LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

ET LE MINISTÈRE ODILON BARROT

 

I. — L'AGONIE DE LA CONSTITUANTE.

 

 

Le nouveau ministère. — Les difficultés de sa composition. — La position de Louis-Bonaparte par rapport à l'élection, au pays, aux partis et à ses ministres. — L'entrevue avec Lamartine. — Odilon Barrot, président du Conseil. — Falloux et son entourage. — Thiers. — La première revue (24 décembre 1848). — Louis-Napoléon et la Constituante. — Malleville ; les seize cartons de Strasbourg et Boulogne. — Nouvelle attitude de la gauche. —Lacrosse et Buffet. — La réception du 1er janvier. — Décomposition des partis. — L'appel de la gauche au Président. — Grandin et la rue de Poitiers. — La proposition Bateau. — Bruits répétés de coup d'État. — L'Assemblée condamnée. — Boulay de la Meurthe, Vice-Président de la République (20 janvier 1849). — Les promenades de Louis-Napoléon ; les soirées de l'Elysée. — Diplomatie personnelle du Prince-Président. — Le volume de Guizot sur la Démocratie en France. — Malaise général. — Les tendances ministérielles. — Le parti de la Démocratie Sociale essaye de se reconstituer sur de nouvelles bases. — Léon Faucher. — La Solidarité Républicaine. — Dissolution de la garde mobile. — Aladenize et Changarnier. — Les partis et l'isolement de Louis-Bonaparte. — Le 29 janvier. — Armand Marrast au Palais Bourbon. — Scepticisme de la population parisienne. — Les explications à l'Assemblée. — Favre, Sarrans et l'affaire Forestier. — Martin Bernard. — Attaques contre Léon Faucher. — Minorité du ministère. — Discussion de la proposition Rateau. — Amendement Lanjuinais. — Réquisitoire de Félix Pyat. — Voyages de Louis-Napoléon. — Les menées légitimistes. — Manifestations contre l'élu de décembre. — Le sentiment populaire s'exprime dans une mascarade. — Le rapport du procureur Letourneux. — La banque du peuple ; ce qu'avait voulu Proudhon. — La Constituante a définitivement renié toute la Révolution. — L'anniversaire du 24 février. — La Constituante condamnée.

 

Le 21 décembre 1848, un supplément extraordinaire du Moniteur donnait la composition du nouveau ministère. Odilon Barrot, ministre de la Justice, avait la présidence du conseil, en l'absence du Président de la République, Drouyn de Lhuys, les Affaires étrangères, Léon de Malleville, le ministère de l'Intérieur, Rulhière, la Guerre, Tracy, la Marine et les Colonies, Falloux, l'Instruction publique et les Cultes, Faucher, les Travaux Publics, Bixio, l'Agriculture et le Commerce, Hippolyte Passy, les Finances. Le maréchal Bugeaud était nommé commandant en chef de l'armée des Alpes, et Rébillot, colonel de gendarmerie de la Seine, préfet de police. Changarnier réunissait le commandement de la première division militaire à celui de la garde nationale du département de la Seine et de la garde nationale mobile.

* * *

Les difficultés qui allaient enserrer l'élu du 10 décembre, déjà considérables en elles-mêmes, s'augmentaient du seul fait de l'élection. Vaincus par le pays, sans pouvoir s'en prendre à lui puisqu'ils le représentaient, ainsi qu'ils ne manquaient pas de le certifier, et auquel ils en voulaient presque autant qu'au président, les partis préparaient tous leur revanche contre l'homme que la France avait estimé le plus susceptible de les départager en imposant un accord[1] ; comme, d'autre part, en nommant un Bonaparte qu'il voulait dictatorial, le pays, insuffisamment initié aux pratiques de la liberté, entendait se démettre du souci politique et admettait peu que tout ne reprît pas son cours ordinaire[2], en prospérant mieux que sous Louis-Philippe, les députés escomptaient la première faute, — inévitable et prochaine dans leurs calculs, — pour retourner le suffrage universel. Le neveu de l'Empereur devait à la fois sauver la révolution et rétablir l'ordre, c'est-à-dire liquider la révolution d'une manière certaine en faisant reposer l'ordre nouveau, nécessairement immédiat, sur ce que cette révolution contenait d'aspirations légitimes, actuellement possibles ; et il fallait le tenter avec la partie de la société qui, justement, ne voulait aucune réforme, avec l'aide des hommes, sauf un ou deux, dans l'esprit desquels la réaction était l'unique voie de salut ouverte à la France. Ce seul fait précisait cette nécessité gouvernementale que divers pouvoirs, par leur incompréhension, ont fait si souvent déplorer et qui résulte, peut-être, entre autres raisons, de l'hostilité des classes entre elles, ou, plus simplement, de la lutte inévitable des hommes entre eux. Ici, le gouvernement s'imposait comme arbitre afin de départager ceux qui n'avaient pas su le faire, trop absorbés par les points de détail de leurs querelles ; mais, mal renseigné sur ces détails, ou ne sachant, du moins, en évaluer le sens, il semblait généraliser trop en ne prenant suffisamment conseil ni des uns ni des autres, amené par sa méthode à n'envisager la situation qu'à un point de vue momentané, ce qui rejetait l'indispensable à plus tard et le compliquait encore. Sans ce qui remplaçait, — sur une autre échelle, d'une manière différente, — l'ancienne noblesse, la puissante caste financière à laquelle la bourgeoisie était liée, un peu comme la noblesse d'avant quatre-vingt-neuf aux fermiers généraux, qui sait si la bourgeoisie et le prolétariat, dépassant les désaccords successifs qui les avaient divisés depuis février, se ressaisissant tout à coup, ne seraient pas arrivés à s'entendre, au moins à la longue, afin que l'autorité résultée de leurs débats devînt peu à peu une sorte de gérance suprême réduite à son minimum ? Pourtant, cette caste financière était utile ; elle avait mieux servi la fortune publique au moment de la révolution que les classes moyennes ; elle s'était montrée bien plus révolutionnaire ; enfin, elle seule connaissait complètement le maniement des affaires.

Le premier problème à résoudre[3], l'établissement du ministère, permet de saisir la situation.

Loin d'être dans les conditions ordinaires d'un chef de parti, familier avec les choses et les hommes de son temps, entouré d'un groupe comprenant des gens connus dans l'armée ou dans le parlement, dans l'administration ou dans les lettres, Louis Bonaparte, armé du pouvoir suprême, se présentait à travers un monde encore nouveau pour lui, qu'il n'avait pas eu le temps de suffisamment étudier depuis son retour. Banni dès son enfance, en rentrant après trente ans d'exil dans son pays et pour le gouverner, il ne savait où prendre les instruments de son gouvernement. Quoique porté au pouvoir par six millions de suffrages, il était réduit à un tel état d'isolement qu'il ne connaissait pas un homme important dans ses intérêts, qu'il n'avait pas un ami dont il pût faire convenablement un ministre. Bien différente eût été sa situation s'il fût arrivé en 1830. Alors il eût trouvé tout un parti considérable, formé des serviteurs et des partisans de son oncle. Les maréchaux, les généraux, les hommes d'État lui auraient fait cortège. Mais le règne de Louis-Philippe avait passé sur tout cela. Et, plaidant pour sa cause, Fialin ajoute, non sans vérité sur plusieurs points, encore qu'il interprète cette vérité à son avantage : Le faux libéralisme de cette époque, en constituant le gouvernement de la bourgeoisie, avait réveillé l'antagonisme des classes, qui était devenu le vice funeste de la Révolution. La noblesse, la bourgeoisie et le peuple se trouvant représentés par le parti de la branche aînée, de la branche cadette et de la république, il n'y avait plus de place dans les idées du temps pour une cause dont le principe même condamnait les préjugés des classes... Délaissé par les hommes honorables des divers partis et assiégé, au contraire, par une foule de gens mal famés ou mal intentionnés, telle était la situation difficile du neveu de l'Empereur. Tandis que la nation l'appelait à son secours, plaçait en lui de si grandes espérances, il se trouvait isolé, entouré de périls et condamné pour longtemps à l'impuissance[4]. — Toujours les retards de l'histoire française au XIXe siècle.

Louis-Napoléon aurait voulu constituer un ministère républicain. Il le désira sans doute, à cette date, et le tenta peut-être[5]. Il sentit plus tard, mieux encore que sur le moment même, le tort que les républicains lui avaient fait en ne se prêtant pas à une première expérience, que l'intérêt de leurs idées et le devoir patriotique semblaient conseiller à cette heure. C'est un grand malheur pour moi, aurait-il dit, de n'avoir pu débuter par un ministère républicain et d'avoir été obligé de me confier aux hommes de la rue de Poitiers[6]. — On peut se demander, toutefois, si des avances suivies leur furent faites. Il yen avait une, encore qu'assez obligatoire, dans la poignée de main à Cavaignac[7], comme, précédemment, dans l'entrevue avec Proudhon[8], comme dans diverses invitations à l'Elysée ; mais, jusqu'à présent, on n'en connaît point d'autres, sinon l'essai de collaboration avec Lamartine, que nous raconterons plus loin, et qui fut, surtout, une manœuvre habile pour se gagner le poète ; enfin, à ce moment, des combinaisons différentes étaient agitées déjà. Quoi qu'il en soit, la maladresse fut commise, le parti républicain et le prince devant s'éclairer l'un par l'autre, le premier même, grâce à une tactique habile et progressive, pouvant réussir à faire du prince l'homme des réformes sociales ou à le discréditer d'autant mieux qu'il aurait occupé une partie du gouvernement. L'hostilité des républicains avait été immédiate, comme si la défaite subie par eux rendait d'avance la moindre trêve impossible. L'élu n'était-il pas celui-là même contre qui tous leurs efforts s'étaient portés[9] ? En politique, on n'aime pas ses successeurs. Si Cavaignac, repoussé en somme par le pays entier, était écarté de toute évidence, Ledru-Rollin, toujours au point de vue de la majorité, l'était encore davantage. Marrast ne pouvait demeurer qu'à l'Assemblée. Jules Favre semblait susceptible de ralliement ; il avait défendu le prince, les intérêts de la cause qu'il condensait alors ; peut-être même, bien que l'accusation vienne d'un adversaire sans scrupules, était-il animé de la visible préoccupation de capter par la flatterie sa sympathie intime[10] ; et nous verrons plus loin que Louis-Napoléon pensa à lui. Mais il n'aurait pas rallié à l'Elysée les sympathies républicaines par sa présence au ministère : son réquisitoire contre Louis Blanc l'avait mis en suspicion autant que ses avances aux napoléoniens ; les monarchistes l'estimaient un révolutionnaire inquiétant, et, plus spécialement parmi ceux-ci, les orléanistes le haïssaient pour sa proposition de dépouiller les princes d'Orléans de leurs biens patrimoniaux ; ses volte-faces, ses colères, ses fougues le faisaient considérer comme dangereux, surtout par un gouvernement né dans des circonstances aussi critiques et qui avait été créé afin d'en venir à bout. Restait donc, bien qu'usé, Lamartine, qui saurait, maintenant, aider à réussir la conciliation qu'il avait voulue au lendemain de février et que personne ne lui avait permise ; une fois que la révolution semblait avoir achevé son cycle, sa politique présentait des raisons de maturité propice. Duclerc, suivi des républicains les plus éclairés et les plus loyaux du National[11], avait conseillé au président de s'entendre avec le poète, qui n'était pas opposé à une véritable amnistie[12]. Louis-Napoléon se décida vite, las des nombreuses recherches déjà effectuées auprès des hommes de toute couleur successivement pressentis. La plupart avaient refusé à peu près, trop neutres pour se compromettre, trop subtils pour ne pas se réjouir de l'embarras auquel ils ajoutaient exprès, — moins qu'ils ne le pensaient, — par leur abstention, elle-même incertaine.

Un soir, à la nuit tombante, accompagné de Duclerc, le prince galopa dans le bois de Boulogne vers la maison de Lamartine à Saint-James. Le bois aride, incertain, ne ressemblait en rien à celui que nous connaissons[13] et, à travers ses pensées du moment, peut-être l'ancien exilé se souvenait-il de Hyde-Park. Soucieux de ne pas se compromettre, il attendait dans une allée de sapins assez sombre, tandis que Duclerc partit annoncer qu'il se tenait là, désireux d'un entretien secret. Lamartine venait de se mettre à table. Duclerc l'avertit en deux mots. Le prochain auteur de Raphaël PAGES DE LA VINGTIÈME ANNÉE, fit seller un cheval et gagna comme par hasard[14] l'endroit désigné.

Il faisait nuit tout à fait et il n'y avait plus aucun autre cavalier que les trois hommes. Lamartine entra dans l'allée[15]. Dès que Louis-Napoléon l'aperçut, il vint à lui. Duclerc présenta le poète et se retira.

Louis Bonaparte aborda de suite la question en homme d'affaires qui désire avoir une solution[16]. Après plusieurs compliments sur la manière tantôt habile, tantôt énergique avec laquelle le poète avait conduit les événements dans le gouvernement le plus difficile qui fut jamais et traversé l'interrègne en préservant la France de l'anarchie comme de la guerre[17], il lui dit : C'est pour cela que je viens. J'ai mon ministère à former : je m'en suis occupé exclusivement ces jours-ci, je me suis adressé à tous les hommes de patriotisme et de talent que leurs noms m'indiquaient ; j'ai été malheureux partout et, s'il faut vous le dire, je n'ai pas trouvé en eux la résolution patriotique que j'avais lieu d'espérer. Je ne connais qu'un homme qui ait fait preuve de ces qualités et dont j'ose augurer qu'il me répondra favorablement si je lui fais appel : c'est vous, et c'est pourquoi vous me voyez ici[18].

Lamartine n'hésitait pas à se dévouer une seconde fois, en compagnie du président, au salut du pays désormais remis dans ses mains, en admettant qu'il pût avoir le sentiment de se croire utile ; or il se jugeait dangereux, et même le plus dangereux des ministres pour le gouvernement qu'il s'agissait de fonder. Il raconte avoir ainsi expliqué ses motifs : Je suis, à tort ou à droit, le plus compromis et le plus dépopularisé de tous les Français[19] ; je n'examine pas si cela est mérité, mais cela est, et je dois le reconnaître et ne pas contester avec un fait. Je me suis élancé dans la révolution au moment où elle avait chassé le roi des Tuileries, et j'en ai pris résolument la tête. Tous les orléanistes, sans examiner si je pouvais fonder une régence de femme et d'enfants seuls et sans ministres, en face d'une révolution triomphante, et si cette régence serait autre chose qu'une anarchie de quelques jours, m'attribuent une révolution que je n'ai pas plus faite que vous-même ; de là la haine implacable de tout le parti orléaniste que je ne ramènerai jamais. — J'ai dû proclamer la république provisoire pour donner satisfaction au parti républicain, et, par ce nom seul, j'ai tout calmé ; mais j'ai suscité les craintes unanimes de 1793, parle moyen même dont je rendais son retour impossible. J'ai donc contre moi les monarchistes et tous les peureux. C'est le grand nombre dans une nation habituée à la monarchie et qui vivra encore plusieurs siècles sous la terreur de la démagogie.

J'ai combattu sur-le-champ, et vivement, la démagogie, par la réfutation du socialisme, par la suppression de l'échafaud politique et par le drapeau rouge refoulé au risque de ma vie. Tout ce qui est démagogie, socialisme, terrorisme dans le parti républicain doit donc m'avoir en horreur. Enfin, j'ai combattu votre propre parti bonapartiste en écartant la guerre avec énergie et prudence pendant mon ministère des Affaires Etrangères. Tout le parti bonapartiste et militaire doit m'abhorrer. Ces quatre inimitiés, fondées ou non, me rendent inacceptable à tous les partis en France, et vous dépopulariseriez votre gouvernement naissant en laissant seulement soupçonner mon nom. Voilà mes raisons pour refuser l'honneur que vous voudriez me faire ; honneur désespéré qui ne serait qu'une vanité pour moi et un péril évident pour vous. Je vous supplie donc de n'y point persister ; je me perdrais sans vous servir[20].

Louis-Napoléon sentit l'exactitude d'un tel aveu et son regret aurait été d'autant plus vif[21]. Sûr, cependant, de leur entente, Lamartine ayant, en quelque sorte, esquissé, en partie, ce qu'il voulait réaliser, il répliqua : Pour ce qui est de la popularité, n'y pensez pas vous-même, j'en ai pour deux[22]. — Le poète indiqua bien qu'il ne se dérobait pas par principe et insista sur sa bonne volonté[23]. Tout en vous donnant comme je viens de le faire les raisons irréfutables de mon refus, si d'ici à demain vous n'avez pas réussi à convaincre et à rallier les hommes que je vais vous indiquer, je vous donne ma parole que j'accepterai, les yeux bandés, le ministère à défaut de tout autre, et que nous nous sauverons ou nous perdrons ensemble. Comptez-y d'une manière absolue, et envoyez-moi, soit mon ami Duclerc, soit un de vos aides de camp, demain ou cette nuit, m'apporter vos ordres. Je serai chez vous à l'heure que vous m'assignerez[24]. Ils allaient au pas dans l'obscurité. Le prince insistait toujours de la façon la plus pressante, mais sa douceur persuasive, insinuante et victorieuse, en général, ne réussit point. Il avoua sa défaite et dit avec lassitude : Enfin j'emporte votre parole... Quels hommes me conseillez-vous de prendre ? — L'écrivain nomma Odilon Barrot et Tocqueville : J'ai peine à croire qu'ils refusent, et, s'ils refusent, je vous répète que je suis à vous[25].

Louis-Napoléon ne rallia personne autour du poète, qui avait vu juste en certifiant la défaveur dont il était marqué dans les milieux politiques. Il est assez vraisemblable, en effet, que le prince, qui paraissait tenir au premier pilote de Février, s'efforça de le mêler à la combinaison qu'il méditait en regagnant l'Elysée. Il n'eut, en tout cas, que la soirée pour persuader son entourage, car, dès le lendemain matin, de très bonne heure, il fit dire au solitaire de Saint-James qu'il avait trouvé et le dégageait de sa parole[26]. — C'était rapide, et cette rapidité suggère certaines réflexions.

Les rares membres de la gauche qui avaient voté pour lui ne s'en vantaient pas auprès de la masse de leur parti ni auprès de ses chefs ; ils restaient, au surplus, parmi les obscurs et ne pouvaient, à moins d'une grande connaissance du monde parlementaire et de ses individualités, fournir un ministre. La gauche s'était donc, dès avant l'élection, retirée du prince et ne lui revenant pas après, au moins pour le moment, il fallait, bon gré mal gré, pencher vers la droite. Le centre, Crémieux[27] et quelques autres exceptés, le boudaient, s'efforçaient même de nuire à sa politique, tout en prétendant la servir. Ce centre demeurait, cependant, comme toujours, le point d'appui gouvernemental ; Louis-Napoléon, |qui ne pouvait s'en passer, obliqua sur la partie du centre orientée vers la droite pour y choisir un de ceux qui avaient, à la fin, soutenu son élection et dont le passé politique serait une garantie de modération expérimentée, Thiers. Mais celui-ci entendait toujours se réserver et, dans ses plans, l'élu de décembre lui préparait un rôle d'autant plus grand qu'il le prouverait plus nécessaire par ses incapacités personnelles ; il désigna donc, comme Lamartine, Odilon Barrot ; toujours persuadé que, sans lui, rien ne saurait se constituer, il promit de décider l'ancien centre-gauche, se chargeant même, en quelque sorte, de former le ministère. Il pouvait ainsi continuer ses intrigues[28], sembler le maître aux initiés de la combinaison et se valoir à lui-même le sentiment de tout conduire, heureux, tant il se pensait certain de son heure prochaine, de laisser le premier rôle apparent à son élève. Il n'y avait rien à craindre de Barrot, trop admirateur de lui-même pour se méfier, trop honnête et dévoué à ses principes pour en dévier, trop sec pour se laisser prendre à un sentiment de sympathie, enfin incapable de haine. Dans un cœur comme le sien, semblable à un vase qui fuit, disait Tocqueville, rien ne reste[29]. Il y brûlait, du moins, inextinguible, un certain amour de la notoriété qui, avant même que ses amis eussent pris la peine superflue de lever ses scrupules, avait décidé d'eux[30]. Il s'absolvait déjà par des remarques judicieuses dans le genre de celles qu'il devait plus tard inscrire dans ses mémoires : Les hommes politiques sont rarement maîtres de leur destinée[31], moins encore dans notre pays que dans un autre. Au milieu de notre société telle que l'ont faite les efforts de la monarchie absolue, couronnés par ceux, bien autrement puissants, de notre Révolution, l'individu, toujours placé sans appui, sans cohésion, entre les masses et l'État, est alternativement écrasé par l'une ou l'autre de ces forces irrésistibles ; il peut s'agiter, mais en vain ; le courant des événements l'entraîne[32]. En février, ce mouvement l'avait emporté par delà le ministère préparé laborieusement au long de la monarchie orléaniste ; en décembre, il l'y ramenait, et l'événement comportait sa leçon. Le Journal des Débats la dégageait avec un plaisir si particulier qu'il ne restait pas toujours dans les limites de la vérité : Il a fallu un changement de gouvernement pour amener un changement de ministère... Nous sommes forcés de reconnaître que dans un pays profondément imbu de l'esprit révolutionnaire comme est le nôtre, on ne peut pas se fier seulement à la puissance de la loi. Si la prérogative royale eût été moins scrupuleuse à respecter la règle fondamentale des gouvernements représentatifs, c'est-à-dire l'adhésion aux vœux de la majorité légale, si la royauté eût changé plus souvent de ministres, si aucune ambition n'eût été désespérée, si toutes avaient pu arriver successivement au pouvoir, si, enfin, la fièvre qu'entretenait l'agitation extérieure eût été coupée à temps par un changement de régime plus ou moins efficace, plus ou moins long, une monarchie honnête et sage ne serait pas tombée victime d'un coup de main dont le succès étonne encore tous les jours ceux qui l'ont fait. C'est un malheur, et même une faute, qu'il ait fallu changer de gouvernement pour amener un changement de ministère. Nous répétons à dessein notre expression. Nous ne pensons pas, en effet, que personne puisse contester la marche des événements, le sens de cette marche et comment aujourd'hui la Révolution de février se trouve réduite et ramenée, sauf la chute d'une famille royale, à un simple changement de ministère. Elle a pour dénouement la mesure même qui eût suffi pour l'empêcher.

Cet article prouvait aussi à quel point, immédiatement, tout s'oublie en France, comment le premier instinct, après une révolution, est de la nier ou, tout au moins, de ne pas en tenir compte. Pour que le langage des Débats fût réellement véridique, il eût été nécessaire, ainsi qu'on le pensait alors dans le monde politique expérimenté, que le prince ne comptât point.

Or Louis-Napoléon représentait tout autre chose que Louis-Philippe dans la pensée des masses, tellement qu'à peine constitué le ministère fut mal vu par la majorité plébiscitaire du pays ; parmi ceux-là mêmes qui l'accueillaient avec un sentiment de repos et de sécurité, beaucoup ne l'admettaient qu'en tant que provisoire : les monarchistes, tout autant que de nombreux républicains, attendaient, sûrs de sa chute ; le peuple des villes, divisé, patientait aussi et les campagnes comptaient que leur candidat se débarrasserait de ses ministres. Le ministère Odilon Barrot signifiait simplement que la révolution ayant manqué, incontestablement, la France réalisait du moins comme pas en avant l'opposition de dix-huit années, de seize si l'on veut, au régime de Louis-Philippe, et, par ce chemin même, elle revenait un peu à 1830, — auquel Barrot avait aussi contribué, dans une certaine mesure[33]. Il s'affirmait l'homme qui arrivait à la faveur des transitions. La république, mal conduite, — pouvait-elle alors l'être mieux ? — s'étant démontrée à peu près impossible, par le fait, surtout, des conservateurs, après une secousse trop forte, se prêtait à une sorte de transaction, préparait un vague essai inavoué de consulat. Là s'installait le malentendu entre elle et les ministres, qui voulaient une république strictement constitutionnelle afin de continuer l'orléanisme sous une autre forme, alors que le pays entendait, — beaucoup, d'ailleurs, par ignorance, — se débarrasser de cet orléanisme même, ou, du moins, le transformer[34] ; les ministres s'efforceraient à ce que le président siégeât sans gouverner[35] ; la France, trop longtemps bouleversée pour ne pas désirer le repos à tout prix, exigeait qu'il gouvernât. D'accord avec la Chambre et les représentants ministériels, le prince aurait pu de suite répondre au pays, mais séparé du pays par un Parlement hostile, il devait satisfaire à la fois le Parlement et le pays, et d'abord, avant tout, le Parlement ; il devait même, avant d'essayer l'entente qu'on ne lui proposait point, y prendre ses ministres, contraint de l'apaiser, à son détriment personnel, comme à celui de la nation, parce que c'était là la représentation nationale, et bien que celle-ci, à l'heure actuelle, plus encore que précédemment, fût illusoire. Afin de contenter, quand même, tous les partis adverses d'une part, et la France de l'autre, il ne pouvait guère mieux s'adresser qu'à Odilon Barrot. L'Assemblée serait honorée, le pays quelque temps tranquille, sûr, du moins, que le gouvernement ne conspirerait pas contre la société ; tout le monde exigeant le repos, et ce repos apparaissant effectivement indispensable, le premier devoir du gouvernement qui voulait se maintenir était de procurer l'ordre, la paix, la reprise des affaires. Les progressistes verraient même dans le choix d'Odilon Barrot une éventualité de réformes. Les Débats eux-mêmes les reconnaissaient urgentes ; ils évoquaient Rome au temps d'Auguste, — comme pour donner raison aux Lettres de Londres de Persigny[36]. Les journées de juin n'ont rien décidé. La société est toujours sur la brèche et elle y vivra longtemps, condamnée à se défendre tous les jours. Elle n'a plus de domicile, elle n'a plus que des bivouacs. Mais la vigilance des sentinelles et l'énergie de la défense ne suffisent pas en pareille conjoncture. La société romaine, avant Auguste, a eu longtemps aussi à se défendre contre la population servile. Elle s'est défendue de deux manières. Par la force, d'abord ; il faut donc avoir la force ; ensuite par l'introduction des affranchissements. C'est par l'affranchissement que Rome a changé l'armée de Spartacus en alliés et en partisans de la société. Nous aussi, nous avons l'armée de Spartacus campée au milieu de nous. Contre cette armée, il faut à la fois serrer les rangs et les ouvrir, c'est-à-dire les serrer pour résister, les ouvrir pour recruter une bourgeoisie nouvelle dans une foule qui a plus de passions que de vices. Il faut, à l'aide d'institutions sages, hâter le développement de la classe ouvrière. C'est là que se crée la classe moyenne. Nous avons dans le Code civil un admirable instrument pour multiplier les propriétaires ; il faut, dans l'industrie, tendre au même but ; mais il faut surtout se souvenir que ces institutions ne peuvent être essayées avec succès qu'à l'aide de la paix dans la cité et de la prospérité dans l'industrie ; il faut traiter le corps social par l'hygiène comme un corps vivant et non par l'anatomie comme un corps mort... La grande propriété a perdu l'Italie, disait Pline ; il ne faut pas qu'on puisse dire que la grande industrie a perdu la France. Ces lignes, dans un pareil journal, en avouent long sur l'état des esprits ; elles prouvent à quel point la révolution, légitime, obscurément vivante sous ses ruines amoncelées bien plus par ses adversaires que par elle-même, avait vu juste en indiquant d'un éclair net l'horizon socialiste ; elles montrent tout ce que les individus un peu renseignés de la société bourgeoise, malgré leur volonté de réaction, et à cause d'elle, changeant de tactique, attendaient du ministère.

Barrot était bien connu du président. Sous la Restauration, par libéralisme, mais sans confondre celui-ci, dit-il[37], avec le courant bonapartiste, il avait défendu certains intérêts de la famille Bonaparte ; il avait continué à la suite de 1830. Après Strasbourg, sollicité par le conspirateur, il s'était disposé à intercéder pour lui ; avant Boulogne, il le vit à Londres, dans une maison tierce, après avoir déjà correspondu avec lui[38] ; il y repoussa ses avances sans les lui laisser définir, pressentant leur nature. Après six ans de détention, Louis Bonaparte lui ayant demandé d'obtenir du roi l'autorisation d'aller près de son père mourant, il le fit dans des termes tels que Louis-Philippe s'en étonna[39] ; il aperçut le prince à Ham, de loin[40], sur le haut d'une grosse tour et le salua ; il le revit après les journées de Juin et reçut assez souvent Persigny ; enfin, quatre ou cinq jours avant l'élection, Louis-Napoléon lui fit des ouvertures catégoriques[41]. Odilon Barrot n'avance rien d'autre[42], mais nous avons vu[43] qu'il reçut plusieurs fois le prétendant à Bougival, et il y a tout lieu de croire[44] que l'entente était plus complète avant la constitution du ministère que le ministre, une fois remercié, ne l'a raconté depuis. Les offres lui semblaient naturelles ; son choix était, je dois le dire, à peu près forcé[45] ; il ajoutait que Thiers et Molé le considéraient comme l'homme désigné[46] ; c'est à eux, d'après lui, que le président aurait dû son adhésion[47]. Lorsque je leur objectais qu'ils étaient plus engagés que moi avec le nouveau président, qu'ils avaient voté avec éclat en faveur de son élection, qu'ils se rattachaient en outre à l'Empire, l'un par ses services et ses souvenirs, l'autre par ses travaux historiques et peut-être un peu par ses idées de gouvernement, ils me répondaient que, comme anciens ministres de Louis-Philippe, ils inspiraient une profonde défiance aux républicains, même de la nuance la plus modérée, que leur avènement au pouvoir serait pris pour un signal de contre-révolution et qu'il y avait déjà dans la situation des complications assez dangereuses sans les aggraver encore parla position fausse des personnes... Ils m'assuraient d'ailleurs que, bien que n'étant pas membres titulaires du cabinet, ils ne s'en considéraient pas moins comme solidaires avec le ministère que je présidais, et que, sur un geste de moi, ils seraient toujours prêts à monter à la tribune pour m'appuyer de leur concours. Tout le parti conservateur, mes amis de l'ancienne opposition constitutionnelle, faisaient alors chorus avec eux ; je dus céder... L'événement a prouvé que ceux qui voyaient en moi l'homme de la situation ne s'étaient pas trompés[48]. Barrot raconte ensuite qu'avant de donner son acceptation définitive, il voulut avoir avec le prochain président une explication catégorique. Il le questionna au sortir de l'Assemblée, en l'emmenant dîner à Bougival, et il est à supposer qu'il nota l'entretien le soir même, avec une grande précision, car il le rapporte comme tel quel. L'unique programme de Napoléon aurait été l'extinction du paupérisme : Avez-vous lu mon livre sur le paupérisme ? demanda-t-il. — Oui, je l'ai parcouru. — Eh bien, n'y avez-vous pas trouvé tout un programme de gouvernement ?J'y ai trouvé de bons sentiments, mais rien de pratique ni d'applicable. — Que dites-vous cependant de cette idée de prendre les terres vaines et vagues des communes auxquelles on donnerait des rentes sur l'État en échange, et de distribuer ces terres entre les ouvriers qui surchargent nos villes et où leur agglomération, vous le savez, est pour la société un grand et incessant danger ?Je dis que cette idée serait dans son application non seulement impossible, mais dangereuse... Louis Bonaparte aurait gardé le silence un moment, puis repris : Vous pouvez avoir raison sur ce point, mais, cependant, quand un homme qui porte mon nom est élevé au pouvoir, il faut qu'il fasse de grandes choses et frappe les esprits par l'éclat de son gouvernement. Nouveaux conseils de Barrot qui terminait ainsi ses exhortations : Pour moi, je serais parfaitement impropre à servir un gouvernement qui, par une mise en scène sans cesse renouvelée, ne se proposerait que d'étonner et de frapper les imaginations ; savez-vous comment je serais tenté d'appeler un tel gouvernement ? Un gouvernement à la Franconi !... Ce mot était dur, mais juste, commente le mémorialiste, même aujourd'hui que celui auquel il s'adressait, développant des capacités alors ignorées, est parvenu, par la politique habile et heureuse de cette sorte de gouvernement, à devenir, au moment où j'écris ces lignes, l'arbitre du monde[49]. Ce récit est-il absolument vrai ? On peut, du moins, l'évaluer, par son ton même, et par plusieurs aspects de demi-invraisemblance. Louis-Napoléon ne se montra ni surpris ni blessé, — il ne le semblait jamais, — et des relations affectueusement bienveillantes s'établirent entre eux[50].

Il est des temps où le pouvoir a peu d'attraits[51]. Les hommes remarquables étaient rares, en somme, ou, plutôt, se dérobaient ; enfin comment les reconnaître ? Plus que la valeur de tel ou tel, sa position et sa représentation politiques importaient ; d'autres raisons entraient aussi en ligne de compte, nombreuses et souvent ténues. Puisque l'indispensable, pour le moment, était de contenter la Constituante et les trois grands partis qui la composaient, principalement, le parti légitimiste, le parti républicain, le parti libéral constitutionnel[52], il fallait que chacun eût un ou deux représentants dans le ministère et que le dernier, dans le plan de Barrot[53], comme de ceux qui le poussaient, prédominât. C'était un cabinet de coalition, le contraire de ce qui eût convenu, si le principe d'autorité révolutionnaire que représentait le prince fût demeuré intact. Il s'agissait moins de résister, — action que Barrot envisageait comme la plus nécessaire, maintenant qu'il n'était plus dans l'opposition, — que d'imprimer à tout l'essor français une action énergique. Il fallait malheureusement se contenter surtout de la résistance, du fait que le ministère ne possédait pas une majorité républicaine. La révolution achevait ainsi, en bonne partie, son suicide, qu'elle avait commencé presque dès sa naissance.

Bixio fut choisi dans le parti républicain ; s'étant montré, lui aussi, pour la répression, il ne pouvait que plaire à la fois à Barrot et à la bourgeoisie parisienne et provinciale ; il se rattachait aux amis de Cavaignac ; en même temps il avait des accointances avec l'Italie. D'un caractère loyal, il fut le seul républicain du ministère, et il l'était peu, encore qu'il se pensât tel sincèrement. La nuance dominante fut non seulement constitutionnelle, mais encore orléaniste, à l'exception de Falloux ; les ministres étaient bien des libéraux, — étiquette qui permet toutes les variantes. Passy[54], qui avait eu les finances sous le roi renversé, fort honnête, encore que d'un mérite peu aimable, fait d'aspérités contrariantes et dénigrantes[55], possédait l'expérience nécessaire ; et les affaires avaient besoin d'être remises en état. Léon de Malleville, ami intime de Thiers, lui servait de lieutenant[56], toujours rapide à le renseigner, et, sans doute, à lui obéir. Vice-président de l'Assemblée, sur laquelle sa parole mordante agissait, il avait été secrétaire de l'Intérieur sous Louis-Philippe ; la recrue était excellente contre le prince-président. — Drouin de Lhuys avait été ambassadeur en Espagne, et directeur des Affaires étrangères sous Guizot ; sa révocation, au cours de ce dernier exercice, lui avait conquis une certaine auréole dans l'ancienne opposition. C'était sur son initiative de président du comité diplomatique qu'avait été récemment promulguée la politique des nationalités[57]. — Léon Faucher, qui avait débuté par le professorat, appartenait au même parti ; il possédait l'honnêteté un peu simple, d'ailleurs mitigée, du conservateur, et si souvent désagréable ; il la soulignait avec un ton cassant, au point de paraître aussi sot que s'il n'eût pas eu beaucoup d'intelligence et d'instruction[58]. Il était tout désigné pour les besognes ingrates. — Rulhières, sans passé politique, sinon d'avoir servi tous les régimes[59], figurait le militaire loyal, correct et effacé, nécessaire à un cabinet composé de la sorte ; il s'assurait de lui-même inoffensif, à la façon de Tracy, son collègue à la Marine.

L'homme significatif, de valeur indiscutable, — la question des Ateliers Nationaux l'avait démontré, — était Falloux. Le choix à faire dans le parti légitimiste, a dit Barrot[60], n'était pas sans difficulté ; il fallait que le ministre appelé à représenter ce parti eût sa pleine confiance et, cependant, qu'il se reliât par quelques côtés aux idées de progrès auxquelles un ministère de la République ne pouvait pas ne pas répondre. Les idées du ministère sur le progrès étaient fort réservées, cette phrase même le prouve ; Falloux restait volontairement incapable d'en concevoir[61], mais sa nature souple et patiemment intelligente saisissait trop, dans l'intérêt de son parti, les réformes nécessaires, pour qu'il les refusât pendant la période opportune, surtout dans la forme qu'il entendait leur donner, en les détournant de leur réalisation véritable. Falloux, Fallax, a-t-on dit[62]. Jules Favre avait un jour glissé à son collègue ce singulier compliment : On prétend que je suis le plus perfide de l'Assemblée, mais à vous le pompon[63]. Tocqueville pensait de même, à peu près : La nature l'avait fait léger et étourdi avant que l'éducation et l'habitude l'eussent rendu calculé jusqu'à la duplicité ; il mêlait dans sa propre croyance le vrai et le faux avant de servir ce mélange à l'esprit des autres ; il se donnait ainsi les avantages de la sincérité dans le mensonge[64]. Émile Ollivier y a ajouté ce curieux portrait : Ces jugements sont excessifs, Falloux est un des politiciens qui, par certains côtés, m'ont donné l'idée la moins imparfaite de l'homme d'État. Il réunissait à un degré que je n'ai trouvé égal qu'en Napoléon III et en Morny, la souplesse et l'obstination, l'aménité des formes et la fermeté des desseins, l'ardeur sous le calme apparent et dans la poursuite d'un but invariable, l'imperturbabilité à braver les déboires, à supporter les ajournements de la Providence ou des hommes, la flexibilité à varier les moyens suivant les circonstances et les oppositions. Seulement, il était incapable de cette équité bienveillante et de sang-froid si remarquable chez Louis-Napoléon et chez Morny. La courtoisie envers l'adversaire ne lui coûtait pas, l'impartialité lui était impossible ; il accueillait sans critique les mauvais bruits qui le déconsidéraient et, mit-on la vérité sous ses yeux, de très bonne foi il ne l'apercevait pas ou l'oubliait, tant était impérieuse la tension de son parti pris. Sectaire à sa façon, il ne savait pas entrer dans la pensée d'autrui ; il s'absorbait si exclusivement dans la contemplation de la sienne que, lorsqu'il s'agissait de la faire prévaloir, il ne se rendait plus compte de ce qui restait correct et de ce qui cessait de l'être, et cela avec d'autant plus de tranquillité consciente que, confondant sa personne avec sa cause, il croyait ne se donner jamais lui-même pour objet à son ambition. Il s'estimait irrésistible... Sa manière d'obtenir un service était d'en remercier avant de l'avoir reçu. Cependant, malgré la grâce de ses procédés, on n'était pas tenté de l'aimer, car son charme manquait de chaleur et ses formes recouvraient une sécheresse d'âme presque implacable. On ne sentit jamais tant de roc sous tant de fleurs[65]. Falloux était bien l'homme du parti ultramontain dans un moment comme celui-ci, alors que le pape attendait à Gaëte, sans soutien, malgré l'appui de l'Autriche, en face de la révolution triomphante dans Rome ; il fut préféré à Montalembert plus rude, sans souplesse, trop enclin à la franchise[66]. Persigny, sans se rendre compte, peut-être, de la réalité du personnage, avait favorisé beaucoup l'admission de son ancien ami de Londres dans le ministère, parce qu'il le savait utile à l'élément orléaniste et surtout — ce qui fait mesurer son erreur, — parce qu'il le croyait légitimiste avant tout ; il comptait sur lui pour combattre l'influence de Thiers ou surveiller ses intrigues[67]. Or c'était par sécheresse que Falloux s'était identifié au parti catholique, alors qu'aux belles époques religieuses les sentiments contraires menaient à la religion ; il n'aurait pas été soutenu sans cela car cette forte milice, qui apportait un appoint si considérable à tout esprit étroitement gouvernemental, ne voulait accepter, à cette date, pour la tâche à remplir, qu'une individualité assimilée ; Falloux se soumettait déjà de lui-même.

