RÉCITS DE L’HISTOIRE ROMAINE AU Ve SIÈCLE

 

CHAPITRE X — THÉODORIC EN ORIENT.

 

 

Faveur de Théodoric l’Amale à la cour de Constantinople. — Zénon l’adopte pour son fils d’armes. — Rivalité des deux Théodoric. — Ils se réunissent contre les Romains.- Rupture entre Zénon et l’Amale. — Guerre des Ostrogoths en Macédoine, en Thessalie et eu Épire. — L’Amale s’empare d’Épidamne par ruse. — Son frère est défait par Sabinien et tué. — Mort du Louche. — Réconciliation de l’empereur avec le roi des Ostrogoths.

478 — 483

Nous avons laissé l’héritier des Amales installé au palais de Constantinople, après la rentrée de Zénon, et jouissant du plus haut crédit près de l’empereur. Quoiqu’il eût été à peu près inutile au dénouement de la guerre, puisqu’il avait trouvé à son arrivée les portes de la capitale ouvertes et. Zénon déjà sur le trône, celui-ci affectait néanmoins de le traiter lui et ses Goths en vrais libérateurs. On eût dit qu’il voulait dédommager le jeune roi barbare des mécomptes dont la fortune avait payé son zèle. Il y avait dans cette conduite de Zénon, dans ces marques excessives de reconnaissance de la part d’un prince qui ne les prodiguait pas, autant de crainte peut-être que d’affection. Théodoric et lui se connaissaient de longue main, ainsi que je l’ai dit. Zénon avait vu grandir le jeune Amale, alors otage de Léon, à cette même cour où ils se retrouvaient, après dix ans, l’un empereur, l’autre roi d’un peuple barbare ; et dans ces relations de sa jeunesse il avait appris à le craindre tout autant qu’à l’aimer. Le sort qui les rapprochait les destinait à vivre désormais nécessaires l’un à l’autre, tantôt amis, plus souvent ennemis, mais jamais indifférents.

L’âge avait développé dans Théodoric devenu homme, les dualités séduisantes, et les vices redoutables que Zénon entrevoyait en germe dans l’enfant. C’était toujours le même enthousiasme pour la civilisation, enté sur un fond de nature sauvage et rétive qui la repoussait, en dépit des maîtres, en dépit des leçons, en dépit de Théodoric lui-même. C’était toujours aussi cette vive intelligence des choses morales, et ces inspirations élevées, héroïques, mêlées aux instincts les plus violents, à l’astuce, à la cruauté, à l’égoïsme impitoyable. Deux êtres coexistaient réellement dans Théodoric, et formaient ce composé bizarre sur lequel les jugements de l’histoire sont restés indécis : un Romain d’aspiration et un Barbare d’instinct, qui reparaissait par intervalles et étouffait l’autre. Attila eut plus d’entrailles que le Théodoric barbare ; tandis que le Théodoric civilisé dépassa en conceptions généreuses la plupart des Romains de son temps. Ballotté entre ces deux hommes, repoussé par l’un, attiré par l’autre, mais toujours en défiance d’un retour subit, Zénon ne marchait qu’en tâtonnant parmi les écueils d’une amitié si dangereuse. Il était arrêté surtout par l’esprit dominateur de Théodoric, par ses jalousies et ses ombrages. Tout devait plier, et l’empereur le premier, sous ce chef d’un peuple barbare, hôte de l’empire. Les panégyristes les plus aveugles du roi des Goths avouent son orgueil intraitable et lui en font gloire[1]. Quiconque régna dans les contrées de l’Orient, lui disait un d’entre eux, y régna malheureux s’il ne t’aima pas ; s’il t’aima, il vécut dans ta dépendance. C’est cette alternative que Zénon refusa toujours d’accepter, et qui en fit si souvent un perfide aux yeux de l’homme dont il ne voulait être que l’ami.

Dans la circonstance présente, il ne ménagea rien pour le satisfaire : Zénon, d’ailleurs, traversait cette crise d’affection universelle qu’éprouvent les gens heureux. Théodoric[2], comblé d’argent, devint sénateur de l’empire d’Orient., généralissime, patrice[3], et ce qui dépassait toutes les faveurs de cour, fils d’armes de l’empereur[4]. Née des relations de Rome avec les Barbares, l’adoption par les armes était devenue un usage romain, au Ve siècle. On avait vu, à la cour de Valentinien III, Aétius adopter dans cette forme deux princes chevelus de la confédération franke, qui venaient se ranger du côté des Romains, lors de la lutte contre Attila. On vit plus tard ce même Théodoric, roi d’Italie, adopter par les armes d’autres rois barbares qu’il voulait tenir dans une sujétion amicale. Le cérémonial de l’adoption consistait dans l’envoi d’une riche armure donnée à l’adopté par l’adoptant. Quelquefois l’adoptant lui-même, en grande solennité, passait au cou de l’adopté, un baudrier garni de son glaive : ce fut là probablement le spectacle que Zénon, amoureux de la représentation, voulut donner aux Romains et aux Barbares de sa capitale. L’adoption par les armes entraînait, des devoirs moraux qui n’étaient pas toujours religieusement observés, entre Romains et Barbares, divisés par tant d’intérêts. Le fils d’armes devait à son père un respect et une fidélité qui ne se bornaient pas au champ de bataille ; et le père, surtout lorsqu’il était généralissime ou empereur, s’obligeait envers son fils à le traiter avec faveur et distinction, s’il ne déméritait pas. L’adoption fit faire au jeune roi goth un grand pas dans la Romanité ; on le traita en toute occasion comme fils de l’empereur, et il put se croire véritablement Romain.

Mais les honneurs, les richesses, la Romanité même qui était un des rêves de son imagination, perdaient tout leur prix aux yeux de Théodoric, lorsqu’il regardait autour de lui et qu’il se retrouvait Barbare accolé à d’autres Barbares. Il n’estimait les dignités romaines qu’autant qu’elles le distinguaient de ses pareils et qu’elles étaient pour lui seul. Or, il y avait dans l’empire d’Orient un autre chef goth, dont l’importance l’avait toujours offusqué, et dont la présence maintenant lui était odieuse, Théodoric, fils de Triar, communément appelé le Louche. Le Louche ayant été le bras droit de Basilisque ne pouvait être qu’en défaveur près de Zénon ; mais une simple disgrâce ne suffisait pas au fils de Théodémir : il voulait avoir son rival sous ses pieds, et l’écraser ; il voulait triompher de lui et de son peuple, car en se jetant avec ardeur dans la dernière guerre, il n’avait pas moins songé au plaisir d’abattre son ennemi, qu’à celui de servir un ami. Son orgueil put être satisfait, car Zénon lui fit passer tout ce qu’avait possédé le Louche, dignités, commandements, pensions ; la subvention annuelle dont jouissaient les Goths de Thrace, à titre de solde, passa également aux Ostrogoths de Macédoine ; enfin, le Louche fut banni dans son cantonnement, avec interdiction d’en sortir. A la mort près, c’était une condamnation complète. Habitué aux vicissitudes de sa profusion de mercenaire, le Louche parut s’émouvoir fort peu de toutes ces insultes[5]. Pour les chefs barbares établis, comme lui, au sein de l’empire avec des peuplades indépendantes, l’état de guerre était souvent plus profitable que l’état de paix ; car si la paix avait sa rémunération assurée, sans dangers ni fatigues, la guerre présentait des bénéfices bien autrement grands, et le plaisir de l’action.

Il ne faudrait pas croire qu’entre les deux peuples de l’Amale et du Louche existât l’inimitié ardente, implacable, qui divisait leurs chefs. Sans doute. les Ostrogoths fiers d’une longue suite de rois illustres se considéraient comme la branche principale et en quelque sorte royale des nations gothiques ; mais vis-à-vis des Romains, ils n’oubliaient pas que les sujets du Louche étaient aussi des Goths. Leur antagonisme était celui de deux rivaux qui se disputent une situation lucrative, et se combattent par métier, par intérêt, mais sans haine. Parfois aussi, ces peuples s’apercevant que leurs rois les sacrifiaient à des caprices personnels ; celui-ci à son goût d’intrigues, celui-là à son orgueil, se gendarmaient contre eux et menaçaient de les quitter. Le Louche et l’Amale étaient donc incessamment sur le qui-vive, attentifs à ce qui pouvait traverser l’esprit de leurs sujets ; et si les sujets servaient d’instruments aux chefs pour devenir des personnages romains, ils prenaient aussi leur revanche, et savaient rappeler les chefs au sentiment barbare. La nécessité de compter avec l’esprit de sa nation n’était pas la moindre difficulté de ce métier de roi barbare servant l’empire.

