LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

ET LE MINISTÈRE ODILON BARROT

 

PAR ANDRÉ LEBEY

PARIS - ÉDOUARD CORNÉLY ET Cie - 1849

 

 

PRÉFACE.

 

I. — L'AGONIE DE LA CONSTITUANTE.

Le nouveau ministère. — Les difficultés de sa composition. — La position de Louis Bonaparte par rapport à l'élection, au pays, aux partis et à ses ministres. — L'entrevue avec Lamartine. — Odilon Barrot, président du Conseil. — Falloux et son entourage. — Thiers. — La première revue (24 décembre 1848). — Louis-Napoléon et la Constituante. — Malleville ; les seize cartons de Strasbourg et Boulogne. — Nouvelle attitude de la gauche. — Lacroze et Buffet. — La réception du 1er janvier. — Décomposition des partis. — L'appel de la gauche au Président. — Grandin et la rue de Poitiers. — La proposition Rateau. — Bruits répétés de coup d'État. — L'Assemblée condamnée. — Boulay de la Meurthe, Vice-Président de la République (20 janvier 1849). — Les promenades de Louis-Napoléon ; les soirées de l'Elysée. — Diplomatie personnelle du Prince-Président. — Le volume de Guizot sur la Démocratie en France. — Malaise général. — Les tendances ministérielles. — Le parti de la Démocratie Sociale essaie de se reconstituer sur de nouvelles bases. — Léon Faucher. — La Solidarité Républicaine. — Dissolution de la garde mobile. — Aladenize et Changarnier. — Les partis et l'isolement de Louis-Bonaparte. — Le 29 janvier. — Armand Marrast au Palais Bourbon. — Scepticisme de la population parisienne. — Les explications à l'Assemblée. — Favre, Sarrans et l'affaire Forestier. — Martin Bernard. — Attaques contre Léon Faucher. — Minorité du ministère. — Discussion de la proposition Rateau. — Amendement Lanjuinais. — Réquisitoire de Félix Pyat. — Voyages de Louis-Napoléon. — Les menées légitimistes. — Manifestations contre l'élu de décembre. — Le sentiment populaire s'exprime dans une mascarade. — Le rapport du procureur Letourneux. — La banque du peuple ; ce qu'avait voulu Proudhon. — La Constituante a définitivement renié toute la Révolution. — L'anniversaire du 24 février. — La Constituante condamnée.

II. — LE PROCÈS DE BOURGES.

Le palais de Jacques Cœur à Bourges. — Le réquisitoire, ses imprécisions, ses accusations formelles. — La condamnation décidée d'avance. — L'énumération et le signalement des prévenus. — Le 7 mars. — Entrée et costumes des accusés. — Protestations préliminaires de Blanqui, d'Albert, de Barbès, de Courtais. — Le président Baroche. — Les interrogatoires. — Déposition de Raspail, de Quentin, de Bonne, de Courtais. — Blanqui, d'après les dépositions des témoins mêmes, cherche à prouver que la journée du 15 mai a été voulue par la police. — Le témoin Grégoire condamné à 100 francs d'amende à cause de sa déposition. — Déposition caractéristique de Buchez. — Déposition d'Etienne Arago, de Quentin, d'Edmond Adam, secrétaire général de la préfecture de police. — Explications de Sobrier. — Protestations nouvelles et réitérées de Blanqui. — Flocon et Barbès. — Degousée et Raspail. — La déposition de Lamartine. — Le colonel de Goyon. — Déclaration de Ledru-Rollin sur les accusés. — Armand Marrast. — Le célèbre Vidocq. — L'incident Ginoux-Courtais. — Le cas Huber. — Marie. — Le réquisitoire du procureur général. — Les avocats généraux de Chènevières et de Royer. — Plaidoyers des défenseurs. — Raspail, Blanqui et Barbès se défendent eux-mêmes. — Blanqui et Barbès au sujet du document Taschereau. — Le procès représente en petit une sorte de liquidation nouvelle de la Révolution. — Situation et aspirations de la bourgeoisie française.