Il a donné un long récit de ses scrupules, dans lequel il se représente, comme Odilon Barrot, indifférent au portefeuille, contraint par l'insistance de ses amis. Il est plus vraisemblable[68] que l'un et l'autre désiraient paraître accorder une grâce au prince-président, se mettre à couvert d'une accusation d'ambition, établir aux yeux des partis, afin de réserver l'avenir, leur antipathie ou leurs réserves à l'égard de celui qui les avait appelés. Sur ce point, tous ceux que des nuances pouvaient diviser se montraient d'accord, sans même avoir besoin de s'entendre, instinctivement ; ce trait d'union unissait le président du Conseil et le ministre de l'Instruction publique plus étroitement que leurs velléités libérales[69] ; mais Barrot s'illusionne en s'estimant cause de la participation de Falloux au ministère[70] ; l'abbé Dupanloup[71], qui devait devenir si célèbre après la guerre d'Italie, fut le conseiller décisif. Falloux a détaillé cet épisode en ajoutant qu'Odilon Barrot était venu le trouver dans les premiers jours de décembre, au nom de Louis Bonaparte, qui tenait son élection pour assurée[72], afin de lui offrir le portefeuille de l'Instruction publique et des Cultes. A cette date, Falloux refusa, mais non sans tenir à remercier Louis-Napoléon qu'il chercha et qu'il rejoignit dans les couloirs de l'Assemblée. Le prochain président, désireux de causer en paix avec Falloux, l'emmena vers un bureau puis, le voyant occupé par une commission, le fit entrer dans la salle de l'ancienne Chambre des Députés à laquelle la salle provisoire était adossée. Nous étions seuls dans cette vaste enceinte, aux parois et aux colonnes de marbre ; la température y était glaciale ; nos chapeaux étaient restés au vestiaire, nous étions tête nue, et nous nous mîmes à éternuer, chacun de notre côté. Le prince m'assura brièvement du regret que lui causait mon refus ; avec la même brièveté je m'excusai sur ma santé. Si vous êtes effrayé du travail des deux ministères, répliqua-t-il, n'en prenez qu'un et choisissez celui que vous voudrez. — Je suis aussi incapable d'en occuper un que deux, répondis-je. Là-dessus nous éternuâmes de nouveau. Le prince me serra la main en me disant : Il fait bien froid ici, mais j'espère que ce ne sera pas votre dernier mot[73]. — Son parti en avait voulu un peu à Falloux de son refus. Il présentait ses reproches, formulés par Montalembert et le P. de Ravignan, dans une réunion qui se tint chez Montalembert et à laquelle assistait, entre autres, M. de Champagny. Falloux, assis sur une chaise de paille[74], aurait opposé l'argumentation suivante : Nous sommes en ce moment, vous et moi, préoccupés surtout de l'intérêt religieux ; mais là où vous croyez le servir, je crois que vous allez le compromettre. Il n'y a pas, soyez-en sûrs, inégalité de dévouement entre nous, mais seulement différence d'appréciation. Ce n'est pas un scrupule monarchique qui m'arrête, car la monarchie n'est point en question, à cette heure-ci, et le duc des Cars ne me presse pas moins d'accepter que M. Berryer et vous-même. Il ne s'agit que de la religion qui, elle, n'est jamais absente de l'intérêt public. Si j'espérais la servir, je n'hésiterais pas à lui sacrifier toutes mes répugnances. Mais la tradition de Bonaparte, l'éducation du prince Louis, ses antécédents en Italie autorisent-ils cette espérance ? En nous engageant à sa suite, nous assumons une lourde responsabilité. Si nous paraissons ignorer dans quelle aventure nous pouvons précipiter notre pays, nous perdrons justement tout crédit politique ; si, le prévoyant, nous nous y prêtons, nous aurons risqué beaucoup plus que notre amour-propre, car nous aurons lancé notre cause et nous-mêmes sur une pente où nous ne saurons plus ni à quelle heure, ni à l'aide de quelle force nous arrêter. Si, comme je le crois, la France s'est trompée dans son choix, laissons-lui le temps de reconnaître son erreur ; laissons le nom et l'homme produire ce qu'ils portent en eux-mêmes. Mais nous, restons dans cette phase de la République ce que nous avons été dans la première : les serviteurs de l'ordre, les serviteurs de la société, sans aliéner, au profit de personne, le droit de dire la vérité à notre pays. Et pour donner plus d'autorité à notre parole, gardons-lui toujours la première des sanctions, celle du désintéressement[75]. La discussion dura plus de trois heures. Falloux l'emporta. Il écrivit sa résolution le soir même (12 décembre 1848) à Molé qui se déclara également triste de son refus sur un ton qui faisait pressentir d'autres remontrances[76]. Il décida de prendre conseil auprès de Mme Swetchine. Tandis qu'il s'entretenait avec elle, la consigne de sévérité donnée fut violée par l'abbé Dupanloup. Que voulez-vous, demanda l'inculpé ? — Vous faire sentir tout le poids de votre responsabilité. On a porté votre refus au prince Louis qui a répondu froidement : Je comprends ce que cela signifie, à l'âge de M. de Falloux, on ne refuse pas volontairement un ministère. Son parti ne lui permet pas d'accepter. C'est une déclaration de guerre. Je voulais prendre mon point d'appui sur les conservateurs[77] ; puisque ce point d'appui me manque, je dois le chercher ailleurs. Aujourd'hui le parti légitimiste lève son drapeau ; demain le parti orléaniste lèvera le sien. Je ne puis pas ainsi rester en l'air et je vais demander à gauche le concours qu'on ne veut pas me prêter à droite. Ce soir, je verrai M. Jules Favre[78]. Voilà, mon ami, la situation que votre entêtement a créée. Vous allez abandonner l'Italie à ses convulsions, laisser le pape sans secours à la merci de ses pires ennemis, rejeter dans l'anarchie la France qui n'aspire qu'à s'en affranchir et couvrir de confusion, devant elle, les plus éminents représentants du parti conservateur[79]. Dupanloup lui dit encore : Comment ne voyez-vous pas que c'est la Providence qui, après une révolution comme celle-ci, permet que le principe légitimiste et le principe de la liberté soient représentés dans cette grande crise ? Ne voyez-vous pas qu'avec nous le drapeau de la liberté d'enseignement est planté, et que, bon gré, mal gré, quoi qu'il arrive un jour, c'est cause gagnée ? Ne sentez-vous pas de quelle importance il est que le jour où l'élu de six millions de Français choisit les hommes qui doivent l'aider à gouverner, à sauver la France, il ait fallu compter avec vous, avec les principes que vous représentez ?... Si vous ne voyez pas ce qu'il y a là de providentiel, vous ne verrez jamais rien[80]... Falloux aurait répondu, ce qu'il n'a pas raconté davantage dans ses mémoires : Je sens que j'y mourrai, mais si j'étais sûr que ce fût l'ordre de la Providence et la main de Dieu, je n'hésiterais pas... Mais vous vous êtes mal adressé, je ne suis pas l'homme ; je n'en suis ni digne ni capable... Il faudrait un bon chrétien, je ne le suis pas assez, il faudrait un homme qui pût prier, je ne le sais pas[81]. Dupanloup cita une parole de saint François Xavier : Satius est Dei causa servitutem subire, quam, crucis fuga, per fini libertate qui parut le décider[82]. Dupanloup certifia les paroles de Louis Bonaparte, qu'il tenait de Molé et de Montalembert qui dînaient justement à deux pas, chez une fille du général Bertrand. On y alla chercher Montalembert, qui s'écria aussitôt arrivé : Nous avons eu tort de vous céder, nous devions pressentir cela ! Réparez, réparez, je vous en supplie, s'il en est temps encore ! Tout le salon fit écho[83]. Un esprit aussi critique, mais autrement éduqué, aurait peut-être remarqué dans toutes ces scènes successives une sorte d'apprêt. Falloux n'y pensa, sans doute, pas et y ajouta de lui-même l'épilogue le plus prévu : Eh bien ! je ne lutte plus pour mon propre compte, mais j'ai des conditions à faire pour vous comme pour moi. Allons immédiatement chez M. Thiers pendant que l'abbé Dupanloup retournera chez M. Molé.

Nouveau départ. Place Saint-Georges, Montalembert entra seul dans le salon et dit à l'oreille de Thiers que son collègue l'attendait dans une pièce voisine. Thiers y aborda son hôte les mains tendues. Ne me remerciez pas encore, lui dis-je, je viens à vous parce que les prêtres m'envoient — je me servis à dessein de cette expression pour bien mettre tout de suite mon interlocuteur en face de la difficulté —. J'accepte le ministère si vous me promettez de préparer, de soutenir et de voter avec moi une loi de liberté de l'enseignement. Sinon, non. — Je vous le promets, je vous le promets, répondit M. Thiers avec effusion, et, croyez-le bien, ce n'est pas un engagement qui me coûte. Comptez sur moi, car ma conviction est pleinement d'accord avec la vôtre. Nous avons fait fausse route sur tout le terrain religieux, mes amis les libéraux et moi, nous devons le reconnaître franchement. Maintenant, laissez-moi courir chez le prince Louis, qui reçoit à cette heure même de détestables conseils, et, dans quelques heures, peut-être, ne sera-t-il plus temps de le soustraire à de funestes influences[84]. Importante et dernière sortie de Thiers, en hâte, vers l'Elysée. M. de Falloux, rentré chez lui en fiacre, dit à son domestique, l'inévitable vieux serviteur respectueusement dévoué des romans mondains : Eh bien, mon pauvre Marquet, tu vas entrer au ministère. Qui se serait attendu à cela ?Certainement pas moi, répliqua-t-il tristement. Cependant, puisque Monsieur le fait, je suis sûr que c'est pour le bien et il faudra se résigner. — Voilà comment, — ajoute le ministre qui n'a pas raconté ce menu détail sans une certaine complaisance, je fis mon entrée dans la carrière du pouvoir à laquelle j'étais si peu préparé. M. Barrot, lorsque mon changement de résolution lui fut connu, m'offrit l'un des deux ministères, mais je lui répondis que mon sacrifice étant fait, je voulais le rendre le plus utile possible à la cause religieuse, et j'insistai sur la réunion des deux portefeuilles qui me furent confiés[85]. — Persigny avait raison[86], le prince était entre les mains de ses ennemis.

Le ministère fut avant tout un conseil de surveillance[87] ; les ministres furent des gardiens plus[88] que des aides. Dans le calcul d'Odilon Barrot, la personnalité de Changarnier complétait l'investissement, bien qu'à cette époque, contrairement à ce que pensait le président du Conseil, le général, hésitant, se fût volontiers déclaré bonapartiste si la nécessité le lui eût commandé ; il se rendait compte, en tout cas, de la position importante qu'il occupait avec l'armée qu'il avait sous ses ordres, en pleine capitale, et dont l'état-major s'installa aux Tuileries. C'était un homme petit, élégant, un peu dameret[89] au premier abord, qui savait commander cependant, sinon comme Bugeaud, du moins avec une grande lucidité d'esprit. Il se jugeait destiné aux premiers rôles, et un entourage intéressé le maintenait assez facilement dans cette opinion ; il en voulait au prince de cette élection à la présidence dont il se pensait plus digne ; mais, en face du résultat acquis, il attendait, reconnaissant bien que cette réserve, qui déjà lui plaisait en elle-même, convenait à la situation. — Bugeaud, quant à lui, malgré ses relations avec le comte de Chambord, bien atténuées, restait pour le moment tout à sa rancune contre ceux qui lui semblaient l'avoir raillé en le poussant vers la présidence : il attendait aussi lès événements[90]. Louis-Napoléon qui l'avait, en quelque sorte, vengé de ses faux amis, ne lui déplaisait pas ; comme Changarnier, comme le ministère, il le jugeait dépourvu de valeur et comptait bien qu'il ne saurait pas durer, car tous ne l'acceptaient que comme une transition à subir[91]. Changarnier détestait la république et Bugeaud n'y croyait plus, en admettant qu'il lui ait fait crédit lorsqu'il avait posé sa candidature. — Cette installation de deux chefs estimés, l'un plutôt légitimiste, l'autre plutôt orléaniste, apparaissait solidement comprise au strict point de vue de l'ordre. L'armée de Paris, déjà formidable, se trouvait couverte sur ses derrières par l'armée de Lyon contre les turbulences possibles du Midi, et, en cas de révolution dans la capitale, Bugeaud pouvait accourir en peu de temps. Le ministère une fois récapitulé, il est assez embarrassant de le marquer d'une étiquette exacte, mais, par cela même, il convenait à la situation, toute intermédiaire, et qui ne pouvait que rester telle, au moins pour le moment. Il n'était ni républicain ni napoléonien, il n'était pas entièrement orléaniste ; il ne visait pas non plus à la monarchie ; né de la nécessité de contenter, autant que possible, les trois partis du Parlement, n'était-il pas, surtout, parlementaire ? Ainsi s'établissait d'elle-même la lutte entre le ministère imposé par les partis comme par l'Assemblée et le président nommé par la nation pour empêcher l'Assemblée, à laquelle on ne croyait plus, de faire des erreurs. La constitution de 1848 avait, en somme, posé la question même d'un gouvernement parlementaire modifié, et les événements paraissaient réclamer davantage, aidés aussi par ceux qui se refusaient d'avance à les interpréter strictement[92]. L'élection avait transporté sur Louis Bonaparte le pouvoir et le crédit accordés d'abord au Parlement, et par beaucoup de côtés le suffrage universel qui l'intronise le 20 décembre 1848, est le même qui, le 20 décembre 1851, ratifiera son usurpation, comme s'il y avait eu double complot de la nation et du prince[93]. Dufaure avait dit publiquement à la Constituante, avec un effroi contenu : Le 20 décembre est un second 24 février. Les tendances du ministère, à situer en face de celles du pays, apparaissaient orientées à peu près vers ce que la France apparaissait sous la présidence de Mac-Mahon, une république aux allures monarchiques sans monarque, et, presque, sans républicains[94]. Les partisans de celte conception entendent que le prolétariat ne s'avance pas de l'émancipation politique à l'émancipation sociale, et que la grande bourgeoisie, satisfaite de la restauration sociale assurée, et qui la laisse libre en même temps que, par certains des siens les plus riches, maîtresse ; comprenne que, malgré ses goûts secrets, la restauration politique se retournerait contre elle. La petite bourgeoisie, sert de trait d'union ou de bouclier entre les deux classes et la montagne parlementaire qu'elle s'imagine dresser, sans culture, sans idéal, minuscule, même si elle est nombreuse, s'affirme inoffensive. — Les chefs de la coalition qui venaient de porter Louis Bonaparte au pouvoir, ne croyant pas de leur dignité de faire partie du cabinet, s'y étaient fait représenter par leurs lieutenants[95]. Personne dans ce cabinet, même Bixio, renseigné maintenant, ne croyait à l'avenir de la république, ni ne comptait défendre sérieusement le principe républicain4. Tous les journaux républicains saisirent, d'ailleurs, le coup porté à leur idéal par un pareil ministère qu'ils comparaient, — à l'exception du National, — sans impartialité dans la question, à un ouvrage de marqueterie, à une carte d'échantillons réfléchissant les sept couleurs de l'arc-en-ciel. Barrot fut comparé à Guizot[96] et ses collègues traités de doublures ; on vit dans Drouyn de Lhuys la dernière vertèbre de la queue des doctrinaires ; la nomination de Falloux parut une insulte, celle du maréchal Bugeaud une bravade[97]. Personne n'était content.

Louis-Napoléon n'avait pas lieu non plus d'être satisfait, bien que pour son premier ministère, comme nous l'avons vérifié, il n'ait pas pu en constituer un autre. Par Falloux, il se valait le clergé, par Bugeaud, la majorité de l'armée, par le reste, il maintenait momentanément l'Assemblée et la rue de Poitiers. Il demeurait toujours seul, une force immense dans une complète solitude[98]. Le parti républicain, même modéré, lui refusait son concours et le parti radical l'attaquait ; ses ministres ne demandaient qu'à préciser leur hostilité ; ses amis ne pouvaient rien encore que l'aider en sous-main et se montraient plutôt dangereux pour la plupart, portés à comprendre chacun à leur manière la situation. Entre ces serviteurs trop pressés et tant d'adversaires, agir équivalait à un escamotage compliqué. Il réussit à mettre à la préfecture[99] un simple représentant de la loi, indemne de toute accointance avec les partis, et qui avait apporté jusqu'alors à l'exécution de sa tâche une loyauté rigide ; il le savait de source sûre pour avoir lui-même subi la rigueur de sa discipline après Boulogne, lorsqu'il avait été engagé à ne pas essayer de fuir sous la menace d'un coup de pistolet, le colonel Rébillot. Profitant d'une expérience aussi décisive, il nommait également gouverneur de l'Elysée un autre gendarme, qui lui rappelait Strasbourg, celui-là, Thiboutot[100]. Dans Berger, maire du IIe arrondissement, appelé au poste de préfet de la Seine, il était certain d'expérimenter un instrument fidèle tant qu'il serait le plus fort. Bientôt il faisait installer Jérôme aux Invalides, première réponse à ses demandes incessantes. Il complétait son état-major particulier par les fidèles, le colonel Ambert, les chefs d'escadron Pajol, Edgard Ney, Fleury, les capitaines Filippi, Dumoulin, Lepic, de Menneval, Petit, de Toulongeon, Laity[101]. Mocquart demeurait chef de cabinet comme pendant l'élection.

En dessous du ministère qui occupait l'attention, le président se constituait ainsi un premier cadre.

Il ne pouvait encore affermir son autorité ; avant de le tenter, il avait, à son point de vue personnel, deux luttes à soutenir, l'une avec les partis républicains, l'autre contre les royalistes, les premiers le rejetant tout net, les seconds ne le tolérant que pour mieux l'user. Forcé, comme tous les chefs d'État, d'accepter la situation telle quelle, il se promit d'utiliser Thiers dans les deux manœuvres, Thiers se discréditant un peu trop, momentanément, en prenant pour alliés ces mêmes partis républicains qu'il avait combattus[102]. Il savait que les partis comprennent peu de choses en dehors d'eux-mêmes et se livrent aussi quelquefois, par l'abus de manœuvres trop habiles qui se retournent contre eux. Si la force mène le monde, très insuffisamment subordonnée au droit, elle reste du moins rarement en place et, comme la fortune, passe de main en main. A l'abri derrière ses ministres, il attendait donc encore, comme avant l'élection, l'heure de réaliser ses idées. II se préparait depuis trop longtemps pour ne pas être prêt et savoir se tenir impassible, une fois de plus, au milieu des embûches, avec cette dextérité souple et audacieuse qui achevait de la dévoiler peu à peu. Les événements, dont il semblait l'homme, le résultat, l'expression, continuaient d'être avec lui. Immobile au milieu de l'agitation des partis, muet dans le tumulte, impénétrable parmi l'effusion irréfléchie de toutes les colères et de toutes les ambitions, il s'était, comme Sixte-Quint, identifié à l'esprit de la situation[103]. — L'ancien aventurier allait s'affirmer de plus en plus un ingénieur politique.

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L'élection de décembre, résultat d'une partie du mouvement qui l'avait précédée, apporta dans la vie française une sorte de dérivatif, propice à fournir quelque temps l'apparence d'un repos ; pourtant aucun parti ne s'estimant vaincu, la majorité devait constater peu à peu qu'elle ne se trouvait encore pas sur la voie de la sécurité. Le prince avait concilié cette majorité française, bon gré, mal gré, avec elle-même, amalgamant, par le fait de sa nécessité, les divers éléments dont elle se composait ; mais, déplaisant au Parlement, il se trouvait encore entre les deux, alourdi d'un ministère dont ni le Parlement, ni le pays ne se montraient satisfaits[104]. Beaucoup de l'anarchie de 1848 continuait, plus compliquée, en 1849[105]. La situation de Louis Bonaparte immobilisé, y aidait, surtout dans un pays qui ne se ressaisit que dans les cas de crise puis, la crise retombée, s'oublie assez vite. Le peuple français reste assez ignorant de la politique, bien qu'il en fasse sans cesse ; il discute et combat, la plupart du temps, sur un terrain idéal ; la politique pratique demeure l'action d'une minorité, le plus souvent peu en évidence.

A ce moment, le public, qui se pensait délivré, regardait vers son élu, mais sans le voir, confisqué qu'il semblait, à peine sur le pavois, par ceux qui s'étaient imposés en intermédiaires. Thiers veillait assidûment ; loin d'être contraire encore aux agitations qu'il voyait venir, il comptait sur elles et leur répétition pour user l'Elysée.

La comédie dramatique se déroulait avec une logique impitoyable ; les partis n'ayant capitulé, avec désespoir, autour d'un nom que pour l'utiliser en vue de leurs fins respectives, tant que le porteur de ce nom ne serait pas parvenu à les mettre d'accord, le provisoire le plus incertain se maintiendrait. La force d'une société, disait plus tard Renan, dans une préface, réside en deux choses, d'abord la vertu populaire, ce grand réservoir de dévouement, de sacrifice, de force morale instinctive que les races nobles portent en elles comme un héritage de leurs ancêtres ; en second lieu, l'instruction et le sérieux des classes supérieures[106]. Les classes supérieures avaient un sérieux relatif et, quand il existait, tout d'égoïsme, tout de convention ; leur instruction n'était ni complète, ni réelle, surtout de salon, même dans les milieux où les salons ne jouaient pas de rôle. Le peuple, quant à lui, était dévoyé, épuisé, désorganisé par la révolution, et cette révolution avortée donnait d'autant plus barre sur lui à la majorité conservatrice, négative, stérile, qui préparait si ardemment ce qu'elle appelait, sans se rendre compte de son ignominie, une revanche. Les révolutions, dit encore Renan, dans cette préface, parue deux ans avant la guerre, avilissent ceux qui en profitent et qui sont toujours suspects de les avoir provoquées ; elles isolent, annulent, égarent ceux qui leur résistent. Funeste cercle vicieux, qui ne laisse pas de choix entre les variations pénibles, entraînant à la longue un complet avilissement des caractères et une raideur qui vous rend, malgré tout, hostile à l'œuvre publique. Leçon terrible pour les peuples qui, incapables du gouvernement républicain, détruisent la dynastie que les siècles leur ont donnée[107]. Il termine en indiquant que le temps n'était pas loin où la nation serait divisée en deux parties, l'une composée d'intrigants de toute sorte, vivant de révolutions et de restaurations, l'autre d'honnêtes gens ayant pour règle absolue de ne pas se mêler des changements de gouvernement, attendant, mornes, chez eux, l'arrêt du destin[108]. Au bout de cent ans, il ne resterait plus que de hardis aventuriers jouant entre eux le jeu sanglant des guerres civiles et une populace pour applaudir le vainqueur du jour[109].

Tout était à refaire, non seulement le gouvernement, comme nous l'avons constaté, mais le personnel gouvernemental que la révolution, absorbée dans ses luttes intestines, avait été incapable de façonner ; cette question du personnel divisait, d'ailleurs, à la fois le président et ses ministres, et ceux-ci entre eux. Le président n'avait pas droit de voir à cela par lui-même et, d'autre part, ses ministres, qui revendiquaient ce soin si jalousement, sans consentir à le partager d'aucune façon, l'estimaient, une fois en face de lui, au-dessus de leurs forces ; ils constataient aussi, à leur tour, que l'Assemblée se compliquait encore ; ils entendaient, en outre, créer un personnel non seulement réactionnaire, mais nettement anti-républicain. Le remaniement effectué dans ces conditions fut à la fois trop rapide et tronqué ; partout on fit rentrer le plus possible les anciens habitués qui avaient fait leur carrière sous la monarchie orléaniste. Une partie de la Constituante ne le pardonna pas au ministère. De grands désordres, explique le président du conseil, s'étaient introduits dans l'administration du pays ; le gouvernement du général Cavaignac avait commencé l'épuration des administrations départementales, mais les ménagements qu'il croyait devoir garder envers les républicains laissaient son œuvre bien incomplète. Dans la diplomatie, dans l'armée, dans la magistrature comme dans l'administration, le gouvernement n'était pas toujours sûr d'être obéi, même par ses agents les plus directs. Nombre de préfets, d'agents de parquet, de diplomates, de généraux même, avaient conservé leurs affinités avec le parti révolutionnaire qui les avait nommés, et dont ils attendaient beaucoup au jour de leur triomphe qu'ils regardaient comme inévitable et prochain. Les ordres de l'autorité étaient partout discutés et fort mal exécutés lorsqu'ils n'étaient pas ouvertement désobéis. Et Barrot, oubliant sans doute que tous les gouvernements se tiennent en équilibre, constatait avec une sorte de naïveté, peut-être sincère, lorsqu'on met en face d'elle la politique suivie : Nous courrions ainsi le risque, en frappant trop à gauche, de trop verser dans la droite ; tout nous faisait un devoir de garder beaucoup de modération dans ces réformes et de ne pas dépasser les limites delà plus stricte nécessité... L'Assemblée était la plus grosse et la plus immédiate de nos difficultés[110]. Cette difficulté était telle que le ministère devait capituler devant elle.

Le parti républicain modéré craignait pour la république et ne voulait ni ne pouvait, disait-il, soutenir le ministère. Sous Cavaignac, l'Assemblée étant elle-même, en quelque sorte, le gouvernement, considérait celui-ci comme son client ; elle avait désormais en face d'elle un pouvoir qui avait sa force en dehors d'elle et qui était destiné à lui succéder[111]. Au cours de 1848, il y avait l'Assemblée el le pays ; il y avait maintenant le prince, le ministère et l'Assemblée. Le président représentant du pays, résultat, tout au moins, de son désespoir, était si bien une sorte d'otage que le ministère et la gauche de l'Assemblée, plus compréhensive, cette fois, quoique trop tard, allaient s'en servir l'un contre l'autre. Fidèle à sa tactique, le président demeurerait insaisissable, et son indépendance pousserait, ses ministres à l'accuser d'agir contre eux[112]. Leur susceptibilité se surexcitait elle-même, tout naturellement, avec une certaine raison, au point que la revue du 24 décembre leur semblait destinée à diminuer leur puissance. Ils trouvaient bon, précédemment, de faire nommer Carlier directeur de la police du ministère de l'Intérieur, chef de la police municipale, avec extension d'attributions en ce qui concerne la partie politique, jusqu'à ce jour réservée au cabinet particulier du préfet[113] ; ils approuvaient que le nombre des gardiens de Paris fût réduit, afin d'augmenter le personnel des agents du service de sûreté[114], tout cela se passant à couvert, et augmentant les moyens de la classe gouvernementale, mais ils supportaient mal que le chef delà République vînt directement se mettre en rapport avec la troupe, la garde nationale et la population. Ce que leur méfiance comportait de fort légitime était annulé par l'ostentation qu'ils lui donnaient. La journée du 24 décembre se passa au milieu du calme le plus profond[115].

A six heures du matin, sous un ciel couvert qui semblait annoncer la neige, le rappel battait, et, malgré le froid, des bataillons nombreux se réunirent, vile répartis ensuite sous la surveillance du général Perrot dans les emplacements qui leur étaient indiqués. A huit heures et demie, le général Changarnier parcourut leurs rangs. A neuf heures, le préfet de police, escorté d'un piquet de cavalerie, se rendait à l'Elysée National. Puis c'étaient, derrière le ministre de la Guerre, Pierre Napoléon, en uniforme de chef d'escadron de la légion étrangère orné de l'écharpe et de la rosette de représentant du peuple, les colonels Laborde et Dumoulin, le commandant de spahis Fleury, quelques autres, enfin Persigny en uniforme de chef d'escadron de la garde nationale. L'aide de camp de service recevait tout ce monde dans le grand salon de style Louis XV, tandis que le président conférait avec ses ministres. Une foule considérable entourait l'Élysée, malgré toutes les mesures prises pour rendre la circulation libre dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, comme dans les voies adjacentes. Louis Bonaparte parut dans le salon vers dix heures et y causa quelques minutes. Il portait l'uniforme de général en chef de la garde nationale, tunique et pantalon de drap bleu, chapeau à cornes doublé de plumes blanches, grand cordon et crachat de la Légion d'honneur, en diamants. Il descendit le perron, monta un cheval alezan[116] et sortit, précédé d'un piquet de lanciers, avec le ministre de la Guerre à sa droite et Pierre Napoléon à sa gauche ; Laborde, Dumoulin, Persigny, Laity suivaient en compagnie d'autres officiers et du préfet de police. Le cortège prit la rue du Colysée, gagna l'Arc de Triomphe, redescendit les Champs-Elysées et passa devant le front de la garde nationale, massée sur trois lignes, place de la Concorde, rue de la République, boulevard de la Madeleine, rue de la Paix, place Vendôme, rue de Castiglione et rue de Rivoli. Il vint se placer, après avoir passé quai de la Conférence, en face de l'obélisque au pied duquel s'arrêta Changarnier, et le défilé commença[117]. Il était midi. Louis-Napoléon se tenait en avant de son état-major avec, à sa droite, Rulhières, à sa gauche le général Lebreton, questeur de l'Assemblée, et le colonel Rébillot. Le temps s'éclaircissait, les flocons de neige ne voltigeaient plus et le soleil même commençait de faire miroiter les baïonnettes au-dessus des uniformes. Le défilé dura quatre heures. Guinard, l'ami de Cavaignac, le commença. En passant devant le président, les officiers de tous les grades saluaient et les drapeaux s'inclinaient. Le prince se découvrait et s'inclinait à chaque salut. On remarquait dans les rangs plusieurs officiers de la vieille garde, entre autres des capitaines de grenadiers dans les mobiles[118]. La troupe de ligne et la garde mobile avaient mis à leur tête le corps des invalides, conduit par le général Petit, celui-là même qui reçut les adieux de l'empereur à Fontainebleau. Louis-Napoléon se détacha de tout son état-major et serra la main du vieux soldat[119]. Plusieurs parmi les gardes nationaux se précipitèrent, au cours du défilé, vers le président, l'assurer de leur affection. Les Débats relatent que l'enthousiasme de la garde nationale fut sans exagération. L'examen des journaux fait néanmoins constater que le président fut acclamé. On cria beaucoup : Vive Napoléon ! vive la République ! Les gardes de la banlieue auraient même crié : Vive l'empereur ![120] L'armée ne se fit guère entendre, à l'exception d'un régiment de dragons qui s'écria longuement : Vive Napoléon ! On manifesta beaucoup aussi sur le passage de Changarnier, non seulement à la sortie de l'Elysée, où il avait accompagné le président, mais jusqu'à son quartier général des Tuileries où les acclamations l'accompagnèrent. D'après les Débats, encore, la foule n'était pas très nombreuse et son sentiment dominant semblait la curiosité ; elle applaudit beaucoup, néanmoins[121], et il y eut sans doute plus d'enthousiasme que certains journaux ne l'assurèrent. Pendant la revue, vers trois heures, un cerf-volant de papier, ayant la forme d'un aigle, fut lancé du prolongement de l'avenue des Champs-Elysées entre les chevaux de Marly, et vint planer au-dessus du président. Tandis que tout le monde levait les. yeux et commentait l'incident, Changarnier donna un ordre à des agents de police qui coupèrent la ficelle[122] ; l'inconnu, auteur de l'intermède, fut conduit au commissariat des Champs-Elysées, puis identifié comme domestique, répondant au nom de Pierre-Noël[123] ; son intention aurait été malveillante[124] ; elle était, peut-être, encore qu'absurde, tout le contraire. — Les forces passées en revue comprenaient 40.000 hommes d'infanterie, 3.000 de cavalerie, huit batteries d'artillerie.

La presse, comme le ministère, s'inquiéta aussitôt et protesta. Le costume présidentiel fut l'objet des plus vives critiques. L'Union n'admettait pas qu'un président de la République pût commander les troupes. Que M. Bonaparte adopte un costume comme celui des directeurs de 1796 et 1799, qu'il porte un habit rouge comme son oncle lors qu'il était consul, c'est dans son droit, mais revêtir un uniforme quand la Constitution lui interdit toute initiative militaire, c'est dépasser le but, c'est entrer dans les voies de la souveraineté. La Révolution Démocratique et Sociale reprochait au président du Conseil de ne pas avoir prévu une semblable manifestation. La Démocratie Pacifique s'inquiétait plus encore, et la crainte d'un coup d'État réapparaissait. La Patrie raillait les possibilités de restauration impériale. Proudhon renouvelait ses avertissements : le prince visait à l'empire et les royalistes méritaient d'être attaqués pour s'être ralliés à un Bonaparte. La veille même de la revue, l'Estafette avait parlé d'empire et noté que les rumeurs au sujet d'une restauration impérialiste trouvaient dans Paris beaucoup de créance.

Dès le début, la situation s'envenimait donc progressivement, et les ministres sentaient encore leur défiance entretenue par les bruits colportés dans les journaux. Odilon Barrot ne pouvait admettre la popularité du président ; avant la revue déjà, il avait estimée toute monarchique la tenue des réceptions à l'Elysée. Ses collègues ne manquaient pas de l'entretenir dans ces sentiments et Thiers les exagérait. Le principe, le moyen de force établis, par le seul fait d'une élection ainsi coordonnée, et dont les ministres ne voulaient pas se servir, prenaient une apparence de nécessité d'autant plus grande que le pays s'inquiétait un peu des banquets démocrates socialistes, ou religieux et socialistes, qui se succédaient. Les discours qui s'y énonçaient passionnément auraient dû faire saisir leur inefficacité ; mais après le 24 février, après mars et juin, devant l'indécision hostile des forces gouvernementales, le sentiment dominant demeurait celui de la crainte. On amplifiait le banquet des femmes socialistes du26 décembre à la salle Valentino, où Pierre Leroux avait fait observer que Jésus-Christ, rédempteur, n'avait pas créé de castes et où une Mme Granet, après avoir proposé aux citoyennes d'imiter la sainte Vierge, s'écriait : Noël à Saint-Simon, à Fourier, etc.[125]. Le festin religieux et social organisé par l'abbé Chatel[126], à la barrière de Sèvres, intriguait aussi ; une jeune et jolie personne de vingt ans, femme d'un garçon boulanger, y gagnait la tribune pour porter un toast à l'incorruptible Lagrange, et Chatel célébrait Jésus-Christ, le grand apôtre du socialisme. Au banquet des démocrates français et allemands, barrière du Maine, à l'association des cuisiniers, on avait levé les verres non seulement à l'alliance de la France et de l'Allemagne, ce qui n'eût pas inquiété, mais à Robespierre, à Couthon, à Saint-Just et à leurs successeurs.

Le ministère présenta son programme à l'Assemblée le 26. Il ressemblait à tous les programmes ministériels du règne de Louis-Philippe et ne se différenciait pas autrement de ce qu'on avait entendu depuis la Révolution. Barrot garantissait l'ordre matériel et moral comme M. Guizot l'avait fait. La comparaison se complétait même du fait que Barrot ayant pris la place de l'austère intrigant, Ledru-Rollin occupait celle de Barrot[127], et les mœurs parlementaires, discréditées sous Louis-Philippe par une opposition qui, pourtant, s'en servait, n'étaient ni suffisamment admises, ni suffisamment comprises et connues pour que ce renouvellement du personnel, en même temps que l'avancement qui en résultait, parussent légitimes et profitables. La Révolution refoulée et avortée favorisait l'incompréhension et toutes les manœuvres qui l'entretenaient. — Le président du conseil ne remarquait pas l'ironie de la situation ; il souffrait des inconvénients de son poste avec une sorte de candeur[128] ; il constatait, au surplus, que le nouveau postulant avait choisi un excellent terrain d'opposition[129]. En révolutionnaire qui démontre tout abus légitime du moment qu'il le commet, mais qui, redevenu parlementaire malgré lui, par sa faute, entend s'en tenir au seul texte légal et y enfermer autrui, Ledru-Rollin dénonçait comme une violation constitutionnelle le commandement extraordinaire attribué à Changarnier. Après une véhémente discussion sur ce thème, il se résumait par cette phrase : La liberté et la République sont sous la pression de deux forêts de baïonnettes ! Barrot se défendit en invoquant les circonstances qui commandaient plus haut que les principes. Malleville intervint heureusement pour Barrot qui se dégagea et se valut une petite majorité. Marrast soutint aussi le ministère, presque sûr que son heure était passée, désireux qu'elle se prolongeât. Était-ce même afin de se montrer plus directement aimable qu'il avait commandé le portrait du président au peintre Couture[130] ? Il était allé voir Louis Bonaparte. Dans une partie du public, on annonçait même, ce qui semble inexact, que les anciens adversaires de l'élection se ralliaient aussi, peu à peu, à son résultat[131]. Pendant cette première séance, au cours de la discussion, le coup d'État, et même le 18 brumaire, furent évoqués une fois encore. L'Assemblée précisait de suite ses tendances. Faisant bloc avec le président, le ministère pouvait tenir tête à plusieurs coalitions, mais il n'admettait pas une entente avec Louis Bonaparte ; cette mauvaise volonté obstinée se manifesterait même sous une forme telle que la situation ne parviendrait pas à se maintenir et faciliterait d'autant le jeu parlementaire. Nous verrons alors les députés au courant des incidents de la présidence, les envenimer, s'immiscer entre le prince et ses ministres, en paraissant désireux de s'allier avec lui contre eux. Tout se précisait vite, comme si ce qui subsistait d'équivoque pesait à chacun, et tandis que, dans les séances suivantes, l'impôt du sel était réduit aux deux tiers, malgré le déficit avoué de 250 millions avec lequel se terminait l'exercice de 1848, on entrait, après huit jours de ministère, dans l'ère des crises ministérielles[132]. Le maintien de l'impôt du sel, proposé par le cabinet, avait fait la joie de l'Assemblée qui comptait sur lui pour voir diminuer le prestige de Louis-Napoléon auprès des paysans. Le ministère n'en était pas moins satisfait. Il semble, cependant, que le paysan comprit et sépara le prince de ceux qui le faisaient paraître ce qu'ils voulaient qu'il fût. L'Assemblée, quant à elle, en repoussant le projet, avait cru se valoir les paysans, et la suite prouva qu'elle s'était trompée. Les étapes de la bataille si vite commencée, et d'ailleurs fatale, seraient le 29 janvier, le 21 mars, le 3 mai ; elles mèneraient au désastre du 13 juin. L'opposition entre Louis Bonaparte et l'Assemblée ne représentait pas seulement un conflit isolé entre le pouvoir constitutionnel et un autre pouvoir, entre l'exécutif et le législatif ; elle correspondait, d'après Marx[133], à un choc entre la république bourgeoise constituée et les instruments de sa constitution, entre les intrigues ambitieuses et les exercices idéologiques de la fraction républicaine de la bourgeoisie. Cette fraction avait fondé la république, et elle se montrait surprise de la ressemblance de cette république constituée avec une monarchie restaurée. Elle voulait employer la violence à maintenir la période constituante, ses illusions, son langage, et ses personnages. Elle voulait empêcher la république bourgeoise, arrivée à maturité, de revêtir sa forme parfaite, sa forme propre. Si l'Assemblée Nationale Constituante représentait Cavaignac qui venait de rentrer dans son sein, Napoléon représentait l'Assemblée Législative qu'il n'avait pas encore répudiée ; il représentait l'Assemblée Nationale de la République bourgeoise constituée.