Pour le moment, les situations se dessinaient nettement : d’un côté se trouvaient les Ostrogoths alliés de Zénon, et commandés par son fils d’armes ; de l’autre le Louche et ses Goths, partisans de Basilisque et vaincus dans la dernière guerre. La part naturelle des uns et des autres était bien marquée : aux premiers tout devait appartenir, aux seconds rien. Aussi, le Louche se le tint pour dit, refit son armée dans son cantonnement, rassembla des vivres, appela à lui tous les aventuriers sans emploi, en un mot se mit sur un pied de défense respectable. Tout en inquiétant par-là l’empire qui avait tant besoin de repos, il cherchait à ressusciter contre l’empereur le parti de Basilisque, parti encore vivace à Constantinople, et qui avait des intelligences jusque dans l’entourage de Zénon. Ce redoutable aventurier, héritier de l’esprit d’Aspar, menait de front ses intrigues politiques et ses préparatifs de guerre avec une tranquillité insolente, convaincu qu’il était de deux choses : d’abord que l’empereur, bon gré mal gré, ferait vers lui les premiers pas ; puis que ce serait lui, fils de Triar, qui dicterait les conditions de la pair.

L’agitation qu’il jeta dans les esprits aboutit à former autour de Zénon un parti de la paix composé des éléments les plus divers, où les amis de l’empereur donnaient la main à ses ennemis. On lui reprochait de pousser à bout le Louche et de le réduire à la nécessité d’attaquer, tandis qu’il se livrait pieds et poings liés à l’Amale, qui ne valait pas mieux. Pourquoi se donner un maître ? répétait-on : la politique séculaire de Rome était de ne se fier à aucun Barbare, de les affaiblir les uns par les autres, et de, les dominer en les opposant. Zénon fut touché, sinon des raisons mêmes, du moins de l’ardeur qu’on mettait à les soutenir. Malgré son ressentiment contre le Louche, il entra en pourparler avec lui ; il lui offrit une pension personnelle, à la condition de ne plus paraître à Constantinople et de vivre comme un simple particulier parmi les siens : c’était l’abdication de ce qui faisait sa force et son danger. Le Louche ne daigna pas même discuter de pareilles propositions. La vie privée, répondit-il arrogamment, ne m’est point permise, puisque j’ai un peuple à nourrir et à protéger. Si l’empereur ne replace pas ce peuple dans son ancienne situation ; s’il me dépouille, moi, du rang et des avantages que j’ai payés de mon sang, l’empire ne m’en nourrira pas moins. Nous continuerons de vivre à ses dépens du mieux que nous pourrons, sans qu’il mérite notre reconnaissance.

Cette insolente réponse ferma la bouche à Zénon et aux partisans de la paix. On ne songea plus qu’à la lutte prochaine : des troupes furent tirées de l’Asie ; on mit celles d’Europe sur le pied de guerre, et l’empereur qui ne voyait pas sans une secrète satisfaction sa politique prévaloir contre celle des amis du Louche, fit prévenir Théodoric l’Amale de se tenir prêt à entrer en campagne. L’Amale avait quitté Constantinople depuis quelques mois. Profitant de sa récente fortune, il cherchait vers le Bas Danube un nouveau cantonnement pour son peuple qui ne voulait plus, disait-il, rester en Macédoine ; et il allait demander officiellement la concession de la Petite Scythie, au moment oit lui parvint la lettre de Zénon qui lui recommandait de prendre les armes contre le Louche.

Il écouta le message et les explications avec une froideur inattendue, parut balancer longtemps, et finit par répondre à l’envoyé : Je ne tirerai point l’épée que l’empereur et le sénat ne m’aient juré de ne se réconcilier jamais avec le fils de Triar[6]. Il séparait assez bizarrement le sénat de l’empereur comme un pouvoir avec lequel il pouvait traiter en dehors du prince : toutefois l’empereur accepta la condition[7]. Le corps du sénat et les généraux jurèrent inimitié éternelle à Théodoric, fils de Triar, sauf pourtant la volonté de l’empereur, ajoutèrent-ils ; Zénon jura de son côté qu’il ne violerait jamais son pacte avec Théodoric l’Amale, si celui-ci n’y manquait d’abord. Ces engagements solennels ayant paru calmer les appréhensions du roi ostrogoth, l’empereur et lui réglèrent de concert les premières opérations de la campagne. On convint que les Goths marcheraient sans délai vers les défilés de l’Hémus où ils seraient rejoints par dix mille hommes d’infanterie romaine et deux mille chevaux sous le commandement du gouverneur de Thrace. D’autres corps montant à vingt mille fantassins et six mille cavaliers, les rallieraient ensuite en divers lieux, après le passage des défilés. Héraclée et Constantinople devaient rester suffisamment couvertes, afin de laisser à Théodoric la disposition de toutes ses forces contre le Louche, et de plus les Ostrogoths pourraient tirer des magasins de l’empire autant de vivres et d’armes qu’il leur plairait.

Les choses ainsi réglées d’un commun accord, Théodoric partit ; mais une longue suite de déconvenues l’attendait sur sa route. Au col de l’Hémus, il ne rencontra ni gouverneur de Thrace, ni troupes romaines ; au delà des défilés, les corps d’armée qui devaient le rejoindre du côté de l’Hèbre ne parurent point[8]. Enfin, les guides qui s’offrirent à le conduire aux lieux occupés par l’ennemi l’engagèrent dans des chemins impraticables, à travers de vastes solitudes où son armée manquait de tout. Il atteignit enfin les campements du Louche, retranché dans une position formidable, non loin de l’Hémus.

Sous les derniers escarpements de cette chaîne, du côté de l’Orient, se dresse au milieu d’une plaine entrecoupée de crevasses, une montagne isolée, abrupte, qu’une poignée d’hommes résolus pourrait défendre aisément. Cette montagne, dont le nom actuel est incertain, portait alors celui de Sondis[9]. Un ravin étroit la séparait de la plaine, comme une fortification naturelle et une rivière coulait au fond. Le fils de Triar avait assis son camp sur le plateau de la colline ; le fils de Théodémir dressa le sien au pied ; de sorte que les deux rivaux se trouvèrent face à face, dans un désert, loin de la présence des Romains, comme si quelque génie malfaisant les eût amenés là pour un duel entre Barbares. Théodoric, soutenu par sa haine contre le Louche, éprouvait pourtant un grand déboire. Cette suite de mécomptes au bout desquels il se voyait isolé, privé de toute assistance, malgré les engagements de l’empereur, passa à ses yeux pour le résultat d’un calcul : il crut que Zénon ne l’avait attiré là que pour le perdre. Zénon, dans la circonstance présente, n’y avait aucun intérêt assurément, et il protesta toujours avec chaleur contre un pareil soupçon, rejetant la responsabilité moitié sur ses généraux, moitié sur Théodoric lui-même dont il accusait les intentions ; mais dans le camp ostrogoth il n’y eut qu’une voix pour condamner l’empereur.

