fava, son futur successeur au trône, et Frédéric, puîné de Fava. Simple et débonnaire comme son père, mais d’un caractère plus faible, Fava, qui cherchait à l’imiter en tout, montrait à Séverin le même respect et la même affection sincère[49] ; il n’en était pas ainsi de Frédéric. Tous les vices du Barbare semblaient avoir pris domicile dans le cœur de ce jeune homme, avare, cruel, astucieux[50]. Humble devant le saint jusqu’à la bassesse, et son ennemi secret, il épiait sournoisement l’heure où, débarrassé de toute contrainte, il ferait main basse sur les dépôts du monastère, cette aumône de la charité qui paraissait à ses yeux éblouis un trésor inépuisable. Séverin démêla aisément son caractère et ses projets ; et l’épiant à son tour et l’admonestant, il le contenait par la crainte des châtiments terrestres, le seul frein que pût sentir cette nature grossière et perverse.

A la mort du vieux roi, Fava hérita du Rugiland et. de ses dépendances romaines, sauf quelques villes du Norique riverain qui furent laissées à Frédéric. Malgré son attachement réel pour Séverin et son désir d’imiter Flaccithée, Fava n’écoutait pas toujours le saint. Une influence domestique puissante venait, à chaque instant, paralyser ses bonnes intentions, l’influence de sa femme Ghisa, que l’histoire nous dépeint comme un être malfaisant et vraiment diabolique[51]. Jalouse de l’ascendant du saint sur l’esprit de son mari, elle le haïssait plus encore que Frédéric ; et tandis que celui-ci cherchait à le ruiner en cachette, elle l’attaquait de front, avec la hardiesse d’une femme passionnée. Elle se plaisait à le blesser dans ses sentiments les plus chers, à le gêner, à l’entraver dans l’accomplissement de son oeuvre ; puis elle s’arrêtait tout à coup, attendant si le châtiment ne viendrait pas la frapper ; car, avec toute son audace, elle était craintive et crédule à l’excès. Un jour, pour contrarier les recommandations du solitaire qui prêchait à Fava la tolérance, elle se mit à rebaptiser ou faire rebaptiser par ses prêtres de malheureux catholiques tombés en son pouvoir. Séverin se plaignit, elle se moqua de ses plaintes. Le saint outré prit à partie le mari lui-même, le menaçant de la vengeance céleste, s’il ne mettait fin à ces sacrilèges : Fava dut intervenir en maître ; Ghisa humiliée se soumit, mais sa méchanceté ne fit que changer d’objet.

Transplantée brusquement au sein de la civilisation romaine, cette fille des forêts n’avait point vu sans une surprise mêlée d’envie le spectacle des campagnes du Norique, les riches moissons, les vignes, les fruits des vergers, et surtout le produit des arts étalé dans les villes. Elle eût voulu emporter avec elle tout cela dans son Rugiland. Pour y réussir autant que possible, elle imagina de faire enlever, à main armée, des troupes de colons romains, qu’elle établissait sur ses domaines au delà du Danube. Elle attirait aussi de l’autre côté du fleuve, par l’appât de gros salaires, les artisans des villes qui, une fois sous sa main, pouvaient dire adieu à leur patrie. Attachés de force les uns à la glèbe d’un champ, les autres au travail d’un ergastule, ces malheureux étaient traités en esclaves. Séverin réclama énergiquement contre ces attentats qui frappaient des personnes libres et arrachaient au sol romain des familles entières, mais Ghisa, pour le braver, poursuivait ses pratiques aux portes mêmes du monastère. Débarquant un jour avec des soldats dans la banlieue de Favianes, elle ramassa tout ce qu’il s’y trouvait de paysans et de laboureurs, les fit mettre aux fers, et présida elle-même à leur embarquement. Séverin, averti aussitôt, envoya prier la reine de relâcher ces hommes sur lesquels elle n’avait aucun droite : Serviteur de Dieu, répondit-elle avec colère au messager, comme s’il eût été Séverin en personne, contente-toi de prier pour toi -même, caché dans ta cellule, et qu’il me soit permis, à moi, de disposer de mes esclaves comme bon me semble ![52] Cette scène rapportée au solitaire l’émut profondément : Ah ! dit-il, si ma confiance en Dieu ne me trompe point, cette femme fera bientôt, en dépit d’elle-même, ce que sa perversité me refuse[53].