Malleville, dès son installation à l'Intérieur, avait eu soin de maintenir le président en dehors. Il ne lui communiquait ni les dépêches, ni les rapports de police ; il ne le consultait jamais pour la rédaction des articles de journaux, même pour les plus personnels. Louis-Napoléon, qui s'en plaignit, acheva de paraître intransigeant, en demandant à voir les dossiers relatifs à Strasbourg et à Boulogne, qui lui furent refusés. Ne pouvant l'admettre, et ayant peut-être manœuvré de la sorte afin d'écarter le lieutenant de Thiers, — il écrivit à son ministre : J'ai demandé à M. le préfet de police s'il ne recevait pas quelquefois des rapports sur la diplomatie : il m'a répondu affirmativement et il a ajouté qu'il vous avait remis hier les copies d'une dépêche sur l'Italie. Ces dépêches, vous le comprendrez, doivent m'être remises directement, et je dois vous exprimer tout mon mécontentement du retard que vous apportez à me les communiquer. Je vous prie également de nous envoyer les treize cartons que je vous ai demandés ; je veux les avoir jeudi. Je n'entends pas non plus que le ministre de l'Intérieur veuille rédiger les articles qui me sont personnels ; cela ne se faisait pas sous Louis-Philippe et cela ne doit pas être. Depuis quelques jours aussi, je n'ai pas reçu de dépêches télégraphiques ; en résumé, je m'aperçois bien que les ministres que j'ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, mais je ne ne le souffrirai pas. Recevez, monsieur le Ministre, l'assurance de mes sentiments de haute distinction.

Le député du Tarn-et-Garonne, ancien vice-président de la Chambre, longtemps rompu à la vie des bureaux et aux habitudes gouvernementales, ne devait pas mettre le président en demeure de lui écrire de la sorte ; il le fit en connaissance de cause, volontairement et, quoiqu'il espérât de l'affaire, il entrait dans le jeu du président. A quelque point de vue que le public se plaçât, il devait lui paraître singulier que le ministre pût compulser des dossiers et en défendre ensuite la lecture au président de la République. Le refus s'accusait si net qu'il devenait même étrange, comme s'il s'agissait de dissimuler des pièces inconnues, dangereuses à certains. Lorsque le débat relatif-à cette question, qui avait beaucoup intrigué au dehors, fut porté devant la Chambre, Germain Sarrut, de l'opposition, soutint qu'il s'agissait surtout, en réalité, de dossiers relatifs à une conspiration de 1839, avant Boulogne, qu'il connaissait pour y avoir pris part, et qui s'était dévoilée comme un traquenard ; le député insinuait que Boulogne n'avait pas été autre chose ; il apercevait dans M. Thiers l'auteur caché de la mise au point, puis faisait ressortir que l'insistance de Malleville à refuser les dossiers prouvait leur contenu mystérieux ; il en précisait même la teneur en y certifiant la présence de pièces secrètes dont le président avait d'autant plus raison de vouloir se rendre compte qu'elles lui permettraient de différencier ses véritables amis de ceux qui le trahissaient. Malleville ne sut rien répliquer de péremptoire, sinon que la calomnie ne pouvait l'atteindre ; estimant injurieux pour lui de faire la preuve pourtant nécessaire, il refusait toujours, avec ténacité, la communication, en déclarant que son devoir consistait à garder les dossiers pour l'État. Dupont (de Bussac) fit observer que ce refus obstiné contenait à l'adresse du président de la République le soupçon qu'il pût distraire des pièces, doublement insultant parce que la certitude que ses ministres en étaient incapables s'y opposait.

Le ministre, non sans exactitude, accusa la gauche de vouloir le brouiller avec le chef de l'État.

Sarrut avait réglé son discours de manière à montrer que le ministère s'entendait à merveille contre le président et le peu de place que tenait l'idée républicaine dans le cœur de l'Assemblée. Quand il rappela qu'il avait conspiré, quant à lui, pour l'avènement de la République, la majorité ne retint pas ses murmures et il resta maître du terrain en démontrant son droit de méfiance envers les ministres qui se méfiaient eux-mêmes du président. Pourquoi se serait-il interdit de supposer la fuite de certains documents ? Sous Louis XVIII, on a fait disparaître les procédures du duc d'Enghien et de la commission d'enquête de Baylen. Sous Louis-Philippe, on a fait disparaître la plupart des pièces, dix-sept pièces, du procès de Grenoble, et vous voyez très bien que ces pièces ne sont pas sacrées pour l'histoire ; et vous voyez donc bien qu'on n'a pas veillé sur elles avec tant d'amour pour les conserver ; c'était de l'histoire et, je le répète, cette histoire a disparu... Le dossier de l'immense affaire de Boulogne, qui a été instruite pendant onze mois par l'un des juges d'instruction les plus habiles, a disparu. Et l'attitude du Parlement se devine quand Dupont (de Bussac) insista sur la lettre présidentielle pour dégager la raison de ce débat : Le président de la République n'est pas un roi constitutionnel irresponsable ; il est le premier magistrat responsable de la République : magistrat responsable comme vous qui êtes ses ministres, il a apparemment le droit de connaître des affaires publiques tout ce que vous en connaissez. Et, comme Sarrut, il répliquait à Malleville, stupéfait de voir soutenir le président par un député : Nous ne demandons qu'une chose, c'est que Louis-Napoléon puisse connaître parmi les flatteurs ceux qui ont pu le trahir. Quelques jours plus tard, revenant sur le même incident, Jules Favre s'adressait à son tour directement, delà tribune, au président, après avoir dénoncé ses ministres comme ayant voulu, dans ces circonstances, discréditer à la fois la République et l'Elysée : Séparez-vous, l'adjurait-il, séparez-vous de ces hommes pour vous appuyer sur la République honnête et modérée... Ces appels de la gauche, sincères, au moins par l'intérêt qui y avait amené, montraient qu'elle entendait se ressaisir ; seule dans l'Assemblée, elle allait à Louis-Napoléon, également isolé[134]. Les deux devaient songer l'un à l'autre, et il est possible qu'au début la tactique de la Montagne fut d'abord instinctive. Favre, conducteur de l'attaque, le ferait penser. Ensuite le plan semble différent. Grévy qui, en 1848, n'a cessé de combattre tout ce qui touchait à Louis-Philippe, appuie l'invite. Il y avait là, en tout cas, une possibilité féconde, que le président de la République, surtout après ses regrets au moment de la constitution du ministère, aurait dû saisir et utiliser dans la mesure du possible, même contre son intérêt immédiat. En dépit de quelques apparences, la Montagne avait été vaincue, en partie, par le 20 décembre ; au cas même où son absence de force actuelle ne lui permettait pas de soutenir complètement ses nouveaux alliés, il devait se ménager la possibilité d'une entente future ; elle lui aurait été utile dès le début de l'affaire romaine, et nous verrons alors de quel poids elle eût influé non seulement sur la question religieuse, mais sur les destinées, même lointaines, de la France.

Vivement piqué au reçu de la lettre présidentielle, furieux d'une leçon qu'il n'escomptait point, surtout aussi habile, et de rencontrer quelqu'un là où il avait été si sûr, et par sa faute et parcelle de Thiers, de ne heurter qu'un indécis quelque peu ignorant, Malleville, se sentant de plus battu, ne sut qu'envoyer sa démission à Barrot[135]. La nuit était assez avancée. Le président du conseil réunit immédiatement ses collègues à la chancellerie. Les uns et les autres se mirent aussitôt d'accord pour estimer, sur la simple lecture de la lettre du président[136], que celui-ci n'avait pas manqué seulement au ministre de l'Intérieur, mais à tout le cabinet et qu'ils devaient séance tenante, solidaires, signer leur démission[137]. — La lettre, pour eux, prenait, elle aussi, comme la revue militaire du 24, les allures d'un coup d'État.

Le lendemain matin, Barrot se rendit à l'Elysée. Louis-Napoléon, pressentant quelque chose d'anormal, d'après l'heure et le visage gourmé de son ministre, demanda ce qu'il y avait. L'ancien centre gauche se contenta de lui remettre la démission collective. Le prince la lut, laissa paraître un certain trouble, ne dissimula pas sa surprise et manifesta des regrets. Vous ne devez pas être étonné de la détermination prise par vos ministres, répondit Barrot, avec une noble sévérité, si vous voulez bien relire la lettre que vous avez adressée à M. de Malleville ; comment avez-vous pu penser un seul instant que des hommes d'honneur qui ont bien voulu, par dévouement pour leur pays, partager avec vous le fardeau et la responsabilité du gouvernement, consentiraient à être traités par vous avec aussi peu d'égards ? Si vous l'aviez pensé, vous auriez commis une étrange méprise, que notre démission fera cesser[138]. Le prince avait-il attenté à la liberté de ses ministres ou, simplement, défendu la sienne[139] ? La leçon était donnée, en tout cas ; le mieux était de chercher un arrangement afin de fournir tous les gages de conciliation, ce qui était à la fois dans le caractère de Louis Bonaparte et dans le sens des événements. Je vous assure, répondit l'accusé, que je n'ai pas eu l'intention de blesser M. de Malleville ; j'aurai, dans un premier moment, laissé échapper des expressions peu réfléchies. Que faut-il donc faire ? Barrot, qui eût été désolé de quitter son poste, se sentait déjà plus apaisé : Je n'ai pas de conseil à vous donner. Vous savez tout aussi bien que moi quel est le devoir que l'honneur prescrit à celui qui a eu le malheur d'offenser un galant homme. Le président de la République ne pouvait pas regretter un acte légitime ; il s'excusa de la forme vive qu'il lui avait donnée par une lettre dans laquelle il déplorait d'avoir, dans un mouvement d'humeur, manifesté un déplaisir qui avait été pris pour une offense[140]. La lettre était aussi satisfaisante, que l'homme le plus susceptible eût pu le désirer[141], au point qu'elle parut à tous une réparation suffisante[142], lorsque Barrot l'eut fait connaître à ses collègues qui l'attendaient à la Chambre, puis remise à Malleville. Le représentant du Tarn dut en convenir tout le premier. Mais il déclara qu'il lui serait impossible de servir comme ministre un homme qui l'avait méconnu à ce point[143]. Ses amis insistèrent sans le faire céder[144]. Il se retira en compagnie de Bixio, soit que celui-ci, assez républicain, ne voulût pas servir plus longtemps un Bonaparte, soit qu'il ait été endoctriné fortement par quelques amis du National. Les autres ministres ne maintinrent pas leur démission. En apprenant le résultat, Louis-Napoléon, de plus en plus surpris, proposa des concessions nouvelles. Que veut donc M. de Malleville ? Exige-t-il que j'aille lui porter mes excuses en personne ? Je suis prêt à le faire[145]. Malleville, à cette nouvelle concession qui achevait de le perdre s'il persévérait dans sa maladresse et sa mauvaise humeur, les teinta l'une et l'autre de ridicule : J'aimerais mieux me faire sauter la cervelle que de revenir sur ma décision[146]. Et le soir même, il quittait Paris pour se dérober mieux à de nouvelles instances : Ces particularités, s'excuse Barrot[147], n'ont aujourd'hui d'autre intérêt que celui de faire ressortir davantage, dans l'homme qui devait un jour avoir entre les mains les destinées de la France, ce contraste entre la témérité du premier élan de la volonté et la facilité de la retraite, entre l'excès de l'orgueil et l'absence complète de toute susceptibilité personnelle, contraste qui forme le trait le plus saillant et le plus original de Louis-Napoléon.

Barrot allait fréquemment déplorer ce caractère et tout rejeter sur la manifestation d'indépendance à laquelle ses ministres l'avaient amené. Le dégrèvement de l'impôt du sel achevait son irritation. Ainsi, résumait-il, une crise ministérielle, nos crédits et nos finances compromis, le gouvernement mis en minorité dans l'Assemblée : voilà les résultats d'un accès de colère et d'orgueil dans le chef de l'État. Ces choses ne devraient arriver que sous les gouvernements absolus[148]. Le mal qu'il avait à remplacer les deux démissionnaires compliquait encore son apprentissage ministériel, qui le révélait un peu raide, dépourvu de cette souplesse qui aide la persévérance bien méditée. De guerre lasse, il pria Faucher de consentir à échanger son portefeuille des Travaux Publics contre celui de l'Intérieur ; Faucher, de son côté, ne s'y serait décidé qu'avec une vive répugnance[149]. Lacrosse le remplaça aux Travaux publics, et Buffet, jeune député, prit la place de Bixio. Ainsi replâtré en façade, déjà faible à son début, le ministère paraissait s'affaiblir encore. Faucher au lieu de Malleville, c'était le geôlier rébarbatif après le geôlier sans façon[150]. Il ne saurait pas se faire admettre de l'Assemblée où son visage étroit et blême, toujours prêt à l'irritation, n'était que trop connu. Il faisait de la politique nerveusement et comme s'il se fût vengé sur les administrés de son mauvais tempérament[151].

A la suite de l'incident, Louis-Napoléon semblait moins négligeable à ses ministres. Ils se moquaient toujours de lui, mais en s'interrogeant, en se demandant quelquefois si Thiers n'avait pas raison de le comparer au colimaçon qui rentre ses cornes. Barrot commençait à se demander s'il ne fallait pas lui reconnaître un certain sens politique, et il craignait de le voir nouer des rapports suivis avec la Montagne[152]. Sans être déférent, on lui témoigna du moins, de temps en temps, les apparences du respect, à travers de perpétuelles inquiétudes. Le 1er janvier, l'appareil avec lequel il reçut avait été jugé encore trop monarchique. On n'aimait pas à le voir s'entretenir directement, et à part, avec l'ambassadeur d'Angleterre, avec le nonce, avec l'ambassadeur d'Espagne, les ministres de Sardaigne et de Prusse ; on appréciait peu que tous les corps de l'État fussent représentés et que la réception se terminât par celle des officiers de la garde nationale, accourus en grand nombre. On tenait rigueur surtout aux députés, empressés à se faire connaître, parmi lesquels les quotidiens citent Baraguey d'Hilliers, Victor Considérant, Duvergier de Hauranne. La présence de Thiers et de Berryer était commentée.

Un journal anglais, le Spectator, avouait les réflexions suivantes : Maintenant que le gouvernement républicain, sinon la République elle-même, a été abattu, il reste un compte à régler entre l'instrument et ceux qui s'en sont servis. Comme nous l'avons déjà dit en une autre occasion, il est possible que les partis qui ont fait nommer Bonaparte soient allés plus loin qu'ils ne voulaient. C'est comme les braves gens qui criaient : Vive la réforme ! en février, et ont crié si fort qu'on leur a donné beaucoup plus qu'ils ne demandaient. Eh bien les monarchistes de toute couleur ont crié : Vive Napoléon ! mais si bien et si fort qu'ils ont, sans le vouloir, créé un vrai Napoléon, et fait une créature vivante de ce qu'ils croyaient une poupée[153].

* * *

Renseigné sur le désaccord qui se faisait ainsi saisir dès le début, le pays, lassé et voulant avant tout la stabilité, recommençait à se dire que la situation, telle quelle, ne pouvait durer. Le remaniement du ministère donnait le sentiment d'une nouvelle expérience, nécessitée vraiment trop tôt après l'élection du 20 décembre ; il faisait constater que les rapports réciproques des pouvoirs n'étaient pas encore bien définis ; il laissait prévoir une nouvelle source de difficultés et de conflits[154]. Les journaux qui ne croyaient pas à la cause napoléonienne, — la majorité, — accusaient son représentant de n'être pas suffisamment familier avec nos mœurs politiques ; les autres lui conseillaient d'aller de l'avant, coûte que coûte, et, sans se rendre compte de la réalité, assimilant le suffrage universel au destin, qu'ils appelaient avec une certitude excessive Providence, attendaient de lui l'impossible. L'Assemblée isolée, divisée, inquiète et nerveuse, paraissait concentrer, pour les refléter mieux, le désordre et l'attente ; et comme les partis se sentaient atteints les uns les autres, n'ayant même pu arriver à se mettre d'accord, au moins pour prolonger une existence communément menacée, chacun tirait à soi de son mieux, avec égoïsme, se détruisant ainsi tous, plus inexorablement, devant le pays. Sans même que Louis-Napoléon eût agi, l'Assemblée se reconnaissait blessée sérieusement ; d'elle-même, du seul fait, presque, qu'une autorité, qui pouvait devenir réelle, existait en expectative à l'Elysée, elle se consumait. L'Assemblée, dit Barrot, était évidemment dans un état de crise intérieure ; elle se cherchait, en quelque sorte. L'élection de Louis-Napoléon pour président de la République avait jeté un trouble général ; les partis se décomposaient et se recomposaient sur de nouvelles données ; le parti montagnard ou jacobin essayait de s'emparer de la force populaire personnifiée par le président. Le parti de la république modérée, celui qui, jusqu'à ce jour, avait dominé dans l'Assemblée et gouverné le pays, s'adressait à moi par ses hommes les plus accrédités et m'offrait son concours plein et sans réserve, sous la seule condition que je m'identifierais avec lui et l'aiderais à prolonger l'existence de la Constituante. Les conservateurs de toute nuance, les légitimistes comme les orléanistes, au contraire, partageant ce sentiment de malaise qui entraînait la société presque tout entière vers un changement, se ruaient contre cette assemblée et appelaient avec ardeur le terme de son existence[155]. Fould allait lui déclarer bientôt que sa dissolution était nécessaire pour restaurer le crédit ébranlé.

Lorsque la loi sur l'enseignement (4 janvier) entra en discussion[156], la gauche du Parlement reprocha au ministère de gouverner d'une façon presque dictatoriale et, en établissant les raisons de sa critique, elle s'efforça de séparer encore le président de son ministère, ce que la façon d'être du ministère, aussi bien à l'égard de la Chambre que de Louis Bonaparte, ne pouvait que suggérer. C'était, en effet, au moment même où le projet Carnot, revu et modifié par une commission, était présenté que le ministère en dessaisissait brutalement ceux qui l'avaient établi ; en plus de tout ce qu'il marquait encore d'équivoque, pareil procédé, employé par Falloux, avait un côté vexatoire, inadmissible pour cette souveraineté parlementaire, proclamée si souvent intangible. Il était également certain, dès l'ouverture de la lutte, que Falloux prendrait une mesure réactionnaire sous couleur de libéralisme, et que la gauche avait le devoir de se méfier. Falloux se défendait en démontrant que dans le projet Carnot l'État se trouvait substitué au père de famille, et, encore que préoccupé de la liberté de l'enseignement au seul point de vue catholique, il signalait dans ce fait une atteinte à la liberté. Quinet s'efforça de démontrer, à la séance du 8, que l'instruction nationale devait être donnée sans acception de religion, mais en les respectant toutes, — ce qui devait être, plus tard, le programme idéal de Duruy. Son intervention exacte ne prévalut pas contre Falloux, difficile à combattre à une heure aussi trouble, où la loi des majorités venait d'être consacrée d'une manière si solennelle, heure plus difficile encore de ce fait que la révolution récente valait une force nouvelle à la religion, apparue le meilleur des dérivatifs aux questions sociales[157]. Enfin, si l'on se plaçait au seul point de vue parlementaire, comment forcer un ministère nouveau et différent à défendre et à réaliser les projets de ministères auxquels il était opposé[158] ?

Une bataille plus élevée dominait ce débat, en le nourrissant, celle de l'idée cléricale et de l'idée religieuse, d'une part, celle de l'idée de l'État, de l'autre ; l'idée cléricale voulait servir de trait d'union unique, absolu entre les deux. Pour régler un pareil duel, comme en 1848, pour décréter la constitution, le temps manquait. A défaut du nécessaire, il fallait encore toujours, comme précédemment, un pouvoir assez puissant pour rétablir l'accord par le principe de sa force et de son autorité, au besoin par la force même. Je ne me suis pas plus glissé en traître dans l'Université que dans la République, disait Falloux, en appréciant mieux que quiconque son mensonge, mais en y croyant parce qu'il l'estimait utile à la plus belle des causes, selon lui, en dehors de laquelle il n'en distinguait point. Il réussissait un beau coup et l'inconséquence quelque peu naïve de l'Assemblée prenait presque l'allure d'une complicité. Le représentant Dupont dévoila la manœuvre : Vous avez, dites-vous, comme pouvoir souverain, le droit de retirer des lois ; vous n'êtes, dites-vous, responsable qu'envers votre conscience. En vérité, c'est la première fois que j'entends dans une matière pareille prononcer une hérésie semblable ; vous avez parfaitement le droit, comme ministre, de présenter et de retirer une loi, mais l'esprit dans lequel vous la retirez, croyez-vous que vous n'en devez compte qu'à votre conscience ? Et quand l'Assemblée aperçoit dans le retrait d'un projet quelque chose qui ne s'approche pas d'une utopie, mais qui peut s'approcher d'une réaction, elle n'a pas le droit de vous en demander compte ? S'efforçant dans tant de débâcle républicaine d'attirer le représentant même de la République, seul en possession d'un moyen d'agir, il ajoutait : Maintenant la querelle qui s'agite entre vous et nous s'agite-t-elle entre nous et ce président qui craint d'être consacré par le suffrage universel ? Non certes ! Quant à moi, je le déclare, en mon nom et au nom de mes amis, je fais une différence entière et complète entre le président et le ministère. (Cris nombreux à gauche : Oui ! oui ! c'est vrai !)... Le jour où vous avez été nommé, j'ai, quant à moi, dit quelle était votre pensée et j'ai déclaré que je ne m'y associerais pas ; mais je déclare pourtant que je prêterai aide et assistance au président de la République, l'élu du suffrage universel. (A gauche : Très bien ! très bien !)... Ainsi donc ne confondez pas deux pouvoirs distincts. En attaquant votre pensée de réaction, nous n'attaquons pas le président de la République, nous faisons appel à ses lumières. Odilon Barrot, de son côté, posait en face de l'Assemblée, qu'il surprenait par son langage, le droit de son ministère : Je demande à l'Assemblée de respecter notre droit, comme nous sommes bien résolus à respecter le sien. Je m'oppose en conséquence, pour la dignité de ce pouvoir... à la proposition d'une remise aux bureaux que je considère comme un blâme et comme la dénégation d'un droit qui vous appartient. Dupont concluait : Restons meilleurs dans l'examen des lois, dans la discussion des lois, et ne cherchons pas à établir, pour ainsi dire, on ne sait dans quel intérêt, une barrière entre une partie de l'Assemblée et le président de la République. Cet appel au président, bien net ici, ne fut malheureusement pas entendu ni réservé davantage[159] ; et cette double fin de non-recevoir amène à suspecter les velléités de collaboration républicaine de Louis-Napoléon en décembre.

A la séance suivante, un député, ému que des cris de Vive l'empereur ! aient été poussés à l'installation de Jérôme aux Invalides, les dénonça. Le Parlement pensait surtout au danger qu'il sentait obscurément peser sur lui, et, mécontent de ses querelles intestines, il agitait déjà la question de sa dissolution. Atteint devant un pareil spectacle dans sa foi parlementaire même, Grévy essaya de réagir en voulant prouver que l'élection du 10 décembre n'avait pas été accomplie contre l'Assemblée[160]. C'était avouer à quel point la défaite se prolongeait profondément, et ce discours, mis en face de celui par lequel il avait voulu discréditer l'élection présidentielle, présentait l'aspect le plus singulier. La déroute de ce parti était telle qu'il cherchait à s'allier avec les socialistes qui l'avaient combattu au 15 mai et en juin ; il était rejeté de la Montagne ; il ne cessait pourtant d'invoquer les principes. La majorité de la Constituante ne pouvait plus faire illusion. Mécontente des éléments républicains qu'elle n'avait pas encore éliminés et qui l'empêchaient d'agir à sa guise, elle utiliserait bientôt le mouvement de colère du pays contre l'Assemblée en faisant demander sa dissolution par un avocat de Bordeaux, monté, dans la circonstance, comme un réveille-matin[161], M. Rateau, très lié avec Dufaure. Cette majorité, elle aussi, avait des vues sur le président de la République ; elle comptait l'utiliser au moyen du nouveau parlement épuré qu'elle voulait faire sortir de celui-ci par une sorte de coup d'État parlementaire, destiné à mettre debout, renforcé, un groupe de députés unanimes. La réaction avait dû, contre ses vœux, admettre un Bonaparte, et aider même son élection ; il s'agissait maintenant d'employer l'instrument momentané. La passion était intense. La politique ressemblait à une charge à la baïonnette[162]. L'Assemblée se défendait à la fois contre elle-même et contre le pouvoir exécutif. On voulait non seulement forcer la Chambre à se dissoudre, mais encore rendre impossible le décret des lois qu'elle voulait régulariser, avant sa séparation. Le texte avancé par l'avocat Râteau le prouvait bien : 1° L'Assemblée législative est convoquée pour le 19 mars 1849. Les pouvoirs de l'Assemblée nationale constituante prendront fin le même jour ; 2° les élections pour la nomination des sept cent cinquante membres qui devront composer l'Assemblée législative auront lieu le 4 mars 1849. Chaque département élira le nombre de représentants déterminé par le tableau annexé au présent décret ; 3° jusqu'à l'époque fixée pour sa dissolution, l'Assemblée nationale s'occupera principalement de la loi relative au conseil d'État[163]. Cette proposition s'expliqua sans effort quand ou sut qu'à la première des nouvelles réunions de la rue de Poitiers, le 29 décembre, M. Grandin avait annoncé la prochaine présentation à la Chambre d'une requête déjà couverte de huit mille signatures qui réclamaient la dissolution de la Constituante. — La rue de Poitiers avait, en effet, redoublé ses campagnes ; l'influence de ses hommes intervenait un peu partout et le comité établi par Falloux pour l'étude de ce que devait être en France l'instruction primaire se composait surtout de ses membres. Il est facile d'imaginer le programme qui fut élaboré. Par la crainte du socialisme, dont on jouait de toutes parts, les anciens adversaires de l'Église, de Cousin[164] à Thiers, furent amenés à coopérer ; Thiers en était même arrivé à vouloir que l'instruction primaire fût inséparable du prêtre ; il approuvait ceux qui déclaraient trop restreint le nombre des frères ignorantins[165]. Il était aussi devenu antiparlementaire et raillait sans merci la stupidité des représentants[166] ; Grévy s'étant opposé au projet de Râteau, il s'étonnait de la violence de ce M. Grévy, secrétaire, en 1846, à douze cents francs d'appointements, du comité électoral de la gauche[167].

Retenue le plus longtemps possible, la proposition Rateau fut prise en considération le vendredi 12 janvier, à trois voix de majorité. La Chambre, bien que se sachant très bas, éprouvait une certaine répugnance à ne plus exister. Elle succombait sous une fatalité invincible. En réalité, ceux qui avaient voté contre la proposition et ceux qui avaient voté pour se trouvaient d'accord. Billault, qui la réprouvait, concluait comme elle[168]. Seuls, Grévy et Pierre Bonaparte demeuraient intransigeants. La victoire était pour le fils de l'ancien défenseur de Louis XVI, de Sèze, pour Montalembert et Barrot ; et ils faisaient le jeu du président de la République tout en pensant le desservir. Montalembert et de Sèze avaient, du moins, profité du débat pour formuler quelques observations. Le premier s'était fait l'écho même du pays en constatant, tourné vers ses collègues : Vous avez cru pouvoir rester souverains ; cela n'est pas admissible ; à côté du pouvoir définitif que vous avez constitué, il n'y a pas de place pour un autre pouvoir souverain, pour un pouvoir souverain comme celui que vous aviez entre les mains et auquel vous avez renoncé vous-mêmes. Vous avez donc mis en présence deux pouvoirs, dont l'un est constitué et l'autre constituant... Messieurs, il est impossible de le nier, le flot est monté jusqu'à vous. Le second avait dit : Le débat est entre deux fractions de l'Assemblée, l'une qui veut s'en aller parce qu'elle est sûre de revenir, l'autre qui veut rester parce qu'elle n'est pas certaine de revenir. Il faisait voir combien la souveraineté de l'opinion est capricieuse ; elle avait voulu une assemblée sous le gouvernement provisoire, un chef unique sous la commission exécutive ; enfin, elle avait nommé un prince, un maître. Le pays a eu la fièvre et, comme tous les fiévreux, il s'est retourné sur son lit. Il a parcouru successivement cette série de remèdes que nous indiquait tout à l'heure de Sèze, et il est arrivé à regarder aujourd'hui une assemblée comme un remède. A-t-il tort ou raison ? Je n'en sais rien, pour ma part ; mais ce que je sais, c'est que ce malade est maître de ses médecins et qu'il a le choix de ses remèdes. Il ne s'agit pas de savoir si le malade est juste... il est tout-puissant, vous l'avez créé tel ; sa toute-puissance, vous l'avez du moins proclamée et sanctionnée ; vous n'avez donc plus le droit de la contester. Ceci n'est pas sa volonté, direz-vous, c'est un caprice. Mais à qui est-il donné de distinguer entre le caprice et la volonté du peuple souverain ?... Oui, Messieurs, vous avez déchaîné le géant, et, de plus, vous l'avez armé du suffrage universel... Il vous dit qu'il désire un changement ; il vous le dit à demi-mot encore ; ne l'obligez pas à le dire plus haut !

Les récits de coup d'État, obsédants et puérils, recommencèrent à circuler au dehors. On avança que le peuple était poussé à l'émeute afin de légitimer la nécessité d'une action énergique. L'Assemblée, cependant, n'avait rien à gagner à une action de ce genre. La lutte, comme avant l'élection, recommençait, définitive, flagrante, entre l'opinion extérieure et le Parlement[169]. D'autres bruits défrayaient aussi l'opinion publique. La propagande légitimiste était tenue pour habile ; son intrigue, magistralement poursuivie et qui avait emporté le gouvernement provisoire, la commission exécutive, Cavaignac, s'efforçait maintenant d'isoler Bonaparte afin de le mieux perdre et de le plus tôt remplacer par le comte de Chambord. Les royalistes de tout ordre tournaient autour du prince[170], d'autant plus qu'ils se pensaient certains de l'avenir. Afin d'augmenter le désarroi, on mettait en avant, selon l'usage, le mauvais état des finances, moyen toujours bon dans un pays ignorant comme le nôtre sur ces questions, et bien que la crise financière soit en général celle dont on se tire le moins mal. Les journaux activaient cette campagne en la complétant. Le National et le Siècle engageaient le prince à se méfier. La réaction est arrivée au pouvoir avec M. Louis Bonaparte, cela est vrai, mais il n'est pas moins vrai qu'elle veut aller plus loin que lui et que, si on ne l'arrête bientôt, elle lui passera par-dessus la tête. La Liberté, feuille des républicains bonapartistes, annonçait une nouvelle journée des dupes. L'intrigue philippo-légitimiste sera chassée des positions qu'elle a si habilement su prendre... Louis Bonaparte sera autre chose que le garde-place de Henri V ou du comte de Paris... Personne ne jouait franc jeu, tout le monde mentait, le plus et le mieux possible ; ne disant rien, le prince avait au moins l'avantage de son silence et de ne dissimuler que par sa réserve[171]. Il ne parle jamais, disait plus tard une Anglaise, et il ment toujours. Convenait-il de lui en imputer toute la faute, et n'était-ce pas ce que demandait l'hypocrisie du temps ? Il cherchait à créer l’ordre, la vie, la prospérité, — et son rêve, — avec l'anarchie et la duplicité environnantes. Falloux avoua dans la suite : Depuis l'élection du 10 décembre, la République n'était plus qu'un mot ; la France venait de porter contre elle un verdict presque unanime ; son intégrité ressemblait à celle de l'empire ottoman, prolongeant une vie fictive par l'impossibilité de régler à l'amiable son héritage. C'était ce malade que les successeurs divisés s'appliquent eux-mêmes à maintenir dans les apparences de la vie, jusqu'à ce que le plus impatient d'entre eux étende sa main, rompe l'accord et jette le gant[172].

La proposition Rateau devait, d'ailleurs, être discutée longtemps. La plus grande partie des parlementaires qui s'étaient prononcés contre la désignation d'une date précise, l'avaient fait dans la pensée que les réunions électorales préparatoires s'inaugureraient dans l'instant même par tout le pays[173]. Lamartine disait avec vérité : L'incertitude où sont les esprits arrête les transactions, suspend le crédit et énerve le pouvoir qui, ne croyant pas de son devoir de prolonger l'existence de l'Assemblée, ne peut s'associer à ses travaux que négativement, en retirant des projets de loi sans en présenter d'autres. » Le mouvement dont avait été suivie l'élection de décembre prouvait bien l'élan de la France, et, une fois encore, l'Assemblée, doublée du ministère cette fois, dans l'esprit simpliste des masses, semblait l'entraver. De leur côté, car la possibilité d'une entente entre le pays et le suffrage universel semblait évanouie, les députés qui s'attendaient bien à ce que les électeurs, redevenus momentanément les maîtres, prissent leur revanche, se sentaient trop proches de leur fin pour ne pas s'abandonner ; aussi suscitaient-ils, un peu au hasard, les questions les plus considérables, puis se laissaient aller ; le parti républicain se nuisait même en proposant une loi relative à l'impôt sur le revenu mobilier, par l'intervention de Goudchaux. On saura, claironnaient les Débats, que ce n'est pas la réaction qui a inventé cet impôt. Le ministère, quant à lui, dès le début de la proposition Rateau, avait senti assez sérieusement la blessure qui lui était faite par suite des difficultés qu'on accumulait autour de lui. Il lui fallait ou prendre parti pour l'opinion contre l'Assemblée, ou pour l'Assemblée contre l'opinion et, dans les deux cas, aucun des deux partis ne pourrait être le sien propre. Au-dessus de l'Assemblée, le président posait toujours son point d'interrogation mystérieux. Tirant les conséquences de la situation, Barrot estimait ainsi que l'Assemblée devait disparaître : Nous aurions pu, il est vrai, nous abstenir de prendre parti, ce qui eût été pour nous beaucoup plus commode, mais alors la lutte se fut prolongée et envenimée ; les passions, déjà trop surexcitées dans le sein de l'Assemblée, se seraient encore plus enflammées par la fermentation du dehors. En intervenant, au nom du gouvernement, nous réglions le débat, nous lui donnions une issue légale ; nous lui ôtions le caractère d'une lutte de partis et, pour ainsi dire, de personnes. Nous détournions, il est vrai, sur nous, non seulement les colères de l'extrême-gauche, ce qui nous importait assez peu, mais nous nous attirions, en outre, les ressentiments des républicains modérés, sur lesquels nous aurions aimé à nous appuyer, ce qui avait beaucoup plus de gravité. Entre les conduites à tenir, la plus dangereuse eût été de se retourner contre l'opinion dont l'élection présidentielle était sortie, et de nous constituer ainsi, et dès notre début, en état de résistance et d'hostilité contre le sentiment irrésistible de la grande masse de la nation. Est-il bien sûr, d'ailleurs, que les républicains nous en eussent tenu compte ? Ceux qui me pressaient de me prononcer contre la conservation de l'Assemblée et me promettaient à ce prix leur entier secours, ne promettaient-ils pas plus qu'ils ne pouvaient tenir ? Dans la lutte de la gauche contre la droite, ou, si l'on veut, de la République contre la réaction monarchique, ils formaient un contrepoids nécessaire et précieux à ménager : mais à eux seuls ils n'auraient pu soutenir un pouvoir qui aurait eu tout à la fois à contenir les impatiences de la droite et à combattre les violences de la gauche : la position n'eût pas été longtemps tenable et, après quelques mois passés en efforts impuissants, les deux pouvoirs se seraient trouvés affaiblis-et compromis l'un par l'autre ; les choses en étaient arrivées à ce point que le terme de l'existence de l'Assemblée ne pouvait plus être indéfiniment reculé ; dès lors, il valait mieux, pour tout le monde, le rapprocher que l'éloigner. Ce sont ces raisons qui nous déterminèrent à intervenir à nos risques et périls dans cette mêlée, et à prononcer en face de cette Assemblée, que je voyais alors toute-puissante, ce mot fatal : Il faut mourir[174]. — L'Assemblée était condamnée sans équivoque, de toute part. Le ministère se trouvait réduit à se passer du parti républicain. Le parti républicain, déjà déformé à droite par ses adversaires, prodiguait ses avances à la petite bourgeoisie révolutionnaire et même à la partie du prolétariat qui consentait à l'entendre. La garde mobile fut sollicitée, alors qu'auparavant elle avait été signalée par lui pour la dissolution. Tout fut essayé afin d'effacer juin, jusqu'à la publication de lettres, — vraies ou fausses, — de gardes mobiles faisant leur mea culpa et priant les insurgés de leur tendre la main. Un peu tard, le parti républicain distinguait sa faute, d'où venaient ses malheurs, et avec quelle facilité il avait préparé le jeu de ses pires ennemis. Ce que la Montagne avait compris, puis tenté vers octobre 1848, le parti républicain, sans aller aussi loin qu'elle, l'essayait à son tour. La Montagne avait alors vu, au moins en bloc, et par quelques-uns de ses membres, que la question se plaçait avant tout entre le travail et le capital ; les républicains ne séparaient plus cette tendance, — qu'ils avaient négligée jusqu'alors, — de la démocratie. C'est que, maintenant, les montagnards ne pouvaient plus revendiquer l'héritage du pouvoir, et,, en attendant, la nécessité de le ménager ; le pouvoir était divisé entre le ministère et le président, et ils ne faisaient sans doute des avances au président que dans la mesure où ils pensaient parvenir à être aidés par lui ; or le pouvoir de Louis-Napoléon était, en quelque sorte, secret ; celui du ministère était officiel. Les socialistes poussaient de leur mieux à cette entente, espérant dégager peu à peu leur idéal de toutes les ruines amoncelées. Un lien réunissait encore mieux ces anciens adversaires, et que l'affaire de Rome allait resserrer, la lutte contre le catholicisme, de plus en plus déserté par l'idée religieuse. Il y avait donc encore confusion, quoique d'une autre manière, et avec un certain essai de classement, mais que nous distinguons plus à distance que ne le firent, — à l'exception de Proudhon[175], — les contemporains guidés avant tout par un instinct de conservation demeuré quelque peu obscurci[176]. — L'Église seule voyait réellement clair et savait où elle allait, menant la rue de Poitiers. L'Elysée tâtonnait, encore.