Cependant les deux rivaux en présence, animés d’une haine mutuelle, se mesuraient de l’ail et essayaient leurs forces par des rencontres d’avant-garde. On se battait pour des fourrages, on s’enlevait des chevaux, on s’interceptait réciproquement des convois : mais les corps d’armée restaient immobiles dans leurs positions. Chaque jour, le fils de Triar descendait de la montagne et venait cavalcader autour du camp ostrogoth, accablant de reproches le fils de Théodémir qu’il appelait un enfant insensé, un parjure, ennemi de son propre sang, traître envers sa nation[10]. Fou que tu es, lui disait-il, ne vois-tu donc pas le but des Romains ? Ne comprendras-tu clone jamais qu’ils n’ont qu’un désir, qu’un intérêt : détruire les Goths par les Goths, et sans travail, sans péril, sans risque d’aucune sorte, se proclamer nos vainqueurs sur les débris de notre race ? Celui de nous deux qui battra l’autre aura livré un frère à l’ennemi commun, voilà tout. Juge de leurs desseins par leur conduite envers toi. Tu as passé depuis longtemps les lieux de rendez-vous qu’ils t’avaient assignés, as-tu rencontré leurs troupes ? Où sont leurs généraux ? Où sont leurs soldats ? En as-tu aperçu un seul ? Crois-le bien, après t’avoir fait mon adversaire, ils ne t’ont appelé à leur secours que pour te mettre entre mes mains : ce sera la peine de ta démence ![11]

Ces paroles entendues par les avant-postes ostrogoths, y excitèrent un grand tumulte. On accourut de toutes les parties du camp pour écouter le fils de Triar ; beaucoup l’applaudirent en murmurant hautement contre l’Amale : Le Louche a raison, disaient ces hommes avec colère, c’est une honte d’oublier à ce point sa parenté et de sacrifier les liens du sang pour des perfides qui ne cherchent que notre perte[12]. Encouragé par ce premier succès, le Louche revint le lendemain. Il y avait de l’autre côté de la rivière une roche escarpée d’où l’on dominait une partie du camp, il y grimpe, et de là comme du haut d’une tribune, il se met à haranguer, criant à tue-tête et interpellant le fils de Théodémir en personne : Méchant, lui disait-il, pourquoi es-tu venu faire périr mes parents ? Pourquoi tant de femmes sont-elles devenues veuves ? Où sont donc leurs maris ? Comment se sont dissipés tous lesbiens qu’ils possédaient, lorsqu’ils sont partis de chez eux pour venir combattre sous toi ? Ils avaient alors chacun deux ou trois chevaux, maintenant ils n’en ont plus, ils vont à pied ; ils te suivent à travers les déserts de la Thrace, comme des esclaves, quoiqu’ils soient libres et d’aussi bonne race que toi. Tu leur avais promis de leur mesurer l’or au boisseau, comme du blé ! Que leur as-tu donné ? Que veux-tu faire de ces hommes ? Réponds-moi[13].

À cette espèce d’interrogatoire que la forte voix du Louche faisait résonner au loin dans le camp, un trouble général éclata parmi les Ostrogoths. Une troupe d’homme`, de femmes, d’enfants se dirigeant vers la tente du chef qui ne répondait point, et semblait se cacher, comme honteux de lui-même, l’assiégea, en quelque sorte, demandant la paix avec des cris de fureur : Fais la paix avec le Louche, disaient-ils, ou nous prendrons nous-mêmes un parti. Le désordre croissant de moment en moment, le fils de Théodémir crut prudent, de se montrer et de promettre par serment qu’il traiterait avec le fils de Triar. Un jour fut désigné pour leur entrevue. Ce jour venu, ils descendirent dans le ravin à la limite des deux camps, laissant la rivière entre eux, et commencèrent à se parler d’une rive à l’autre en élevant la voix. Les armées groupées alentour dans le plus grand silence, demeuraient comme suspendues à leurs lèvres. Après beaucoup d’explications et de justifications prétendues, où chacun s’efforçait de mettre le bon droit de son côté, ils convinrent de ne se plus faire la guérie, puisque leurs peuples désiraient la paix. Un serment solennel, prêté sous la garantie des deux nations, confirma la promesse, puis chacun envoya ses ambassadeurs particuliers à Constantinople pour y faire connaître la résolution commune, et y débattre ses intérêts comme il l’entendrait.

Le Louche exigeait de l’empereur une forte indemnité pour le dommage qu’il avait souffert, et de plus la restitution de ses anciens honneurs, places et émoluments de toute sorte ; il stipulait en outre la mise en liberté des parents d’Aspar, afin de conserver son parti dans Constantinople. Le message de l’Amale était empreint d’une aigreur personnelle plus blessante pour Zénon : On l’avait joué, disait-il ; on l’avait, de dessein prémédité, attiré dans un piège, en abusant odieusement de ses sentiments romains ; mais la perfidie de l’empereur qui l’avait forcé de traiter avec le fils de Triar, le dégageait de tout engagement contraire. Rentré dans sa liberté, il demandait un nouveau cantonnement pour son peuple. Les terres qu’on lui avait assignées en Macédoine étaient épuisées, il lui en fallait d’autres : c’était un point qui regardait l’avenir. Quant au présent, l’empereur lui devait le prix de ses armements ; et comme on avait affecté à ce prix certains revenus publics qu’il n’avait pas touchés, il demandait qu’on lui envoyât les collecteurs des taxes pour compter avec lui. Le refus d’une seule de ces clauses entraînerait la guerre[14].

Zénon fut profondément irrité des termes et de l’esprit de ce message. Ayant reçu les deux ambassades séparément, il répondit à celle du Louche par des paroles évasives qui devaient tenir le fils de Triar en suspens ; mais vis-à-vis de l’Amale, il éclata en reproches amers. Votre maître, dit-il aux envoyés goths, est un perfide qui manque à sa parole et ose m’accuser de l’avoir fait. Quel jeu a-t-il joué avec moi ? Il me propose de se charger seul de la guerre contre le Louche, j’accepte ; bientôt il me demande des secours ; je consens encore et je rassemble des troupes romaines ; que fait-il alors ? Il traite avec mon ennemi, il s’unit au Louche contre l’empire, et quand le gouverneur de la Thrace et mes autres généraux en sont instruits, quand ils reconnaissent la fourberie et s’arrêtent à propos pour ne point donner dans le piège qu’on leur tend, ce sont, eux qui sont Ies coupables ; c’est moi qui ai imaginé le piège, moi qui suis un traître ! Votre maître sait-il ce que je lui réservais, s’il achevait cette guerre loyalement ? Eh bien ! malgré mon juste ressentiment, je ne m’en dédis point, s’il veut reprendre les armes et les porter désormais pour le bien de l’empire : oui, que Théodoric me débarrasse du Louche et de son peuple, il recevra de moi mille livres pesant d’or, dix mille livres d’argent, une pension annuelle de dix mille pièces d’or, et de plus, dites-le-lui bien, je lui donne en mariage la fille d’Olybrius ou quelque autre des premières maisons de Constantinople[15]. Il les congédia ensuite avec hauteur, quoique ce fussent des personnages éminents parmi les Goths.

L’empereur avait fait résonner là aux oreilles de son fils d’armes des paroles capables de le faire mourir de joie ou de regret. Cette fille d’Olybrius, que Zénon prétendait lui destiner pour femme était une Romaine née sur la pourpre, fille d’un Auguste d’Occident et arrière-petite-fille de Théodose. En l’épousant, il devenait l’égal des Césars ; lui qui avait tant à cœur de vivre en Romain, au sein de Constantinople, trouvait tout d’un coup ses désirs dépassés ; toutefois, il renvoya loin de lui la tentation. Zénon, pensa-t-il, n’était pas de bonne foi.

L’empire resta donc avec ces deux ennemis sur les bras. Les avoir en même temps pour amis, les avoir pour ennemis étaient choses presque également ruineuses : ennemis, ils dévastaient le pays ; amis soudoyés, ils épuisaient le trésor. Il fallait renoncer à entretenir une armée romaine, si l’on voulait acheter les deux chefs barbares et leurs peuples. On repoussa donc leurs offres réunies, sauf à traiter avec l’un des deux au détriment de l’autre ; mais lequel serait l’ami ? Lequel l’ennemi ? Là-dessus les opinions se partagèrent. Il ne manquait pas de gens habiles qui préconisaient l’alliance du Louche ; Zénon, malgré ses causes personnelles d’irritation, penchait toujours pour l’Amale. Désireux néanmoins de couvrir sa responsabilité dans une affaire de cette importance, il lui plut de consulter le sénat ; mais plus l’affaire était délicate, moins celui-ci voulut se compromettre ; il savait d’ailleurs que les amis du Louche n’étaient pas généralement ceux de l’empereur. Il se récusa donc, disant que cette affaire regardait le prince, dont il attendrait la décision avec une confiance respectueuse[16]. Plus perplexe qu’auparavant, et inquiet des manœuvres que pratiquait autour de lui le vieux parti d’Aspar, en faveur du Louche, Zénon eut l’idée, très bizarre assurément, de recourir à l’avis de ses soldats. Ayant convoqué dans la grande cour du palais les troupes en garnison à Constantinople et dans les villes voisines, ainsi que les corps palatins, il les harangua militairement du haut d’un tribunal, leur faisant, sous prétexte de consultation, le plaidoyer le plus violent contre le fils de Triar. L’empire, disait-il, n’a jamais eu d’ennemis plus dangereux que le Louche et toute sa race. Lui-même n’est-il pas le plus cruel des hommes ? Vous savez, soldats, ce qu’il a fait dans la province de Thrace, où il a détruit totalement la classe des laboureurs et fait couper les mains à un général romain. C’est lui qui a tramé et excité contre la république la révolte du tyran Basilisque. N’avait-il pas persuadé à nos soldats d’abandonner leur drapeau, prétendant que l’empire avait assez des Goths pour le défendre ! Et maintenant ce barbare exige qu’on lui livre le commandement des armées romaines ![17]Est-ce donc lui qu’il faut choisir pour allié ? ajoutait Zénon en terminant, je le demande à mes fidèles soldats ; car, enfin, qui consulterai-je en de telles conjonctures, sinon ceux qui partageant la bonne et la mauvaise fortune des princes, font la grandeur et la force des États ? L’armée ne le laissa pas achever ; elle cria tout d’une voix que le fils de Triar était un ennemi public, et qu’il fallait tenir aussi pour tel quiconque prendrait son parti. A la suite de cette assemblée, on fit des recherches dans la ville, et on trouva la preuve d’intelligences nombreuses entre le Louche et des personnages de tout rang ; une commission de trois sénateurs fut chargée d’instruire à ce sujet un procès de lèse-majesté[18].