Sous cette enveloppe sauvage, se cachait pourtant une coquetterie féminine : Ghisa voulait être belle, et dans ce moment même, elle faisait fabriquer une parure royale sous ses yeux et suivant son goût. Les ouvriers orfèvres chargés de ce labeur travaillaient dans un hangar voisin de la chambre de la reine. On les y tenait enfermés depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, sans communication avec le reste du monde ; et nul n’avait le droit de les visiter que Ghisa et son jeune fils nommé Frédéric, comme le frère, du roi. Frédéric, enfant de six à sept ans, venait jouer de temps en temps au milieu de ces hommes qu’il divertissait par sa gentillesse. Or, le soir même du jour où les colons de Favianes avaient été transplantés de force dans le Rugiland, les ouvriers orfèvres, à bout de souffrances, délibéraient ensemble sur leur propre sort. Sommes-nous donc esclaves ici, se disaient-ils, et devons-nous renoncer à l’espoir d’une vie libre ? Mieux vaudrait mourir que de traîner perpétuellement des jours misérables au fond de cet ergastule ![54] Passant alors en revue tous les moyens qui s’offraient à eux de briser leur chaîne, ils en trouvèrent un dont la réussite leur sembla certaine et qu’ils résolurent d’expérimenter sans délai. Le jeune Frédéric, étant entré dans le hangar, pour s’y livrer à ses jeux habituels, les orfèvres fermèrent la porte derrière lui, et après l’avoir fermée, ils la barricadèrent fortement en dedans. Saisissant alors l’enfant par le milieu du corps, ils firent mine de le tuer, et l’un d’eux lui appliqua sur la poitrine la pointe d’une épée nue. Aux cris de terreur poussés par son fils, la mère accourut, et elle put apercevoir par les fentes de la cloison Frédéric se débattant contre ces furieux. Reine, lui dirent les ouvriers à travers la porte, ne tente point de pénétrer ici malgré nous, autrement ton fils est mort. Nous te le rendrons, si tu nous rends la liberté, et si tu jures de nous laisser partir sains et saufs sur-le-champ[55].

Au fond Ghisa était bonne mère : ce spectacle la rendit comme folle ; elle déchira ses vêtements et se mit à courir de tous côtés en poussant des cris lamentables. Le nom de Séverin revenait sans cesse dans ses discours désordonnés : Serviteur de Dieu, lui disait-elle, comme s’il eût été présent à ses yeux, ton Dieu est donc toujours là pour venger tes moindres offenses ; car voici qu’il me frappe jusque dans le fruit de mes entrailles ![56] Elle envoya de l’autre côté du Danube des messagers chargés d’aller, au grand galop de leurs chevaux, trouver le solitaire, en quelque endroit qu’il fût, et obtenir de lui son pardon et la vie de son fils. Elle n’attendit pas la réponse du saint pour mettre les colons romains en liberté. Quant aux ouvriers orfèvres, échangeant le jeune Frédéric contre un sauf-conduit en bonne forme, ils purent regagner tranquillement leurs foyers. Quelques jours après, Ghisa, toute pâle encore d’effroi, venait en compagnie de son mari et de son fils, à la cellule du solitaire le remercier et lui demander sa bénédiction. Tels étaient ces esprits farouches qui ne connaissaient de frein à leurs passions que celui d’une peur superstitieuse. En parlant de Ghisa, de Fava et de Frédéric, j’anticipe un peu sur l’ordre des dates, mais j’avais besoin d’expliquer par quelques faits saillants la nature des rapports qui s’établirent entre Séverin et les Barbares du Norique, Ruges, Scyres, Turcilinges, Hérules, futurs dominateurs de l’Italie.