Le 20 janvier, Boulay de la Meurthe était nommé vice-président de la République. Le prince avait proposé en même temps que lui, mais en seconde ligne, le général Baraguey d'Hilliers[177] et M. Vivien, et quand Léon Faucher avait donné lecture de ces noms à la Chambre, on avait ri des deux premiers. Le ministère ne pouvait que s'en féliciter : il avait présenté à Louis Bonaparte une liste où figuraient Arago et Lamartine[178] ; il s'était récrié quand Louis-Bonaparte, fidèle à ses procédés, avait répondu en tirant de sa poche sa rédaction personnelle, en opposant un sang-froid discret aux protestations. L'Assemblée, en somme, riait d'elle-même, sans s'en douter, bien plus que du président Celui-ci savait ce qu'il faisait en choisissant un homme insignifiant et incapable de lui faire ombrage ; lui laisser la présentation des trois candidats pour la vice-présidence, c'était lui laisser la disposition de cette haute magistrature dont les auteurs de la constitution avaient cependant prétendu faire un contrepoids sérieux à la puissance présidentielle. Il arriva, en effet, que des deux candidats associés à M. Boulay, l'un, M. Vivien, fut repoussé, comme ancien ministre de Cavaignac, par toute la droite et par la Montagne, tandis que l'autre, le général Baraguey d'Hilliers, trop compromis par ses excentricités conservatrices pour avoir des chances sérieuses — il présidait la fameuse réunion de la rue de Poitiers —, n'eut qu'une seule voix. M. Boulay, malgré les rires universels par lesquels son nom avait été accueilli, fut nommé, en raison de son insignifiance même, vice-président à une énorme majorité[179]. L'Assemblée, qui jugeait ridicule le choix qu'elle venait de faire[180], pensa se venger d'y avoir été amenée en réduisant le traitement de la vice-présidence à un chiffre restreint, ce qui n'était pas pour se faire mieux voir du pays.

L'élection du 20 janvier complétait, dans une certaine mesure, celle du 20 décembre. Et le public comparait deux numéros du National, — celui du 19 janvier où il lisait : Nous ne nous serions jamais douté que la désignation à une candidature aussi élevée pût être un brevet de ridicule, — celui du 21 où l'on avait imprimé : Le vote a un sens politique et réfute d'une manière éclatante toutes les accusations d'hostilité contre le président qu'on faisait peser sur l'Assemblée... Elle a voulu prouver qu'elle respecte l'élu de la nation. Inquiets, les Débats assuraient la préférence qu'ils auraient accordée à un nom célèbre, nécessaire, même près de celui du prince ; d'après eux, le pays avait soif d'être gouverné par des gens de quelque chose, ayant été livré pendant dix mois aux gens de rien. En dehors de ce qu'il y avait là d'injuste, profondément, si le sentiment de la nation répondait à celui que lui découvraient les Débats, il ne comprenait pas le terme gens de quelque chose dans le sens où ce terme était employé là ; il n'entendait pas, en tout cas, prendre ceux-ci, sauf quelques exceptions, peut-être, dans un Parlement qu'il avait condamné. Si le peuple avait opposé à l'égalité de la foule l'individualité d'un grand nom, ce nom lui suffisait pour le moment et c'est de l'homme qui le portait que la majorité attendait son salut sans se préciser d'avantage l'avenir.

Le mouvement profond, avant tout instinctif, qui avait fait l'élection, ne se ralentissait pas encore, et des protestations partielles ne l'entamaient pas à celte date. Louis-Napoléon, après quelques semaines de pouvoir, se dégageait un peu, déjà, de ses adversaires, seul victorieux, et doublement, dans son duel contre le ministère et contre l'Assemblée. En province, malgré des préparations de propagande légitimiste, on comptait beaucoup sur lui. Des lettres de l'époque, nombreuses, comme si le nouvel usage du timbre récemment frappé, — une tête de République en blanc sur fond noir, — poussait à la correspondance, disent souvent l'attente confiante de la bourgeoisie et des paysans. A Paris, les manifestations de sympathie réunissaient plusieurs classes, partout, soit à l'Opéra, où il apparaissait le 4 janvier dans l'ancienne loge du duc d'Orléans entre lord Normanby et le général Changarnier, soit au Théâtre-Français, le 14 janvier, à une représentation de Rachel où tous les spectateurs se levèrent pour l'acclamer à son entrée dans la salle, soit au Val-de-Grâce ou à l'Hôtel-Dieu où une foule énorme, réunie sur le parvis Notre-Dame, le saluait de vivats enthousiastes. Il était accompagné d'Odilon Barrot, lors de sa visite aux ateliers du faubourg Saint-Antoine, et le ministre avait pu constater par lui-même comme la population ouvrière s'était pressée autour du président. Une négligeait rien, ni personne, par penchant peut-être, surtout par politique, allait vers la jeunesse des lycées ou de l'École polytechnique, passait au quartier de cavalerie du quai d'Orsay, faisait remettre 50.000 francs à la société fondée à Paris pour la constitution, dans tous les arrondissements de la capitale, de cités ouvrières. Quand il ne se dérangeait pas, on venait à lui. Le 13 janvier, le matin, vers dix heures, cinq à six cents ouvriers, précédés de cinq bannières, se rendaient à l'Elysée, accompagnés de jeunes filles vêtues de blanc, qui remettaient au président son portrait brodé par elles ; les ouvriers lui offraient un énorme bouquet de fleurs.

Dans sa situation à la fois si nette et si compliquée, il était tenu d'agir en ménageant ses adversaires, qui variaient. Il lui fallait lutter contre ses propres partisans dont quelques-uns, peu intuitifs, se joignaient au ministère et criaient à la trahison. Pierre Bonaparte, par simple sincérité, semble-t-il, se déclarait bientôt contre le gouvernement. Toujours à l'affût, les légitimistes aidaient les bonapartistes et les républicains à croire à un complot orléaniste. Il en résultait des nécessités diplomatiques qui ajoutaient elles-mêmes à la confusion. Dînant à l'Elysée, le 5 janvier, avec M. Molé, Louis-Napoléon était amené à lui parler différemment qu'à Marrast, Il résistait, d'autre part, à l'élan de ses ministres vers les anciens fonctionnaires de Louis-Philippe, et il en résultait une sorte d'arrêt. Certains cherchaient à lui donner ombrage au sujet de Changarnier, prompts à prêter au général des propos péremptoires : il aurait déclaré que les choses ne pouvaient plus continuer de la sorte, et que dans deux mois, si la situation ne changeait pas, il y mettrait fin. Le 16 janvier, le prince tenait encore un langage spécial à Falloux qui le recevait à un dîner de quatre-vingts couverts[181], car les dîners se suivaient, le 24 chez le ministre des Affaires étrangères, le 25 au ministère de l'Intérieur. Ce soir-là, les journaux relevaient parmi les convives : le général Bedeau, Marrast, d'Argoult, Troplong, Molé, Rémusat, Mignet, Montalembert, Oudinot, Berryer, Abattucci, Vieillard, de Luynes, Meyerbeer, V. Hugo, Mérimée, Grandin, etc. A partir du 9 janvier, il avait reçu le lundi et le jeudi de chaque semaine, de huit à deux heures du soir, et les demandes étaient si nombreuses, chaque fois, que les invitations restaient toujours insuffisantes[182]. Malgré les propos que l'on rapportait de Changarnier, et qu'il tenait peut-être dans certains cénacles où sa vanité, habilement entretenue, s'éployait à l'aise, celui-ci, d'apparence toujours bonapartiste à l'Elysée, ne se contentait pas d'accompagner le prince à l'Opéra, il lui donnait encore le bras pour le conduire à la messe de la Madeleine. C'est que le mouvement napoléonien se prouvait partout, de toutes les façons. Les éditeurs mettaient en vente de nombreux ouvrages sur l'empereur, des albums de Charlet et de Raffet, Thiers, utilisant la vogue, faisait paraître bientôt la première livraison illustrée du Consulat et de l'Empire, chez Paulin, rue Richelieu. Les quotidiens, même les Débats, annonçaient des almanachs de Napoléon ; ils citaient parmi leurs réclames une eau Napoléon, composée pour l'empereur par M. Déyeux, son premier pharmacien, sur la demande de Corvisart, chez Tamisier, place Vendôme, 25[183].

Louis-Napoléon poursuivait, en même temps, sa politique personnelle au dehors, soit en envoyant le général Pelet à Turin (13 janvier), soit en recevant ensuite M. Ruffini, ambassadeur de Sardaigne (23 janvier) ou le prince Joseph Poniatowski, envoyé extraordinaire de Toscane, qui passait par Turin pour franchir la frontière, y conférait et y recevait une mission confidentielle pour le président[184], ou encore le général Zucchi (20 janvier), qui commandait à Bologne pour le pape ; surtout en expédiant Persigny en Allemagne (17 janvier). Son ancien ami helvétique, le général Dufour, venu à Paris dès le 9 janvier, avait été reçu. Nous avons vu déjà[185], qu'Arèse était accouru aussitôt après l'élection de décembre. Il avait été envoyé par Gioberti, alors président du conseil, officiellement pour venir féliciter le président de la République, secrètement pour lui rappeler le passé. Mais Gioberti se faisait des illusions sur la situation du prince qui n'aurait pu faire la guerre à l'Autriche sans alarmer l'opinion générale, ni provoquer une coalition de l'Europe monarchique, à une heure où son principal soin ne pouvait être que de s'installer. Il faut cependant le dire, l'exaltation des esprits était alors telle à Turin que tout le monde, les modérés aussi bien que les démocrates, comptaient sur Louis-Napoléon et demandaient à grands cris la reprise des hostilités contre l'Autriche[186]. Si les rapports des deux hommes étaient demeurés les mêmes, celui qui se trouvait maintenant à la tête de la France était tenu à la réserve la plus stricte, au moins en apparence.

Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères, se gardait bien d'encourager les désirs du Piémont. Le président vit souvent Arèse, d'ailleurs, et il lui exposa les difficultés de sa politique. Il les lui expliqua si bien, il se révéla si certainement pareil à ce qu'il était jadis, qu'Arèse, en revenant à Turin, était profondément convaincu que le jour où Louis-Napoléon serait le maître de la France et n'aurait plus à rendre compte de ses actes à une Assemblée conservatrice, il n'oublierait pas ses engagements de 1837[187].

De l'exil, Guizot faisait alors paraître un volume sur la démocratie en France[188], assez curieux, dans lequel il montrait la nécessité de donner place dans la hiérarchie politique à la propriété foncière, à la petite comme à la grande. La petite s'était même plus retirée que la grande sur le terrain défensif, pendant le gouvernement provisoire : le château ayant de quoi payer, se résignait ; la chaumière et la maison modeste ne pouvaient, au contraire, s'acquitter de l'impôt, sans atteindre à leurs économies. Ce seul fait avait indiqué que le pays entendait qu'il ne fût point touché à un des principes proclamés par la Révolution de 89 et, en même temps, que les réformes sociales au bénéfice de l'État ou, plutôt, par son moyen, même au profit des intérêts populaires, n'étaient bien vues, parce que mal comprises, ni du peuple, ni de la bourgeoisie. Comme si la leçon, pourtant, n'avait pas profité, la Chambre continuait à discuter sur l'impôt des quarante-cinq centimes, à vouloir taxer les biens de mainmorte, et Goudchaux, tout en défendant l'impôt nouveau sur le revenu mobilier, s'était élevé contre la suppression de l'impôt sur le sel, ce qui avait achevé de le faire mal voir. Les campagnes, qui saisissent surtout les théories politiques par rapporta l'argent qu'elles leur demandent, persévéraient donc dans leur hostilité contre le Parlement, et ni leurs pétitions, ni le livre de Guizot, récent vaincu récusé d'avance, n'avertissaient la nouvelle armée doctrinaire. Ici encore, Louis Bonaparte ralliait par-dessus l'idée républicaine que rien, ni personne, ne représentait. — Guizot faisait observer aussi que la république n'est pas la seule forme de la démocratie, capable de plusieurs sortes de gouvernements[189]. Il conseillait à la France d'employer pour son plus grand bénéfice les forces sociales qu'elle opprimait ou négligeait. Et il reconnaissait, — après le pays, — que Louis-Napoléon seul, en ce moment, était assez fort pour le tenter. — C'était presque dire : Louis-Napoléon prend la succession de Louis-Philippe et la révolution a eu raison de briser le cens électoral que j'ai défendu avec aveuglement.

Les visiteurs de l'Elysée qui avaient fréquenté les Tuileries avaient pu remarquer, à ce sujet, que si la présidence avait changé, le concierge était demeuré le même[190].

* * *

Un homme cher au prolétariat par ses antécédents insurrectionnels, par une exubérante faculté d'expansion, par un enthousiasme égaré, par sa physionomie même, qui rappelait celle du bon chevalier de la Manche, M. Charles Lagrange, s'était cramponné à l'idée de l'amnistie. Chaque jour il apparaissait à la tribune comme l'huissier du malheur, et secouant sa longue chevelure, agitant des bras lamentables, il faisait, au nom des femmes, des vieillards et des petits enfants, retentir ce cri d'amnistie qui s'en allait mourir au fond des faubourgs désolés[191]. La Chambre était trop exclusive et trop occupée d'elle-même pour prêter attention à ce qui ne la concernait pas directement ; après juin, elle pensait, de plus, non sans hypocrisie, remplir son devoir en rejetant une pareille demande ; elle n'était pas assez forte, et le calme n'était pas suffisamment revenu pour qu'elle se permît la clémence. Le président, qui inclinait vers elle, n'était pas assez fort non plus pour donner ce qu'on demandait ; il ne voulait, ni ne pouvait intervenir ; il était trop tôt ; il le faisait aussi, peut-être, par prudence personnelle afin de ne pas nuire, dans l'esprit de certains, à l'incarnation du principe de l'ordre qu'il y représentait. N'ayant pas condamné, il trouva sage de ne pas assumer sur lui le péril de la grâce. L'amnistie eût sans doute augmenté sa popularité dans le prolétariat, mais elle eût diminué la confiance que lui accordaient les classes conservatrices[192]. Le Parlement seul serait atteint par cette mesure si propre à entretenir les vieilles haines ou, même, à en réveiller, et qui parut d'autant plus rigoureuse que les condamnés furent dirigés presque de suite sur le bagne. L'affaire se triplait du fait que le ministère, insistant sur son caractère répressif, demandait le renvoi des accusés du 15 mai devant une juridiction spéciale, créée pour la nouvelle constitution et mise ainsi, la première fois, à l'épreuve, par la Haute Cour de Bourges. Ledru-Rollin contesta qu'on eût le droit d'utiliser une juridiction nouvelle, étant donné qu'elle avait été instituée après le 15 mai ; n'était-ce pas violer le principe de la non-rétroactivité des lois en matière pénale ? Là encore on discutait sur des mots sans aller au cœur du conflit. Malgré le jury, l'inamovibilité des magistrats et la publicité des débats, il restait certain que le procès serait tendancieux ; il l'était avant de s'ouvrir ; il se faisait plus contre les accusés qu'au nom de la justice. Comme en juin, on voulait en finir, se débarrasser de témoins gênants, de républicains courageux rejetés par la majorité, et cette hâte même, cette procédure, ce soin visible de liquidation, justifiaient les attaques de la Montagne. Quand une juridiction est saisie, s'écriait Ledru-Rollin, il faut qu'on aille jusqu'au bout de la ligne droite. Il faut que la Cour Supérieure vienne vider, vienne purger la procédure... Voyez donc, en effet, cette loi romaine, qui dit que le tribunal saisi doit juger et qu'une fois saisi, il l'est incommutablement. Eh bien ! cette loi romaine qui est l'expression de la conscience humaine, qui est l'expression de la raison, elle a traversé des empires, elle a survécu à des religions, car, s'il y a quelque chose qui est impérissable avant tout, c'est le sentiment profond du droit, c'est le sentiment de la justice et, je ne saurais trop vous le dire, en décrétant la loi que vous me demandez, c'est ce sentiment que vous violeriez. — L'Assemblée passa outre à une majorité de cent voix. Si l'on avait pensé à se reporter au temps où personne n'osait parler en faveur de Barbes, une minorité comme celle-ci procurait une sorte de garant d'avenir au parti de l'opposition révolutionnaire, mais le pays demeurait trop contre l'Assemblée pour réfléchir à cela. — Le moment ne tarderait pas où le ministère devrait faire appel à ce chef de l'État qu'il gardait en laisse et auquel il se refusait encore de croire[193].

La grande pensée ministérielle était toujours la destruction complète de la révolution ; une émeute, vite réprimée, sans trop de sang, eût même aidé la besogne. Il décida, d'abord en secret, la fermeture des clubs et la suppression de la garde mobile. Les clubs avaient élargi leurs cadres dans lesquels quelques-uns des républicains qui les avaient utilisés pour arriver au pouvoir, puis les avaient fermés une fois parvenus, menacés, recommençaient à venir. Leur faute était de croire encore l'heure favorable à une secousse alors que le lendemain d'une révolution, et surtout d'une révolution manquée, la paix et le calme seuls, de quelque manière qu'ils soient obtenus, sont à l'ordre du jour. La justice avait chaque jour à réprimer quelques nouvelles infractions... Ils traitaient avec la dernière violence les agents de l'autorité. Il fallait en finir de cette lutte qui exaltait chez les uns des passions dangereuses et entretenait dans le public une anxiété permanente. Les clubs, d'ailleurs, ne nous avaient pas débarrassés, ainsi qu'on s'en était flatté, des sociétés secrètes ; ils les recrutaient au contraire, et, au jour de l'action, ils en formaient l'avant-garde ; ils servaient de lien entre les démagogues de toutes les grandes villes de France, et, quoique toute correspondance leur fût interdite, ils n'en communiquaient pas moins par des voies souterraines, mais rapides et sûres, à tel point que toute émotion ressentie à Paris se propageait au même instant, et avec la rapidité de l'éclair, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, et dans toutes les grandes villes de France. Il ne fallait plus songer à pallier un tel danger, il fallait le supprimer et nous n'hésitâmes pas[194]. Le tableau semble très exagéré, il est romantique ; il est représenté tel que le voulaient les ministres, tel qu'ils le voudront durant leur mandat et encore après juin où ils purent en partie le créer à leur aise. Les déclamations socialistes qui effrayaient l'autorité, presque chaque soir au salon de Mars, au club de la. reine Blanche, au club Valentino, au faubourg Saint-Antoine, au club Roisin, ne présentaient pas un programme bien terrible, malgré le ton enflammé des orateurs. Supprimer les clubs frappait la Montagne au cœur, lui enlevait une de ses bases, la réduisait à ce rôle parlementaire où elle groupait une petite minorité. La guerre contre le cabinet ne pouvait que s'en accentuer. Les séances de la Chambre s'ouvraient par une sorte de procession dans laquelle défilaient tous les amis du pouvoir, armés de pétitions pour la dissolution de l'Assemblée. Ils venaient solennellement déposer ces épaisses paperasses sur le bureau du président. La Montagne répondait par des pétitions contraires[195]. Le ministère vivait sur une petite majorité, souvent imperceptible, ce qui corsait la bataille[196]. Accroché au pouvoir avec l'énergie désespérée du naufragé qui se cramponne à un rocher, il semblait puiser dans son impossible situation un surcroît d'insolence et d'audace. Outre les pétitions, il mettait en avant, comme des machines de guerre, les projets de loi les plus impopulaires, mais en même temps les plus essentiels au rétablissement de l'ordre, espérant bien que l'Assemblée les voterait et achèverait ainsi de se dépopulariser[197].

Ledru-Rollin, — toujours comme le faisait Barrot sous Louis-Philippe, — cria vigoureusement à la violation de la Constitution, et la gauche, fidèle à sa tactique précédente, s'efforça de ne pas mettre en cause Louis Bonaparte, soucieuse de situer uniquement la lutte entre le ministère et l'Assemblée. Divisée malheureusement, elle ne savait pas unir ses intérêts. Proudhon déclarait dans son journal[198] que la lutte se circonscrivait entre le prince et l'Assemblée, et que le ministère n'y était pour rien ; il allait même plus loin en affirmant que si la majorité le voulait avec force, avec suite, l'élu de cinq millions et demi de suffrages ne serait même plus que le bras de l'Assemblée. La Montagne finit, du moins, par déposer à la tribune, elle aussi, à son tour, un acte d'accusation du ministère, paraphé de cinquante signatures environ. Le ministère demanda la déclaration d'urgence. Il ne criait pas à la violation de la Constitution ; plus habile, il évitait de confondre le club permanent avec le droit de réunion accidentel ; il déclarait la mesure trop grave pour ne pas être examinée à loisir ; il faisait observer en outre que les faits avancés par les ministres avaient besoin d'être vérifiés et que la réduction de trente-sept à onze, pour Paris, prouvait déjà l'efficacité de la loi existante. Barrot insista : Vous dites que vous n'êtes pas suffisamment instruit, mais l'histoire ne vous répond-elle pas que jamais un gouvernement régulier, républicain ou monarchique, n'importe la forme, n'a pu exister avec les clubs ? Ou ces réunions sont devenues elles-mêmes, fatalement, le gouvernement, ou elles ont été dissoutes. Il n'eut pas gain de cause. L'urgence ne fut pas admise, par 418 voix contre 342. Le ministère, cette fois, était en minorité. C'est alors que n'ayant plus que le président, il se tourna vers lui.

On examina s'il convenait de changer le ministère et la politique suivie jusqu'alors ; dans ce cas, il fallait admettre les clubs, puis retirer la proposition Râteau. Louis-Napoléon, mandataire des volontés françaises, se régla sur elles et reconnaissant que, sur ces deux questions, la majorité nationale, par inquiétude et incompréhension, allait encore au delà du ministère, les maintint : il conclut que le ministère devait tenir plutôt pour celte majorité que pour la majorité parlementaire évidemment influencée par le sentiment de sa fin prochaine. Dans la lutte contre le Parlement, le prince et son ministère marchaient cette fois ensemble[199]. Le prolétariat, comprenant de moins en moins, ne saisissait guère davantage les subtilités logiques des chefs démocrates prêchant la glorification de l'Assemblée après l'avoir assurée de leur mépris. Aux yeux du peuple, l'Assemblée nationale restait ce qu'elle était en réalité : une consulte de monarchistes, de libéraux, de réactionnaires, de démagogues, étonnés de leur succès qui, pris ensemble, avaient, sous le masque d'un républicanisme modéré, miné la révolution dans sa base, refusé de secourir l'Italie et la Pologne, repoussé le droit au travail, mitraillé, incarcéré, transporté le peuple, décrété l'état de siège, la suppression de la presse, refusé l'amnistie et restitué la Haute Cour. M. Rateau, qui voulait licencier cette Assemblée, était plus révolutionnaire que la Montagne, que les clubs et que la presse démocratique tous ensemble[200]. Ce qu'il y avait eu de tragique souvent et de sincère dans la lutte des partis, était nié, ou demeurait incompris de la majorité française. Le parti républicain reculait pied à pied, courageusement, sauvant l'honneur dans sa retraite, mais en n'évitant pas, et par nécessité, des fautes et de dangereuses contradictions. Créateur du suffrage universel, il le récusait dans ses résultats comme dans ses principes ; il diffamait l'Assemblée, interrompait ses délibérations puis, tout à coup, se proclamait son défenseur ; il flétrissait la constitution, la démantelait pierre à pierre, puis s'y barricadait le lendemain. En face de cette mêlée, une certaine lumière tardive, bien faible encore, semblait s'insinuer, au moins momentanément. Le fossé creusé en juin s'expliquait et se comblait dans certains esprits par les efforts signalés précédemment ; et cette entente, en même temps qu'elle montrait le néant de la guerre civile, la faisait redouter par ceux qui, après l'avoir tournée à leur bénéfice, pensaient la question sociale liquidée. Le procès contre les meurtriers du général Bréa avivait, d'autre part, les souvenirs à peine engourdis et excitait les imaginations. Un parti s'organisait sur la conduite de Charles Delescluze. Quelque peu dictatorial par son club, la Solidarité Républicaine, qu'il avait fondée avec Martin Bernard, par son journal, la Révolution démocratique et sociale, ce parti se demandait de plus en plus[201] si la réaction naissante ne le contraindrait pas à l'insurrection. Il craignait moins, peut-être, Bonaparte que les anciens partisans de Cavaignac, mais ne pouvait s'en accommoder. Sa tactique tendait à protéger la République contre le prince, en secret à faire renverser le prince par les républicains modérés, puis à combattre ceux-ci ensuite pour édifier l'ère de l'égalité possible. A la faveur d'une tourmente, il espérait même n'avoir pas besoin de tant de ruse, pouvoir dissoudre l'Assemblée, renverser la Constitution et emprisonner l'élu de décembre. Martin Bernard définissait le programme par cette phrase, dès le 27 décembre 1848 : Il s'agit de revenir à un 24 février plus complet ; et c'était l'interprétation même, mais révolutionnaire, de la situation[202]. La révolution ayant été refusée par le pays, il fallait la recommencer et la lui imposer. — Les indications de Delescluze aux comités provinciaux— probablement remaniées d'ailleurs par l'accusation — portaient que la société avait pour but d'organiser un gouvernement révolutionnaire, de relier les tronçons épars de la démocratie, de créer un personnel dans chaque département, dans chaque canton, dans chaque commune. Ce n'était, d'ailleurs, que des plans, et qui furent exploités. Le nombre des insurgés ne pouvait demeurer que minime, et il était réellement bien difficile, pour ne pas dire impossible, à cette date, de croire à l'imminence d'une révolution nouvelle. Le Siècle et l'Univers, d'accord sur ce point, le prétendaient néanmoins de la même façon. Nous sommes au 24 février, disaient-ils, eux aussi ; et ils ajoutaient que le président tomberait en même temps que son ministère. La situation différait, cependant, pour deux motifs : au 24 février, la révolution n'avait pas été, elle-même, immédiatement précédée par une révolution, permettant de se rendre compte, par son passé si proche, du point où le présent risquait de mener ; en second lieu, le chef actuel était l'élu tout récent d'une très forte majorité qui, dans l'occasion présente, soutenait son ministère. Changarnier n'entendait pas que l'armée fût prise au dépourvu ni que les diverses fractions restassent isolées, ni, encore, qu'elle ne sût de quelle manière agir ; aussi détermina-t-il pour chacun de ses officiers la position à prendre en cas d'alerte, et, les chefs de la garde nationale une fois réunis, discuta-t-il avec eux les diverses éventualités du combat, leur jurant de les couvrir s'ils prenaient les résolutions les plus rigoureuses. Autre différence importante : les chefs de la garde nationale n'hésitaient pas sur leur rôle. Tout était prêt. Pour parer tout à fait au danger, résolu lui aussi à la dissolution de la garde mobile, il fit partager son sentiment au cabinet où Faucher avait déjà parlé dans le même sens. Aux termes mêmes d'un décret du gouvernement provisoire, elle devait être dissoute, et le terme indiqué approchait[203].

On se souvient que Cavaignac avait opposé à l'armée prolétarienne de juin une troupe également prolétarienne, plus jeune, et que, quinze jours après la victoire, la bourgeoisie en était déjà fatiguée. Maintenant elle s'en effrayait. Cette garde mobile recevait une paye supérieure à celle de l'armée ; n'étant ni l'armée, ni la garde nationale, et rejetée par la société, qu'elle avait sauvée, il était assez naturel qu'elle accusât la société d'ingratitude[204]. Le plus simple eût été de ne pas l'acculer à une situation semblable et s'il y eut jamais un salariat vicié dans sa source, ce fut bien celui-ci. Un autre moyen eût consisté à incorporer ces jeunes gens dans les régiments de l'armée régulière, le licenciement brutal ne pouvant que mécontenter. D'après Barrot, cependant, les soldats, sans leurs officiers, se fussent soumis ; ceux-ci les soulevèrent. Il serait peut-être plus exact de dire que les hommes, en voyant leur mécontentement partagé par leurs chefs, et, de ce fait, encouragés par eux, s'enhardirent davantage. Le pouvoir s'attendait si bien à quelque éclat qu'il avait réduit les bataillons peu à peu, de vingt-cinq à douze, puis éloigné de Paris les bataillons conservés[205].

Les officiers se réunirent en députation. L'un des plus exaltés fut Aladenize, l'ancien conjuré de Boulogne, qui serait venu protester près de Changarnier au nom de ses camarades. Si l'on en croit le Siècle, Changarnier, prévenu qu'une sorte de complot se préparait dans la garde mobile, avait donné l'ordre à tous les chefs de bataillon d'accourir à l'état-major. Il leur apprit tenir de source sûre que les officiers de la garde mobile devaient se réunir au carré Marigny pour se porter de là sur le palais de l'Élysée-National, ensuite à l'Assemblée. Il leur expliqua, ceci étant, les mesures de dissolution qui avaient été prises, leur en exposa les motifs en détails et s'efforça de les amener à plus de sagesse : il ajouta que la force devant rester à la loi, un exemple était cependant nécessaire et que quatre d'entre eux, désignés comme les meneurs, seraient emmenés à l'Abbaye. Aladenize, pâle et les traits contractés, demanda la parole. Changarnier l'exhorta au calme, le supplia de reprendre son sang-froid ainsi que de se rappeler tout l'intérêt que lui portait le président de la République. Après deux minutes de réflexion, Aladenize, perdant toute mesure, aurait injurié le général et menacé Louis Bonaparte ; tirant son sabre, puis se ravisant, il aurait fait mine de le briser sur son genou[206]. D'après la Réforme, journal assez à caution dans cette circonstance, il lui aurait même tenu ce langage : Général, les mesures toutes réactionnaires que vous prenez tendent à la désorganisation de la République ; elles prouvent votre trahison à la République et à la Constitution. Je vous déclare traître à la République et à la Patrie. Vous me demandez mon épée, je la tiens de l'élection des volontaires républicains. Je ne puis que la briser ; mais, général, nous nous retrouverons[207]. Une autre version est donnée par une lettre parue dans la République du 30 janvier 1849. D'après ce témoin, Aladenize aurait accusé Changarnier de trahir le président de la République : Citoyen rédacteur, quelques journaux ont rapporté la scène qui eut lieu hier, 27 janvier, chez le général Changarnier. Les uns l'ont reproduite d'une manière complètement inexacte, d'autres — le vôtre est de ce nombre —, tout en rendant les faits et paroles avec exactitude, n'en ont point fait ressortir la cause première. La réorganisation de la garde mobile a bien été l'occasion, mais non la cause de cette scène. Vous allez en juger. Vous pouvez croire à cette version, témoin oculaire et auriculaire, j'en atteste sur l'honneur la fidélité. Tous les chefs de bataillon de la garde mobile se trouvaient réunis par ordre, hier, à neuf heures, chez le général Changarnier. Personne ne savait précisément le but de cette convocation. Le général Changarnier qui, par devoir autant que par tact, aurait dû adoucir par ses paroles la blessure faite à des intérêts dont il ne m'appartient pas de déterminer ici le degré de légitimité, prit, au contraire, comme à tâche de les irriter. Vous allez en juger. Après avoir rapidement déduit les raisons qui avaient donné lieu à la réorganisation, telles furent, à peu près, les paroles qu'il ajouta : Je sais, Messieurs, que quelques-uns d'entre vous, dans un but d'intérêt personnel, cherchent à soulever les soldats, qu'ils devraient au contraire maintenir dans le devoir. Je sais qu'aujourd'hui une réunion de gardes mobiles de tous les bataillons doit avoir lieu au carré de Marigny dans l'intention de protester contre le décret du gouvernement. Je vous préviens, Messieurs, que je ferai sabrer la garde mobile si elle met ce projet à exécution... Se tournant alors vers plusieurs chefs de bataillon, il ajouta : Vous, Messieurs, tel et tel, vous allez être conduits à l'Abbaye pour votre conduite antérieure... Vous, Monsieur tel, vous y serez également conduit pour n'avoir pas salué un général à côté duquel vous passiez ce matin... Quant à vous, commandant Aladenize, qui n'ignorez pas l'intérêt que vous porte le président de la République, et qui, par cela même, eussiez dû vous abstenir de vous constituer l'avocat de vos camarades, vous allez aussi, pour ce fait, vous rendre à l'Abbaye. — Aladenize, en apprenant le décret, avait ostensiblement manifesté l'opinion qu'il en avait. — Aladenize se disposant à répondre, le général lui imposa le silence par un signe de la main. Vous m'imposez le silence, général ? lui dit le commandant. Jusqu'au moment où je vous ouvrirai la bouche, répondit Changarnier. — Après quelques instants d'un silence absolu, le général lui dit : Maintenant, commandant, vous pouvez parler. Ce dernier s'avançant : Je ne parlerai pas ici, général, comme commandant, mais comme citoyen... car je ne vous reconnais pas le droit de m'interrompre comme vous ne devriez même pas le faire vis-à-vis d'un caporal. Répondant alors aux paroles du général avec une chaleur qu'entretenait en l'augmentant l'indignation qu'elles avaient fait naître dans l'esprit de tous les auditeurs intéressés, il lança cette apostrophe : Général, vous trahissez la République et le président ! J'ai la preuve de ce que j'avance, je la fournirai... Oui, vous trahissez la République et le président ! J'ai dit la vérité à de plus hauts personnages que vous... Vous avez voulu décapiter la garde mobile que vous trouvez trop républicaine, vous ne réussirez pas à la tuer... J'ai déjà fait dix ans de prison pour mes opinions, je saurai bien en faire encore, mais prenez garde à vous, monsieur Changarnier, je me trouverai avant peu en face de vous, mais je serai derrière une barricade. Alors nous verrons ! A peine l'accusation de trahison était-elle portée contre le général que, sur un signal de ce dernier, les gendarmes entrèrent dans le salon — d'où il a été facile de conclure qu'ils étaient là avant l'arrivée des chefs de bataillon —. Le général leur ordonna de s'emparer d'Aladenize. C'est alors que, par un mouvement instinctif, plusieurs chefs de bataillon portèrent la main à la poignée de leur épée et se placèrent entre leurs collègues et les gendarmes, lesquels, il faut leur rendre cette justice, se conduisirent, ainsi que leurs officiers, d'une manière irréprochable. Le premier mouvement eut bientôt cédé à la réflexion, et Aladenize fut pressé par ses collègues de se laisser conduire à l'Abbaye. C'est alors que, débandant son ceinturon, il tira son épée, essaya de la rompre, ne put que la ployer, la jeta aux pieds du général en lui répétant qu'il trahissait la République et partit, escorté par la gendarmerie[208]...

Dans le récit ordinaire et le plus courant, Changarnier, après les insultes d'Aladenize, aurait également sonné, sans le moindre trouble, et ordonné que l'officier de service fût introduit. Une fois qu'il fut là, assez rapidement, suivi de cinq gendarmes, Faites votre devoir, dit le général. Aladenize fut emmené[209]. Le président de la République aurait ensuite approuvé son arrestation, bien que cinq cents gardes mobiles soient venus à la présidence réclamer contre elle[210]. — Les officiers présents à la scène qui donnèrent leur parole de rentrer dans le devoir restèrent libres. Aux environs, les gardes mobiles du fort de la Briche et de Saint-Cloud refusèrent d'abord de se laisser désarmer et se répandirent en armes dans la ville en criant : Un mois de solde ou du plomb ![211] Ils se souvenaient des insurgés qu'ils avaient combattus et modifiaient à leur usage[212], sans l'ennoblir, leur cri de guerre.

Il est assez évident que l'attitude maladroite de la réaction, le mécontentement parlementaire et le ministère coopéraient au malaise général, dont ils étaient nés. Bien des conseils municipaux étaient dissous. On réintégrait, cette fois, les anciens préfets de Louis-Philippe ; et ils se montraient fort exagérés. Si le pouvoir, appréciant tout trop à son point de vue, se préparait à frapper la Solidarité Républicaine, il laissait vivre les comités catholiques, les clubs légitimistes ; il respectait encore, il est vrai, les Amis de la Constitution. Sur la simple plainte de l'archevêque de Paris, le cours populaire d'un professeur, Léon Pilate, qui, au nom de l'Évangile, réclamait une église nouvelle, fut supprimé. On interdit, sous prétexte de politique, les boulangeries sociétaires, véritablement inoffensives. Léon Faucher décrétait séditieux le cri de Vive la République sociale !  Il le faisait traquer sur tout le territoire par ses procureurs généraux, remplis de zèle sur ce point. Louis-Napoléon avait été nommé cependant pour créer cette république-là et non pour s'accommoder du ministre qui en combattait jusqu'au nom, au point de verser au Moniteur des rapports de police, de l'avis même de Barrot, souvent inexacts. Le parti conservateur, cependant, ne s'estimait pas satisfait et reprochait au prince d'être indécis[213] ; il ne lui pardonnerait pas de ne pas vouloir encore la réaction. Ce parti admettait toujours les histoires de complot les plus terrifiantes. Les moindres faits étaient interprétés d'une façon tragique.