III. — LES DÉBUTS DE L'AFFAIRE ROMAINE ET LA MORT DE LA CONSTITUANTE.

L'effort de la réaction. — Jeter l'une contre l'autre les deux républiques équivaut à détruire l'avenir européen ouvert par la révolution de Février. — Ce qui domine la politique de M. de Falloux. — L'exploitation catholique de 1848 grâce à l'action catholique entreprise sous le règne de Louis-Philippe. — Impossibilité de marcher contre le clergé. — La question politique et la question religieuse mélangées. — Les sentiments personnels du prince et sa situation. — Impossibilité d'agir autrement que dans le sens de la majorité. — Caractère politique de Louis Bonaparte. — Gioberti. — Tommaseo. — Hésitation de Louis Bonaparte en face de l'Italie. — Novare. — Thiers et le prince-président. — Thiers et M. de Hübner. — M. de Falloux et le prince-président. — Subterfuges dangereusement optimistes de la pensée napoléonienne. — Le prince suit la ligne politique qui mènera la France à Sedan. — Les critiques de Mickiewicz. — La Chambre et la question romaine. — L'opposition de Ledru-Rollin. — Thiers et la question italienne. — Ledru-Rollin et Cavaignac. — L'ordre du jour de l'Assemblée. — Le pape. — MM. de Rayneval et d'Harcourt. — M. de Forbin-Janson. — Le conseil de cabinet du 16 avril et la séance de la Chambre. — La Commission. — Jules Favre. — La restauration du pape. — Clairvoyance de Ledru-Rollin. — Réponse d'Odilon Barrot. — Lamoricière. — Schœlcher. — Protestations du colonel Frapoli. — Les instructions de Drouyn de Lhuys afin de décider Pie IX à des mesures libérales. — Intransigeance pontificale. — Allocution du 20 avril. — Le général Oudinot, ami personnel de Falloux. — Les catholiques français font passer l'intérêt catholique avant l'intérêt national. — Les instructions remises à Oudinot. — Le texte de Drouin de Lhuys non délibéré au Conseil. — Méfiance et démarche de Barrot. — M. Manucci, le commandant Espivent et la lettre d'Oudinot. — Le commandant Espivent à Gaëte et les paroles de Pie IX. — Protestations de l'Assemblée romaine. — Mazzini, ce qu'il voulut par la résistance. — Le triumvirat. — Forbin Janson, le colonel Leblanc et les triumvirs. — Oudinot et les deux délégués du Parlement romain. — Négociations nouvelles par le capitaine Fabar. — La résistance décidée. — D'Harcourt et Rayneval, leur rôle. — Oudinot marche sur Rome. — Défaite et triomphe des intérêts catholiques. — Déception à Paris. — La fête de la République. — Falloux et le prince-président au conseil des ministres. — Excellent réquisitoire de Jules Favre au Parlement. — Le 7 mai. — Embarras des ministres. — Ferdinand de Lesseps. — Lesseps et Drouyn de Lhuys. — Visite à l'Elysée. — Paroles de Barrot au plénipotentiaire. — Entrevue avec Louis-Napoléon. — L'Assemblée. — Marrast, Forey et Changarnier. — La situation de plus en plus embarrassante de Barrot. — Nouvelles attaques de Ledru-Rollin. — Le clergé romain. — Le parti modéré à Rome. — Oudinot et Mazzini. — L'arrivée nocturne de Lesseps. — Oudinot et Lesseps. — Lesseps à Rome. — Difficultés innombrables de sa mission. — Lesseps et Mazzini. — Mazzini explique la République romaine. — Forbin-Janson envoyé à Paris ; perfidie d'Oudinot. — La conférence de Gaëte. — L'échec de Rayneval. — Menaces de Drouyn de Lhuys et ses réticences. — La fin de la Constituante favorise la tactique des cléricaux. — Aspect des partis en face des élections prochaines. — Jugement de Marx sur la République de 1849. — 1848, résultat des fautes de l'opposition sous Louis-Philippe. — Louis-Napoléon résulte du fait prouvé qu'aucune classe n'est prête à trancher la situation politique. — Réflexions générales. — Le programme de la presse démocratique. — Démission de Léon Faucher. — Les élections et le ministère. — Fin de la Constituante. — Après la défaite républicaine, la défaite socialiste. — Résultats significatifs des élections. — Situation de la Montagne. — Craintes de la bourgeoisie. — L'affaire hongroise et les considérants qu'elle permet. — Malaise de la politique suivie à Rome. — Désarroi général. — L'affaire Changarnier. — Ledru-Rollin définit le rôle de Barrot. — Les partis les uns contre les autres. — L'œuvre de la Constituante résumée par Marrast. — Position exceptionnelle de Louis Bonaparte. — Appel de Mickiewicz. — L'équivoque napoléonienne. — Louis-Napoléon ment à son destin et perd sa signification. — La tactique de la droite en face du suffrage universel. — L'autorité. — Tournées du prince-président. — Mort de Mme Cordon.