Du temps que Flaccithée vivait encore, une troupe de soldats ruges qui allaient chercher du service au midi des Alpes, passant près de la cellule de Séverin, se détourna de sa route pour le visiter et le saluer[57]. La cellule était basse, et l’un des visiteurs, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, ne put en franchir la porte qu’en se baissant, et se tenir debout sous le toit qu’en courbant la tête. C’était un homme assez jeune, d’un air martial, et dont la physionomie intelligente et hardie contrastait avec son misérable accoutrement de peaux de mouton sales et déchirées. Tu es grand, et pourtant tu grandiras encore[58], lui dit Séverin, en fixant sur lui un de ces regards qui semblaient percer l’avenir. Le Barbare recueillait avec avidité les paroles du saint, comme si elles eussent répondu à une consultation intérieure, et il tressaillit quand celui-ci ajouta en le congédiant : Poursuis ta route, va en Italie sous les peaux grossières qui te couvrent ; le temps n’est pas loin où le moindre des cadeaux que tu distribueras à tes amis, vaudra mieux que tout le bagage qui fait maintenant ta richesse. Ce soldat s’appelait Odoacre[59], fils d’Édecon. Il rejoignit ses compagnons de voyage, et se dirigea plein de joie vers l’Italie, conservant, dans le secret de son coeur, comme un gage assuré de sa fortune, les paroles d’un prophète que l’événement n’avait jamais démenti.

 

 

 

 



[1] Austria sacr., t. I, c. 14, p. 73. — Cf. Otto Frigens., IV, 30. — Le moyen âge décerna à S. Séverin le titre d’Apôtre du Norique, sous lequel l’Église le vénère aujourd’hui.

[2] In locum remotiorem secedens, qui ad Vineas vocabatur... cellula parva… Eugippius, Vit. S. Severin., n° 11, ap. Bolland, 8 januar.

[3] Id. ibid., n° 7.

[4] Id. ibid., n° 4.

[5] Id. ub. sup. — Astura, Austurum. Cf., Notit. Imp., t. II, p. 752, éd. Edv. Bœkiny, Bonn, 1853.

[6] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 4.

[7] Ibid.

[8] Salv., de Gubern. Dei, I, 6.

[9] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 19.

[10] Ennodius, Vit. Anton., p. 382.

[11] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 7.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Vit. S. Severin., n° 9.

[15] Ibid.

[16] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 9.

[17] Ibid., n° 28.

[18] Ibid., n° 7. — On peut consulter au sujet de ces bandes de brigands, ce que j’ai dit dans mon Histoire d’Attila, de ses fils et de ses successeurs, t. I, p. 288.

[19] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 10.

[20] Ibid.

[21] Ibid., n° 25.

[22] Ibid.

[23] Ibid., n° 37.

[24] Ibid., n° 10.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Ibid., n° 11.

[28] Ibid., n° 27.

[29] Ibid., n° 30.

[30] Bolland, 8 januar. Not. ad Vit. S. Severin. — Tillemont, Mémoires ecclés., p. 174.

[31] Eugippius, Vit. S. Severin, n° 30.

[32] Ibid.

[33] Ibid., n° 31.

[34] Ibid., n° 32.

[35] Jornandès, r. Get.

[36] Rugiland. Paul Diacre, de Gest. Langob., I, 19. Al. Ruguland.

[37] Eugippius, Vit. S. Severin, n° 32. — Franci, Heruli, Saxones... Ennodius, Vit. Anton., p. 382.

[38] Eugippius, Vit. S. Severin, n° 32.

[39] Ennodius, Vit. Anton., p. 382.

[40] Ibid.

[41] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 12. — Cf. Tillemont, Mém. ecclés., t. XVI.

[42] Eugippius, Vit. S. Severin., n° 17.

[43] Ibid., n° 13.

[44] Ibid., n° 11.

[45] Ibid., n° 12.

[46] Ibid.

[47] Ibid.

[48] Ibid., n° 13.

[49] Ibid., n° 15.

[50] Ibid., n° 54.

[51] Ibid., n°s 15-48.

[52] Ibid., n° 15.

[53] Ibid.

[54] Ibid.

[55] Ibid.

[56] Ibid.

[57] Ibid., n° 14.

[58] Eugippius, Vit. S. Severin. — Le texte latin se gloriosum fore me paraît devoir être rendu par une périphrase, ainsi que je l’ai fait. Les paroles du saint à Odoacre étaient évidemment à double entente ; elles s’appliquaient en même temps à l’élévation de sa taille et à la grandeur future de sa destinée. C’est ce que j’ai essayé de rendre dans ma traduction.

[59] Odovacer, Odoacer, Odobagar, Odovachar, Otochar. — Odovachar... pater ejus Aedecon. Anonyme Vales., p. 716.