Repoussé par l’empereur, le Louche entra en campagne et il appela à son aide, en vertu de leurs récentes conventions, Théodoric l’Amale, qui était allé, pendant ce temps-là., reprendre position avec ses Goths dans la basse Mésie. Les Romains, de leur côté, équipèrent des troupes en grand nombre. A la sommation du Louche, Théodoric s’avança lentement jusqu’au pied de la longue muraille qui coupant là Thrace dans sa largeur, servait de rempart à Constantinople. Il y donna contre une division de l’armée impériale, et son avant-garde ayant été repoussée, il quitta brusquement la partie sans en vouloir davantage, se jeta à droite dans la province du Rhodope, et se mit à piller pour son propre compte, sans s’inquiéter de ce qu’allait devenir son allié. Du Rhodope, il passa dans la Macédoine, longea les rivages de la mer Énée, alors couverts de villes florissantes, et mit tout à feu et à sang. A la nouvelle de ces dévastations cruelles, le Louche, presque vengé de la mauvaise foi de l’Amale, disait aux Romains : Voyez comment se conduit le fils de votre empereur : ce sont les pauvres paysans qui paient tout cela ! Cependant lui-même menaçait Constantinople. Les Romains avaient bien assez de forces pour l’arrêter et le vaincre, si la discorde ne les avait eux-mêmes enchaînés. Des séditions éclatèrent au sein de la ville impériale, et en Asie, un fils d’Anthémius que les infortunes de son père ne détrompaient pas des illusions de la grandeur, vint ajouter une guerre d’usurpation aux autres déchirements de l’empire[19]. En butte à tant, d’embarras, Zénon conclut la paix avec le Louche. Le fils de Théodémir en fit les frais ; il fut offert en holocauste au fils de Triar, avec ses charges, ses dignités, sa pension ; et tout ce que perdit Théodoric fut transféré à son rival. Ce fut la contrepartie des événements de 477.

L’Amale, à cette nouvelle, tomba dans une sorte de folie furieuse. Se vengeant de l’empereur sur les villes ouvertes et les campagnes, il tuait, il incendiait, il détruisait sans raison tout ce qui se présentait devant lui. Il passa au fil de l’épée les habitants de Stobi pour avoir tenté de se défendre. Sorti de Macédoine, il entra en Thessalie, et fit mine d’assiéger Thessalonique. Ces ravages commis par un fils de l’empereur excitaient dans toute la Grèce une violente colère, moins peut-être contre lui, que contre Zénon. Viendrait-il nous piller et nous égorger, disait-on de toutes parts, si l’empereur ne nous avait livrés à lui ? Sur cet étrange soupçon, les habitants de Thessalonique s’ameutèrent. La multitude soulevée abat les statues du prince, assiége le préfet dans son prétoire, le chasse, et enlève les clefs de la ville, qu’elle va remettre à l’archevêque, homme populaire et digne de sa popularité[20]. L’archevêque calme cette effervescence et pourvoit de son mieux aux nécessités de la défense, tandis que l’empereur envoie des troupes à marches forcées. Contenu par cette démonstration et craignant d’être pris à revers, Théodoric leva le siège et rentra en Macédoine[21].

Il arriva ainsi au pied de cette grande chaîne de montagnes qui se bifurque vers le nord en deux chaînes inférieures, dont l’une la plus occidentale, sépare la Macédoine de l’Épire et porte le nom de monts Albaniens. L’idée lui vint de franchir ce groupe de montagnes et d’aller hiverner dans la province d’Épire, qu’il savait riche ; fertile et bien approvisionnée de toutes choses, car les misères de la guerre barbare ne l’avaient pas encore atteinte ; c’était une terre vierge qui s’offrait à sa cupidité. Les chefs ostrogoths fatigués de leur cantonnement de Cerré et désireux d’aventures nouvelles, approuvèrent fort cette idée. On décida un déménagement général immédiat, pour lequel l’armée rentra dans ses foyers. Hommes et femmes se mettent aussitôt à l’œuvre, on répare les chars, on rassemble le bétail, on réunit des subsistances ; Théodoric presse de son mieux, afin que l’émigration puisse être achevée avant l’hiver.

Le bruit de ces dispositions causa dans l’ouest et le midi de la Grèce une telle inquiétude que, de mémoire d’homme, on n’avait rien éprouvé de semblable. L’effroi n’avait pas été plus grand lorsque Alaric brûlait Athènes et menaçait Corinthe. Des députations partirent de toutes les villes vers l’empereur, le suppliant d’intervenir près de son fils par la prière ou par les armes, et de faire du moins une guerre sérieuse si la paix était impossible. L’empereur à tout hasard tenta encore les moyens amiables : mais qui charger d’une négociation près de ce barbare ombrageux, opiniâtre, dont l’orgueil blessé faisait un animal féroce ? Le choix du négociateur devait être pour beaucoup dans le succès de l’affaire. Après avoir mûrement réfléchi, on choisit non un général ni un homme d’état, mais une sorte de philosophe mondain, le savant Artémidore, homme de cour en même temps que d’étude, parent éloigné de Zénon et aimé de Théodoric, pour qui il ressentait lui-même une vive affection. On lui adjoignit un officier du palais nommé Phocas, autre connaissance de l’Amale, et tous deux arrivèrent au moment où, les préparatifs achevés, les Ostrogoths n’attendaient plus que le signal du départ.

La vue d’Artémidore parut faire sur le jeune roi une impression favorable ; il reçut les envoyés avec affabilité et les écouta avec complaisance. Ils s’expliquèrent l’un après l’autre. Le philosophe avait pris pour thème de son discours les anciennes relations de Théodoric avec les Césars à la cour de Léon, et depuis. L’empereur, lui disait-il, a fait de toi son ami ; les dignités les plus éclatantes de notre empire, il te les a prodiguées avec une libéralité vraiment magnifique ; il t’a donné de grandes armées à commander ; il a fait plus, il t’a accordé une confiance sans réserve, à toi, étranger et barbare. Toi, au contraire (nous ne savons par quelle raison, sinon que nos ennemis communs t’ont trompé), tu compromets de gaieté de cœur ta personne, ton peuple, ta fortune, une fortune dont tu sais l’auteur. Tu ne peux, en descendant en toi-même, accuser l’empereur du mal que tu t’es attiré et des fautes dont tu t’es rendu coupable envers lui. Une seule chose te reste à faire, c’est de mettre fils à tes injustices, d’épargner les villes et les peuples que tu n’as pas encore détruits, d’envoyer enfin quelqu’un des tiens à Zénon, dont tu connais la bonté, afin qu’il voie quelles conditions peuvent équitablement te satisfaire[22]. L’Amale éprouvait alors un de ces retours vers le bien, qui servirent souvent de contrepoids au mal qu’il avait fait, à ses colères aveugles, à ses fourberies, à sa cruauté. Il se soumit aux conseils d’Artémidore et de Phocas et fit partir avec eux pour Constantinople des ambassadeurs chargés de négocier un arrangement. En attendant, il défendit à son armée de brûler et de tuer. Comme il fallait qu’elle pillât pour vivre, les villes de la Macédoine s’offrirent à lui fournir des subsistances, à condition d’être respectées. On raconte que l’évêque d’Héraclée racheta la sienne au moyen d’une contribution en argent et en vivres[23].