IV. — LA RECONSTITUTION DU MINISTÈRE, LA SUITE DES AFFAIRES ROMAINES ET LES DÉBUTS DE LA LÉGISLATIVE.

La situation nouvelle. — Démission du ministère. — Thiers, Molé, Changarnier et Bugeaud. — Odilon Barrot et le maréchal. — Réflexions de Tocqueville. — Dufaure. — Considérations de Louis Bonaparte. — Difficultés de constituer le nouveau ministère. — Falloux et Tocqueville. — Falloux et Dufaure. — Falloux et Berryer. — Victor Hugo. — Le ministère Barrot, Passy, Rulhières, Tracy, Lacrosse, Falloux, Dufaure, Lanjuinais, Tocqueville. — Le 22 mai, première séance de la Législative. — « Vive la République sociale !» — Discussion sur l'incident Forey. — Les deux partis face à face. — Message du président de la République. — Les journaux. — Lesseps demande au gouvernement s'il est bien d'accord avec lui. — L'Assemblée romaine et Mazzini. — Lesseps et Oudinot. — Difficultés croissantes pour le plénipotentiaire. — Solidarité contre lui au camp français. — D'Harcourt conseille l'attaque à Oudinot. — Tentative d'assassinat contre Lesseps. — Rôle singulier de Mazzini. — Le projet Canino. — Le général Vaillant. — Lesseps au camp français. — M. Leduc. — Le prince de Canino et le message. — Bon résultat des négociations. — Oudinot somme Lesseps de s'expliquer devant un conseil d'officiers. — Double jeu de Mazzini. — Lesseps et Rayneval. — Dernières propositions. — La nuit du 29 au 30. — Rôle odieux du général en chef. — Influence des élections. — Les conseillers d'Oudinot. — Rappel de Lesseps. — La légende du dérangement mental. — D'Harcourt et Rayneval. — Les critiques à Paris. — Lesseps seul défenseur de la politique française. — Dernier effort du plénipotentiaire, le 30 ; colère et menace d'Oudinot. — Le père Vaure. — Départ de Lesseps. — L'attaque. — Lesseps à Paris. — La majorité. — Emmanuel Arago et Bac. — Ledru-Rollin. — Dernières tactiques du parti démocratique. — Vers le 13 juin. — Ses raisons. — Le Comité central, les Vingt-Cinq et les Huit. — L'interrogatoire de Girardin. — Jean Macé. — L'action révolutionnaire par suite de l'inutilité reconnue de l'action électorale. — La réunion du 11 juin. — La signification du 13 juin.

V. — LE 13 JUIN.

Indécision. — Premiers groupes autour du Château d'Eau. — Promenade du ministre des Travaux publics. — La colonne insurrectionnelle. — Etienne Arago. — La Montagne rue du Hasard. — L'insurrection sans chef. — Indifférence de Paris. — Conseil du matin à l'Elysée. — Changarnier. — Surexcitation des troupes. — Le coup de pistolet au coin de la Chaussée-d'Antin. — Place de la Bourse. — Le Conservatoire des arts et métiers. — Psychologie des sociétés secrètes et des groupes révolutionnaires. — Le jardin du Palais-National. — Le colonel Guinard. — La marche vers les Arts-et-Métiers. — La population reste froide. — M. Pouillet. — L'équivoque continue. — Impossibilité de se défendre. — Discours et premiers coups de feu. — Forestier. — La lutte autour du Conservatoire. — Fuite de Ledru-Rollin, de Guinard, de Martin Bernard et de Considérant. — Le directeur de la prison des Madelonnettes. — Changarnier, héros de la situation. — Différence de la scène politique au lendemain du 13 juin. — Séance chez M. de Kératry. — Au Palais-Bourbon. — Lagrange remet les choses au point. — Arguments judicieux de Pierre Leroux. — Cavaignac et la République. — Protestation du prince Napoléon. — Falloux, à la fin de la séance du soir, vient déclarer que la révolte n'est pas éteinte. — Le bénéficiaire du combat. — Promenade de Louis-Napoléon. — État de siège et proclamation. — La suspension de six journaux. — Scène sauvage et ridicule dans les bureaux du Peuple. — Les insurrections locales. — L'insurrection lyonnaise. — Lyon, ses 230 clubs, ses sociétés secrètes. — Le 14 à l'Assemblée. — La situation d'après Tocqueville. — M. Dufaure. — Les anciens conservateurs de la majorité. — Proposition de coup d'État. — Tocqueville et Louis-Napoléon.