Le Conseil Central et le Conseil National, réunions électorales hostiles l'une à l'autre, en temps ordinaire, s'étaient rapprochées et s'entendaient pour leur fusion prochaine avec le Comité démocratique socialiste. Des lettres des condamnés de juin, dans lesquelles ils disaient longuement leurs souffrances, paraissaient au hasard des feuilles de combat et un anonyme s'écriait dans le Peuple : Le désespoir des gouvernants fait la confiance des gouvernés ! — Le 21 janvier, anniversaire de la mort de Louis XVI, des agapes secrètes avaient été célébrées, assurait-on, en l'honneur de cette exécution. L'agitation, celte fois, offrait un côté moins incertain et, aussitôt, on s'en servit en l'amplifiant. Le cabinet et l'opposition s'en renvoyaient mutuellement la responsabilité. Le peuple, qui comprenait alors non seulement le prolétariat, mais encore une partie de la classe moyenne[214], dans l'incapacité où il se trouvait de se rendre compte, reprenant sa vie de travail d'une manière inquiète, n'était guère porté à faire cesser son mécontentement, Dans ce désarroi perpétuellement accentué, semblait-il, il regardait toujours avec une certaine espérance du côté du président de la République, quoiqu'une partie de la confiance qu'il inspirait dans certaines sphères commençât de diminuer. Une sorte d'anarchie persévérante dissolvait donc naturellement les divers essais de construction gouvernementale. De part et d'autre, c'était une bataille que les deux gouvernements en présence, le gouvernement officiel et le gouvernement de l'opposition, ne voulaient pas voir cesser. Le comité démocrate-socialiste tirait la solution, et lui seul, orienté vers l'avenir nécessaire, aurait pu trancher ce différend ; mais, comme il arrive souvent aux partis extrêmes, il était impuissant d'avance, principalement par la disproportion entre son idéal et le nombre autant que le degré de culture des troupes qui combattaient, sans méthode, sans discipline, sans sentiment de la réalité, pour son exécution ; ses revendications étaient cependant nécessaires[215]. Des brochures explicatives, trop purement théoriques, s'élaboraient dans le comité formé par Michel de Bourges, Eugène Sue, Agricol Perdiguier et Miot, ainsi que des almanachs, encore si répandus à cette époque. Dans son toast aux paysans, Félix Piat les mettait en garde contre la fausse philanthropie des prêtres. Une partie des paysans champenois répondit même si bien à la propagande que le préfet de l'Aube s'en inquiétait. Le préfet, — comme le ministère, — voulait comprendre l'élection de Louis Bonaparte dans le sens conservateur, qu'elle n'avait cependant qu'en partie ; dans plusieurs des communes de son ressort, l'élection du président de la République s'était faite au cri de A bas les nobles ! A bas les curés !

Sans doute afin de se faire mieux voir de Louis Bonaparte, le cabinet demandait des poursuites contre Proudhon, qui réclamait avec une insistance quotidienne la déchéance du président[216]. Pourtant Falloux révoquait Mickiewicz au Collège de France pour le remplacer par M. Lerminier[217], ce qui ne devait pas être du goût du président qui, le 5 janvier, avait reçu Mickiewicz à l'Elysée, à la tête d'une légion polonaise[218]. Il semblait même en résulter que le prince ne pouvait intervenir comme il le voulait.

Il était de plus en plus isolé. En dépit de la popularité formidable qui l'avait élevé à la première place, il put un moment se demander si, incapable d'accorder entre elles aucune des fractions politiques, il n'allait pas périr, ne pouvant gouverner, de cet isolement. Désireux d'être mieux à même de soupçonner l'avis de Thiers, à travers ses paroles, il lui dépêcha Persigny. L'historien leva les bras au ciel : Le pays est perdu, nous allons tomber dans une anarchie épouvantable ; l'Assemblée est dominée par les clubs ; Ledru-Rollin maître de la situation ; dans huit jours, nous aurons la Terreur et l'échafaud. Persigny voulait vainement faire remarquer l'exagération évidente. Non, répliquait Thiers, il ne faut pas s'abuser. Dites au prince que je le plains et que je ne peux rien pour lui. Et, Persigny insistant encore, il revint à son éternelle idée qu'il ne devait réaliser que dans vingt-deux ans : J'engage le prince à faire venir de suite le maréchal Bugeaud et à proposer à l'Assemblée de se transporter dans une ville de province, à Châlons ou à Orléans, hors de l'action des clubs, sous la protection de l'armée[219]. Il ne parlait pas autrement l'année précédente, presque à la même époque, à Louis-Philippe. Il reflétait, d'ailleurs, l'opinion de la bourgeoisie aisée, convaincue que des événements tragiques étaient proches. L'incompréhension dominait. Nerveuse à un point presque maladif, il semblait que la France dirigeante, extraordinairement ignorante des besoins vrais de la nation, ne fût plus capable d'envisager son avenir, les hommes et les faits, qu'entre des rangs d'agents de police et de gendarmes, derrière les baïonnettes de la troupe. Un souffle de panique et de folie avait dévasté les intelligences. — Spectacle sans doute fatal dans un pays qui se refuse aux nécessités de son destin.

Cette crise, encore qu'artificielle, ne pouvait, en tout cas, durer.

Il valait mieux n'appeler Bugeaud qu'à la dernière extrémité. Il était facile d'attendre ou de tout dissiper par une simple promenade militaire. Mais Léon Faucher ne pouvait s'y résoudre, car peu d'hommes d'État ont eu, autant quelui, ce qu'on pourrait appeler l'inintelligence du pouvoir. Il fit donc fermer, sans autre explication, le club de la Solidarité Républicaine, ainsi que différents cercles démocratiques des départements qu'il estimait être en rapports permanents avec lui. Dix-sept membres de la Solidarité Républicaine furent écroués à la Conciergerie par la police qui ne songeait qu'à des revanches. Elle fit une razzia importante dans les bureaux de la Solidarité, impliquée d'avoir prêté son local aux conjurés d'un vaste complot[220]. On arrêta également d'Alton-Shée. Persigny, sur l'instigation du prince, avait bien été voir le ministre de l'Intérieur, mais sans réussir à le convaincre des excès de zèle de certains préfets. — En résumé, l'acte arbitraire du cabinet acculait presque à une nouvelle impasse. La Montagne avait le droit de crier, une fois de plus, au coup d'État. Ledru-Rollin et ses collègues firent insérer dans les feuilles une protestation violente[221] afin de signifier dès maintenant leur volonté de désobéir aux ordres de l'autorité, et cette nouvelle déclaration de guerre pouvait être interprétée comme un jalon vers un avenir qui légitimerait davantage encore l'insurrection désirée. Ils attendaient, pour agir, la violation de l'Assemblée. Le ministère comptait, de son côté, pour intervenir, sur l'imprudence d'émeutiers trop pressés. Le 24, un personnage, très haut monté par la révolution de Février[222], aurait dit : Pour que l'accord règne entre notre parti et celui qui est au pouvoir, il faut qu'on nous donne quatre ministères ; sans cela on sera obligé de se f... des coups de fusil[223]. Est-ce vrai ? Il semble qu'on ait le devoir d'en douter. — On arriva ainsi au 29 janvier.

Paris offrait bien cet aspect particulier d'une ville qui prévoit et, peut-être même, en secret, désire des événements. Des nouvelles contradictoires, souvent les plus invraisemblables, s'imposaient ici et là, momentanément, comme certaines. Le petit jeu des pronostics avait, d'ailleurs, été épuisé la veille, les milieux de gauche persuadés que les royalistes coalisés devaient faire une démonstration contre l'Assemblée, les républicains du centre et quelques socialistes convaincus que le président expérimentait les moyens d'un coup de force, une partie du centre et toute la droite plus sûrs encore, non sans une violence hostile à toute preuve contraire, que la Montagne recommencerait la tentative de juin, sans merci cette fois, victorieuse grâce à une offensive foudroyante. Aucun plan défini de révolte ne semble cependant avoir été fixé, et nous nous en assurerons peu à peu. La situation découlait bien de l'équivoque dans laquelle se répartissaient les pouvoirs les uns vis-à-vis des autres et les différentes classes de la société, aussi bien entre elles que vis-à-vis de ces pouvoirs. Dans le monde politique, chacun continuait de compter sur les fautes de ses adversaires, tout en se promettant de ne pas commettre celle de marcher le premier. Il ne pouvait y avoir de réalisation, en tout cas, du fait de cette indécision et de cette attente mêmes.

Le rappel fut battu dès l'aube[224] dans toutes les légions de la garde nationale ; les tambours, au lieu de battre par bataillon, résonnaient comme pour une prise d'armes générale, mais sans que personne parût s'empresser de répondre à l'appel. La troupe seule, portant l'équipement de campagne, se déploya vite sur les quais, le long des Champs-Elysées, à la Présidence, boulevard de la Madeleine, place de Bourgogne, place de la Concorde. Vers dix heures, on annonçait que le fort de la Briche, à Saint-Denis, était aux mains de la garde nationale mobile qui avait refusé de le rendre aux troupes de ligne tout en jurant de défendre la République jusqu'au dernier moment. On prétendait que la garde républicaine de la caserne Tournon avait refusé de descendre du côté de l'Assemblée Nationale[225].

Tandis que la troupe cernait de toutes parts le Palais-Bourbon, Marrast, président de la Chambre, et Degousée, questeur, reposaient paisiblement. Un député, Hamard, réveilla le questeur, puis courut chez le président. Rencontrant Goudchaux, il l'entraîna dans la chambre où dormait celui des Français qui, à cette heure, aurait dû être le mieux éveillé. Enseveli sous les courtines, les rideaux bien clos, M. Marrast oubliait la vie[226]. Sur le premier moment, il laissa voir une surprise incrédule. On le fit se lever et on le conduisit à la fenêtre. En voyant scintiller les baïonnettes, immédiatement, sa surprise prit un aspect de fureur. Degousée lui fit observer avec calme que, dans des circonstances aussi critiques, une seconde perdue risquait de passer pour une erreur aussi bien que pour une trahison. Marrast écrivit aussitôt à Changarnier de venir s'expliquer sur le mouvement des troupes. Il était huit heures au Palais législatif quand l'estafette partit. A dix heures, le bureau de l'Assemblée, réuni en hâte par Degousée, attendait encore la réponse. Au lieu de se rendre à l'invitation, le général se contenta d'une lettre, probablement insuffisante, peut-être même sans grands égards[227], que remit son aide de camp. La leçon était dure. L'avenir menaçait avant même qu'on eût pensé nécessaire d'y prendre sérieusement garde. De quelque façon qu'on envisageât le présent, afin d'y faire face, il ne restait à Marrast que la constatation évidente de son impuissance, et sa colère, épouvantable, ne l'en consolait pas.

Vers onze heures, le bruit se répandait que la garde nationale de la caserne du faubourg Poissonnière établissait des postes militaires dans toute l'étendue du faubourg et surveillait par des patrouilles les rues adjacentes. Des communications auraient été établies entre la caserne de la rue Notre-Dame-des-Victoires, aux Petits-Pères, et le fort de la Briche, à Saint-Denis. Un drapeau avait été confectionné sur lequel était inscrit : Vive la République démocratique et sociale[228]. La population restait d'ailleurs calme. — A midi, le château des Tuileries était fermé. On faisait évacuer le jardin occupé par le 4e régiment de ligne et les compagnies disséminées de la première légion. Le 5e et le 9e léger, le 2e dragons, le 5e régiment de lanciers, des détachements du 1er régiment de génie, ainsi que d'autres troupes, étaient répartis dans les cours intérieures ainsi que sur l'esplanade des Invalides. Dans les casernes, tous les hommes étaient sur pied, sac au dos, prêts à marcher. Les ministères, où n'avaient pénétré que les employés, étaient fermés. Des sentinelles de la garde nationale entouraient les mairies. — A midi et demi, vers la place de la Concorde encombrée de troupes et où deux escadrons du 4e lanciers occupaient l'entrée des Champs-Elysées, un bataillon de la garde nationale descendait de la barrière de l'Etoile. Le général Perrot, qui le conduisait, l'amena au pied de l'Obélisque. Des patrouilles parcouraient constamment le pont de la Concorde afin d'empêcher les rassemblements, mais la foule, tassée, résistait avec douceur. Les visages se montraient sans animosité, sans passion[229], simplement attentifs et malicieux. Les Parisiens regardaient notamment avec curiosité la batterie du 10e d'artillerie, qui avait pris place devant la grille du Palais législatif, appuyée par les 7e et 26e régiments de ligne. Le 2e de dragons campait quai d'Orsay, à peu près à la hauteur de l'hôtel de la Présidence. — Ce fut également vers midi et demi qu'arrivèrent les députés, en masse. La présence de Pierre Bonaparte produisit une sérieuse impression[230]. Dans le Palais-Bourbon, la salle de la Paix était déserte. Les députés considérés comme influents étaient entourés au fur et à mesure qu'ils se rendaient dans les bureaux ; une certaine agitation animait les couloirs. On raconta bientôt qu'un détachement du 8e bataillon de la garde mobile, qui s'était rendu à l'état-major du Carrousel, était sorti avec armes et bagages, son chef de bataillon en tête, avait suivi la rue Saint-Honoré, la rue Croix-des-Petits-Champs et la place des Victoires, encadré d'une foule considérable et enthousiaste, aux cris de : Vive la République ! Vive la mobile ! A bas les ministres ! A bas les Blancs ! Puis le détachement serait entré dans la caserne des Petits-Pères en chantant la Marseillaise.

Marrast, en relisant la lettre de Changarnier, comprit qu'il ferait bien de n'en pas donner lecture. Le bureau, qui escomptait assez anxieusement sa teneur, se montra indigné de cette réserve qu'il n'avait pas de peine à s'expliquer. On s'attendait à tout, on se demandait même si l'on ne préparait pas l'Empire, et l'éventualité de la dissolution de la Chambre fut considérée au moins par certains comme sérieuse[231]. Un des secrétaires, nommé Péan, voulait faire mander les ministres et Changarnier à la barre du bureau ; selon lui, la garde de l'Assemblée devait être confiée à cinquante mille hommes sous les ordres de Lamoricière. Celui-ci, soutenu par Bedeau, déclina cette proposition, défendue encore par deux députés et par Goudchaux. Son adoption eut peut-être modifié profondément les destinées de la France[232]. Marrast, déplus en plus incertain, se satisfaisait de moins en moins de sacolère, maintenant sans limite. Il dut se contenter de confier au général Lebreton la garde du Palais, et le choix ne laissait pas de paraître singulier, Lebreton ayant conquis son impopularité pendant les journées de juin, surtout dans un des jours rares où le peuple paraissait prêt à se rapprocher du Parlement, de la Constitution, de la République légale. Mais Marrast pouvait-il choisir autrement ? Il n'y avait pas là préférence, il y avait réellement fatalité. A cette heure, Marrast ne croit pas que le peuple soit sympathique à l'Assemblée, bloquée par surprise. L'ancien rédacteur en chef du National, l'ancien maître de la République, sous le soufflet qu'il vient de recevoir, tient l'armée et le pays pour des rebelles ; sans raisonnement complet, livré à son seul instinct par cette fureur qui l'exalte, comme en 1848, il appelle celui dans lequel il voit l'étoffe d'un nouveau Cavaignac ; et Lebreton, d'ailleurs, qui avait déjà gardé la Chambre en juillet 1848, faisait-il autre chose, en quelque sorte, que reprendre son ancien commandement ? Depuis décembre, malgré ses invites au président, Marrast sent bien qu'il s'enlise ; il n'ose s'avouer qu'il ne se reconnaît plus le même homme et, même dans cette défaite, il voudrait se reprendre à espérer. Il est une proie offerte, engluée d'avance dans les explications de Boulay de la Meurthe et d'Odilon Barrot qui arrivent sur ces entrefaites et s'enferment avec lui. Comment ne pas les croire ? Cette colère redoutable tombe réellement, il sort métamorphosé de son cabinet, à point pour ouvrir la séance de l'Assemblée en couvrant le ministère et, de ce fait même, l'Elysée.

Le peuple circulait toujours, un peu gouailleur. Il semblait augmenter au fur et à mesure qu'il ne se passait rien. Il stationnait devant le placard où Léon Faucher, fidèle à son humeur, insinuait à la garde nationale que les insurgés de juin, — tués ou déportés, cependant, — revenaient détruire la famille, la patrie et la société. Il appelait presque à l'insurrection contre les émeutiers invisibles : Habitants de Paris, il ne suffit pas que la société soit forte, il faut encore qu'elle montre sa force ; le repos et la sécurité sont à ce prix. Que tous les bons citoyens secondent le gouvernement dans la répression des troubles qui agiteraient la place publique. C'est la République, c'est la société, elle-même, ce sont les bases éternelles du pouvoir que les perturbateurs mettent en question. La victoire de l'ordre doit être décisive et irrévocable[233]... Ces perturbateurs ne se montraient point et, de crainte qu'ils ne fussent réduits à l'audace par l'exagération du ministre, bien des gens sensés qui lurent l'affiche l'arrachèrent au plus vite. Ironique et contemplatif comme il s'est toujours montré depuis ces fatales journées où tous les chefs lui manquèrent à la fois[234], le peuple ne paraissait pas disposé à la lutte. La garde mobile seule s'indiquait belliqueuse[235]. On arrêta le colonel Forestier, de la 6e légion, coupable d'avoir manifesté des craintes sur les velléités du ministère[236] et les intentions de cet homme de soixante-cinq ans étaient si loyales qu'il aurait écrit dans un sens identique, en même temps, à Louis-Bonaparte et à Changarnier. On arrêta aussi vingt-sept personnes dans le local de la Solidarité Républicaine où la police fit encore merveille. L'affolement était grand. Deux des fils de Madier de Montjau furent appréhendés.

Vers deux heures, le président de la République sortit de l'Elysée, accompagné seulement d'un officier d'ordonnance et de quelques lanciers[237]. Un groupe important d'hommes du peuple stationnait rue Saint-Honoré devant la porte, et des cris variés, qui devaient se répéter sur d'autres points, en partirent : Vive l'empereur ! ou Vive la République ! Vive la Constitution ! Vive l'Assemblée Nationale ! Vive l'amnistie ! A bas les ministres ! Les agents laissaient faire. Le président de la République ne saisissait qu'imparfaitement ces clameurs confuses. Ne pouvant se faire entendre au milieu d'un tel tumulte, il poursuivit son chemin[238]. Place de la Concorde, on cria : Vive la République ! Vive la mobile ! Vive l'Assemblée ! ou A bas les blancs ! A bas les royalistes ! A bas le ministère ! A bas Changarnier ! La foule était considérable. Louis-Napoléon fit le tour de la place et prit la rue de Rivoli[239] ou, poussant vers les boulevards, après avoir franchi celui des Capucines, il suivit la rue de la Paix et regagna l'Elysée[240]. D'après Fleury, il aurait suivi un autre itinéraire : Champs-Elysées, place de la Concorde, rue de Rivoli jusqu'à la cour du Carrousel et les quais, que l'on avait projeté de longer jusqu'à l'Arsenal. Sur tout le parcours, une foule assez compacte, animée de sentiments divers, avait escorté le président, le saluant tour à tour des cris de : Vive la République ! et Vive Napoléon ! Lorsque le prince traversa la cour du Carrousel, les acclamations redoublèrent et, en passant devant la cour des Tuileries, les deux bataillons de gendarmerie mobile qui y étaient cantonnés se portèrent spontanément aux grilles. Levant leurs bonnets à poils au bout de leurs fusils, officiers et soldats, unanimes dans leur enthousiasme, firent au président une ovation. Les cris de Vive Napoléon ! entremêlés de Vive l'empereur ! semblaient dire au prince : Faites comme votre oncle au retour de l'île d'Elbe. Entrez, et nous allons vous porter en triomphe dans la salle du Trône. Il y eut à ce moment une vive émotion dans le cortège... Je me souviens d'avoir regardé Louis-Napoléon d'un œil interrogateur... Mais le prince, calme et sage, continua sa route, et nous allâmes ainsi jusqu'au but déterminé sans nouvel incident à signaler. Au retour, à la hauteur de la rue Saint-Denis, sur le quai, le général Changarnier, rayonnant, vint prendre place aux côtés du président et lui faire le récit de la journée[241]. — D'après Maupas également, — qu'il ne convient peut-être pas de croire en entier, sur ce point, quoiqu'il soit moins sujet à caution que Fleury, — Louis Bonaparte aurait été l'objet d'une véritable ovation[242]. En passant en revue les troupes massées aux environs de la place de la Concorde et des Tuileries, l'enthousiasme de la population et de l'armée l'aurait acclamé immensément ; et ce fut cet enthousiasme même dont se serait émue l'Assemblée[243]. Émile Ollivier se montre plus affirmatif encore ; à ses yeux le prince aurait pu faire un coup d'État sans en être empêché. Il est possible que la droite le pensait et même l'espérait ; son impatience au Palais-Bourbon donnerait lieu de le croire, et le rôle de Changarnier semble véridique, mais le ministre de 1869 n'exagère-t-il point avec un pouvoir de simplification trop facile quand il ajoute : Qui l'arrêterait ? La victoire a été facile, complète ; les bons, rassurés, lui crient qu'il ne prendra jamais assez de pouvoir ; les mauvais, déconfits, croient prudent de se taire ; ses amis l'excitent à pousser à bout ses avantages et à balayer une constitution impraticable. Quoi qu'il dise, on le soupçonnera ; être soupçonné d'un acte, n'est-ce pas, dans certains cas, un encouragement à l'accomplir ? Les hommes d'importance dont il n'est pas encore séparé : Thiers, Molé, Victor de Broglie, Changarnier, se réunissent autour de lui pour délibérer s'il ne conviendrait pas d'en finir par la force avec une Assemblée qui délirait et qui ne voulait pas mourir. Molé était irrésolu, V. de Broglie mal à l'aise et ennuyé, Changarnier impatient, le président réservé ; Thiers marchait de long en large. Il dit que les violences de l'Assemblée ne nuisaient qu'à elle et fortifiaient le pouvoir présidentiel, qu'il ne fallait pas gaspiller l'opération héroïque et douloureuse d'un coup d'État, tant que la maladie n'était pas devenue assez dangereuse pour justifier ce remède[244]. Singulière scène, si elle se passa, bien caractéristique, et qui jette un jour particulier sur décembre 1881 : A mesure que Thiers parlait, ajoute Ollivier, la figure du président s'éclairait, se détendait, visiblement satisfait de ces conseils d'abstention. Avez-vous vu, modula Changarnier à Thiers en sortant, la mine du président ? C'est un... Suit une expression d'un mépris débordant. De retour à son quartier général, il dit à ses officiers, parmi lesquels se trouvaient le vicomte J. Clary qui l'a attesté : Le président a perdu aujourd'hui une belle occasion d'aller aux Tuileries[245].

Louis-Napoléon ne songeait pas à un coup d'État. L'envoi de Persigny en Allemagne le prouvait très bien. Il entendait résister aux suggestions qui lui seraient adressées à ce sujet, comme à celles qui avaient précédé, puis suivi le 20 décembre. Tout au plus reconnut-il le terrain[246], l'opinion des troupes et de la population et, d'après les journaux, comme d'après Castille, il ne semble pas que la population ait été tout à fait aussi enthousiaste que le racontent Maupas et Ollivier. Elle s'attendait à quelque chose, elle ne savait au juste quoi, et eut laissé faire, d'abord, peut-être, mais pas avec unanimité. Le récent conflit avec la garde mobile indiquait que l'on aurait sans doute eu tort de compter sur sa complicité. L'Assemblée aurait retrouvé des partisans. Enfin, Louis Bonaparte eût fait le jeu de ses adversaires, exécuteur du coup d'État au profit de ses ministres et de quelques hommes politiques. N'étant pas indispensable, le coup d'État n'était pas nécessaire. Le prince redoutait certainement avec sincérité la pression de la droite, de ministres comme Faucher, et de militaires comme Changarnier[247].

Au Palais-Bourbon, à peu près dans le moment même où sortait Louis Bonaparte, le procès-verbal était adopté. Les tribunes étaient bondées. Une trentaine de députés s'agitaient autour du président, armés de pétitions pour ou contre la dissolution de la Chambre. L'un d'eux s'écria : J'ai l'honneur de déposer sur le bureau du président une pétition tendant à prier l'Assemblée de rester à son poste jusqu'à ce qu'elle ait entièrement combattu les manœuvres royalistes. Barrot rassura ses auditeurs sur ce qui se passait au dehors et présenta les raisons du gouvernement pour le licenciement de la garde mobile. Degousée envenima les explications du vieux tribun des Vendanges de Bourgogne, parvenu à la présidence du conseil sur les débris de sa popularité[248], en apportant à son tour des récits explicatifs sur les surprises de la matinée. Marrast dut répondre, fut contraint d'assurer que son droit présidentiel n'avait pas été contesté. J'ai à donner, dit-il, des explications rassurantes (murmures à gauche), et il inventa : Il paraît que, pendant la nuit, j'avais été prévenu, mais on n'a pas voulu troubler mon sommeil. (Rires à gauche.) Il ajoutait que la lettre de Changarnier était parfaite. Lisez-la ! s'écria-t-on à gauche. Non ! Non ! répliqua-t-on à droite, et Marrast murmura : C'est une lettre confidentielle. (Hilarité un peu menaçante de la Montagne.) Il insista sur l'aimable démarche de Barrot. M. le président du conseil est venu dans mon cabinet. Il m'a appris qu'on était venu me prévenir pendant la nuit, mais qu'on n'avait pu parvenir auprès de moi. C'est pour cette raison que je ne savais rien... Ces douceurs ne calmaient pas la gauche. Antony Thouret, moins disposé au sourire qu'en 1848, s'agitait inutilement au pied de la tribune. La droite réclamait déjà l’ordre du jour en criant : Assez ! Assez ! Elle l'obtint. Tout le monde avait plus ou moins hâte d'arriver aux deux questions principales, la responsabilité du président de la République, la proposition Râteau. La même querelle travaillait la Constituante depuis son origine, ce duel entre l'exécutif et le législatif qui fait le péril des monarchies constitutionnelles et de certaines républiques libérales.

Le citoyen Fresneau, persuadé, dit-il, que le pays était las de l'Assemblée, vint défendre la proposition Rateau. Les envahisseurs du 15 mai n'avaient guère parlé autrement que ce jeune révolutionnaire de la réaction : La démocratie socialiste avait fait son 15 mai au dehors, les monarchistes faisaient le leur au dedans[249]. Après que l'assistance se fut occupée de Dufaure, ému et agité entre Malleville et Coquerel, Jules Favre prit la parole, et la garda deux heures sans cesser de passionner son auditoire. Il nomma désertion la dissolution de l'Assemblée dans des circonstances pareilles ; il énonça les dangers auxquels conduiraient les droits de pétition exagérés : Le droit de pétition est sacré ; il doit être respecté : il est écrit dans la constitution. Mais est-ce à dire que ce droit est absolu ? Si vous allez jusque-là, le droit de pétition sera le droit d'anarchie et de révolte ! Remarquez où Ton va !... On va jusqu'à dire que 173.000 signatures représentent l'esprit public ! Ce serait la ruine de tous les gouvernements libres. La minorité aura toujours le droit de dire dans sa pétition : Je suis le peuple, retirez-vous ! Avec un pareil système, il n'y a pas de gouvernement possible. On en dira à la Législative autant qu'à vous. Puis on pétitionnera contre qui ? Je n'ai pas besoin de le dire. Il rappela qu'Odilon Barrot avait passé les dix-huit années les plus glorieuses de sa vie à soutenir la suprématie des grandes assemblées. Et son masque blême tourné vers Thiers qui ricanait : Cette Assemblée n'a pas besoin de lumières nouvelles ; elle suffit aux besoins du pays. A qui fait-elle donc obstacle ? A quelqu'un qu'on ne dit pas, à quelqu'un qu'on ne voit pas, quoiqu'il ait l'intention de gouverner. Rien n'est plus dangereux qu'un gouvernement occulte et rien n'est plus faible qu'un ministre qui le protège. Je me demande avec qui l'Assemblée est en désaccord... Je proteste de toutes mes forces contre les paroles du préopinant quand il vous a dit que la nomination du président de la République avait été la condamnation de l'Assemblée. Ne venez donc pas dire que le pays a condamné sa politique au 10 décembre. C'était pourtant vrai en partie, et le grand talent de Favre ne pouvait donner le change. Son mérite fut de dénoncer avec finesse la réaction déjà si sûre d'elle-même, de tenter l'impossible en essayant une fois encore de rattacher la partie républicaine de l'Assemblée au président, et, surtout, de déchirer le domino de ces vieux ministres qui s'étaient glissés dans une assemblée républicaine pour semer l'intrigue, puis y moissonner les bénéfices de la confusion[250]. La Chambre, quant à elle, ne vit que sa défense et lui en sut gré. Mais pouvait-elle continuer de se faire illusion ? Décolorée comme elle l'était, elle se fût marquée du ridicule suprême en émettant les velléités de se muer en convention ; elle n'en possédait ni l'étoffe, ni les moyens, ni les motifs. Elle y pensait sans doute, sans oser bien croire à cette pensée même. Il était singulier de constater ainsi de nouveau l'évocation de la Terreur, mais au long des feuilles de gauche, cette fois, accusatrices, dans leur fièvre inquiète, de la Chambre, du ministère, même du président. — La Chambre était bien marquée, décidément. Elle avait été condamnée, peut-être du jour même où Cavaignac n'avait pas été réélu[251]. Elle s'était suicidée par les élections du président[252]. Favre continuait, non sans justice, toutefois : L'Assemblée est encore prête à soutenir le cabinet s'il veut rentrer dans la constitution. Pourquoi donc, quand le cabinet n'a pour nous que des paroles de défiance, quand les dangers s'accumulent, quand le terrain est brûlant, quand à nos portes on réunit les troupes malgré le citoyen président, pourquoi nous retirerions-nous ? Je vous demande si nous devons nous retirer. Nous serions responsables de tous les événements qui porteraient ensuite atteinte à la sûreté du pays, à la sécurité de nos institutions ! Est-ce que l'on ne peut répéter à cette tribune ce qui se dit partout, qu'il faut en finir avec la République, que c'est un mauvais gouvernement, un gouvernement qui perd nos finances, qui ne fera jamais le bonheur de la France ? Si on vient porter cette question à la tribune, nous soutiendrons la discussion sous toutes ses faces. Où étiez-vous, Messieurs les chevaliers de la légitimité, lorsque votre idole tombait au soleil de juillet ? Où étiez-vous, défenseurs de la monarchie constitutionnelle, lorsqu'elle prenait la fuite vers l'Angleterre ? Mais que feriez-vous de la monarchie que vous avez laissée bafouer deux fois ? La monarchie ? elle ne serait qu'un présent funeste, un prétexte de lutte entre deux partis qui se haïssent, qui s'entredéchireraient. Favre se doutait-il qu'il faisait le procès d'un certain parlementarisme mal compris et de cette Constituante même qu'il entendait défendre, et ne défendait, au fond, qu'à contrecœur ?

Victor Hugo répondit au milieu de l'hilarité de la gauche : Pour dissoudre l'Assemblée, nous invoquons la nécessité politique. Il conseillait encore de faire appel au remède souverain, le suffrage universel. Il n'y a rien de plus grave en politique que les gouvernements qui tiennent en défiance leur principe. Louis-Philippe venait de le prouver. Il faut montrer au pays que l'on a confiance en lui si nous voulons qu'il ait confiance en nous... Ne faites pas à l'Assemblée qui vous suivra l'injure que vous a faite le gouvernement provisoire. La majorité comprendra que le moment est venu de dire si elle veut se prolonger indéfiniment ; s'il en était ainsi, l’esprit de la France se retirerait de l'Assemblée. Cavaignac, soulevant la brume d'un oubli récent, mais déjà certain, aligna de nobles phrases qui n'étonnèrent même pas, malgré l'incertaine poignée de main du 20 décembre, l'indifférence générale. Je comprends que pour ceux qui ne sont émus que par une ambition individuelle, il y ait des vainqueurs ou des vaincus dans une pareille lutte. Quanta nous, qui sommes animés par un véritable sentiment républicain, c'est avec amour, c'est avec bonheur que nous avons suivi cette grande épreuve nationale. Nous n'avons pas vu l'élu de la nation, nous n'avons vu que la victoire remportée par elle. Je prie ceux de mes collègues qui parlent souvent de ma défaite, m'entourant cette expression de paroles bienveillantes, d'être bien convaincus qu'au 10 décembre je n'ai pas vu de vaincu, mais une grande victoire à laquelle je dévoue ma vie tout entière[253]. Malgré que la clôture fût décidée, une ombre plus lointaine encore souleva le premier linceul qui se tissait autour d'elle, et l'indifférence fut peut-être encore plus générale, celle de l'ancien auteur des Girondins, cette histoire dont Louis-Philippe sentait le danger et qu'il appelait une mauvaise action. — A onze voix de majorité relative, et cinq de majorité absolue, — 416 contre 405, — les conclusions de la commission contre la proposition Râteau furent écoutées et on décida que l'Assemblée passerait à une seconde délibération. La question de responsabilité du président de la République ne montait jamais à la surface de la discussion, bien qu'elle y régnât au fond. C'est dans la presse aventureuse de la démocratie avancée qu'elle fut posée fort nettement, mais non pas avec une parfaite bonne foi. La faute en était à la Constitution. Le président de la République ne pouvait, en réalité, se considérer comme inférieur à l'Assemblée nationale puisqu'il tenait, comme elle, son mandat du peuple même. La validation de l'Assemblée, sur laquelle Proudhon appuyait son argumentation, n'était qu'une affaire de forme. Le peuple eût écrasé l'Assemblée qui n'aurait pas craint de repousser son élu, quel qu'il fût. En face d'un individu, une assemblée a l'air d'une abstraction. Six millions de volontés qui communient en un seul homme offrent une densité bien plus grande qu'un nombre double de volontés réparties entre neuf cents élus d'opinions diverses. C'est ce dont la Constitution n'avait pas tenu compte[254].

Cette journée dont on attendait tant, ou, du moins, quelque chose, et pendant laquelle des nouvelles singulières comme l'arrestation de Changarnier ou la demande de son arrestation par Marras[255] avaient couru, s'achevait sans résultat. Elle demeurait bien décidément neutre, comme la situation, voilée comme elle, malgré qu'il apparût clairement à ceux qui ne se payaient pas de mots que l'accord serait tout de raison à l'avenir entre elle et le président de la République[256]. Malgré les précautions prises par Louis-Napoléon pour demeurer d'accord avec son ministère, il était apparu seul au grand jour, maître de la troupe, en partie, face au peuple de Paris, tandis que ses ministres et ses députés se débrouillaient confusément dans l'enceinte législative sans que la majorité française parvînt à comprendre leurs querelles ; et si son action sur la population parisienne ne fut pas aussi forte que le prétendaient ses partisans, il sembla bien que celle qu'il exerçait sur l'armée, par sa seule présence, était sérieuse. — Les journaux annonçaient le 31, que le président avait pris la résolution de passer en revue, le lendemain et les jours suivants, chacun des régiments qui se trouvaient à Paris[257]. Il savait, en même temps, contenter le ministère, qui se déclarait satisfait et, même, se rapprochait de lui ; l'Assemblée avait essayé de le faire, mais condamnée à disparaître, elle lui était moins utile que ses ministres, pour le moment, si ceux-ci semblaient devoir durer. Il les dominait déjà, et à partir de cette journée du 29, les bruits de coup d'État prirent encore plus de consistance que précédemment, De tous les côtés, on tomba ainsi d'accord, sans s'entendre, pour affecter une victoire. Le ministère se vantait d'avoir étouffé une conspiration, les républicains socialistes répétaient qu'en se refusant à prendre les armes, ils avaient déjoué la conjuration ministérielle et les royalistes. Plus silencieux, plus modeste, Louis-Napoléon dînait à l'Elysée en compagnie de quatre vieilles dames qui s'étaient parées de turbans, comme aux beaux jours de leur jeunesse, et du général Bachelu qui les comparait de ce fait à des mameluks. Trois de ces anciennes beautés de l'Empire étaient Mme Salvage, la générale Regnaud de Saint-Jean-d'Angély et la maréchale Ney[258].

Il avait récemment reçu Morny. Les deux frères s'étaient compris d'un seul regard, sans une parole. Louis-Napoléon avait simplement exprimé, comme à d'autres, le désir de soutenir le ministère.

* * *

La Chambre essaya, le lendemain, de soulever un coin du voile.

La séance commença par une interpellation de Sarrans sur le colonel Forestier. Fidèle à la tactique précédemment suivie, il fit observer combien l'arrestation était arbitraire, le colonel ayant simplement voulu défendre la loi, c'est-à-dire le Président et l'Assemblée. Il restait cependant vrai que le public, dont le vote avait opposé Louis Bonaparte à la Constituante, s'étonnait du mélange. L'honorable député déclarait : Il y a là, dans mon opinion, attentat contre la majesté du pays. Et une voix se faisait entendre : C'est Changarnier qu'il faut arrêter ! Sarrans ramenait le débat au point où il était resté la veille : Ce fait n'est pas isolé. Il faut le rapprocher d'un autre. Hier, notre président, dans une indulgence excessive envers le gouvernement, a refusé de mettre sous nos yeux le texte d'une lettre qui lui avait été écrite par le général Changarnier. Eh bien, s'il était prouvé que cette lettre est une négation de votre droit (murmures), vous devriez exiger qu'elle fût produite. Le citoyen président a répondu par une subtilité... Il a dit que cette lettre était confidentielle... C'est un document parlementaire qui est la propriété de l'Assemblée. C'est au mépris de nos droits que l'on refuse cette communication. S'il était vrai que cette lettre exprimât cette pensée : Vous m'appelez auprès de vous, je ne puis m'y rendre. J'ai communiqué votre message au citoyen ministre de l'Intérieur. Il a pensé que cette réponse était parfaitement suffisante... L'orage était déchaîné ; la droite protestait avec le plus de bruit possible afin d'empêcher l'orateur de parler. Quelqu'un s'écria : Ayez le courage de déposer une demande de mise en accusation. Nouveaux cris de la droite. Sarrans parvint à dire : Souvenez-vous de ce fantôme de conspiration qui s'est évaporé... Ce qu'il y a de certain, c'est que jamais il n'y a eu une pareille démonstration de forces contre un danger imaginaire. Il y a eu conspiration contre la République, soit de la part des éternels ennemis de l’ordre, soit de la part des éternels ennemis de la République. Je demande que l'Assemblée veuille bien ordonner une enquête. Faucher répliqua en soutenant que Marrast était un suffisant appréciateur de la lettre ; quant à Forestier, il affirmait que la protestation écrite de celui-ci n'avait jamais été le motif de son arrestation ; le ministre avait dû ne pas tolérer les efforts du colonel en vue d'exciter un soulèvement contre le pouvoir établi. — L'accusation, fausse en elle-même déjà, apparaissait, de plus, tellement exagérée que l'on se récria d'un peu partout. On sait bien qu'il existait un complot ! répétait rageusement Léon Faucher. — Pressé de révéler, quand même, la lettre du général, Marrast en donna connaissance. Elle était correcte. Elle avait, de plus, été atténuée à loisir. Restait l'enquête que le représentant Bac réclamait à ciel ouvert, afin que l'on sût qui conspirait des républicains ou des royalistes. Odilon Barrot la repoussa, estimant que le débat tendait à s'égarer. Guinard défendit alors Forestier des allégations dont il avait été victime. Il refusait au gouvernement le droit d'arrêter à la légère un homme qui commandait à 12.000 soldats et qui s'était montré héroïque aux journées de Juin. Je prie l'Assemblée de bien retenir mes paroles : je mets au défi le citoyen ministre de l'Intérieur de rien prouver contre le colonel Forestier. Je déclare qu'une réparation lui sera faite. Mis en cause, Faucher se déroba : La conduite de M. Forestier est déférée aux tribunaux. La justice est saisie. Il ne convient à personne de devancer ses décisions. Malleville appuya ces paroles hypocrites. Quinet, à son tour, vint protester : Les sentiments du colonel Forestier sont les miens. S'il a été arrêté, je mérite de l'être. La droite sourit de pitié. Flocon demanda encore que l'enquête fût décidée, mais la Constituante, précisant une fois de plus sa majorité réactionnaire, se contenta de passer à l'ordre du jour.