Zénon accueillit les envoyés goths en homme qui voulait sincèrement la paix ; sans récriminer sur le passé, il écouta les demandes, et proposa un arrangement. Le cantonnement attribué jadis aux Ostrogoths sur le versant méridional des monts de Dardanie, ayant cessé de leur plaire, Zénon en offrait un autre sur le versant opposé, dans la contrée appelée Pautalie. Quant à l’Epire, il défendit qu’on lui en parlât. Cette province, disait-il, était trop éloignée des quartiers du Louche, et les Ostrogoths de si loin ne pourraient pas surveiller efficacement les mouvements de l’ennemi de l’empire[24]. Il ajouta que si Théodoric objectait pour son peuple l’impossibilité de vivre, l’hiver suivant, dans un pays qui n’aurait été ni labouré, ni ensemencé, les Romains s’engageaient à lui procurer les subsistances nécessaires aux besoins de l’hiver ; le préfet de la Pautalie recevrait immédiatement deux cents livres d’or, afin de tirer du blé des provinces voisines[25]. Les envoyés goths trouvèrent ces propositions convenables, et les préliminaires de paix furent arrêtés. Zénon choisit, pour les porter à Théodoric, un officier de haut rang nommé Adamantius, et, comme il ne doutait point que l’affaire ne fût aussitôt terminée, il chargeait Adamantius d’aller préalablement en Pautalie, s’entendre avec le préfet et lui remettre l’argent des approvisionnements ; mais, tandis que les négociations se poursuivaient, Théodoric avait déjà changé d’avis. Soit inconstance de l’esprit barbare, soit retour subit à ses rancunes contre Zénon, soit crainte de déplaire à. son peuple, en le privant du pillage de l’Épire après le lui avoir promis, il avait repris le projet interrompu, et allait partir pour Épidamne.

Épidamne, appelée aussi Dyrrachium (aujourd’hui Durazzo), était la métropole non seulement de la province d’Épire, mais de toute la portion de l’Adriatique qui baigne les côtes de la Grèce. Son port, correspondant à celui de Brindes en Calabre, dominait la grande route maritime d’Orient en Italie : tout s’y trouvait abondamment, vivres, argent, armes, marchandises ; l’empire y entretenait une flotte de guerre ; et la côte peuplée de marchands ou de pêcheurs pouvait fournir une quantité considérable de navires et de bateaux pontés[26]. Théodoric ne l’ignorait pas ; aussi l’occupation d’Épidamne était toujours entrée dans ses plans. Une fois là, il verrait ce qu’il aurait à faire ; le voisinage de l’Italie l’attirait, comme malgré lui. Lorsqu’il eut pris pour la seconde fois la résolution de partir, il se ménagea des intelligences dans cette ville, ou plutôt, il renoua celles qu’il avait interrompues temporairement. Son désir étant de s’en rendre maître, promptement, sans bruit, sans résistance ; voici le moi-en qu’il imagina et qui lui réussit.

Dans le voisinage d’Épidamne, vivait un Goth nommé Sidimund, issu de la race des Amales, et, par conséquent, son proche parent[27]. Cet homme, après avoir servi avec quelque éclat sous le drapeau romain, s’était marié à une Grecque qui lui avait apporté de grands biens, entre autres un immense héritage situé en Épire[28]. Ces terres formaient comme un petit royaume dans lequel il régnait, et non seulement l’influence de sa richesse, mais encore sa qualité de neveu d’un autre Goth, commandant des Domestiques et fort en faveur près de Vérine, faisaient de lui le plus important personnage de la contrée. Cet étranger devait aux Romains tout ce qu’il avait, tout ce qu’il était, et cependant Théodoric s’adressa à lui sans crainte d’en être rebuté, car, suivant la réflexion d’un écrivain du temps, le Barbare trouvait toujours un Barbare pour tromper le Romain[29]. Que pouvait offrir le roi goth à un homme si riche ? plus de richesses encore, et peut-être le partage de la province. Quoi qu’il en soit les deux Barbares s’entendirent, et Sidimund convint de livrer Épidamne à son complice.

Un trait caractéristique du Germain à cette époque ; c’était la feinte bonhomie dont il enveloppait ses ruses les plus odieuses ; ses actes les plus déloyaux ; il tenait à convaincre ses victimes qu’il les dépossédait ou les tuait pour leur plus grand bien : nous en avons vu précédemment plus d’un exemple. Sidimund était un de ces fourbes pleins de tendresse pour leurs dupes. Une fois sa parole engagée, il se rend à Épidamne, et se met à parcourir la ville en tous sens, interpellant les habitants dans les rues, sur les places, ou les visitant dans leurs maisons : Vous savez que je suis votre ami, et que j’ai toujours désiré vous le prouver, leur disait-il d’un ton mystérieux où semblait percer l’affection ; eh bien ! le moment est venu de vous donner un bon conseil. Sortez au plus tôt de votre ville avec tous vos effets ; le temps presse ; retirez-vous dans les places voisines ou dans les îles de la côte, suivant qu’il vous conviendra. J’ai tenu à vous en avertir, tandis que vous pouvez encore le faire sans danger et sans trop de précipitation[30]. Et comme les habitants d’Épidamne restaient ébahis à ces paroles, et le priaient de s’expliquer, Sidimund leur racontait comment les Ostrogoths étaient en marche pour occuper la province d’Épire, d’après l’ordre de Zénon, qui en faisait cadeau à son fils d’armes ; et comment encore un envoyé de l’empereur, le patrice Adamantius, accompagnait le roi Théodoric pour lui faire la remise d’Épidamne au nom de son maître[31]. Vous voyez bien, ajoutait-il, que vous n’avez pas un moment à perdre, si vous voulez mettre à couvert ce due vous possédez et garantir vos personnes des mauvais traitements inséparables de la guerre.

Quand il eut plongé la ville entière dans la désolation, il s’adressa aux soldats chargés de la garde du château, lesquels étaient au nombre de deux mille. Sidimund leur affirma que toute résistance de leur part serait considérée par l’empereur comme une rébellion[32], et qu’ainsi ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était de déguerpir à l’exemple des habitants. Dans le trouble causé par cette nouvelle, nul ne se demanda si elle était vraie ; nul non plus rie soupçonna de mensonge un homme toujours bien informé des affaires de la cour, où son oncle jouait un certain rôle, et qui en outre semblait s’être fait. Romain. Chacun se mit donc à ses apprêts de départ, chacun songea au gîte qu’il pourrait se procurer ailleurs. Le barbare, au fond de son âme, riait de l’empressement de ces malheureux dont il provoquait l’exil volontaire, pour les mieux dépouiller. Lorsqu’il vit la place suffisamment évacuée, il prévint le roi ostrogoth qui hâta sa marche.

Sidimund ne mentait point quand il désignait Adamantius comme envoyé par Zénon près de Théodoric ; il lui supposait seulement une autre mission. Le patrice était alors en Pautalie où, de concert avec le préfet de la province, il préparait les nouveaux quartiers des Goths. Il devait de là, à travers les monts Dardaniens, dont la Pautalie occupait le versant septentrional, rejoindre Théodoric dans le voisinage d’Héraclée de Macédoine, et y conclure définitivement le traité. Les ambassadeurs goths, pendant ce temps-là, étaient retournés près de leur roi pour lui rendre compte’ de l’état des affaires. Adamantius fut retenu en Pautalie plus longtemps qu’il n’eût voulu, probablement par la difficulté de réunir des grains en quantité suffisante pour nourrir un peuple ; et à son arrivée, il ne trouva plus ni Théodoric, ni les Goths : ils étaient en route pour l’Épire. Le Romain courut après eux. L’armée des Goths, convoyant toute la nation, s’était ordonnée en trois corps séparés. Théodoric ouvrait la marche avec l’élite de ses hommes, frayant le passage au reste, et impatient d’occuper Épidamne, avant que les Romains fussent avertis. Son lieutenant, Soas, conduisait le centre ; et l’arrière-garde dans laquelle se trouvaient la mère et une des sœurs de Théodoric[33], ainsi que la meilleure partie du bagage, était commandée par Theudemund, son frère puîné : son autre saur venait de mourir tout récemment pendant le siège d’Héraclée. Comme il fallait vivre aux dépends du pays, les trois corps d’armée ménageaient entre eux des intervalles dont un ennemi prévenu et vigilant aurait pu profiter four les couper et les détruire en détail : mais Théodoric comptait sur la promptitude de sa marche. La résistance de Lychnide, place défendue naturellement par des rocs à hic et un lac très profond, le contraria, en le retardant, et lui donnant un échec pour début. Dans son impatience, il passa outre, laissa en arrière une partie de ses chariots, et gagna à grandes journées Épidamne dont il occupa les remparts déserts[34].