VI. — L'ASSEMBLÉE. - L'EUROPE. - LE PRINCE-PRÉSIDENT.

Les députés, les magistrats, et le droit de la justice politique. — Parti pris de tous et de tous les partis de l'Assemblée. — Le ministère et l'Assemblée ; font le jeu du prince-président. — Confession publique de Montalembert. — Réponse de Jules Favre. — Discours théorique et doctrinaire de Barrot. — Lassitude et décadence parlementaire. — Encore la question romaine. — Condamnation de Lesseps au conseil d'État. — Discours du représentant Mauguin sur la politique française et européenne. — Il est trop tard pour que la France revendique la cause des peuples. — La Prusse et la France. — Origines de 1870. — La politique conservatrice anti-française. — Les prémices de l'unité germanique. — Le rôle de la France. — Les guerres du second Empire se trouvent posées. — Le budget. — Plan de réformes. — Le prince et le ministère. — L'Assemblée. — Inquiétudes en face des éventualités de coup d'État. — Vive la République ! — Le prince-président et la République. — Psychologie de Louis-Napoléon. — Continuation du tour de France politique. — Vive l'Empereur !

VII. — LA LETTRE À EDGAR NEY. - LE MOTU PROPRIO ET LA DÉMISSION DE FALLOUX.

Surprise de certains en face de la mauvaise volonté pontificale. — Inutilité des efforts français. — La lettre de Pie IX à Oudinot, — Remerciements de Pie IX adressés à l'Europe et non pas à la France. — Le gouvernement forcé de se rendre à l'évidence et de constater que les renseignements de la Montagne étaient exacts. — Embarras de la France. — Louis-Napoléon mesure déjà la faute accomplie. — Falloux et le nonce. — Reproches de l'Europe. — Révocation d'Oudinot, promu citoyen romain et inscrit au Capitole. — Le conseil des ministres à l'Elysée. — Ney et Rostolan. — La lettre à Edgar Ney. — — Toujours de l'équivoque ; Louis Bonaparte lié. — Louis Bonaparte et Falloux dans les jardins de l'Elysée. — Démission de Falloux. — Conseil des cardinaux à Portici. — Le Motu Proprio. — La France se soumet une seconde fois aux volontés du Saint-Siège. — Le concile de Paris ; envahissement progressif du clergé. — Exaspération du prince-président. — La lettre à Odilon Barrot. — La majorité parlementaire et le président de la République. — Optimisme officiel du ministre des Affaires étrangères au Palais-Bourbon. — But avoué de l'expédition, la Montagne n'étant plus là. — Mathieu de la Drôme rend justice à Ledru-Rollin. — La thèse conservatrice contre le socialisme. — Cavaignac récusé maintenant par la majorité, parce qu'il semble prêt à faire apparaître la faute initiale de la Constituante. — La question de la révision de la constitution se trouve posée. — Victor Hugo rompt avec le parti catholique. — La suprématie de l'Église proclamée à la tribune par Montalembert. — Odilon Barrot. — Défaite de l'opposition. — Le triomphe pontifical ratifié par la Chambre française. — La commission de l'enseignement. — Démission de M. de Falloux. — Falloux à l'Elysée.