Le lendemain, Martin Bernard défendait la Solidarité Républicaine. Il réclamait lui aussi une enquête ; il protestait contre la saisie de la correspondance de la société, d'autant plus irrégulière que la Solidarité Républicaine elle-même, qui comprenait parmi ses membres vingt-cinq députés, n'avait jamais été poursuivie. Odilon Barrot s'inspira de Faucher, en montrant plus d'adresse au début : C'est se faire une étrange idée de la justice que de croire qu'elle est aux ordres du ministère. La justice fait son devoir et elle puise dans sa conscience sa responsabilité morale. Ledru-Rollin plaça la question sur son terrain véritable : Il ne s'agit pas de faire juger ce que fait la justice. Personne de nous n'a cette pensée. Ce qu'il s'agit de faire, c'est de demander au gouvernement s'il a agi contre un complot ou contre une association. Baroche, procureur général, réclamant la parole, Ledru-Rollin lui demanda s'il avait devant lui le procureur ou le représentant Ce n'est pas le procureur, répondit-il, qui demande la parole, c'est le représentant. Et après que Marrast eut également certifié : Il n'y a pas de procureur général ici, il n'y a que des représentants, un procureur ne doit d'explications qu'à la justice, Ledru-Rollin répliqua : Le citoyen ministre de la Justice n'a pas dit si on poursuivait une association ou un complot. Cependant il a laissé supposer qu'on poursuivait l'association. Or l'Assemblée tout entière est intéressée dans cette question. Car il y a association de toutes sortes de couleurs ; il y a l'association de la rue Duphot, celle de la rue Cassette, celle que préside M. de Montalembert. Toutes ces associations, qui ne sont pas favorables à la Constitution, vivent au même titre que nous. Il y a là une question de liberté générale. Or j'ai le droit de demander si c'est l'association qu'on attaque, alors je la défendrai ! Si c'est un complot, j'attendrai l'action de la justice. Mais je ne puis parler que quand je saurai si c'est l'association ou le complot qu'on poursuit. Baroche se dirigea vers la tribune, malgré Faucher qui lui criait : Ne répondez pas ! et déclara, — ce qui équivalait à ne pas répondre, — que l'Assemblée ne devait pas intervenir ; à ses yeux Ledru-Rollin n'avait qu'à poursuivre sa défense devant les tribunaux. Ledru-Rollin observa inutilement que, s'il en était ainsi, toutes les associations étaient mauvaises ; l'Assemblée, fidèle à elle-même, demanda l’ordre du jour. C'était jeter le masque. Ledru-Rollin eut, au moins, le mérite d'une belle défense : Dans tous les temps, sous tous les gouvernements, sous le dernier gouvernement, alors que M. Barrot était dans l'opposition, lorsque des poursuites politiques étaient ordonnées et qu'on demandait compte de cette mise en action de la justice — une voix : On avait tort ! —, il ne suffisait pas de répondre que la justice était saisie, M. Barrot ne se contentait pas de celte réponse. En effet, la justice est lente, et, par ce moyen, un ministère qui veut frapper un droit peut le frapper pendant si longtemps qu'il arrivera à l'extirpation de ce droit. En somme, on avait arrêté dans Paris, occupé par 84.000 hommes de troupe, des individualités parfaitement respectables. Ce n'étaient pas là des faits judiciaires, mais des faits politiques. La question nous intéresse tous. Il y a une société des amis de la Constitution qui a les mêmes bases que la nôtre. Il y a des sociétés légitimistes qui veulent la mort de la Constitution et qui vivent au même titre que la nôtre.. Et l'Assemblée passait encore à l’ordre du jour.

Dans la même séance, on discutait une proposition de Billault s'efforçant de faire établir le budget des recettes avant celui des dépenses. Cette proposition, d'un sens commun digne du bonhomme Richard, et qui n'était qu'une application à l'Etat de tout ce qui règne dans toute maison bien ordonnée, fut repoussée à sept voix de majorité relative[259]. Passy, ministre des Finances, fournit ses raisons. Ce n'est pas la première fois qu'il est question de voter en premier le budget des recettes. Cette question a été agitée dans les autres assemblées ; mais des raisons sont constamment prouvé l'impossibilité de l'établir avant le budget des dépenses. Un petit mot glissé défendait indirectement la proposition Falloux : On dit que les dépenses se sont accrues d'une façon énorme. C'est vrai, mais à qui la faute ? L'instruction publique dépense vingt millions aujourd'hui ; elle ne coûtait que trois millions en 1830.

Le 1er février, Schœlcher présenta une demande d'amnistie au milieu du silence de ceux qui avaient été, en partie, cause du massacre. Dornès, dit-il, a demandé en mourant l'amnistie pour ceux dont les balles l'avaient frappé. Je vous demande d'acquitter ce sublime testament. Et tandis que le député Pelletier réclamait aussi la pitié pour le peuple, un de ses collègues, Ernest Gérardin, jetait cette parole brutale, définissant la lutte des classes mieux qu'aucun de ses partisans : Le peuple, c'est la garde nationale !Je ne comprends pas cette interruption, disait, bien doucement, Pelletier. Et la droite, féroce, mentait sans pudeur : C'est nous qui ne comprenons pas ! Pelletier dit la vérité, cette vérité que la Constituante n'avait entendue qu'au dehors, et qu'elle forçait en quelque sorte à jaillir enfin d'elle-même : Ce n'est pas le peuple qui s'est révolté, il a été excité. Les auteurs de toutes les émeutes, ceux qui les font depuis cinquante ans, sont ceux qui ont été au pouvoir et qui n'ont jamais rien fait pour le peuple... On l'a toujours mis à part et traité de haut. Et toujours la droite : Rappelez l'orateur à la question ! ou il faut vous rappeler à la pudeur, vous ! Et Marrast, de plus en plus obéissant : Il est impossible de laisser établir des distinctions pareilles. Pelletier jetait alors cet appel si simple : On doit avoir de l'indulgence pour le peuple. L'armée est organisée, le clergé, la magistrature ; aussi ne se révoltent-ils pas ; MAIS LE PEUPLE, LUI, N'EST PAS OBGANISÉ. (Tumulte, protestation.) Il répétait : On n'a rien fait pour empêcher les journées de Juin ; on a tout fait pour les précipiter... J'en appelle à vos consciences ! Appel superflu. L'identique réponse ne changeait pas. Rappelez l'orateur à l'ordre ! L'amnistie fut naturellement rejetée.

Le ministère menait partout une campagne active afin de faire croire au complot du 29 janvier. Il groupait à nouveau dans le Moniteur d'étranges rapports de la police provinciale ; son effort tendait à démontrer l'existence d'un vaste plan réparti sur tout le territoire afin de se poser mieux en sauveur de la société. De nouvelles exhibitions militaires étaient décidées et Paris, certains jours, se réveillait tout surpris en état de siège. La comédie réussissait d'ailleurs assez bien, grâce aux sentiments craintifs de la bourgeoisie, mal remise encore de ses émotions. Le ministère, trop satisfait, devint imprudent. A la séance du 3 février, son conflit avec l'Assemblée prit des proportions sérieuses. Barrot apparut moins olympien. Le journal qui se servait de ce qualificatif disait dans un article de tête : La majorité de la commission pense que les passions qui ont fait explosion au 15 mai et au 23 juin n'ont pas encore renoncé au projet de substituer la république dictatoriale à la république constitutionnelle, la république sociale à la république du suffrage universel[260].

Le député Baze, au nom du comité de justice et de législation, donna lecture d'un rapport concluant au rejet de la mise en accusation des ministres, puis le député Voirhaye disculpa le cabinet à son tour : Nous ne sommes pas assez loin du 15 mai et de juin pour n'avoir rien à craindre, présentait-il comme une des meilleures raisons ; et utilisant les termes mêmes du journal : On veut substituer la république dictatoriale à la république du suffrage universel, la république sociale à la République de la Constitution. Il s'écriait, le 29 janvier : Quand même l'appareil déployé eût été trop grand, nous ne devrions pas nous en plaindre. Il faut bien décourager les factions en leur donnant la conscience de leur faiblesse. Le point capital de la thèse était celui-ci : La proposition d'enquête n'attaque pas seulement les ministres, elle va frapper les autres pouvoirs responsables par lesquels le ministère est choisi. (Mouvement.) Les bons citoyens peuvent-ils mesurer sans effroi les dangers qui naîtraient de ce conflit ? Après juin, nous étions la seule autorité constituée. L'exercice de celte autorité par l'enquête ne pouvait blesser personne ; nous n'avions devant nous aucun pouvoir rival. (Murmures.) Il y a à côté de nous un autre pouvoir, sinon souverain, du moins indépendant. Si nous mettons ce pouvoir en suspicion, nous agiterons le pays, nous empêcherons la concorde, la reprise du travail, la paix. Songeons aux résultats probables de l'enquête. Si l'enquête établit que nous nous sommes trompés, que nos soupçons sont injustes, et que le pouvoir a prévenu une grande et vaste conspiration (Oh ! Oh !...), ce qui arrivera, c'est que l'Assemblée aura compromis son autorité morale, qu'elle aura compromis l'avenir de la République elle-même. Prenez garde ! Des conflits entre les deux grands pouvoirs de l'État aboutiraient à une révolution et tout cœur républicain comprend qu'une révolution nouvelle serait la perte de la République. — Molé : Très bien ! Nous devons nous tourner avec déférence vers l'élu du peuple. (Rumeurs.) Ayons le respect non seulement sur nos lèvres, mais dans le cœur. (Mouvement.) Soyons plus fidèles aux sentiments que nous avons montrés après l'élection du 10 décembre qu'à ceux dont nous avons fait preuve avant l'élection. Montrons notre force, notre union pour combattre l'anarchie, car l'anarchie, c'est le triomphe à venir de la réaction. C'est alors qu'un rédacteur du Siècle, honorablement connu, Perrée, apporta un document propre à éclairer d'une manière intéressante l'hostilité du cabinet contre l'Assemblée. Je ne puis donner, établissait-il dès le début, un vote de confiance au cabinet. Il faut distinguer la question ministérielle du fond du débat ; il faut distinguer la question ministérielle de la question gouvernementale. J'ai entendu un mot, il y a quelques jours, qui m'a surpris, tombant de cette tribune. On a dit que le ministère était pris dans la minorité. C'est cela qui nous fait vivre et nous perpétue dans un état d'antagonisme. Là est le danger de la République. La situation est grave ; sa gravité vient de la faiblesse du ministère... On nous parlait dernièrement de gouvernement occulte, on nous disait que rien n'est aussi faible qu'un ministère protégé, nous avons un gouvernement occulte, nous avons un ministère protégé... Il indiquait la tactique du29 janvier : On a eu peur d'un complot, on a assuré sa position par cette peur même ; les émeutes fortifient les gouvernements. On en a profité pour se raffermir. — La situation est-elle moins grave ? Non. On ne peut pas entrer dans un salon, être abordé par un ami sans qu'il vous dise : La République ? Elle en a pour deux mois ! On le dit dans les salons, à la Bourse, — à la Bourse que le ministre de l'Intérieur prend pour thermomètre de la situation. C'est un mauvais thermomètre. Il citait ce passage d'un journal de province : Le ministère a fait son devoir, qu'il marche et la société lui emboîtera le pas. Qu'il offre le combat aux ennemis de la société et le pays sera avec lui ; c'est aussi le rôle d'un gouvernement d'offrir le combat. Et Odilon Barrot s'écriait : C'est trop fort !Il y avait selon moi, reprenait Perrée, une voie plus large à suivre pour le ministère ; il fallait suivre la route tracée par le président de la République : au lieu de faire appel aux opinions extrêmes, il ne fallait faire appel qu'aux opinions modérées... Il ne fallait pas se placer ni à droite, ni à gauche, mais dans le milieu de l'Assemblée Nationale... Le ministère, au lieu de faire de la conciliation, a fait appel aux mauvaises passions. Il a excité une agitation immorale qu'il a appelée l'exercice légal du droit de pétition... Et quand je parle ici du gouvernement, je fais allusion surtout à un membre du cabinet. Il touchait à l'essentiel. Voici ce que je lis dans un bulletin envoyé aux préfets par le ministre de l'Intérieur : Le premier besoin du pays est la dissolution de l'Assemblée ; l'arbitraire de cette dictature est intolérable ; nous ne pouvons vivre sous ce régime exceptionnel. » Il citait encore : Des pétitions affluent de toutes parts. Le vote du 10 décembre a un sens que l'Assemblée oublie, et tant que le provisoire ne cessera pas, les adversaires de l'ordre auront l'avantage. Que le pays soit bien averti : qu'il pétitionne avec persévérance ; qu'il dise de la voix la plus haute à l'Assemblée que son œuvre est accomplie, etc. Je vous le demande, sont-ce là les pratiques que les gouvernements réguliers doivent se permettre ? Je propose l’ordre du jour suivant : L'Assemblée, convaincue que l'existence du cabinet crée des dangers à la République, passe à l'ordre du jour.

Léon Faucher essaya de se justifier : L'orateur qui descend de la tribune nous a jetés bien loin de l'enquête ; je ne viens répondre qu'à deux allégations. On nous parle d'un journal de Maine-et-Loire ; sommes-nous responsables de ses articles ? Ce journal, dans ce moment, est poursuivi (Rires.)... — La correspondance dont on a parlé nous est étrangère. — Malleville : Ils le savent bien ! — Perrée rectifia : Soyons précis. N'envoie-t-on pas aux préfets, tous les jours, à cinq heures, des nouvelles de la journée, sous forme de bulletin ? Je ne dis pas que ce soit le ministre de l'Intérieur qui rédige ces bulletins, je dis que ces bulletins sont envoyés aux préfets sous le couvert du ministère. Faucher, attaqué directement, se déroba : Citoyens, le gouvernement n'a pas à répondre pour les nouvelles qu'il communique à ses agents. Il ne peut répondre que des pièces signées de lui. Et le bruit augmentant le ministre répéta encore rageusement : Le gouvernement n'a pas à répondre des ordres qu'il donne à ses agents encore une fois, et ne peut être responsable que de ce qui est signé par lui. Un député venait aussitôt affirmer que le journal de Maine-et-Loire n'était pas le moins du monde poursuivi pour l'article incriminé, mais pour un article d'octobre dernier. Falloux essaya d'une casuistique qui ne réussit point et Perrée, malgré les efforts de ses collègues, reprit la tribune : J'ai affirmé et j'affirme encore que le bulletin dont il est question est arrivé sous l'enveloppe du ministère de l'Intérieur et avec le cachet de l'Intérieur... Je demande que la parole du citoyen Faucher ou la mienne soit jugée par l'Assemblée ! Elle prononcera entre nous deux. Faucher se défendit encore moins bien que précédemment : Je suis obligé, maintenant, d'entrer dans des détails que j'aurais voulu épargner à l'Assemblée. Avant la révolution de Février, il existait au ministère de l'Intérieur ce qu'on appelait le bureau de l'esprit public, qui était chargé de fournir à la presse, des départements des renseignements, des communications, quelquefois des articles faits entièrement. Il communiquait l'esprit du gouvernement à la presse à sa dévotion. La révolution de Février a aboli cet état de choses, et ce n'est pas moi, certes, qui voudrais le rétablir. Je ne sais ce qui s'est passé depuis, mais ce que je puis affirmer, c'est qu'il n'existe rien de pareil au ministère. Je ne voudrais pas employer de pareils moyens. Je dédaigne la presse... (Oh ! Oh ! ) c'est-à-dire, je la dédaigne comme moyen dans une pareille situation... Voici ce qui a lieu aujourd'hui. Il y a une entreprise à Paris qui envoie aux journaux de province des articles, des renseignements, un journal tout fait pour ainsi dire. Le ministère de l'Intérieur a un abonnement, avec cette entreprise qui lui fournit un certain nombre de feuilles qui sont envoyées aux préfets. Je ne savais pas que ces feuilles fussent accompagnées d'opinions (bruit) ; maintenant j'exigerai (bruits plus violents)... Mais à l'heure où je parle ces feuilles sont envoyées dans les départements. Comment voulez-vous que je les connaisse ? J'exigerai dorénavant qu'on en fasse disparaître le bulletin qui renferme les opinions des rédacteurs. (Ah !) Je n'entends en aucune façon être responsable d'aucune des paroles renfermées dans ces correspondances. (Bruit.) Il faut établir ceci, que les correspondances qui ne sont pas faites dans les bureaux du ministère ne pourront lui être imputées à responsabilité. Maintenant j'exigerai qu'aucune correspondance ne puisse être jointe aux communications du ministère. On réclamait l’ordre du jour. Barrot dit : On veut la dissolution du ministère ou sa dislocation. Et des voix nombreuses ponctuaient : Parbleu !... Le pays le demande. Marrast essayait de soutenir Barrot, — quel changement avec 1848 ! — qui, face à la tempête grandissante, s'étonnait : Quelle étrange préoccupation est donc celle de cette Assemblée ? Est-ce qu'il n'est pas écrit dans la Constitution que le pouvoir présidentiel ne peut dissoudre l'Assemblée Législative, et c'est lorsque je rends hommage à la puissance de nos assemblées, c'est à ce moment que j'entends des cris A l'ordre ! bien inintelligents. (Murmures.) Je vous disais donc que sous l'ancienne monarchie... Il était interrompu sans égards : Vous croyez y être encore ! Barrot oubliait alors, après quelques considérations d'ordre général, les dangers précédents et finissait par dire : Citoyens, voyez ce qui se passe. Il n'y a aucun danger sérieux dans la Constitution. Les sociétés secrètes ont beau fermenter dans leur repaire, la société en saura triompher ; elle a désormais le sentiment de sa force. Mais ce qui est dangereux, c'est lorsqu'il s'élève la moindre apparence d'un dissentiment entre les pouvoirs. Et les voix : Retirez-vous ! Un député demanda : Si le président de la République, parce qu'il est responsable, peut garder son ministère tant qu'il le veut et malgré l'Assemblée, qui donc prononcera ? La droite : Le pays ! — L'ordre du jour pur et simple eut la priorité et fut repoussé au scrutin secret par 407 voix contre 387. Le ministère devait se retirer. Il demeura, et l'Assemblée incertaine, tiraillée, effrayée de sa propre force, se prétendit satisfaite, dans la séance suivante, des dénégations du ministre de l'Intérieur.

Il était difficile de conserver des doutes sur l'état de la société. L'avenir se précisait de plus en plus. Un journal qui se solidarisait encore, — pour un jour, — avec la Constituante en croyant y voir, malgré tout, le dernier moyen de la liberté, donnait ce passage avec raison : Les tentatives coupables qui ont échoué lundi dernier devant le calme du peuple ont révélé à tous les républicains les progrès souterrains de ce parti monarchique que Février épargna. Il est impossible de s'abuser aujourd'hui, les partis intermédiaires ont disparu. La République et toutes les réformes qu'elle contient en germe se trouvent face à face avec la monarchie ; tous les abus du passé se dressent comme une digue pour arrêter les flots de l'avenir ; tous les préjugés que l'esprit humain a vaincus ont retrouvé un reste de vie pour étreindre la société et la retenir dans son essor vers des destinées meilleures.

La séance du 6 fut également instructive.

Marrast donna lecture de la proposition Rateau.

L'Assemblée Nationale décrète : Art. 1 : L'Assemblée Législative est convoquée pour le 10 mars 1849. Les pouvoirs de l'Assemblée Constituante prendront fin le même jour. — Art. 2 : Les élections pour la nomination des sept cent cinquante membres qui devront composer l'Assemblée Législative auront lieu le 4 mars 1849. Chaque département élira le nombre de représentants déterminé par le tableau annexé au présent décret, — Art. 3 : Jusqu'à l'époque fixée pour sa dissolution, l'Assemblée Nationale s'occupera principalement de la loi électorale et de la loi relative au conseil d'État.

La lutte commença de suite et rappela Rateau à la tribune. Ah ! enfin ! le voilà ! fit entendre la gauche. Rateau, qui siégeait au centre droit, traversa la salle au milieu des rires et des exclamations ironiques. Il dit, sans plus : Je déclare me rallier à l'amendement présenté par le citoyen Lanjuinais. La gauche constata : C'est une abdication. Wolowski la souligna : Comme l'un des auteurs d'une proposition qui fixait la dissolution de l'Assemblée au 25 mars, je déclare me rallier à l'amendement du citoyen Lanjuinais. — Cet amendement pacificateur était ainsi rédigé :

Art. 1 : Il sera immédiatement procédé à la première délibération de la loi électorale. La deuxième et la troisième auront lieu à l'expiration des délais fixés par le règlement. — Art. 2 : Aussitôt après le vote de cette loi, il sera procédé à la formation des listes électorales. Les élections de l'Assemblée Législative auront lieu le premier dimanche qui suivra la clôture définitive des dites listes. L'Assemblée Législative se réunira le dixième jour après les élections. — Art, 3 : L'ordre du jour de l'Assemblée sera réglé de manière qu'indépendamment de la loi électorale la loi sur le conseil d'État et la loi de responsabilité du président de la République et des ministres soient votées avant la dissolution. — Art. 4 : Le décret du 11 décembre 1848 est rapporté dans celles de ses dispositions qui sont contraires à la présente loi.

Lanjuinais soutint sa proposition contre celle de Rateau. En réalité, les deux tendaient à peu près au même point. — Les députés actuels ont deux devoirs, disait, en substance, Lanjuinais ; ils se doivent d'abord de mettre le plus tôt possible en présence les uns des autres, d'une manière normale, les nouveaux pouvoirs républicains que la Constitution à établis ; ils comprendront ensuite qu'ils ne sont plus régulièrement constitués maintenant qu'ils ont établi un pouvoir constitué régulièrement, Et il laissait passer ce soupir : Ah ! si nous n'avions pas fait nommer le président ! Il résumait ainsi la différence de son texte : La proposition Rateau ne nous permettait pas même de faire la loi électorale, enfin ne nous permettait pas de compléter la Constitution. Voilà pourquoi je l'ai écartée. On a voulu aussi fixer un jour éloigné qui ne nous permettait pas de remplir nos devoirs. Il m'a paru qu'il était nécessaire de donner satisfaction à toutes les opinions, à toutes les pensées. Ma proposition étend encore assez loin nos devoirs de représentants. Le projet sur la loi électorale que vous avez entre les mains est une limite naturelle à laquelle nous ne pouvons nous refuser. Après la promulgation de la loi électorale, nous nous retirerons. Il faut réduire le délai autant que nous le pouvons ; nous le devons ! Voyez, citoyens, à quelle époque cela nous reporte ! Il faut trois lectures de la loi électorale qui demanderont trente jours ; la discussion double au moins le chiffre. Joignez à cela les autres projets qui se discuteront successivement et vous arriverez facilement à trois mois. (Murmure.) Je crois que toutes les opinions doivent se réunir sur le point que j'indique. Le citoyen Guichard, en répondant, faisait au sujet de l'Assemblée des aveux pénibles dont elle ne se rendit pas compte. Nous qui avons promis des allégements au peuple, nous devons entrer dans cette voie... Reportons-nous au 24 février. A cette époque, les uns disaient : Nous n'avons pas fait seulement une révolution politique, elle doit être sociale. Les autres disaient : La révolution n'est pas politique. Et alors la révolution a subi les phases de toutes les révolutions. Le bien s'est fait attendre, les maux ont été immédiats. Les populations ont été en proie aux suggestions des partis ; on a dit que la république ne produisait que des maux. On a crié : Revenons à la monarchie ! Les autres disaient : Oui, la République a produit des maux parce que l’on n'a pas fait une révolution sociale. Nous sommes entre ces deux dangers ; il y a un abîme devant nous et un abîme derrière nous. Rallions-nous tous sur le terrain de la Constitution. La querelle venait du fait, plusieurs fois prouvé, que ce terrain était impraticable.

Félix Pyat définit la portée réelle des propositions Râteau, car, ajoutait-il, le citoyen Lanjuinais est un Rateau plus modéré. Décidé à revendiquer la vérité, et peu respectueux des coutumes parlementaires, jeune, sans doute, aussi, parmi de vieux routiers, il s'écria : Nous ne sommes pas de ceux qui réclament le scrutin secret et qui votent en présence de Dieu, en cachette des hommes : nous ne couvrons pas plus notre pensée que nos votes. Et pour ma part, j'ai horreur de cette langue de tribune qui justifierait le mot de Talleyrand que la langue a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée ; oui, j'ai horreur de cette langue de convention qui consiste à dire le contraire de ce qu'on pense et qui flatte en blessant. Règle générale, quand on veut tuer quelqu'un ici, on l'embrasse, on l'entoure de précautions oratoires, vraies bandelettes à victimes qu'on appelle convenances parlementaires et que j'appelle, moi, hypocrisie. Il est temps de montrer toute la vérité, sans abat-jour. Pyat s'étonnait que l'Assemblée fut si mal traitée par ceux qu'elle avait si bien servis. Au fond, ce qu'on reprochait à l'Assemblée, c'était d'aller trop lentement sur la pente réactionnaire où elle était déjà si avancée ; et le procès, ainsi dressé contre la Constituante, apparaissait, quoique fort tardif, important, ne fût-ce que par l'aisance de l'orateur à démontrer que cette Assemblée n'avait guère été républicaine. Oui, cette Assemblée qui a si bien mérité du pays, qui lui a donné tant de gages de son esprit de sagesse et de conciliation, qui a tant fait pour l'ordre et la société, comme dit M. Barrot, qui, en effet, depuis huit mois a fait les lois de l'état de siège, de transportation, de cautionnement et d'attroupement, les lois des clubs, des octrois, des onze heures, des quarante-cinq centimes, des caisses d'épargne, de la contrainte par corps, que sais-je, toutes les lois de conservation et de compression nécessaires au maintien de la confiance et de la paix, cette Assemblée qui a fourni amplement au pouvoir toutes les armes dont il a eu besoin pour vaincre l'anarchie, qui a livré au principe d'autorité la liberté individuelle, la liberté de la presse, d'association, de pétition, bref toutes les libertés qui pouvaient troubler l’ordre et la stabilité, cette Assemblée, citoyens, qui, par respect pour les biens acquis, pour les droits du passé, a laissé tempérer, altérer les principes de la révolution, de sa propre constitution, qui a admis la liberté avec la dictature, l'égalité avec l'aumône, la fraternité avec le canon, qui a rempli le pénible, le terrible devoir de combattre la faim et de refuser l'amnistie ; cette Assemblée, enfin, qui, de peur d'embarrasser personne, a trouvé avec tant de courtoisie et d'agilité, selon l'heureuse expression de M. Drouyn, la même majorité pour les gouvernements les plus variés, qui, toujours par amour de l'ordre et de la société, a poussé le dévouement jusqu'à exclure de la République tous les républicains, l'abnégation jusqu'à leur préférer les satisfaits de la veille devenus les affamés du lendemain, la complaisance jusqu'à recevoir les ministres posthumes de Louis-Philippe, pêle-mêle avec les revenants de Sunderbund et de la légitimité, eh bien, cette Assemblée n'a pas encore contenté la contre-révolution ! Pourquoi s'en étonner ? Du jour où l'Assemblée, pour rallier les irréconciliables, a sacrifié le droit au privilège, le travail au capital, les petits aux grands, ceux qui pouvaient défendre la République à ceux qui devaient l'attaquer, on pouvait bien prédire ce qui lui arrive. Pourtant, malgré tant de lares, l'Assemblée, par esprit de conservation même et par intérêt, était demeurée quelque peu républicaine, et c'est cela qu'on ne lui pardonnait point, c'est à cause de cela qu'on lui demandait de disparaître. L'orateur reconnaissait que la Constituante, après avoir cédé le fond, voulait, du moins, garder la forme ; mais quels services peut rendre, en politique, une forme qui ne sert à rien ? Toutefois, à ses yeux, conserver l'Assemblée empêcherait la manœuvre des réactionnaires, qu'il dévoilait en ces termes : Eux, ils veulent un instrument de restauration, ils veulent, au moyen de l'ignorance et de la misère qu'ils ont faite, tourner le suffrage universel contre lui-même, avoir une Législative qui détruise la Constitution une fois violée, qui efface jusqu'au mot de république et qui change le président en roi ; car, pour eux, la république est un provisoire, le président fait l'intérim, il garde la place ; c'est un chapeau en attendant une couronne. Qu'ils ne reprochent donc plus au peuple seul les complots et les séditions ! On ne peut pas plus violer la loi par un vote que par la force, en habit qu'en blouse. Il ne suffit pas que l'insurrection ait une cravate blanche, un maroquin sous le bras et trois voix de majorité pour être légitime et permise. Montrant alors le président du conseil : Le ministère, sans s'en douter, a tenu sur la proposition Rateau un langage qui mène à Vincennes. Il s'est cru toujours en royauté constitutionnelle, que dis-je ! absolue... M. Barrot a parlé comme Huber. Ainsi vous n'étiez pas assez républicains pour Huber, vous l'êtes trop pour M. Barrot. Tous deux vous ont donné congé, l'un au nom du peuple, l'autre au nom du président, J'avais bien raison de craindre le conflit entre l'Assemblée et le président, de dire qu'il ne fallait pas de président, La proposition Rateau, dans le fond, est un attentat dynastique et ministériel. C'est un 15 mai honnête, doublé d'un 15 brumaire modéré. (Explosion de bravos.) C'est l'invasion de l'Assemblée par les royalistes, c'est la guerre civile. Oui, je le dis avec une conviction, une affliction profondes : cette proposition est pleine de tempêtes et, si nous voulions vaincre comme vous, par tous les moyens, si nous voulions vaincre par le trouble et la violence, nous voterions cette proposition, car c'est encore la révolution, et la révolution c'est l'avènement forcé de la république démocratique et sociale. Après la Législative, la Convention. Pyat oubliait que le pays, dans sa majorité, et à un moment — répétons-le —, où le principe des majorités semblait dans sa force, avait préféré tout à la révolution, au lendemain même de celle-ci : un nouvel essai ne pouvait donc être et demeurer que partiel. Dans la mêlée de plus en plus confuse, le mouvement se dessinait déjà vers la dictature seul moyen d'en finir chez un peuple prêt à s'entr'égorger[261].

Lamartine faisait observer, mis en cause par Sarrans, qui lui reprochait la légèreté de son discours sur l'élection présidentielle, surtout l'alea jacta est plein d'abandon : L'opinion publique a été consultée le 10 décembre. A-t-elle eu au fond la même pensée que nous ? Non, elle a été plus sage. Le suffrage a été aussi plus hardi que nous ; il a été choisir celui que momentanément nous voulions écarter... Le suffrage universel a eu plus d'inspiration, plus de génie que vos hommes d'Etat... Il a été la souveraine sagesse de notre pays. Il indiquait la véritable route que devait suivre l'Élysée, — et qui ne fut pas suivie. Quant à moi, j'ai une foi si logique dans la situation du pouvoir exécutif que je n'hésiterais pas à le servir pourvu qu'il comprît bien qu'il a mille fois plus de gloire à être le fondateur d'une démocratie comme la nôtre, que de rêver le bonheur de ramasser je ne sais quel joyau de cour dans les déblais de trois ou quatre révolutions. — Le dictateur manquait dans les rangs républicains. Le public avait désigné le sien, l'avait armé d'une formidable puissance qu'il utilisait ; les partis monarchiques aidant, les circonstances, la prépondérance réactionnaire dans toute l'Europe, enfin la sentimentalité des masses françaises, cette dictature devait mener petit à petit à l'Empire. Tant d'illusions exagérées épuisaient en pure perte le parti de la République. Un journal qui portait son nom[262] en donnait l'idée : La royauté est morte en France ; elle est mourante dans le reste de l'Europe, et, avant qu'un demi-siècle s'écoule, tous les peuples de la chrétienté se donneront fraternellement la main sous l'égide d'une république universelle régie par des institutions démocratiques qui feront régner la paix, la concorde, fleurir les arts, les lettres, le commerce, l'agriculture, feront disparaître le prolétariat, le paupérisme, l'ignorance et l'immoralité, et donneront à l'homme la plus grande somme de bonheur qu'il puisse réaliser sur cette terre.

Le lendemain et le surlendemain, — 8 et 9, — la Constituante commença d'entrer définitivement en agonie. Elle ne se réserva que le vote sur les lois du Conseil d'État, sur la responsabilité et la fixation du budget des recettes et des dépenses.

Le pays paraissait reprendre courage à savoir que l'Assemblée devait prochainement se dissoudre. Ce changement plaisait en lui-même ; les élections nouvelles occupaient les conjectures ; la prochaine retraite ministérielle enchantait ; la difficulté qu'aurait le président à former un nouveau cabinet était discutée. On s'occupait toujours de sa personne et les journaux y aidaient, la Liberté du 30 janvier racontait que Louis-Napoléon, dans sa journée de la veille, avait entendu dire autour de lui : A bas les ministres ! Nous voulons un nouveau ministère ! Et il aurait répondu : Vous l'aurez ! Le soir même la nouvelle était officiellement démentie. Mais La Liberté recommençait le lendemain : Quelle que soit l'ambiguïté des termes employés dans cette note, nous sommes obligés d'y voir un démenti, et nous sommes en mesure de relever le gant qui nous est jeté par le ministère, et nous le relevons en maintenant formellement et textuellement les affirmations de notre article d'hier... Nous sommes prêts à produire nos preuves. — Le 3 février, le prince passe une petite revue au Champ-de-Mars. Les troupes gardent le silence. Les assistants crient Vive l'empereur ! En distribuant des croix de la Légion d'honneur, le président déclare : Je veux faire, — et ce je veux fut souligné par les feuilles de l'opposition, — je veux faire en sorte que la décoration de la Légion d'honneur ne soit plus que la récompense directe des services rendus à la patrie et qu'elle ne soit décernée qu'au mérite incontesté. C'est ainsi que j'espère rendre à cette institution tout son glorieux prestige. Le même jour, le journal le Peuple publiait les soi-disants statuts d'une société secrète dont les ramifications, — phrase consacrée, — s'étendaient à toute la France et dont le but était une restauration impérialiste. On annonçait encore, le même jour, que Marrast donnait un grand dîner en l'honneur du président. Le dîner n'eut d'ailleurs pas lieu.

Le discours de Bugeaud à Bourges rassurait, — jusqu'à un certain point — la bourgeoisie qui prétendait le prolétariat terrorisé. Si par impossible, avait dit le vieux soldat, la république rouge venait à triompher dans Paris, si elle parvenait à renverser le président de la République, je me mettrais aussitôt à la tête de tous ceux qui veulent me suivre pour aller défendre la société, et je n'attendrais pas qu'un premier bataillon fût formé ou prêt à partir ; il me suffirait pour marcher de quatre hommes et d'un caporal, et je suis convaincu que, de tous les coins de la France, de bons et courageux citoyens viendraient se serrer derrière moi.

On se plaisait à remarquer les fêtes de l'Elysée. Le 12, c'était un concert où l'on entendait Ronconi et Calvi. Le 16, un bal magnifique réunissait douze cents personnes. Les salles étaient très bien éclairées, garnies de fleurs, les femmes très parées, raconte le maréchal de Castellane. L'aspect était tout à fait princier ; aussi un officier supérieur du génie me disait : Ce bal m'a l'air d'un balai de la République. Le président portait l'uniforme de lieutenant de la garde nationale avec le grand cordon de la Légion d'honneur. Le corps diplomatique et les militaires étaient-en uniforme. Castellane, venu en frac, avec sa plaque, dit au prince : Monseigneur, je vous remercie d'avoir pensé à moi dans ma solitude. Il lui fut répondu : Je tenais à vous avoir. Et le vieux salonnier remarque encore : On donne à chacun, en le présentant au président, les titres qui sont interdits par la constitution ; les valets de pied appellent la voiture de Mme la duchesse de Foix, de Mme la duchesse de Grammont, en donnant les titres avec un soin particulier. Le contraire, au reste, ne serait pas conséquent, le président se faisant appeler prince. Il a raison, car on lui obéit avec plus de plaisir que s'il ne l'était pas. Le monde est ainsi fait ; les républicains de la veille ne le changeront pas. Et revenant sur sa satisfaction : Cela a été vraiment une magnifique fête ; le souper, en effet, a été très bien servi, abondance de valets de chambre en noir. En plus de Molé on remarquait Thiers, avec sa femme et sa belle-mère, Mme Dosne. On commentait la solitude de Marrast, abandonné de tous. La grande-duchesse Stéphanie de Bade aidait le président à faire les honneurs. Le faubourg Saint-Germain était venu en foule[263]. Parmi les hommes politiques, on citait encore Changarnier, Rémusat, Montalembert, Berryer, Larcy, La Rochejacquelein, Duclerc, Pagnerre, Bixio, Sarrans, Guinard, Flocon, Th. Bac, Denjoy, Achille Fould, Lamartine, Cavaignac,

Louis-Napoléon se multiplie. Le 25 février, il inaugure le chemin de fer de Compiègne à Noyon et adresse au maire un petit discours : Les espérances qu'a fait concevoir au pays mon élection ne seront point trompées ; je partage ses vœux pour l'affermissement de la République, j'espère que tous les partis qui ont divisé le pays depuis quarante ans y trouveront un terrain neutre où ils pourront se donner la main pour la grandeur et la prospérité de la France. Le 26, il paraît à un raout chez l'ambassadeur d'Angleterre, Normanby, accompagné de deux officiers d'ordonnance, Ney et Murat, en uniforme. Marrast, qui y vient aussi, laissé encore par tous, erre seul dans les salons, en compagnie d'un autre citoyen d'environ cinq pieds trois pouces, et qui n'est autre que Bastide, l'ancien ministre des Affaires étrangères. — Passy invitant Malleville à dîner en même temps que le président, le prince va droit à son ancien ministre et lui dit simplement : Nous avons passé des moments difficiles depuis que nous nous sommes séparés. — Thiers, changeant de tactique en apparence, n'attaque plus Louis Bonaparte dans certains milieux, et un soir, chez la princesse Demidoff, dit en parlant de lui : Ce n'est pas César, c'est Auguste. Dans le début de mars, la princesse donne un bal en l'honneur de son cousin. Castellane ne manque pas d'y être. On avait construit, dit-il, une galerie en bois dans le jardin ; on y descendait par deux escaliers trop étroits à chaque extrémité de la maison. Les fenêtres, bien ornées comme la salle, servaient de loges pour regarder danser. Les appartements étaient bien éclairés ; cela avait fort bon air[264]. Louis Bonaparte resta longtemps. Il vint en frac, avec le grand cordon rouge pardessus le gilet blanc Toute la noblesse était là aussi, le duc de Rohan, qui causa avec le général Rulhière, et même le marquis de Pastoret, chargé des affaires du duc de Bordeaux[265]. Lord Normanby se montrait empressé auprès du prince, Celui-ci causa longtemps avec Thiers. L'éloge de l'historien lui avait sans doute été rapporté. — Le 8, nouvelle réception à l'Elysée, où chante l'Alboni. Le 10, bal chez le ministre des Affaires étrangères. Le 14, grand bal à l'Elysée où viennent trois mille personnes environ. Castellane en est encore le narrateur : Il y a eu un moment où l'on était littéralement presque obligé de se battre ou, au moins, de se pousser considérablement pour passer dans les portes. Les salons, des appartements d'en haut étaient ouverts comme ceux d'en bas, mais presque personne n'y allait, on l'ignorait. On avait fait construire, ici aussi, une immense galerie dans le jardin pour souper. Le buffet tenait tout le centre ; il y avait tout autour une table étroite, et une autre en arrière contre la muraille, sur lesquelles on mangeait debout. — Le 19, revue nouvelle au Champ-de-Mars, que le prince passe accompagné de Changarnier. Dix-huit mille hommes de toutes armes y sont réunis. Louis-Napoléon est acclamé ; on crie même : Vive l'empereur ! — Derrière cette façade, cependant, en dehors de la nation même, chaque parti continuait d'attendre son heure et de la préparer.