Cependant Adamantius, à la poursuite de Théodoric, s’engageait de plus en plus dans la chaîne des monts Albaniens. Chemin faisant, il envoyait au roi goth message sur message ; tantôt il le priait, tantôt il lui enjoignait, au nom de l’empereur, de s’arrêter dans sa marche, de ne prendre ni vaisseaux, ni quoi que ce fût, et de surseoir à toute entreprise jusqu’à son arrivée[35]. Ne recevant de lui que des réponses dérisoires, il se concerta avec Sabinianus, commandant militaire de la ville d’Édesse, pour qu’une armée, si faible qu’elle fût, vint appuyer sa mission, et imposer là paix à ce Barbare sans foi. Sabinianus était un de ces vieux Romains alors bien rares, qui joignaient au talent militaire la plus scrupuleuse probité, et le respect de leur parole. Acceptant la responsabilité de la guerre, il rassembla quelques troupes et vint se poster en observation sur le flanc des colonnes ostrogothes. Ce mouvement inquiéta Théodoric, qui devenu plus docile aux représentations d’Adamantius, consentit à conférer avec lui. Le rendez-vous fut fixé près d’Épidamne. Il fut convenu que deux otages goths envoyés à Lychnide, répondraient de la tête du commissaire romain ; mais en même temps Théodoric exigeait de Sabinianus l’engagement par serment de rendre les otages dès qu’ Adamantius serait de retour. Sabinianus s’y refusa. Je ne sais ce que c’est qu’un serment, dit-il, je n’en ai prêté de ma vie, et personne n’a douté de ma parole ; je ne jurerai pas[36]. En vain son collègue invoqua la nécessité d’en finir avec un homme tel que Théodoric, qui ne cherchait qu’à les jouer et à gagner du temps : le vieux Romain fut inflexible.

Enfin, Adamantius prit son parti en homme de cœur : il quitta Lychnide avec deux cents cavaliers pour aller trouver Théodoric au lieu désigné, dédaignant la garantie des otages et jouant lui-même sa tête ou sa liberté. Il partit de nuit, par des chemins détournés et si difficiles, qu’on ne se souvenait pas d’y avoir vu passer jamais un homme à cheval[37]. En suivant cette route, on trouvait à quelques milles en avant d’Épidamne, un vieux château abandonné, mais très fort d’assiette, dont les murs taillés dans le roc vif étaient baignés par une rivière profonde : de sa plate-forme comme du haut d’un observatoire, on dominait au loin le pays. C’était l’endroit choisi pour la conférence. Le premier soin du Romain fut d’étudier la position pour se garantir d’une attaque possible ; il distribua sa petite troupe dans les passages importants, puis il fit savoir à Théodoric, qu’il l’attendait de l’autre côté de la rivière. Sa brusque apparition surprit le roi qui sortit aussitôt d’Épidamne, avec une assez forte escorte, et s’approcha de la rivière dont il occupa le bord opposé[38]. Adamantius, descendant alors sur la pointe d’un rocher d’où il pouvait être entendu, pria Théodoric d’éloigner ses gens : lorsqu’ils furent seuls, la conférence commença.

Le roi des Goths parla le premier ; et comme si rien ne se fût passé depuis sa malencontreuse campagne contre le Louche, au mont Sondis ; comme si depuis lors il n’y avait pas eu entre Artémidore et lui, des explications, entre l’empereur et ses propres envoyés, des préliminaires de paix, il se mit à reprendre article par article, toute la nomenclature de ses griefs, accusant Zénon avec une âcreté de parole qui indiquait le parti pris de rompre sans retour. J’avais résolu de passer tranquillement ma vie hors de la Thrace, au milieu de la petite Scythie, disait-il : c’était là toute mon ambition. J’allais m’y établir, disposé à suivre en tout les volontés de l’empereur, et ne songeant à molester qui que ce fût : voilà que vous m’appelez pour faire la guerre à Théodoric, fils de Triar. J’arrive : vous m’aviez promis d’abord que le duc de Thrace m’amènerait une armée ; le duc de Thrace n’a point paru. En second lieu, je devais être rejoint par Claudius, commandant des troupes étrangères ; je ne l’ai pas vu davantage. En troisième lieu, vous me donnâtes des guides ; mais ces guides au lieu de me diriger par une route sûre et facile, me firent prendre un chemin impraticable, qui menait droit à l’ennemi, à travers des précipices affreux. Oui, ce fut par un chemin pareil, qu’il me fallut conduire ma cavalerie, mes mulets, mes chariots, et tout l’attirail nécessaire à une armée. J’avais à peine fait quelques pas que l’ennemi tomba sur moi avec tant d’avantage que j’aurais dû périr mille fois. Force me fut de traiter avec lui, et je lui dois une éternelle reconnaissance de ce qu’il ne m’a pas exterminé quand il pouvait le faire si aisément, puisque vous m’aviez livré entre ses mains[39].

Théodoric parla ainsi ; Adamantius, à son tour, entama une ample énumération des bienfaits dont le roi ostrogoth avait été comblé par Zénon : Ce n’est pas comme ton empereur que tu aurais dû l’aimer et le respecter, s’écria-t-il, mais comme un père[40]. Rendant à Théodoric accusation pour accusation, il lui reprocha d’avoir envahi, brûlé, saccagé plusieurs provinces romaines, pendant qu’il endormait les Romains par de feintes propositions de paix. Combien de fois, ajouta-t-il, avons-nous eu en notre pouvoir ta vie et celle de ton peuple ? Nous t’avons laissé sortir de Thrace, lorsqu’il nous était si facile de t’accabler, au milieu dis montagnes et des rivières, et que déjà nos troupes te cernaient. Tu étais perdu : nous t’avons laissé passer librement. Conduis-toi donc envers nous, avec amitié ; envers l’empereur, avec soumission ; autrement, crois-le bien, tu n’éviteras pas ta ruine. Laisse là les villes dont tu t’es emparé contre tout droit, quitte-les, quoique tu les aies rendues désertes jamais l’Épire ne sera à toi ! Il y a en Dardanie un grand pays très fertile et qui manque de bras pour le cultiver, l’empereur te le cède : c’est là que tu dois te retirer avec ton peuple. Tu mettras en valeur une terre qui ne demande que des habitants, et fournira abondamment aux besoins des Goths[41].

Théodoric, à qui il importait de gagner du temps, jura qu’il accepterait volontiers cette proposition, si son peuple n’était pas trop fatigué pour entreprendre de nouveau un long voyage à travers les montagnes. Il faut me laisser passer l’hiver ici, reprit-il avec animation, et je m’engage à ne pas étendre plus loin mes conquêtes : j’offre en garantie de ma parole, ma mure et ma sœur comme otages. Au printemps, vous enverrez des commissaires pour nous conduire en Dardanie[42]. Puis, changeant de sujet, et laissant éclater tout à coup cette impatience d’action, ce besoin d’aventures qui le dominaient : Si l’empereur veut mettre à ma disposition les troupes d’Illyrie, dit-il à Adanlantius, je prends six mille hommes d’élite parmi mes Goths ; je retourne en Thrace, et je me charge de balayer de cette province le Louche avec tous les siens ; pour ma récompense je ne demande qu’une chose, c’est de vivre en Romain, agrégé à votre république, et de partager votre gouvernement avec vous-même. Dis encore à l’empereur que si cela lui convient mieux, je suis prêt à entrer en Dalmatie, à y prendre Népos et à l’aller réinstaller sur le trône de Rome[43]. Théodoric révélait par ces derniers mots, le dessein secret qui l’amenait peut-être en Épire, mais qu’il en rapporta certainement : il savait qu’Alaric était parti de là pour conquérir l’Italie.