VIII. — LA DÉFAITE DES PARTIS ET DU PARLEMENT.

Rentrée de la Chambre. — Berryer et la monarchie. — Le prince Napoléon contre les décrets de bannissement et le président de la République. — Le douaire de la duchesse d'Orléans. — La question sociale remplacée par la politique des affaires.— Considérations financières. — Protestations des commerçants, boutiquiers et petits propriétaires. — Système financier de l'État, — La dette. — Article de Laurent de l'Ardèche. — Opinion de Proudhon sur 1789 et 1848. — La petite bourgeoisie et le prolétariat. — Le procès du 13 juin à la Haute Cour de Versailles. — L'accusation ne saurait admettre un parti démocratique et social. — Girardin dépose en faveur des accusés. — Déposition du colonel de Goyon. — Le président Baroche. — Observations de Guinard. — Le lieutenant de gendarmerie mobile Petit. — Partialité de la Cour. — Le procès de Strasbourg. — Michel de Bourges. — Condamnation des sept accusés dont Guinard. — Même partialité de la justice à Lyon. — Protestation inutile de Pierre Leroux. — Impuissance de la démocratie républicaine. — Louis-Napoléon rendu inévitable par la guerre civile des partis abandonnés à eux-mêmes et incapables de se mettre d'accord. — Chute du ministère. — Barrot, malade, refuse le grand cordon de la Légion d'honneur. — Le message. — D'Hautpoul et le prince-président dans les jardins de l'Elysée. — La déclaration ministérielle. — Ce qu'est le nouveau ministère. — Résultats de la constitution de 1848. — Le parlementarisme. — Louis-Napoléon, au lieu de représenter la révolution comme en décembre 1848, représente maintenant l'Église. — Diminution de la France et de la position française.

 

 

PRÉFACE

 

Au moment d'abandonner ce livre commencé depuis assez longtemps, — nous vivons vite, — et poursuivi à travers une existence de jour en jour plus militante, je me rends compte de tout ce qui lui manque. Une partie de ses lacunes vient de moi, qui n'ai pu me consacrer exclusivement à ce seul travail ; le reste découle peut-être aussi, — du moins il me le paraît, — du fait qu'un grand nombre de documents, nécessaires, ne sont pas encore arrivés à notre connaissance, réservés qu'ils sont, par suite de scrupules divers, dans des archives inconnues. La conclusion rigoureuse serait qu'il eut été préférable d'attendre encore...

Je n'ai pu parvenir à m'y soumettre. On ne décide pas de toute son existence, et si telle période historique est préférée, il entre dans ce choix des raisons profondes, personnelles et générales, inspirées non seulement par l'individualité ; mais par les événements sociaux, politiques ou simplement humains à travers lesquels se cherche, puis se crée, la destinée de chacun. Je le consignais, en d'autres termes, vers 1905, au début de mes études sur Louis Bonaparte, à une heure où je commençais un peu plus minutieusement que par le passé, encore que d'une manière demeurée fort imparfaite, mon apprentissage historique : je tiens à le noter ici, une seconde fois, après vérification. Si je voulais pousser plus loin la coïncidence, voire la forcer un peu, j'ajouterais que la période équivoque au milieu de laquelle nous nous débattons au hasard, vers une issue trop incertaine, plus selon les faits, eux-mêmes indécis, auxquels nous nous abandonnons, qu'en nous efforçant d'interpréter et d'utiliser ceux-ci au mieux d'un avenir meilleur, national et international, rappelle, sur un tout autre plan, plus modéré, en même temps que plus accentué dans la décadence, celle que je me suis employé à scruter. Une autre différence essentielle se précise : prochaine ou lointaine, la révolution n'est pas derrière nous, comme en 1849, mais devant nous; et il faudra cette fois, coûte que coûte, la réaliser progressivement, faute d'étouffer la France à jamais et de passer la main à une autre nation. Il y a même là une condition de salut, si nous savons nous ressaisir, particulière dans l'histoire de notre pays et qui, pour lui, pourrait être le point de départ, en quelque sorte, d'une histoire nouvelle.