Les monarchistes orléanistes intriguaient à l'Assemblée, dans les ministères. — Les légitimités laissaient faire, se pensant de plus en plus réservés au rôle définitif dans un bref avenir, mais non sans rappeler ici et là, assez fréquemment, leur drapeau. Ils fondaient des journaux en province et y tenaient des réunions. Le 21 janvier, dans le Midi, à Barbentane, des troubles semblaient nés, en partie, de leur action[266]. En mars à Lunel, dans l'Hérault, plusieurs centaines d'entre eux, réunis dans un banquet, accompagnaient un de leurs chefs de la localité, le plus influent, M. de Lapeyrouse, ancien officier démissionnaire, en criant : Vive Henri V ! A bas la République ! au milieu d'une population qui leur était favorable[267]. A Uzès, le 4 février, un café républicain était envahi par les légitimistes et le mobilier en partie brisé[268]. Le 15 du même mois, dans la même localité, un mélange de cris singuliers s'y fait entendre qui montre, en même temps que le degré de culture des habitants, le genre de campagne que le parti du drapeau blanc y menait : A bas la République ! Vive Henri V ! A bas les riches ! Vivent les mendiants ![269] Les troubles sont d'ailleurs assez nombreux de ce côté dans tout le ressort du procureur de Nîmes, entre protestants et catholiques. Dans l'Ille-et-Vilaine, les premières poussées légitimistes se dessinent aussi[270]. Quelques autres seraient encore à citer, ainsi que des propagandes plus particulières, des envois de prospectus tendancieux. — Les républicains modérés concentraient leur surveillance sur l'Elysée, alliés, sans s'en rendre compte, aux orléanistes. Les républicains de gauche se réunissaient plus ou moins en secret. Un mouvement socialiste assez net se dessinait dans beaucoup d'endroits, et le cri de Vive la République démocratique et sociale !, habilement utilisé d'ailleurs, répandait un effroi dont nous nous faisons mal l'idée. Certaines des protestations socialistes étaient curieuses. Un tailleur, notamment, distribuait, dans le début de février, à Brives, dans la Corrèze, une pétition ainsi conçue, qui avait été adressée, disait l’entête, aux membres de l'Assemblée Nationale par les citoyens du déparaient de la Seine et aurait même réuni des signatures dans les douze arrondissements de Paris et dans les bureaux de la Presse Démocratique :

Citoyens représentants, considérant que la loi du 27 avril 1825, qui avait pour but de réparer les pertes éprouvées par les citoyens sur la première Révolution, a donné un milliard non aux agriculteurs et industriels qui ont le plus souffert des charges publiques, mais aux émigrés qui ont trahi la patrie, porté les armes contre la République et appelé l'invasion étrangère ; considérant qu'après avoir versé son sang pour le pays, le peuple a été frappé d'un impôt inique, afin d'enrichir les ennemis de la Révolution et de la France ; considérant que les sommes injustement reçues doivent être par eux justement restituées ; considérant enfin que les six millions de voix données au neveu de Napoléon sont une protestation contre le milliard livré aux complices de l'invasion et aux dilapidations de la monarchie depuis trente années ; nous avons l'honneur de vous adresser la pétition suivante et nous vous prions de la prendre en sérieuse considération : Art. 1 : La loi du 27 avril est rapportée. — Art. 2 : Le milliard d'indemnité sera restitué à l'État dans l'espace d'un an avec les intérêts de 3 % par les débiteurs héritiers, ou ayants cause. — Art. 3 : Les sommes réservées seront affectées : 1° A rembourser les quarante-cinq centimes d'impôt extraordinaire payé par les contribuables dans l'année 1848 ; 2° à réduire de 50 % pendant trois ans les impôts dus par les citoyens payant moins de 50 francs de contributions directe ; 3° à encourager, pour le surplus, l'industrie, l'agriculture et l'instruction[271].

 

Ailleurs, on manifestait déjà sa méfiance envers l'élu de décembre. A Clermont-l'Hérault, dans l'arrondissement de Lodève, le 3 février, à la remise d'un drapeau, envoyé cependant par le président à la garde nationale, la compagnie qui le reçut jeta un formidable Vive l'Assemblée Nationale ! Vive la République ! Et au long d'une promenade civique à travers la ville, de nouveaux cris nombreux partirent des rangs de la milice citoyenne : Vive la Montagne ! Vive Ledru-Rollin ! Vive Barbès ! Vive Raspail ! A bas Falloux ! A bas le ministère ! A bas le président ! Dans la soirée, différents groupes parcoururent la ville au cri de A bas Napoléon !Il paraîtrait, dit même le procureur au garde des sceaux, que ce cri est souvent proféré à Clermont, soit dans les rues, soit surtout dans un café naguère institué Café Napoléon, mais débaptisé par son propriétaire, et qui s'appelle actuellement pour le public Café National et pour les initiés Café de la Montagne[272]. A Narbonne, le 21 février, l'allusion avait été plus directement précise encore. Un des manifestants, costumé, et affectant les poses les plus grotesques, portait une redingote grise, un petit chapeau à trois cornes, des bottes à retroussis, de manière à reproduire, plus ou moins bien, le costume de l'empereur ; il était monté sur un âne et des deux côtés du bât, des écriteaux portaient en gros caractères : Boulogne-Strasbourg[273].

Le sentiment populaire, quand il récapitulait les événements passés depuis un an, était tout, en effet, de déception. Il lui semblait que la scène, petit à petit, s'était jouée sans lui, loin de lui, et ses velléités de retour étaient arrêtées par le drame sanglant de Juin. Déjà la distinction en classes s'accentuait ; elle se simplifiait même, au point de vue politique, dans les masses, par la division de la société française en deux classes, les rouges et les blancs, sans plus, et qui allaient s'accentuer nettement jusqu'à la défaite de la Montagne, pour survivre, d'ailleurs, ensuite en secret, quelque temps, puis disparaître en partie au coup d'Etat. Le suffrage universel, observait, au début, de juin, le procureur Letourneux, en répandant la vie politique dans toutes les ramifications de la société, y a fait pénétrer toute l'agitation et toutes les passions, qui, naguère, n'en troublaient que les hautes et moyennes régions, du moins dans les campagnes. Aujourd'hui la division, trop secondée par la presse politique, en catégories de blancs et de rouges, s'est étendue jusqu'aux plus minces hameaux ; les haines de famille, les envies et les rivalités de coteries s'enrôlent et se marquent sur cette dénomination si vague, si élastique, et, le dimanche, au cabaret, le vin aidant à l'animation politique, les collisions commencent par les cris opposés de : A bas les blancs ! A bas les rouges ! et se terminent toujours par des voies de fait et, toujours, par un accroissement d'irritation et d'hostilité. Les procès-verbaux dressés par les maires et la gendarmerie, pour constater cette nombreuse série de délits de la parole, abondent dans mon parquet ; l'ignorance et l'ivresse en atténuent la gravité morale, mais l'impunité en pourrait sanctionner l'habitude et donner à la discorde une sorte de caractère normal[274]... Une grande partie du sentiment général se manifestait avec une naïveté curieuse et expressive, semble-t-il, le 24 février, à Issoire, dans le Puy-de-Dôme, et, ici encore, par une mascarade, à l'occasion de l'anniversaire de la République. Un char, drapé de rouge et de guirlandes vertes, attelé d'un cheval, portait une figuration de la Liberté qui posait ses mains, l'une sur l'épaule d'un ouvrier, l'autre sur l'épaule d'un cultivateur. Derrière la Liberté, deux enfants figuraient le Génie et l'Instruction. De chaque côté d'elle, deux hommes, dont l'un portait un grand livre sur le bras, et l'autre l'inscription suivante : La République fera le tour du monde. Le Temps guidait le char, que précédait un héraut romain. Derrière le char, trois individus, dont l'un habillé tout en blanc, tenaient des chaînes de fer en s'efforçant d'arrêter la marche de la Liberté ; l'un, avec un large chapeau de prêtre, représentait le clergé, ou plus spécialement les jésuites[275], l'autre les légitimistes, et le troisième, en noir, un éteignoir au bout d'un bâton à la main, la bourgeoisie conservatrice. Il y avait enfin, tout à fait en arrière, deux nobles en habits d'ancien régime, montés chacun sur un âne, et dont l'un, afin que nul ne s'égare, portait un papier avec ce mot : Privilège. De chaque côté du char une large inscription : Honneur au Travail. Un chœur, composé de cinquante personnes environ, accompagnait l'allégorie par la Marseillaise et le Chant du départ[276]. — Le procureur écrivit à ce sujet au garde des sceaux : Une seule partie de l'allégorie m'a paru répréhensible, c'est celle qui est figurée par les trois personnages marchant derrière le char de la Liberté et s'efforçant, à l'aide de chaînes de fer, d'entraver sa marche : les jésuites, les bourgeois et les fonctionnaires[277] paraissent avoir été caractérisés par les costumes de ces trois individualités rétrogrades. Et il ajoutait : Mais je ne vois là qu'une critique injuste, par sa généralité, rentrant dans l'exagération de la malice française et ne contenant d'ailleurs aucune provocation précise à la haine ou à la vengeance[278]. Il s'inquiétait cependant le lendemain davantage, les mascarades se renouvelant un peu partout, sous des formes variées et plus tranchées. C'était, entre autres, un individu aux habits bourgeois, le visage couvert d'un masque en étoffe blanche, tenant à la main un pique-bœuf dans l'attitude d'un bouvier conduisant des bœufs ; derrière lui deux autres personnages, liés ensemble par un joug, le visage couvert d'un masque formé de morceaux d'étoffe rouge, portaient des vêtements d'ouvriers ; en dernier lieu, une charrette sur laquelle cinq ou six individus soutenaient un mannequin de paille. L'allégorie était transparente ; c'est l'aristocratie bourgeoise courbant le peuple sous le joug de sa puissance. Au même moment, d'ailleurs, sur un autre point de la ville, circulait une autre troupe de gens masqués montés sur une charrette ; l'un des personnages portant un bonnet rouge et, armé d'un coutelas de bois, l'enfonçait à chaque instant dans le flanc d'un mannequin en paille coiffé d'un bonnet blanc. Cette dernière partie était la contre-partie ou, plutôt, le complément de la première allégorie : c'était le peuple se vengeant à son tour par la destruction de l'aristocratie bourgeoise[279]. Il concluait : Les mascarades organisées en même temps sur plusieurs points de notre territoire et où le peuple et l'aristocratie bourgeoise sont représentés sous des emblèmes différents, indiqueraient qu'il existe une assez vive exaspération et une lutte plus ou moins manifeste entre diverses classes de citoyens. Ces fâcheux symptômes méritent une attention toute particulière[280].

L'ensemble de la société, autrement et moins vivement, était toujours assez remué ; on demeurait dans l'attente. A Paris, chez Thiers, place Saint-Georges, on complotait doctrinalement, en utilisant la carte la plus réactionnaire de la doctrine orléaniste. Chez le duc Pasquier où, tous les lundis, se réunissaient une foule d'anciens pairs et de gens considérables[281], le ministre des Finances, Passy, se déclarait satisfait et tout le monde y entourait de compliments le préfet de police Rébillot. On se félicitait qu'au second conseil de guerre qui jugeait les assassins du général Bréa, le colonel Cornemuse eût remis en place, vertement, un représentant de la Montagne. — Louis-Napoléon, quant à lui, demeurait toujours le même, averti, avisé, impénétrable. Il subissait aussi déjà les exigences de sa famille. Il se brouillait avec Pierre Bonaparte, encore fidèle à la Montagne. Il devait répondre aux demandes réitérées de Jérôme, que le poste de gouverneur des Invalides ne contentait déjà plus suffisamment. Son fils inquiétait l'Elysée par une opposition violente, trop ouverte, pensait-on, contre le ministère ; on craignait qu'il ne perdît l'avenir par ses interventions brusques ; pourtant, toujours dans la lignée napoléonienne, il indiquait la véritable route. Les Murat négociaient aussi pour rentrer en possession des biens qui leur revenaient, assuraient-ils, sur l'héritage du roi Joachim[282]. Laity, Persigny, Coneau, étaient nommés chevaliers de la Légion d'honneur, Buffet de Montauban, officier, et Vaudrey, commandeur.

La Constituante achevait sa liquidation au long de séances de plus en plus incolores dont tout le monde se désintéressait. Elle marqua jusqu'à la fin son caractère incompréhensif et rétrograde dans sa majorité, notamment en frappant une des institutions les plus susceptibles d'empêcher la guerre sociale, la Banque du peuple. Elle livrait au parquet son représentant le plus intéressant, Proudhon, qui par sa banque au moins théorique, d'échange, dont il était créateur, présentait à la bourgeoisie et au prolétariat un moyen de les mettre à nouveau d'accord en les sauvant l'un et l'autre de cette lutte qui les épuisait depuis juin, au plus grand bénéfice des partis de réaction. Un journal[283] demandait justement : Combien devez-vous user de ministères bleus ou blancs, tricolores ou incolores, avant que les esprits les moins lucides, les imaginations les plus rétives au progrès aient acquis la conviction de votre impuissance ? Par combien de révoltes, de misères, ferez-vous passer la société française, jusqu'à ce qu'il soit démontré que vous ne savez rien de ses destinées, des besoins nouveaux que lui créèrent l'émancipation politique de 1789 et de 1848, les découvertes, les applications des sciences et de l'industrie et la propagation des lumières ? Lorsque vous aurez ruiné cette bourgeoisie, dont vous prétendez représenter et défendre les intérêts, lorsque vous l'aurez isolée du reste de la nation, comme autrefois le fit la noblesse, lorsque vous l'aurez, par des violences commises en son nom, compromise aux yeux des travailleurs, lorsque vous en aurez fait une caste hostile à toute amélioration, lorsque, l'abandonnant aux inspirations de la libre concurrence, elle sera arrivée à l'anarchie commerciale et industrielle la plus absolue, lorsque la production, surchargée de parasitisme, sera tombée au-dessous des besoins et que le capital accumulé sera dissipé en stériles aumônes, lorsque l'insurrection de la misère aura fait de notre pays une vaste jacquerie, lorsque l'autorité politique et religieuse aura perdu toute influence sur les esprits, comment vous prétendrez-vous encore les conservateurs de notre société, les défenseurs de l'ordre ? Vos académiciens, vos hommes d'Etat en retrait d'emploi font de fort gros livres très vides d'idées pour répondre à nos prédications écrites ou parlées. Le peu de faits, édulcorés et considérablement affaiblis, qu'ils présentent pour se donner une apparence de véracité, sont suffisants pour enlever bien des illusions. Chaque jour les misères prennent des proportions que rien ne saurait déguiser : la souffrance est devenue tellement générale et intolérable, elle a tant bouleversé de positions qu'on ne la nie plus ; on nous accuse seulement de l'exagérer et d'accroître les ressentiments qu'elle cause. Mais il est des hommes assez aveugles, et ceux-là sont au pouvoir, qui, n'osant envisager ces maux pour lesquels ils n'ont aucun remède, prétendent qu'ils sont dus à nos doctrines subversives et à nos paroles envenimées... et qui excitent à notre extermination avec l'ardeur des conservateurs de la vieille Rome contre les chrétiens des premiers siècles. Nous serons plus justes envers eux, et nous dirons que les iniquités de notre société ne sont point leur œuvre propre, qu'elles sont filles de l'ignorance et des préjugés économiques, que la société, en vertu du principe de progrès qui l'anime, passe par des transformations successives qui la conduisent vers un idéal constamment épuré par le génie des siècles, mais que leur faute est de condamner les doctrines qui sont l'expression des besoins nouveaux sans les avoir suffisamment étudiés, que leur crime tient à leurs efforts insensés pour en étouffer la diffusion et la propagande, que, se maintenant au pouvoir parla violence, éternisant le règne des baïonnettes, la menace des prisons, la terreur sous toutes ses formes, l'arbitraire dans tous ses excès, la corruption dans toutes ses turpitudes, ils commettent le plus déplorable des attentats contre l'humanité dont la France est depuis longtemps le martyr. Depuis février, ils ont travaillé sans relâche à détruire l'œuvre du temps et des idées, à renverser les droits acquis par le peuple et si bien consacrés par sa magnanimité dans la victoire, à restaurer une politique déshonorante pour le pays à l'extérieur, ruineuse pour les intérêts à l'intérieur, condamnée par deux révolutions, usée sous les ministères de tous les hommes éminents du parti hostile au socialisme. Ils ont paralysé toutes les mesures financières qui pouvaient ranimer le crédit et rendre à l'industrie et au commerce l'activité qui est la garantie de la paix ; ils ont proscrit les principes qui sont la base et le fondement de la république et, avec eux, les transitions qui eussent amené sans ruine, sans violence et sans désastre, l'avènement de l'égalité. Ils ont conspiré ouvertement contre toutes les libertés que la constitution avait sanctionnées et qui étaient le prix d'une victoire du peuple, victoire clémente par excellence, qu'ils ont étouffée sous une victoire sans pitié. Ils ont systématiquement repoussé les créations de valeurs qui eussent soulagé l'agriculture, qui l'eussent arrachée à l'avidité des usuriers et des créanciers hypothécaires, la reprise des voies de communication qui prélèvent chaque année sur le commerce un impôt exorbitant ; l'accaparement des banques, qui prennent l'industrie et concentrent les profits entre les mains de quelques sangsues juives ou genevoises, la réduction et la suppression des impôts qui pèsent sur les objets de première nécessité, les projets favorables à la vulgarisation de l'enseignement primaire, agricole et industriel. Ils ont cherché à comprimer l'essor des travailleurs vers l'association, découragé toutes les tentatives du travail libre... Et tout cela pour ne rien faire... Les voici maintenant réduits à disputer à une Assemblée sans unité de vues un budget ruineux qui ne pourra parer aux besoins de la situation et dont la rentrée sera soumise à des difficultés sans nombre. Ils nous accusent de conduire la société vers l'abîme des révolutions, nous, socialistes qui voulons assurer la paix du monde par des institutions en harmonie avec ses besoins de développement, nous qui voulons détruire l'antagonisme en détruisant les causes d'oppression et de misère qui sont la source de toutes les guerres civiles. Ils nous reprochent d'entraîner le monde vers l'inconnu par le mirage d'espérances trompeuses ; mais ne veulent-ils pas nous ramener vers les chemins trop connus où chacun de nos pas a été marqué par des insurrections sanglantes, des crises industrielles non moins meurtrières que la mitraille ! Que peuvent nous donner les ministres de Louis-Philippe ou leurs élèves, les économistes à gages qui n'ont pas su prévoir la révolution, les hommes d'Etat du National qui n'étaient pas socialistes, eux non plus, et qui l'ont bien fait voir, par leur impuissance et leur administration de sanglante mémoire... En persécutant les doctrines socialistes, en gênant l'empire moralisateur qu'elles exercent sur les esprits, ces administrations auront voué la France aux pénibles essais et universalisé la misère et la ruine, en plaçant notre pays entre la guerre étrangère et la guerre civile. Réel et véridique réquisitoire.

La Banque du peuple, imaginée par Proudhon, si rigoureusement frappée, voulait délivrer de l'usure les producteurs et les commerçants ; elle s'efforçait de multiplier les ressources, de supprimer, entre les transactions, un parasitisme souvent ruineux ; elle espérait pouvoir peu à peu supprimer l'accaparement du capital par quelques-uns qui, du fait même de cette possession, dominaient souvent sans justice le marché. Un ordre nouveau, une donnée plus régulière, une pondération entre les produits et leurs débouchés pouvaient, à la faveur de certaines indications, être tentés ; et, ce qui semblait impraticable, ou trop compliqué, dans le plan socialiste, fournissait, du moins, des aperçus précieux qu'une entente entre les deux partis adverses aurait risqué peut-être de dégager. La Banque du peuple s'efforçait d'assurer aux capitaux disponibles un emploi, fournissait au travail un capital, liait ensemble tous les travailleurs. Proudhon y avait perfectionné, amendé même en partie, le système de sa banque d'échange au sujet de laquelle il avait polémiqué en 1848 avec le National et qui contenait déjà un horizon nouveau. Le parti pris formel qui lui était reproché n'y existait cependant pas en réalité, après une lecture réfléchie, ou, du moins, ce que l'ensemble contenait de parti pris, au contact des faits, se fut éliminé nécessairement de soi-même. Le principe communiste et le principe propriétaire étant niés l'un et l'autre, que reste-t-il à faire à l'économiste ? C'est de chercher un troisième terme qui soit l'opposé de tous deux, comme ils sont l'opposé de l'un et de l'autre ; c'est, en un mot, de découvrir leur rapport[284]. Il lui semblait prouvé, que la société est constituée sur le fait général et prépondérant d'une circulation qui rend solidaires les unes des autres toutes les industries, toutes les fortunes, contrairement aux sociétés antiques constituées sur la propriété individuelle et où, par le peu d'importance de la circulation, l'indépendance des fortunes était complète[285]. Il montrait que la révolution de Février devait agir économiquement. La réforme politique et la réforme économique sont liées intimement ; elles ne peuvent l'une sans l'autre se réaliser. Séparer l'organisation politique de l'organisation économique, c'est rétrograder vers l'absolutisme, c'est prendre toujours l'opinion pour loi au lieu de la réalité... La révolution de 1848 est, avant tout, une révolution économique, et c'est à la science économique que nous devons demander le nouveau principe républicain[286]. Il prévenait de son mieux dans quel sens il fallait prendre ces préliminaires négatifs. L'argent et l'or sont à la fois marchandises et agents de la circulation. Comme marchandises, l'argent et l'or ne peuvent être exclus du marché et supprimés de l'industrie, pas plus qu'ils ne peuvent être anéantis dans les filons où le mineur les fouille. Sous ce rapport, la négation ne compromet pas leur existence. Comme agents de la circulation, ils ne périssent pas davantage puisque, d'après la théorie de la valeur et de la mutualité de l'échange, toute marchandise, tout produit du travail doit obtenir qualité et puissance de numéraire. Ce que nous voulons ôter à l'or et à l'argent, c'est le privilège, véritablement régalien, dont ils jouissent, de servir d'intermédiaires à tous les échanges et d'être seuls agents de la circulation. Par cette négation, l'or ne disparaît ni de la production, ni de la consommation ; il est mis au même rang que tous les produits ; la république commerciale est créée[287]. Même modération à l'égard du capital. Le capital est du travail accumulé qui devient à son tour, comme la terre d'où il est tiré, matière de production et, comme la main de l'homme, instrument de production. Ni l'idée, ni la chose ne doivent donc périr, puisque supprimer le capital, ce serait interdire le travail ; puisque nous disons nous-même, en matière d'axiome, échanger c'est capitaliser. Ce que nous voulons abolir dans le capital, c'est sa prépondérance à l'égard du travail, c'est la séparation du travailleur et du capitaliste en deux catégories de personnes dont les intérêts sont contradictoires, et dont l'une est nécessairement oppressive de l'autre. Le travailleur et le capitaliste ne font qu'un, ils ne peuvent pas plus être séparés que l'âme du corps. Séparer l'un de l'autre, l'âme et le corps, c'est les détruire tous deux en même temps, c'est tuer l'homme ; de même séparer le travailleur du capitaliste, c'est soumettre le premier à la spoliation et le second à la banqueroute, c'est anéantir la production. Quelque précaution que l'on prenne, quelque combinaison qu'on imagine, du moment que le travailleur et le capitaliste deviennent deux personnages distincts, il est de nécessité absolue, mathématique, ou que le capitaliste pressure le travailleur, ou que le travailleur ruine le capitaliste[288].

Les idées de Proudhon répondaient d'ailleurs aux préoccupations de beaucoup. Un négociant-exportateur, du nom de Mandol, lui avait notamment écrit à ce sujet que plusieurs de ses amis et lui-même se concertaient depuis plusieurs semaines pour amener le gouvernement à créer une banque d'Etat qui, n'étant point assujettie à rembourser les billets, se passerait d'un capital en numéraires. Et il disait : Vous proposez une banque reposant sur une adhésion libre à ses statuts. Je préférerais cette base à un décret, si je croyais qu'il fût possible de l'obtenir sans trop de difficultés et de lenteurs, mais je ne le crois pas. Au reste, comme le but est le même, rien n'empêche d'y marcher par deux voies différentes. Et cet homme mêlé aux affaires allait plus loin, posait même le problème socialiste quand il terminait sa lettre ainsi : La nécessité d'affranchir le travailleur du joug du capitaliste est urgente, impérieuse : vous cherchez à créer l'institution qui opérerait cet affranchissement, je voudrais que l'Etat le décrétât demain ; de là résulterait une immense impulsion donnée au travail. Mais les périls et les maux enfantés par l'ignorance et la faiblesse individuelle au sein d'un régime de concurrence ne seraient pas encore conjurés ; le travail s'exercerait toujours à l'aveugle et, par suite, avec une diminution plus ou moins notable de bénéfice, tandis que l'individu et la société ont besoin d'en tirer tout le bénéfice possible. Or ce dernier résultat ne sera obtenu que lorsque l'activité des producteurs et des commerçants sera organisée, c'est-à-dire soumise à la loi d'équilibre ou de proportion dans toutes ses branches.

Ces seuls extraits suffisent à donner la mesure d'incompréhension de la Chambre. Comme en 1848, elle ne parut même pas admettre la bonne foi de son député. De plus, comme par le passé, alors qu'on avait opposé Crémieux à Lamartine, Barbes à Blanqui, on profita des discussions qui divisaient Proudhon et Considérant pour les annihiler l'un par l'autre. Au lieu de comprendre le mal qu'ils faisaient à leur cause, ils polémiquèrent chacun dans son journal respectif. Proudhon fut le plus brutal, souvent même le plus injuste. Avec cette fougue qui le caractérisait, il récapitula dans un article foudroyant, des plus désagréables, la vie de son adversaire. La droite et le centre applaudissaient de loin.

La Constituante attaquait lentement le vote de la loi électorale, à travers les passions diverses qu'elle entretenait, semblait-il, avec un art si naturel. Elle discuta, non sans aigreur, une demande d'allocation de 600.000 francs supplémentaires pour frais de représentation du président de la République et accorda les traitements sans bonne grâce, par peur d'indisposer l'opinion. — La république diminuait. Le ministère s'en rendait compte. Il essaya de disputer au président la célébration de l'anniversaire du 24 février. La fête fut renvoyée au 4 mai, sous prétexte qu'il était peu convenable de mêler la joie publique aux douleurs causées par la guerre civile. Le 24 février 1849 comporta simplement une allocation de 500.000 francs aux indigents, et la journée fut morne à Paris, sans rien qui la distinguât des autres, comme si le gouvernement avait eu honte ou regret de la secousse à laquelle il devait le pouvoir, ou encore comme s'il en redoutait l'évocation. La révolution apparaissait décidément reniée. Ceux qui l'avaient subie cachaient chez eux leur victoire, ceux qui l'avaient faite, désemparés, faute de l'avoir comprise, l'accusaient tout bas ; ceux qui en avaient été les ouvriers les plus sincères, peut-être, mais aussi souvent les plus excessifs, étaient morts, déportés, en prison, ou gardaient le silence, désespérés ; ceux qui parlaient encore, les parlementaires, conseillaient l'abstention. — Les journaux de la Montagne présentaient cette manchette lugubre : Un grand nombre de citoyens avaient cru convenable de faire, en l'honneur de février, une grande et solennelle manifestation. En présence des provocations incessantes du pouvoir, une manifestation de cette nature offre des dangers grands et inévitables. Nous supplions le peuple d'y renoncer. Les représentants de la Montagne, les délégués du congrès national électoral, du conseil central électoral de la Seine, les directeurs des associations ouvrières, les délégués des corporations, le bureau des délégués du Luxembourg et les rédacteurs des journaux démocrates socialistes publieront demain une adresse au peuple pour l'adjurer de rester calme et d'honorer le grand anniversaire en prouvant à ses ennemis son respect pour l'ordre véritable et pour la légalité.

La révolution mourait officiellement. Elle envoyait à ses soldats le faire-part destiné à les prévenir qu'il n'y avait même pas lieu de suivre son convoi. A quoi bon quelque pompe funèbre ? Elle avait été célébrée dans l'horreur et le sang, aux journées de juin. Ceux qui assistèrent à la cérémonie de l'église de la Madeleine en l'honneur des victimes de février, n'étaient ni les parents, ni les amis des morts, mais les fossoyeurs de l'idéal révolutionnaire, et, par une étrange contradiction, que nous avons déjà suivie, il se trouvait que le président de la République, espoir des milieux réactionnaires et leur prisonnier, se trouvait toujours quand même le seul, peut-être, à représenter encore un peu de celle-ci, en dépit de son entourage, malgré le but vers lequel le poussait la majorité nationale, malgré même ce qu'il allait devenir et ce qu'il était déjà, à travers lui-même. Il y avait dans ce service religieux une indigne comédie, une éclatante profanation. Ce n'était d'ailleurs pas à la Madeleine que les combattants devaient être évoqués, mais à la colonne de Juillet, et personne n'eût osé même le proposer. — Louis-Napoléon s'était rendu à la Madeleine en voiture, accompagné de Boulay de la Meurthe. La garde nationale et la ligne bordaient la haie. L'artillerie de la garde nationale avait crié : Vive la République démocratique et sociale ! La 5e et la 6e légion, qui garnissaient la rue du Faubourg-Saint-Honoré, avaient beaucoup célébré la République sur le passage du prince. Le bataillon de la 1re légion, qui garnissait la place de la Concorde, s'était contenté d'un Vive la France ! Et comme un député se montrait mécontent de ne pas voir acclamer la République : A quelle sauce la voulez-vous ?A la sauce blanche, avait répondu un garde national, et si vous ne vous conduisez pas bien, avait-il ajouté en désignant la Seine, nous vous ferons goûter de celle-là[289].

Un banquet eut lieu le soir. Ledru-Rollin y but à la puissance de l'idée. Il ne restait que cette consolation. En province, des troubles assombrirent encore ces tristes jours d'hiver, à Lyon notamment, où la présence de Bugeaud sembla une provocation. Le Moniteur indiquait des émeutes à Clermont-Ferrand, à Villefranche (Aveyron), à Saint-Céré (Lot), à Langeac (Haute-Loire), à Shismack (Vosges), à Dijon, à Romans, à Carpentras. — Les incidents de Niort donnent assez bien le schéma général des conflits. Tandis que le colonel y passait la revue de son régiment, qui avait reçu l'ordre de partir à Saintes, des émeutiers crièrent : A bas le 2e chasseurs ! A bas le colonel ! Les chasseurs ne partiront pas ! Le colonel fit prendre place à ses hommes pour le défilé. La foule l'entoura et un conducteur des ponts et chaussées s'avança sous le nez du cheval en menaçant l'officier du geste. L'officier eut tort de s'en émouvoir et frappa le conducteur sur la tête du plat de son sabre. Le commissaire de police s'avança vers le colonel et lui dit : Je vous arrête au nom du peuple. Le colonel, sans répondre, tourné vers ses chasseurs, leur donna l'ordre de prendre le trot. Une barricade fut rapidement ébauchée plus loin. Le colonel s'avança contre. Une charrette poussée vers lui le renversa. Il remonta à cheval, passa par la barricade et rentra au quartier en bon ordre. La foule criait : A bas les chasseurs ! A bas le colonel ! Elle proposait même, paraît-il, de le fusiller. Le commissaire de police, l'adjoint au maire et le préfet Degouve-Denunques, arrivèrent. Le commissaire conseilla au colonel de se constituer prisonnier afin de calmer l'émeute, le peuple n'en voulant en réalité qu'à lui. Il refusa. Le préfet, désireux de se mettre à couvert, pria le colonel de Cotte, — il s'appelait ainsi — de lui donner par écrit un refus de se constituer prisonnier. Le colonel refusa toujours, en déclarant dans les termes les plus vifs qu'il n'obéirait qu'au ministre de la Guerre. Il ajoutait que le départ pour Saintes s'effectuerait coûte que coûte, à moins que le maire ne rapportât de Paris le contre-ordre du départ qu'il était d'ailleurs allé y solliciter du ministre depuis quelques jours. Le maire, comme un fait exprès, arriva peu de temps après et avec le contre-ordre. — Le Moniteur, disait à la suite de l'incident : Le gouvernement, après s'être fait rendre compte des troubles de Niort, a pris le parti que lui commandaient les circonstances. Le 2e régiment de chasseurs cessera de tenir garnison dans cette ville et sera dirigé sur Tours. Ce n'est pas une disgrâce pour le colonel et pour ses braves soldats, c'est un exemple donné à l'adresse des perturbateurs, une leçon donnée à l'esprit de désordre.

Le 2 mars, on vota la loi sur le Conseil d'Etat. Le 21, on supprima ce qui restait des clubs, en prenant soin de ne pas anéantir complètement avec eux le droit de réunion. On siégeait à l'Assemblée moins pour discuter les questions en cours que pour retrouver et prévoir l'avenir électoral. Ce souci dominait. Les demandes de congé affluaient sur le bureau présidentiel ; et le président finit par les annoncer le 14 mars, dès le début de la séance. Une voix jeta : Ils veulent travailler la loi électorale ! M. Havin répondit : Les demandes de congé sont basées sur des causes de santé. La voix reprit, impitoyable : Ils ont mal à leur élection ! Le président commença de distinguer tel et tel cas : Le citoyen, — car on disait encore le citoyen, — Porion demande un congé pour affaire municipale. Et la voix, insupportable : Oui, pour affaire électorale !

La démocratie n'est rien quand elle n'a pas une conscience attentive d'elle-même ; elle n'est rien non plus quand elle se trouve limitée de partout par des forces conservatrices qui l'annihilent et qu'elle ne trouve pas les moyens de se réaliser. En politique, elle réalise la force du nombre. Cette force, privée des partis qui la régularisent, abandonnée à une conscience d'elle-même encore insuffisamment lucide, risque de se tourner vers César. Elle ne vaut que par un grand idéal de liberté et d'humanité ; elle ne compte que si un parti réformateur composé de tout ce que le pays compte de meilleur, de plus cultivé et de plus grand, à la fois par le savoir, la culture et le caractère, en prend la tête. C'est une élite qui peut préparer la réalité de la démocratie totale égalitaire, fraternelle, socialiste ; — c'est faute de celle-ci ou en la constituant mal, avec des individualités de second plan, d'avance acquises, une fois parvenues, à une conservation nouvelle et médiocre, que la révolution, ou les réformes restent stériles, et que les nations, fatiguées par des expériences lassantes, dépourvues de résultats, entrent peu à peu en décadence. — Quand il n'y a pas entente entre les minorités intellectuelles lucides, véritablement actives, et les masses populaires, par conséquent quand celles-ci ne sont pas intéressées au maintien et au progrès d'un ordre de choses dont elles ignorent la portée, il y a danger et recul ; c'est en partie par suite de l'isolement des stoïciens que le monde antique a péri.

 

 

 



[1] L'union s'était momentanément faite entre les adversaires à cause du vote : jusqu'au 20 décembre, la lutte s'était maintenue. — Barbes écrivait le 18 décembre à George Sand : Démocrates socialistes et socialistes démocrates sont plus occupés à se détruire les uns les autres que de défendre la République, contre l'ennemi commun et, à l'exception de vous, Madame, je ne connais guère personne parmi nous tous qui, à cette heure, songe vraiment aux intérêts du peuple.

[2] Voir ce que dit de la Révolution Cuvillier-Fleury qui représente, au moins en partie, l'opinion publique de la bourgeoisie la plus éclairée. — Études historiques et littéraires. Lévy, 1854. t. II, p. 383. — Le désastre de juin est une résurrection. Le pèlerin de Claremont aurait pu se rappeler ce mot de Sully, mis par Mme de Staël en épigraphe à ses Considérations sur la Révolution française : Les révolutions qui arrivent dans les grands États ne sont point un effet du hasard ni du caprice des peuples.

[3] L'acte important qu'il avait à faire en prenant possession du pouvoir, c'était la formation de son ministère. Du jour où les premiers résultats connus du scrutin du 10 décembre en avaient fait prévoir les résultats, les négociations s'étaient engagées. Elles se poursuivaient dans des voies différentes. Le prince avait des combinaisons. Les chefs des anciens partis avaient les leurs. Le prince faisait la part des circonstances... Les politiciens, au contraire, ne songeaient qu'à tirer profit de ce qu'ils avaient l'illusion de considérer comme leur victoire. Mémoires de Maupas, t. I, p. 43. Maupas, comme bonapartiste, est sujet à caution, mais il y a beaucoup de vérité dans ces lignes.

[4] PERSIGNY, Mémoires, p. 34.

[5] En janvier, il reçut ses anciens amis de Suisse à l'Elysée, Dufour et Fazy.

Qui aurait cru, dit Louis-Napoléon à ce dernier, qu'en nous revoyant nous nous trouverions l'un et l'autre à la tête d'une république ? Et tandis que, lui prenant le bras, il lui faisait parcourir les salons de l'Elysée, Fazy lui glissa : Permettez-moi de vous le dire, dans les premiers actes de votre gouvernement, je reconnais plutôt les commencements de Louis-Philippe que ceux de Washington, vous paraissez éloigner de vous tous les républicains. — Mais c'est plutôt le contraire, répartit Louis-Napoléon, ce sont eux qui s'éloignent de moi. — Eh bien, reprit Fazy, je vais faire mon possible pour les rapprocher de vous. Il s'y employa de son mieux pendant les quelques semaines qu'il passa à Paris, et peut-être peut-on attribuer à son influence, en partie, les invites de la gauche ou les avances à Marrast que nous verrons plus loin, car Fazy avait des amis également à la Réforme et au National. Les républicains, cependant, marquaient peu d'empressement. Un jour, le président lança de nombreuses invitations pour une réception à l'Elysée ; il avait convié la plupart des hommes marquant du parti républicain, ceux qui jouissaient de quelque influence, soit à l'Assemblée, soit dans le journalisme ; il y eut plus de cent cinquante invitations de lancées ; sur ce nombre il ne vint que trente personnes, et lorsque Fazy revit le président, ce dernier lui dit : Vous le voyez, les républicains me plantent là, il faut pourtant que je gouverne avec quelqu'un. Dans ses notes, Fazy reconnaît que cette observation était fondée. — H. FAZY, James Fazy, sa vie, son œuvre, p. 242, Genève et Bâle, Levy, 1887.