Adamantius comprit qu’on le jouait, que le roi des Ostrogoths voulait rester en Épire, et n’attendait que la concentration de son peuple pour s’y rendre inattaquable, et de là faire la loi à la Grèce ou à l’Italie. Il rompit la conférence, et regagna Lychnide tout découragé. Sabinianus ne vit pas sans plaisir les ouvertures de conciliation repoussées par les Goths. Ce que souhaitait ce vieux soldat, pour l’honneur de ses troupes et pour le sien, c’était une occasion de combattre : il ne voyait pas, sans indignation, ces hordes de Barbares s’avancer tranquillement sous la sauvegarde de négociations dérisoires, tandis qu’il eût été si facile de les détruire. Faisant appel aux plus décidés et aux plus alertes de ses gens, fantassins et cavaliers, il disposa une petite armée avec laquelle il épia le moment d’agir : il n’attendit pas longtemps. Un matin il fut prévenu par ses espions qu’on apercevait sur les hauteurs de Candavie une troupe nombreuse de Goths qui descendait la montagne en grand désordre. Les Barbares s’avançaient avec une sécurité qui montrait leur imprévoyance ou leur mépris des Romains : point d’éclaireurs, point de gardes ; les soldats, la plupart sans armes, marchaient pêle-mêle avec les chariots de bagages et les bêtes de somme ; et le bruit de leurs chants joyeux se confondait au loin avec le mugissement des troupeaux. Cette troupe n’était autre que l’arrière-garde des Ostrogoths commandée par Theudemund, et qui escortait la mère de Théodoric, Éréliéva, sa sœur Amalafride, et la meilleure partie des bagages de l’armée[44].

Ils devaient passer le lendemain, au point du jour, dans un lieu d’accès difficile et tout à fait propre aux embuscades de guerre. A soixante milles environ d’Épidamne, les montagnes se resserrant tout à coup ne laissaient entre elles qu’une gorge étroite, au fond de laquelle roulait un torrent. Un pont de bois, jeté sur le précipice[45], conduisait d’une rive à l’autre, à la plate-forme d’un château ruiné qui commandait jadis la vallée, et l’on arrivait à ce pont par un chemin tortueux pratiqué sous les escarpements du rocher. C’est là que Sabinianus résolut d’attaquer le convoi des Goths. Il fit ses préparatifs dans le plus grand secret, de crainte qu’un avis imprudent ou perfide ne vint mettre l’ennemi sur ses gardes. Ses plus forts marcheurs furent envoyés par des sentiers connus des seules gens du pays, tandis que sa cavalerie tournait la montagne à mi-côte ; lui-même resta à Lychnide dans une immobilité apparente ; mais après l’heure du souper s’esquivant à l’insu de tout le monde, il monta à cheval, courut toute la duit, et arriva au rendez-vous avant que le soleil fût levé.

A la première aube du jour, les Romains aperçurent la colonne ennemie qui débouchait par la vallée ; les chariots contenant la famille de Théodoric avaient pris la tête du convoi : Sabinianus les fit charger en flanc par son infanterie qui se démasqua subitement. Son dessein était d’enlever ces otages précieux, au moyen desquels il pourrait faire la loi au roi des Goths ; mais Theudemund par une sorte de pressentiment leur avait donné ce jour-là pour escorte tout ce qu’il avait de plus solide dans son armée. Le combat fut donc vaillamment soutenu, s’il fut vaillamment livré. Les Barbares, coupés et embarrassés, laissèrent leur chef et sa poignée de braves lutter seuls contre tous les efforts des Romains. Réduit enfin à l’extrémité, Theudemund commande à sa mère et à sa sœur de mettre pied à terre, se tait jour avec elles à travers l’infanterie romaine, atteint le pont, le franchit, et ordonne qu’on le rompe à coups de hache[46]. Les ais se détachent sous le tranchant du fer et roulent au fond de l’abîme, entraînant dans leur chute amis et ennemis, ceux qui poursuivaient les fugitives et ceux qui couvraient leur retraite. En pareille circonstance, ces femmes hardies valaient des hommes ; elles le prouvèrent aux Romains, mais Theudemund fut tué.

La bataille se continua sur l’autre rive, avec grand acharnement ; un instant ébranlée la cavalerie romaine se rallia bientôt, et l’infanterie chargeant les Goths chercha à les culbuter dans le fleuve. Pour échapper à ce danger, ils mirent bas les armes et s’enfuirent vers la montagne, laissant derrière eux tout leur bagage. Deux mille chariots, un butin immense et cinq mille captifs restèrent au pouvoir des Romains. Sabinianus conserva une partie des chariots pour les besoins de son armée ; et fit savoir aux villes qui devaient lui en fournir par réquisition, qu’il les en tenait pour dispensées[47]. Ceux qu’on ne voulut pas garder à cause de la difficulté du transport, furent mis en tas et brûlés sur la place[48], aux cris joyeux de la soldatesque. La mère et la sœur de Théodoric, du château ruiné où elles avaient trouvé refuge, assistèrent à ce désastre de leur nation ainsi qu’aux joies de leurs vainqueurs.

La bataille, comme je l’ai dit, s’était donnée à soixante milles d’Épidamne, et Théodoric ne tarda pas à en apprendre la nouvelle. Il ne manqua pas de crier à la trahison, à la perfidie (c’était le langage des Barbares chaque fois qu’ils étaient châtiés), et lors ; qu’il eut dégagé sa mère et rallié les débris de son arrière-garde, il avisa aux moyens de faire aux Romains le plus de mal possible. Alors recommença la guerre d’extermination qu’il avait faite dans le Rhodope et en Macédoine ; mais il trouvait en Sabinianus un ennemi qui savait punir ou limiter ses ravages. Aiguillonnées par ce général, les villes grecques s’armèrent et surent parfois se suffire à elles-mêmes. Cet état incessant d’hostilités ne permit pas au roi ostrogoth de tenter les aventures lointaines qu’il rêvait déjà peut-être, en envahissant la patrie de Pyrrhus : les maux de la Grèce donnèrent du repos à l’Italie. Enfin, la mort de Népos arrivée en h80, celle de Sabinianus survenue l’année suivante, et une troisième qui touchait de plus près Théodoric, changèrent encore une fois ses plans et sa conduite vis-à-vis de l’empereur Zénon.

Cette troisième mort était celle du Louche, qui disparaissait de la scène politique par un accident étrange, au comble de sa gloire, quand il était devenu riche, puissant, presque maître de l’Orient, et qu’il avait mis son rival sous ses pieds. La fortune juste pour ce Goth turbulent, qui dominait par l’intrigue plus que par le courage, ne voulut pas qu’il pérît sur le champ de bataille. Il venait de faire contre Constantinople une de ces démonstrations menaçantes, en pleine paix, au moyen desquelles il obtenait des suppléments de solde, lorsqu’il fit dresser son camp dans un lieu nommé Anaplum[49] où il passa plusieurs jours, commettant des déprédations de toute sorte. Un matin, qu’il voulait se livrer à ses exercices de corps habituels, il demanda un cheval, et suivant son usage, il le monta d’un saut, sans le secours d’un écuyer. C’était un cheval non dressé, et qu’il ne connaissait pas. Avant qu’il eût pu le maîtriser par l’étreinte des genoux, l’animal se cabrant se mit à marcher droit sur ses pieds de derrière. Théodoric, impuissant à diriger cette bête rétive, et n’osant employer la bride, de peur de la renverser en arrière et d’être écrasé dans sa chute[50], céda au mouvement, et se laissa promener à droite et à gauche autour de sa tente. La porte de cette tente était ornée d’un grand javelot suspendu à son anse de cuir, et fortement assujetti[51], marque de la dignité du chef. Le cheval dans un de ses bonds lança son cavalier contre ce javelot dont la pointe lui entra profondément dans le côté, et le perça de part en part. On accourt à cette vue, on relève le, fils de Triar qui nageait dans son sang ; on le dépose sur un lit : quelques jours après il était mort.

Ce fut un grand événement pour l’empire, un non moins grand pour les Ostrogoths, dont le roi se trouvait dès lors commander la seule force barbare organisée, existant dans tout l’Orient. La mort de Sabinianus privait aussi, presque au même instant, la Romanie de son dernier général. L’Amale vit le parti qu’il pouvait tirer de cette situation nouvelle, et sa rancune contre Zénon se dissipa comme une fumée. Zénon de son côté fit des réflexions salutaires. Le moment lui sembla venu de rattacher à l’empire non seulement le peuple ostrogoth, mais la masse entière des Goths cantonnés en Orient, car les bandes du Louche, restées sans chef, voulaient se réunir au tronc principal de leur race. La réconciliation paraissait d’autant plus aisée qu’aucun rival n’excitait maintenant les ombrages de Théodoric ; et Zénon se flattait d’accumuler sur ce barbare ambitieux tant de biens et de dignités, qu’il n’eût plus rien à souhaiter, ne pouvant être empereur : il se trompait pourtant.