Cette coïncidence ajoute encore, — je ne me le dissimule pas non plus, — aux défauts de mon livre ; et je n'oublie pas davantage, à ce sujet, les lignes dans lesquelles Proudhon, prisonnier d'une fatalité identique, mettait en garde ceux qui transformaient involontairement une œuvre historique en une œuvre politique, la politique, liée désormais à l'exercice de toute faculté professionnelle[1], ayant tout envahi. Du moins, j'ai conscience d'avoir évité ce travers de mon mieux. Le parallèle signalé est au-dessus de moi ; je ne l'ai pas suscité ; il s'insinue par sa propre force — que j'ai même évité le plus possible d'utiliser. — Duruy, avec une autorité et une expérience auxquelles je ne songe même pas, bien entendu, à me comparer, encore que son monument ait fléchi sous les découvertes nouvelles, s'est trouvé, par suite des circonstances, dans une situation à peu près semblable pour son histoire des Romains.

Si la vie politique à laquelle j'ai été amené à me mêler irrésistiblement, par devoir, poussé à cela aussi bien par les faits que par l'étude de l'histoire, qui me démontraient mon ignorance sur trop de terrains, m'a permis de rectifier bien des idées fausses, bien des erreurs, et de me rendre compte, mieux que je n'y serais parvenu par des livres seuls, de sa réalité ; mon essai de psychologie historique, en dépit des lacunes inhérentes à cette double action, n'aura pu, malgré tout, qu'en bénéficier. Si la fréquentation attentive des hommes, livrés à eux-mêmes dans plusieurs milieux politiques, m'a permis, malgré toutes les désillusions, à. travers elles, de leur faire crédit davantage, par suite de qualités ignorées auxquelles je n'osais croire, et si cela m'a conduit à modifier ma pensée sur les moyens d'action possible, c'est-à-dire ma conception politique, personne ne saurait m'en blâmer, à moins de mauvaise foi ou de parti pris formel. J'ajoute qu'à cette heure, au bord de la nouvelle humanité à laquelle nous nous devons, les uns et les autres, d'apporter notre collaboration, le devoir du citoyen m'apparait le plus urgent. Si le monde, préférant ne pas changer et se décomposer peu à peu sur place, sous les bandelettes plus ou moins efficacement phéniquées de ses diverses religions, nous repousse, il sera toujours temps, en admettant que nous survivions à la crise, de revenir aux études historiques afin d'y rechercher un autre secret, — la matière d'une foi révolutionnaire nouvelle. — J'appartiens, c'est ma dernière excuse, à une génération bourgeoise très mal éduquée, non par la faute de l'Université, encore qu'elle ait eu ses torts, mais par celle de ses parents, et qui a expérimenté la singulière fortune de devoir refaire son éducation elle-même, sans conseils, ni conseillers avertis, au long des livres ou des tentatives variées dans lesquels elle avançait avec une audace et un scepticisme tour à tour exagérés, trop vite désireux de conclusions, d'où tant d'erreurs, mais aussi tant de sincérités discutées à ciel ouvert, tant de problèmes débattus, un grand sérieux et demain, peut-être, si les hommes le permettent, une reconstruction sociale qui, entreprise de partout et conduite par l'esprit de la Révolution, dans le cadre républicain, répartira plus équitablement, plus profondément, la République et régénérera le pays.

La nécessité d'un tel travail m'entraîne à m'en vouloir moins lorsque je me retourne vers mes tentatives historiques précédentes, par trop incomplètes, marquées d'imperfection ou d'enfantillage. Celle-ci est la dernière qui m'ait aidé à débrouiller un sombre écheveau. C'est dans l'espoir qu'elle rende le même service à quelques jeunes gens devenus des hommes, et pourtant attardés sur des miroirs tout à fait ternis, indignes d'eux, que je me décide à la publier,

 

A. L.

 

Floréal. an 119.

 

 

 



[1] La Révolution sociale démontrée par le Coup d'État du 2 décembre, p. 3. Œuvres complètes, t. VII, 1868. — La politique, dans cet ambigu où vous vivez depuis 1830, est l'alpha et l'oméga de toutes vos spéculations, de tous vos intérêts, de toutes vos idées. Ce n'est pas Robespierre ou Rousseau qui vous dit cela : c'est la nécessité des choses, l'économie inéluctable de la société. Pendant que vos hommes d'État font de l'art, vos affaires font de la raison ; bon gré mal gré, vous êtes des hommes politiques; qui pis est, vous êtes de l'opposition. Hommes de lettres, vous vous proposez d'écrire l'histoire ? Prenez garde, ce sera un traité de politique...