L’intérêt présent rapprocha donc, encore une fois, le fils d’armes et son père. De tous les points débattus entre eux, depuis le commencement de la guerre, un seul fut abandonné d’un commun accord, ce mariage romain dont Zénon avait entretenu les ambassadeurs goths, après le traité du Mont-Sondis. Il n’en fut plus question, soit que la fille d’Olybrius eût reçu un autre mari, soit que le peuple goth montrât de la répugnance pour ces alliances étrangères qui blessaient sa fierté, et convenaient mieux en effet à un chef de bandes mercenaires qu’à un Amale, roi de sa nation. Au reste, Théodoric, imitant l’exemple de son père, avait pris une concubine barbare, quelques-uns disent une femme légitime[52], qui lui avait donné deux filles, Theudigotha et Ostrogotha[53], alors en bas âge et mariées plus tard à deux rois germains d’Occident. Nous devons présumer que cette barbarie, dont le nom et la race sont également inconnus, ne vivait déjà plus à l’époque qui nous occupe, puisque l’histoire ne fait d’elle aucune mention. Les contemporains n’en parlent qu’une seule fois, à propos du mariage de ses filles, et ne nous la montrent jamais au sein de la famille des Amales, près de cette mère et de cette sœur, compagnes inséparables de Théodoric, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

 

 

 

 



[1] Si te illarum rectorpartium non amavit, perculsus præfuit reipublicæ ; si dilexit, obnoxius. Ennod., Paneg. Theod., p. 397.

[2] Partem laus respicit donati diadematis et defensi... nemo credidit non te posse ad quem voluisses transferre, quod reddideras... In jus tuum se palatia ipsa contulerant. Ennod., Paneg. Theod., p. 397.

[3] Zeno itaque recompensans beneficiis Theodoricum, quem fec’t patricium... donans ei multum. Anonyme de Valois, p. 717. — Malch., Hist. Exc., 4.

[4] Ad ampliandum honorem ejus, in arma sibi eum filium adoptavit. Jornandès, R. Get., 57.

[5] Malch., Hist. exc., III, 4. — Evagr., Hist. ecclés., III, 25. — Theophan., Chron.

[6] Se non prius id operis agressurum, quam imperator et senatus juramento fidem dedissent... Malch., Hist. exc., II, 8.

[7] Itaque senatores et duces sacramento dixerunt, nunquam se in gratiam cum illo, nisi imperator voluerit, reddituros, et imperator, se nunquam a fœdere recessurum, nisi prius ea ipse esset transgressus. Malch., Hist. exc., 8.

[8] Cum illuc accessisset, neque dux Thraciæ obvius fuit, neque hi, qui ab Hebro venturi dicebantur. Malch., Hist. exc., 8.

[9] Malch., Hist. exc., 8.

[10] Sed Triarii filius crebro obequitans cirea castra alterius exercitus, eum contumeliose insectabatur, et multa convicia in eum jaciebat, per jurum eum vocans, puerum dementem, et sui generis hostem et proditorem... Malch., Hist. exc., 8.

[11] Malch., Hist. exc., 8.

[12] Malch., Hist. exc., 8.

[13] Malch., Hist. exc., 8

[14] Malch., Hist. exc., 6.

[15] Malch., Hist. exc., 6.

[16] Cum quo vero ex duobus amicitiam instituere prœstaret, id in solius imperatoris arbitrio consistere. Malch., Hist. exc., 4.

[17] Malch., Hist. exc., 4.

[18] Tres ex senatu, præsente magistro, de his quæstionem habuerunt... Malch., Hist. exc., 4.

[19] Malch., Hist. exc., II, 2 ; Fragm. e Suidas, 4. — Candid., Hist. exc., 2. Cf. Tillemont, Hist. des Empereurs, VI.

[20] Itaque claves civitatis a prœfecto acceperunt, et archiepiscopo tradiderant. Match., Hist. exc., II, 1.

[21] Malch., Hist. exc., II, 1.

[22] Malch., Hist. exc., II, 1.

[23] Hujus urbis archiepiscopus, eum quant plurima et diversi generis munera ad eum et ejus exercitum misisset, omnem regionem a direptione illæsam conservavit. Malch., Hist. exc., II, 1.

[24] Jussitque regionem in Pautalia illi assignare, quæ illyricæ partis est provincia, non longo intervallo distans ab ingressu Thraciæ : quod eo consilio faciebat, ut si qua Theodoricus, Triarii filius, se commovere susciperet, illum adversarium, huie oppositum sciret. Malch., Hist. exc., II, 1.

[25] Quod si, hoc anno exercitum suum inopia laborare Theodoricus diceret, propterea quod nullum semen terris mandatum esset, neque ullam spem percipiendorum in Pautalia fructuum haberet... Malch., Hist. exc., II, 1.

[26] Malch., Hist. exc., I, 1.

[27] Ex eodem genere et majoribus ortus. Malch., Hist. exc., I, 1. — Σιδιμιΰνδος.

[28] Regionem cirea Epidamnum incolebat, quæ illi ex hæreditate opulenta obvenerat. Malch., Hist. exc., II, 1.

[29] Malch., Hist. exc., II, 1.

[30] Malch., Hist. exc., II, 1.

[31] Barbarum enim quam primum Epidamnum invasurum : sic imperatorem decrevisse. Malch., Hist. exc., II, 1.

[32] Si resistere audevent, imperatoris voluntati adversaturos. Malch., Hist. exc., II, 1.

[33] Soas a Theudericho secundum in exercitu gradum tenebat, et medium agmen ducebat ; Theudemundus, alter ex Valemiri filiis, extremum. Malch., Hist. exc., II, 1.

[34] Theuderichus valde audax et confidens... impetu facto Epidamnum occupat. Malch., Hist. exc., II, 1.

[35] Jubens ab incœpto desistere, neque naves sumere, aut quidquam aliud novarum rerum tentare donec adventaret. Malch., Hist. exc., II, 1.

[36] Malch., Hist. exc., II, 1.

[37] Assumptis ducentis equitibus, per ripas inaccessas, et viam multis incognitam neque antea initam... Malch., Hist. exc., II, 1.

[38] Adamantius autem, descendens in saxum, unde exaudiri posset, et jubens Barbarum omnes alios dimittere, solus cum solo est collocutus. Malch., Hist. exc., II, 1.

[39] Malch., Hist. exc., II, 1.

[40] Malch., Hist. exc., II, 1.

[41] Malch., Hist. exc., II, 1.

[42] Malch., Hist. exc., II, 1.

[43] Malch., Hist. exc., II, 1.

[44] Nescio quis Sabiniano nuntiavit, barbaros securos, soluto agmine, a Candavia descendere... Extremum agmen in quo Theudemundus, soror et mater versarentur. Malch., Hist. exc., II, 1.

[45] Pontem cui suberat fossa ingenti profunditate in planitiem... Malch., Hist. exc., II, 1.

[46] Quo dissoluto, persecutionem eorum qui in alteram ripam pervenerunt, hostibus intercluserunt ; reliquis autem suorum a ponte exclusis fugam impeditam reddiderunt. Malch., Hist. exc., II, 1.

[47] Vetuit civitates amplius de curribus laborare, quia quod satis erat, habebat. Malch., Hist. exc., II, 1.

[48] Curribus tamen aliquot, quos difficile fuisset per tot prærupta loca agere in monte, incensis... Malch., Hist. exc., II, 1.

[49] Marcellin., Chron. — Cf. Jornandès, Regn. succ., 47. — Théophan., Chron., p. 108.

[50] Equus vere, utpote indomitus ac ferox, cum Theodoricus ipsum ambabus tibiis nondum amplexus esset, anterioribus pedibus, in sublime elatis, posterioribus duntaxat insistere atque ingredi cœpit. Evagr., Hist. ecclés., III, 25.

[51] Theodoricus cum equo suo certans, au neque illum freno retrahere osus... Evagr., Hist. ecclés., III, 25.

[52] Naturales ex concubina quas genuisset adhuc in Mœsia, filias habuit. Jornandès, R. Get., 58. Elles étaient nées plus probablement en Épire. — Uxorem habuit ante regnum de qua susceperat filias. Anonyme de Valois, p. 720.

[53] Theodogotha. Paul Diacre ; Theudicoda, Jornandès ; Theodogotha. Anonyme de Valoiss, alias Theudicodo. ; Θευδιχώσα. Procop. — Ostrogotho.