[6] ÉMILE OLLIVIER, Empire libéral, t. II, p. 168.

[7] Une lithographie essaya de populariser la scène, elle racontait l'enthousiasme de la Chambre, etc.

[8] Voir notre étude : Louis-Napoléon Bonaparte et la Révolution de 1848. Juven, 1908, t. II.

[9] Le premier jour ou la constitution se réalisait était aussi le dernier pour la Constituante. La condamnation à mort était au fond de l'urne électorale. Elle cherchait le fils de sa mère ; elle trouva le neveu de son oncle. — Saül Cavaignac abattit un million de voix, mais David Napoléon en abattit six millions. KARL MARX, La Lutte des classes en France : le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p. 61. Paris, Schleicher, 1900.

[10] FALLOUX, Mémoires d'un royaliste, 2 vol. Perrin.

[11] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 169.

[12] Le lendemain du jour où Bonaparte, élu à la présidence de la République, alla prendre possession de l'Elysée, j'étais retiré au bois de Boulogne dans la maison que j'avais louée pour y vivre en paix et au travail. Je ne connaissais point le prince devenu président, mais j'étais fermement résolu à me rattacher non par goût, mais par patriotisme, à son gouvernement légal, contre toutes les fractions, ou contre toutes les oppositions mécontentes qui pourraient chercher à l'entraver. C'était le devoir alors de tout bon citoyen plaçant le pouvoir national au-dessus de sa propre ambition. (Mémoires politiques, œuvres complètes de Lamartine, t. XV, p. 56.)

[13] Consulter, entre autres ouvrages, sur la question : Notice pittoresque et historique sur le bois de Boulogne et ses environs, par G.-D. PARIS. R. Fontaine, 1855.

[14] Mémoires politiques, t. IV, p. 57.

[15] Ce devait être le petit bois de sapins qui se trouve du côté de Saint-James, et qui servit à de Chavannes pour son Bois Sacré.

[16] Mémoires politiques, t. IV, p. 58.

[17] Mémoires politiques, t. IV, p. 58.

[18] Mémoires politiques, t. IV, p. 58.

[19] C'était vrai ; quatre mois après la révolution, Lamartine était déjà rejeté par elle.

[20] Mémoires politiques, t. IV, p. 58 et 59.

[21] Je vis sur sa figure les marques d'une véritable affliction. (Mémoires politiques, t. IV, p. 58 et 59.)

[22] Mémoires politiques, p. 59.

[23] Mémoires politiques, p. 59.

[24] Mémoires politiques.

[25] Mémoires.

[26] Mémoires.

[27] Crémieux disait de lui : Que voulez-vous ! c'est le prince charmant ! ETEX, Souvenirs d'un artiste.

[28] M. Thiers, qu'il faut nommer dans l'histoire de toutes les intrigues funestes au pays avait, dès les premiers jours de l'élection, entouré le prince de ses filets... Il l'avait entouré d'hommes de son choix, les uns franchement, ennemis du prince, comme M. de Malleville et M. Passy, les autres comme MM. de Tracy, Barrot et Faucher, d'une grande honorabilité de caractère, mais sortes de niais politiques ou de marionnettes, dont M. Thiers avait les ficelles entre les mains. PERSIGNY, Mémoires, p. 6 et 7.

[29] TOCQUEVILLE, Souvenirs, déjà cité.

[30] L'adhésion de l'ancien chef de la gauche dynastique à cette candidature ne fut ni molle ni tardive ; elle lui valut les sceaux et la présidence du conseil. TAX. DELORD, Histoire du second Empire, t. I, p. 151.

[31] On songe au mot des Goncourt : On ne fait pas les livres qu'on veut.

[32] TOCQUEVILLE, Souvenirs.

[33] Le prince fut assez heureusement inspiré en s'adressant à M. Barrot pour lui confier cette mission. M. Barrot était resté, en 1848, à égale distance du gouvernement de Juillet, qu'il n'avait pas réussi à sauver après avoir préparé sa chute, et de la révolution dont il était un des promoteurs inconscients. Mémoires de Maupas, t. I, p. 46.

[34] C'est ce qui fait que le prince, auquel le Parlement gardait une telle rancune, n'avait pu, lui, expression de la volonté nationale, création de celle-ci, choisir son cabinet parmi les hommes en majorité dans l'assemblée, puisque ceux-ci étaient en minorité dans le pays. Prendre là tout un point d'appui eût équivalu à rendre le pouvoir à ceux auxquels la nation l'avait retiré.

[35] Thiers aurait le premier, à la Chambre, en 1829, trouvé la formule parlementaire célèbre : Le roi règne et ne gouverne pas. THIERS, Discours parlementaires : Discours à la Chambre des députés, t. VII, p. 144.

[36] Voir Strasbourg et Boulogne, PERRIN, 1906.

[37] Mémoires, t. III, p. 32.

[38] Mémoires, t. III, p. 34.

[39] Mémoires, t. III, p. 34.

[40] Strasbourg et Boulogne, déjà cité.

[41] Le catalogue N. Charavay, mars 1888, porte mention des deux lettres de Barrot, relatives aux difficultés de la combinaison du ministère (n° 14). L'une à Lacrosse : Curieuse lettre relative à la nomination du nouveau ministère. — Le prince lui a envoyé la liste en y portant le maréchal Bugeaud. Dufaure, contrairement à ce que vient de lui dire le prince, ne consent pas à la nomination de Bugeaud : Je ne comprend pas trop sa résistance, mais, de son côté, Falloux ne consent pas à rester si le maréchal Bugeaud n'entre. Ainsi voilà encore une fois tout accroché.

[42] Mémoires, t. III, p. 35.

[43] Louis-Napoléon Bonaparte et la Révolution de 1848, t. II.

[44] Ce n'est, en effet, qu'une supposition. Barrot était venu trouver Falloux, qui raconte lui-même, comme nous le constaterons plus loin, pour lui proposer le portefeuille de l'Instruction publique et des Cultes. L'aurait-il fait s'il ne s'était déjà entendu avec Louis-Napoléon pour la présidence du Conseil ?

[45] Mémoires, t. III, p. 35.

[46] Mémoires, t. III, p. 35.

[47] Mémoires, t. III, p. 35.

[48] Mémoires, t. III, p. 36 et 37.

[49] Mémoires, t. III, p. 38 et 39.

[50] Mémoires, t. III, p. 38 et 39.

[51] Mémoires, t. III, p. 38 et 39.

[52] Louis-Napoléon, que les suffrages de la France venaient de porter à la présidence de la République, se présentait aux yeux de la nation française et de l'Europe sous des aspects d'une diversité telle que chaque parti, chaque idée politique, croyait trouver dans les résultats de son élection, plutôt encore que dans le triomphe de sa personne, un gage d'espérance ou un motif d'encouragement. COSTE, Rome et le second Empire, p. 1, 2, Dentu.

[53] Mémoires, t. III, p. 40.

[54] TOCQUEVILLE, Souvenir ; BARROT, Mémoires, t. III, p. 42 ; OLLIVIER, t. II, p. 171.

[55] Il prit comme chef de cabinet l'auteur d'un des plus curieux livres d'aventures de la langue française, Moreau de Jonnès.

[56] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 171.

[57] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 172.

[58] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 172.

[59] Il avait soixante et un ans.

[60] T. III, p. 4.

[61] Barrot s'illusionne, en effet, étrangement quand il dit le contraire. Voir les notes plus loin.

[62] OLLIVIER, t. II, p. 172.

[63] OLLIVIER, t, II, p. 172 ; FALLOUX, Mémoires d'un royaliste, t. 1, p. 362 ; PERRIN, 1888.

[64] TOCQUEVILLE, Souvenirs, p. 387.

[65] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 173.

[66] Dès qu'il fut en mesure, Falloux dit : On va jeter le masque... Les électeurs du 10 décembre n'ont pas dissimulé leurs sentiments. Pourquoi dissimulerions-nous les nôtres ? RENARD, Histoire de la Révolution de 1848, p. 128.

[67] PERSIGNY, Mémoires, p. 11.

[68] Il était tenu, de plus, à une certaine résistance officielle du fait même qu'il avait voté pour Cavaignac. Il commença donc par refuser, et à Barrot et au prince, mais ceux mêmes qui ont raconté ces refus en y croyant, ayant écrit, précédemment, que la participation de Falloux au ministère était une des raisons de l'appoint catholique (ce qui démontre une fois de plus, en passant, de quelle manière le catholicisme était compris), il est difficile d'accepter la sincérité de tout ce refus. Voir Vie de Mgr Dupanloup par Mgr LAGRANGE, chapitre XXI. En ce cas, le refus aurait eu lieu avant l'élection. Ce refus venait afin d'obtenir une explication nette sur ce que le candidat comptait faire pour la religion.

[69] Le choix à faire dans le parti légitimiste n'était pas sans difficulté : il fallait que le ministre, appelé à représenter ce parti, eût la pleine confiance et que, cependant, il se reliât par certains côtés aux idées de progrès et de liberté auxquelles un ministère de la République ne saurait ne pas répondre. BARROT, Mémoires, t. III, p. 40.

[70] M. de Falloux joignait à des convictions catholiques très prononcées des sentiments libéraux incontestés. Je le vis à cette occasion et fus assez heureux pour le décider à accepter. (BARROT, Mémoires, t. III, p. 40.)

[71] Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 391.

[72] Ceci prouve aussi l'entente dont nous parlions précédemment (Mémoires d'un royaliste).

[73] Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 392.

[74] LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup, p. 426.

[75] Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 392.

[76] Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 395.

[77] La phrase est importante par ce qu'elle révèle, — si elle a été réellement prononcée. Sa menace apparait vraisemblable. — Voir page suivante que ces paroles ont été rapportées par Molé et Montalembert.

[78] Le prince aurait sans doute vu aussi Victor Hugo.

[79] Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 396.

[80] LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup, p. 428.

[81] LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup.

[82] LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup. Voir aussi la suite, si curieuse pour l'étude de la mentalité catholique. Le chapitre se termine ainsi : Le ministère de M. Falloux, c'était deux choses désormais assurées : la liberté de l'enseignement et la souveraineté pontificale à Rome.

[83] Mémoires d'un royaliste.

[84] Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 398 et 399.

[85] Mémoires, p. 6 : Le prince était déjà entre les mains d'une fraction de ses ennemis. C'était aussi l'avis de Fazy. Il y avait autour du président, disait-il, des hommes qui l'entouraient, loin de la mission glorieuse qu’il avait à remplir en consolidant la République... Un article qu'il inséra dans la Presse indiqua combien il se défiait... notamment de Thiers et de Barrot, qui le poussaient insensiblement dans la voie réactionnaire. (Ouvr. déjà cité, p. 243.) — Mais il se défiait d'autre part, quoique autrement, de Persigny.

[86] Voir aussi : MAUPAS, Mémoires sur le second Empire, t. I.

[87] ÉMILE OLLIVIER dit des geôliers.

[88] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 176.

[89] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 178.

[90] Il était prêt, même, à y jouer son rôle. Il avait déclaré qu'avec quatre hommes et un caporal, il marcherait sur Paris, pourvu que Paris fit mine de bouger. G. RENARD, Histoire de la Révolution de 1848, p. 129.

[91] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 177.

[92] M. Esmein, dans ses Eléments de droit constitutionnel (Larose et Ténin, Paris 1909, 5e édition), a fort bien montré le processus suivi à partir de Guizot. En 1846... deux opinions furent en présence ; selon la première, le chef d'État ne devait avoir aucune part effective dans la direction du gouvernement, c'étaient toujours les ministres qui votaient pour lui et il rie pouvait qu'accéder à leurs volontés tant qu'ils étaient soutenus par la majorité du Parlement... L'autre opinion reconnaissait, au contraire, au chef de l'État, personne moralement libre et responsable quoique constitutionnellement irresponsable, le droit d'être une partie active et réelle du gouvernement. Elle lui reconnaissait le droit de chercher à faire triompher ses idées personnelles, mais à deux conditions, à savoir : que, d'un côté, il trouvât un cabinet ministériel qui prît la responsabilité de leur application et qui obtînt, en le faisant, ou conservât la majorité dans la Chambre et que, d'autre part, les ministres, couvrant toujours le chef de l'État, ne permissent jamais que sa personne ou ses actes fussent discutés devant les Chambres, les actes du gouvernement ne devant être pour elles que le fait des ministres ou du ministère. Le principal représentant de cette idée fut M. Guizot... La constitution de 1848, qui, pour la première fois, organisa en France la république avec un président, allait-elle maintenir sous cette forme gouvernement parlementaire, ou chercherait-elle sa direction dans les constitutions républicaines antérieures qui avaient établi la séparation tranchée des pouvoirs ? Chose singulière, ses auteurs qui, pourtant, étaient pour la plupart rompus au jeu du parlementarisme, ne surent pas nettement trancher cette question capitale. Certains faits de la constitution semblaient impliquer le gouvernement parlementaire... certaines dispositions paraissaient le gouvernement du gouvernement. (P. 183, 184, 185.)

[93] VICTOR PIERRE, t. II, p. 2.

[94] TAXILE DELORD, Histoire du second Empire, t. I, p. 149.

[95] Il ne s'est pas trouvé un vrai croyant pour sauver la République, un esprit politique pour la comprendre. (CASTILLE, Histoire de la seconde République française, t. III, p. 3.)

[96] Aucune apostasie ne fut épargnée à ce Barrot, à cette incorporation du libéralisme bourgeois qui, pendant dix-huit ans, avait caché le vide misérable de son esprit sous un maintien grave. Si, parfois, le contraste trop choquant entre les chardons du président et les lauriers du passé l'effrayait lui-même, il lui suffisait d'un coup d'œil donné à son miroir pour voir s'y refléter une contenance ministérielle et une suffisance bien humaine ; ce que le miroir lui renvoyait, c'était Guizot qu'il avait constamment envié, censuré, Guizot, lui-même, mais paré du front olympien d'Odilon. MARX, la Lutte des classes, p. 67.

[97] H. CASTILLE, t. III, p. 7.

[98] Carlier, précédemment chef de la police au ministère de l'Intérieur, avait été nommé dès la fin de décembre, le 23 ou le 22, chef de la police municipale. Le secrétaire général de la préfecture de police, O'Reilly, donnait sa démission.

[99] Le Moniteur.

[100] Le Moniteur, 25 décembre.

[101] FLEURY, Mémoires, 2 volumes, t. I, p. 81, Plon 1899. — Lepic était fils du général Lepic, comte de l'Empire, petit-fils du général Petit, de la vieille garde, peint dans les Adieux de Fontainebleau, d'Horace Vernet ; Menneval était fils d'un des secrétaires de Napoléon.

[102] Le ministère, d'ailleurs, ne pouvait s'entendre avec l'ancien parti amené au pouvoir par la révolution.

[103] H. CASTILLE, t. III, p. 4.

[104] Si le président avait le malheur de s'identifier avec la Chambre actuelle dont on demande déjà de tous les côtés la dissolution, si au lieu de réparation il laissait debout les monstruosités et les fonctionnaires taxés, nommés depuis le 24 février, la nouvelle Chambre serait élue dans des vues hostiles contre lui. 26 décembre 1848. Journal du maréchal de Castellane, t. IV, p. 126.

[105] Par la constitution, le président et les ministres sont également responsables : déjà on ressent les inconvénients de cette disposition. Louis-Napoléon a sa liste de préfets prête ; le ministre de l'Intérieur Malleville, la sienne, il en est de même du ministre des -Affaires Etrangères ; c'est la cause de ce qu'aucune nomination de préfets ni de ministres auprès des puissances n'a encore paru ; le président de la République veut une amnistie générale ; le ministre s'y oppose ; nous voilà déjà avec une question de cabinet. Journal de Castellane, 27 décembre 1848, p. 126. — Bourgeoisie et prolétariat avaient voté ensemble pour Napoléon, afin de se prononcer contre Cavaignac, afin d'arracher à la Constituante, par la comparaison des suffrages, quelque chose de décisif. Cependant la partie la plus avancée de chaque classe avait présenté ses candidats : Napoléon était le nom collectif de tous les partis coalisés contre la république bourgeoise. Ledru-Rollin et Raspail étaient les noms propres, le premier de la petite bourgeoisie démocratique, le second du prolétariat révolutionnaire. Les suffrages exprimés en faveur de Raspail, — les prolétaires et leurs interprètes socialistes le disaient bien haut, — ne devaient constituer qu'une simple démonstration, être autant de protestations contre la présidence, c'est-à-dire contre la constitution elle-même ; autant de votes se prononçaient contre Ledru-Rollin. C'était donc le premier acte par lequel le prolétariat se détachait comme parti politique indépendant du parti démocratique. MARX, Lutte des classes, p. 64.

[106] Questions contemporaines. Lévy, 1868.

[107] Questions contemporaines. Lévy, 1868, p. 29 et 30.

[108] Questions contemporaines. Lévy, 1868, p. 29 et 30.

[109] Questions contemporaines. Lévy, 1868, p. 29 et 30.

[110] Mémoires, t. III, p. 47.

[111] BARROT, Mémoires, t. III, p. 48.

[112] BARROT, Mémoires, t. III, p. 48. Ajoutez à cela, dit Barrot, les provocations, les délits incessants du président, et on se rendra compte des dangers de notre situation à l'intérieur.

[113] Gazette des tribunaux.

[114] Gazette des tribunaux.

[115] Journal des Débats du 25. Cette revue, dont s'est tant préoccupé l'opinion publique, a ressemblée toutes les revues dont Paris est témoin depuis trente ans.

[116] La Patrie.

[117] La Patrie.

[118] La Patrie.

[119] Moniteur du soir. Une acclamation unanime accueillit cette pensée touchante du neveu de l'empereur, honorant à son tour le vieux soldat que son oncle avait immortalisé. FLEURY, Mémoires, t. I, p. 82.

[120] Journal de Castellane, t. IV, p. 125. Quelques voix isolées ont crié : Vive l'empereur !

[121] Le spectacle était nouveau et des acclamations enthousiastes de Vive Napoléon ! faiblement mêlées de cris de Vive la République, l'avaient accueilli partout sur son passage. (Mémoires de Barrot, t. III, p. 51.) Si l'on en croit Fleury, il y eut un frémissement dans la foule et un enthousiasme indescriptible dans les rangs des soldats. Son visage, inconnu pour ainsi dire, attirait d'autant plus les regards que les caricatures l'avaient indignement travesti. Chacun semblait fier d'avoir contribué et concouru à l'élection d'un chef que la nation venait de se donner, malgré les efforts du gouvernement. Cette revue fut donc un immense succès pour le prince... Le soir, un plaisant disait dans un club : Mais il est fort bien le prince Louis-Napoléon ! Qui disait donc qu'il n'avait pas d'esprit ? Il a ramené de Londres la plus belle femme et le plus beau cheval du monde. Mémoires, t. I, p. 82 et 83.

[122] Les Débats, du 25 décembre.

[123] THIRRIA, Napoléon III avant l'Empire, t. II, p. 10.

[124] Les Débats. Pierre Noël aurait voulu, en ce cas, faire une allusion ingénieuse à l'expédition de Boulogne.

[125] Victor Considérant, directeur de la Phalange, écrivit, le 27 octobre 1838, au R. P. Cipoletti, ancien général de l'ordre des prédicateurs : En propageant la théorie d'association, mon Révérend Père, nous obéissons aux sentiments les plus religieux, car nous croyons qu'elle apporte le moyen de faire vivre en bonne harmonie les heureux qui, jusqu'ici, se sont déchirés entre eux, comme des bêtes féroces, malgré tous les efforts de toutes les églises chrétiennes et principalement de la sainte et puissante Église catholique, apostolique et romaine. Un système qui aura pour effet (ainsi que nous ne pouvons en douter) de mettre la paix, la justice et le bonheur dans les relations des hommes, de faire régner sur toute la terre la fraternité évangélique et la gloire de Dieu est nécessairement d'origine divine, car tout bien et toute vérité viennent de Dieu. Ainsi, mon Révérend Père, nous croyons fermement être les fidèles serviteurs de Dieu et de l'humanité en travaillant à répandre cette doctrine dont la réalisation sera le salut social du monde et qui, amenant l'unité des nations, préparera le triomphe de la vérité sur toute la terre et, en particulier, le triomphe universel de la vie religieuse. Il ne faut pas douter, ô mon Père, que si l'Empire du monde est réservé à la foi catholique, apostolique et romaine, c'est à la suite de l'établissement de l'unité sociale que cette foi pourra seulement conquérir tout son empire... (Collection A. L.)

[126] La petite église sociale de l'abbé Chatel avait joué un certain rôle sous le règne de Louis-Philippe.

[127] M. Ledru-Rollin se résigne à être ce que M. Barrot a été pendant dix-sept années sous le dernier gouvernement, le chef de l'opposition. En fermant les yeux, nous aurions pu nous croire transportés de dix-sept années en arrière, à quelqu'une des séances de 1831 ou de 1832... M. Ledru-Rollin, nous devons le dire, a été plus modéré qu'on ne l'a été dans ce temps-là. Journal des Débats.

[128] A peine avions-nous pris possession de nos ministères, et pourvu aux nominations les plus urgentes, je descendais de la tribune où je venais d'exposer notre programme politique, lorsque M. Ledru-Rollin commença cette série d'interpellations qui devait remplir et harceler toute notre existence ministérielle. O. BARROT, Mémoires, t. III, p. 49.

[129] Mémoires, t. III, p. 49.

[130] Les journaux.

[131] Journal des Débats, 7 janvier.

[132] Les journaux.

[133] MARX, la Lutte des classes, déjà cité, p. 71 et 72.

[134] Les politiques et les habiles de la Montagne et des environs ont bien soin de conserver ce qu'on appelle les convenances parlementaires et de séparer scrupuleusement la personne du président de celle de ses ministres. (Les Débats.) Plusieurs se rappelaient peut-être ces lignes de Louis Blanc dans son Organisation du travail : C'est au nom, c'est pour le compte de la liberté que nous demandons la réhabilitation du principe d'autorité. Nous voulons un gouvernement fort parce que, dans le régime d'inégalité où nous végétons encore, il y a des faibles qui ont besoin d'une force sociale qui les protège. La suite est encore plus significative quand on songe au second Empire : Nous voulons un gouvernement qui intervienne dans l'industrie parce que là où on ne prête qu'aux riches, il faut un banquier social qui prête aux pauvres. Il reconnaissait que cette nécessité du gouvernement venait de l'ignorance et de la misère et qu'un jour il espérait bien que ce gouvernement serait inutile. Il avait cette affirmation : Le socialisme ne saurait être fécondé que par le souffle politique.

[135] Mon cher Barrot, lui écrivait-il, en rentrant chez lui, je trouve cette lettre dont je vous envoie copie... Il a besoin d'une leçon et je me charge de la lui donner... Je le crois fou après avoir lu sa lettre, et aucune puissance humaine ne me contraindra aie servir après l'impertinence qu'il s'est permise envers moi.

[136] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 52.

[137] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 52.

[138] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 52.

[139] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 179.

[140] J'ai eu, disait-il, à la vérité un mouvement d'humeur hier en pensant qu'on ne me traitait peut-être pas comme chef responsable de l'État, et j'ai manifesté à M. le ministre de l'Intérieur ce sentiment de déplaisir. Mais je le répète, si j'ai pu offenser M. de Maleville et le cabinet tout entier, je le déplore de toute mon âme et j'espère qu'après une explication il ne restera d'autres traces de nos différends que nos sincères regrets. OLLIVIER, t. II, p. 179.

[141] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 52.

[142] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 53.

[143] Ceci ne tendrait-il pas à prouver, de plus, que d'autres questions plus vives encore que celles des dossiers, prise peut-être comme prétexte, notamment celle du nouveau personnel gouvernemental à créer, divisaient les deux hommes ? — La retraite de Malleville fit le plus mauvais effet. Journal de Castellane, t. IV, p. 127.

[144] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 53 et 54.

[145] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 53 et 54.

[146] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 54.

[147] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 69.

[148] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 69.

[149] ÉMILE OLLIVIER, t. II.

[150] H. CASTILLE, t. IV, p. 13.

[151] G. RENARD, p. 129.

[152] Les habiles de la Montagne avaient-ils été encouragés à exploiter l'incident des cartons par quelques négociations secrètes avec l'Elysée, il me serait difficile de répondre à cette question. Il est certain que, depuis le premier jour de sa présidence, Louis-Napoléon entretenait des rapports, tantôt directs et personnels, tantôt par intermédiaires, avec plusieurs membres de la Montagne ; de quelle nature étaient ces rapports ? Quelles influences ont-ils eue sur les côtés de cette partie de l'Assemblée ? Mémoires d'O. Barrot, 1.III, p. 62, — Le cousin du prince, le fils de Jérôme dut, selon la vraisemblance, être l'intermédiaire, mais dans quelle mesure ? Que furent ces rapports ? Barrot est-il certain de ce qu'il avance ?

[153] La Liberté disait : Les Bonaparte forment une famille à part, une famille nationale ; ils appartiennent à la France ; ils nous préservent à la fois de la légitimité, de la régence et de la Terreur... Un annaliste consciencieux des sociétés politiques de la deuxième République a fait judicieusement observer que deux générations travaillèrent à 1848, l'une, qui ne datait que de 1848, enthousiaste, généreuse, s'enivrait à la parole des aînés, sans en accepter toutes les idées, et l'autre, qui descendait des carbonari de la Restauration, des sociétés secrètes de la Monarchie de juillet. Les premiers, sans habitude de la vie politique ni de la conspiration, venaient en toute sincérité au suffrage universel, comme à la politique même ; les seconds, qui avaient conservés les souvenirs et même les habitudes de 89, étaient moins sincères. Les premiers avaient été naturellement éliminés par la Révolution, et, dans le prolétariat, détruits en grande partie en juin, les seconds, au contraire, surnageaient et parmi ceux-ci, ceux qui s'étaient montrés intransigeants et sincères, tel que Barbes, étaient sous les verrous. Quant au prince, créé par le sacrifice des premiers, imposé à la ruse des seconds, il semblait de plus en plus appelé à départager la situation entre les deux. Il unissait, d'ailleurs, assez singulièrement en lui-même la ruse des seconds, et la sincérité des premiers, en y joignant une valeur toute personnelle. TCHERNOFF, Associations et sociétés secrètes de la deuxième République. Alcan, 1905.

[154] Castellane écrivait sur son journal le jour de la première revue (24 décembre 1848) : On a calculé que depuis la République le commun de la durée des ministres a été de deux mois... et le 10 décembre : Tant est que la Constitution est si bien faite qu'au bout de dix jours, le ministère est en déroute par suite des divisions intérieures. (P. 127.)

[155] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 63.

[156] Nous étudierons la loi Falloux dans le tome suivant : Louis Bonaparte et le Parlement.

[157] Montalembert, qui s'effrayait un peu avant sa mort de l'absolutisme romain, a dit tout le premier que l'Église avait gagné aux bouleversements de la France.

[158] On remontait ici, par delà le gouvernement de Cavaignac, à un décret du gouvernement provisoire.

[159] On se souvient des rapports avec la gauche que Barrot déclarait exister. On racontait de plus que le président avait mandé Marrast auprès de lui à ce sujet, mais le Journal des Débats, qui se faisait l'écho de ce bruit, semblait oublier que Marrast ne s'entendait pas, ou fort insuffisamment, avec la gauche. On ajoute, disaient encore les Débats, que le président de la République, ayant réuni hier chez lui quelques-uns des membres les plus éminents de l'Assemblée, aurait très fermement exprimé l'intention de continuer à représenter les idées que l'immense majorité des suffrages du pays avait consacrées par son élection. (N° du 6 janvier.)

[160] Depuis l'élection du président de la République, une clameur universelle s'élevait pour provoquer la retraite de l'Assemblée. Les conseils généraux, à la presque unanimité, en formaient le vœu. Des pétitions venaient de toutes les parties de la France. Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 68.

[161] H. CASTILLE, t. IV, p. 10.

[162] H. CASTILLE, t. IV, p. 10. — La lutte électorale entre Cavaignac et Bonaparte se renouvela sous la forme d'une lutte de pétition pour et contre la dissolution de l'Assemblée nationale. MARX, la Lutte des classes, déjà cité, p. 74.

[163] Le Moniteur. — Les sujets d'opposition arrivèrent vite, et le suicide du gouvernement commença. La proposition Rateau, faisant suite à la sommation du président du conseil, dénonça les hostilités. L'incompatibilité d'humeur entre les pouvoirs n'attendait pas au trentième jour pour se dévoiler. PROUDHON, Confession d'un révolutionnaire, déjà cité, p. 237.

[164] Dupanloup le déclarait très amusant.

[165] Journal de Castellane, t. IV, p. 129.

[166] Journal de Castellane, t. IV, p. 130.

[167] Journal de Castellane, t. IV, p. 130.

[168] Son argument principal était : Si l'élu du 10 décembre a le droit de dire aux élus du mois d'avril : Retirez-vous, je représente une opinion plus récente que celle qui vous a élus, les élus du mois de mars auront le droit, pour le même motif, de dire au président : Retirez-vous, élu du 10 décembre. — L'argument pourrait aussi se retourner contre lui.

[169] Mémoires de Barrot, t. III, p. 69.

[170] L'élite de la société légitimiste se donnait rendez-vous à l'Elysée. Les plus grands noms avaient demandé à être présentés. Tous venaient accomplir un devoir en venant chez le libérateur. Mais cette reconnaissance n'était pas bien sincère. Les amis du jour devaient redevenir les adversaires dès que Louis-Napoléon affermissait son autorité et que grandissaient ses chances d'avenir. L'on consentait à monter sur le radeau, mais l'on n'acceptait pas l'idée de s'associer au mouvement populaire qui, en donnant cinq millions de voix au prince, l'avait sacré empereur, et cependant avec un peu plus d'intelligence et de patriotisme, comme les légitimistes avaient la partie belle s'ils s'étaient ralliés franchement à la cause impériale ! Louis-Napoléon n'avait pris la place de personne. FLEURY, Mémoires, t. I, p. 83 et 84. Pion, 1899. Mus par un sentiment général dans lequel il entrait du patriotisme sans doute, mais encore plus de la crainte et de l'impuissance personnelle, les anciens partis monarchiques se groupèrent autour du prince, mettant à son service, avec plus ou moins d'expérience ou de talent, un désir également sincère de raffermir la société ébranlée, parce que le retour de l'ordre pouvait seul leur donner un jour le théâtre nécessaire aux aspirations encore vagues de leur ambition. CASSAGNAC, Souvenirs du second Empire, t. I. Dentu, 3 volumes, 1884.

[171] Si le président de la République, aux termes exprès de vingt articles de la constitution, n'était que l'agent et le subordonné de l'Assemblée, en vertu de la séparation des pouvoirs, il était son égal et fatalement son antagoniste... Il se trouvait, de plus, par l'injustice de sa position, personnellement responsable d'une politique dont il n'avait à signer que les actes, responsable des conflits constitutionnels dont on le faisait le boute-en-train, responsable des sottises et des mauvaises passions des conseillers que la coalition de ses électeurs lui imposait... Jamais homme fut-il plus affreusement sacrifié ? Le vulgaire s'est émerveillé de cette élévation inouïe : je n'y vois que le châtiment posthume d'une ambition au tombeau, que la justice sociale poursuit encore, mais que le peuple, de courte mémoire, a déjà oubliée. Comme si le neveu devait porter les iniquités de l'oncle, Louis Bonaparte, j'en ai peur, ne sera qu'un martyr de plus du fanatisme gouvernemental ; il suivra dans leur chute les monarques ses devanciers, ou bien il ira rejoindre dans leur infortune les démocrates qui lui frayèrent la route, Louis Blanc et Ledru-Rollin, Blanqui et Barbes. Car ni plus ni moins que tous, il représente le principe d'autorité ; et soit que, par son initiative, il veuille précipiter, soit qu'il essaye de refouler la Révolution, il succombera à la tâche, il périra. PROUDHON, Confessions d'un révolutionnaire, p. 236. Déjà cité.

[172] Le parti catholique, ce qu'il a été, ce qu'il est devenu, p. 56, Paris. Bray, 1856.

[173] L'Assemblée comptait en effet, encore à ce premier moment, sur la possibilité d'une action légale électorale contre le ministère ; mais elle comprit presque aussitôt qu'elle ne pouvait pas remonter à la source, au contraire, sans illégalité. Elle se retourna aussitôt vers les clubs, qu'elle avait combattus précédemment.

[174] Mémoires, t. III, p. 69 et 70.

[175] Confession d'un révolutionnaire, chap. XVII, Paris, 1868.

Proudhon paraît cependant s'exagérer le triomphe du socialisme. Il était plus théorique que réel. Beaucoup de ceux qui se disaient alors socialistes ne l'étaient pas. Mais il est certain que l'idée socialiste passait au premier plan et, souvent, abandonnant derrière elle l'idée démocratique qui n'avait pas rendu ce que les masses en attendaient. En 1849, à côté des réunions politiques, les coalitions, les grèves, sont toutes socialistes ; le mouvement économique prédomine le mouvement politique. Les procureurs, dans leurs rapports, profitaient de cet état d'esprit, tout en l'exagérant, pour parler toujours avec terreur des socialistes. — Ce désintéressement politique permet déjà de pressentir la naissance de l'indépendance, — exagérée par certains, — mais réelle, de toute une partie du prolétariat en face de décembre. On voit, ici, tout ce que la bourgeoisie avait perdu en manquant février.

[176] Les lignes suivantes de Marx, quoique trop absolues, — comme plusieurs lignes de lui, — contiennent beaucoup de vrai : Ce qui s'était passé était non avenu. Les cristallisations du mouvement révolutionnaire s'étaient dissoutes. La République, pour laquelle on avait combattu, redevenait cette république vague des jours de février que chaque parti se réservait de déterminer. La Lutte des classes, déjà cité, p. 76.

[177] Baraguey d'Hilliers avait voté pour lui en 1848. Il écrivait à un colonel : Vous m'avez fait l'honneur de m'écrire pour me demander mon avis sur l'homme à porter pour candidat à la présidence de la République. Une lettre de M. Degousée a du déjà vous faire pressentir mon opinion. Je vais cependant m'expliquer d'une manière très explicite en accordant mon caractère et mes habitudes. Comme vous le dites fort bien, il n'y a dans ce moment-ci que deux candidatures ; M. Cavaignac est un de ces candidats, Louis-Napoléon est l'autre. Je connais le premier comme un honnête homme, mais faible dans les tendances, sauf vers la Montagne, et qui, j'en suis convaincu, ne reculerait devant aucun moyen, aucun sacrifice, même celui du bonheur du pays, pour faire triompher les idées socialistes dont il est imbu. Ces idées peuvent-elles convenir au pays ? Je ne le crois pas. Peuvent-elles assurer la prospérité de la France, donnent-elles quelques garanties pour la conservation de la prospérité de la fortune publique et de celle des particuliers, je ne le crois pas encore ; je vois donc un danger immense dans le succès de cette candidature, et c'est pour cela que je la combats. Avec plus de force, plus d'énergie qu'il n'en a, Cavaignac ne pourrait pas s'arrêter sur la pente glissante où il s'est placé ; aussi est-ce pour cela qu'au dernier moment, les voix de toutes les opinions qui se rapprochent de ces (illisible)..., se rallieront donc à lui. M. Cavaignac n'a un peu penché vers le parti modéré que parce qu'il a vu accroître ses chances, mais les choix ultérieurs et le servage absolu sur lequel il (illisible)..., nous ont plus que suffisamment convaincu que dès qu'il sera libre et que le pouvoir lui sera garanti pour quatre ans, il retournera à ses affections. Continuateur du National, de la Réforme, de la Démocratie pacifique, c'est encore là qu'il puisera ses inspirations, et elles ont coûté trop cher à la France depuis le 24 février pour que nous les adoptions. — Maintenant qu'est Louis-Napoléon ? Jusqu'à présent il ne s'est révélé que par ses deux équipées de Strasbourg et de Boulogne ; elles ont suffi pour faire connaître son nom à la France, et sans elles, il serait aussi ignoré que ses trois cousins. Il est froid, parle peu, a de la convenance, et de la réserve dans le maintien, mais cela ne suffirait pas, et quelques-uns de mes amis m'ayant demande de connaître à fond quelle serait sa ligne de conduite dans le cas où il parviendrait au pouvoir, je lui ai aussitôt manifesté le désir de la connaître et voici sa réponse : Général, dites à vos amis que ma ferme intention est de ne marcher qu'avec des gens modérés ; ce sont les seuls qui me conviennent, les seuls qui puissent assurer le bonheur et l'avenir du pays. — Mais, Monsieur faites-y bien attention, mes amis, s'ils étaient trompés, vous seraient aussi hostiles, qu'ils peuvent vous bénir aujourd'hui... — Général, je n'ai jamais manqué à ma parole, je n'y manquerai pas dans de telles circonstances. Voilà, mon cher colonel, le pour et le contre sur les deux candidats. Quand à moi, mon choix est fait, je vote pour Louis-Napoléon parce qu'avec lui j'ai l'espoir d'un meilleur avenir pour mon pays, et je vote ainsi contre la clique du National et de la Réforme qui nous conduit droit à la ruine. — Recevez, etc.. P.-S. — Vous pourrez montrer ma lettre, mais non la faire imprimer. (Collection A. L.)

Ce portrait de Cavaignac penchant vers la gauche par préférences personnelles est inouï et la lettre, à moins qu'elle ne soit voulue, semble révéler une intelligence politique qui en apprend long sur l'armée d'alors.

[178] Le conseil des ministres avait, en effet, proposé au prince une liste où figuraient, entre autres, Arago et Lamartine ; mais Louis-Napoléon avait tiré de sa poche un petit papier et, malgré les ministres, d'un mot sec et calme, il maintint son choix. Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 102 et 103.

[179] Mémoires d'O. Barrot, t. III, p. 102 et 103.

[180] Boulay de la Meurtrie lui adressa un discours fort convenable, évidemment soumis, au préalable, à l'approbation du prince, et dans lequel il disait, entre autres choses, après avoir parlé de son devoir, qui était d'affermir la République : Le serment que je viens de prêter devant vous, j'y serai fidèle et je ne déserterai pas le terrain de la constitution... Croyez-moi, si j'ai su lire dans le noble cœur du président de la République, il a compris que le plus grand honneur qui peut échoir à un homme, c'est de s'appeler Napoléon Bonaparte, d'être l'élu du peuple français et d'affermir la République.

[181] Journal de Castellane, t. IV, p. 128 et 129.

[182] Sur les comptes du papetier de l'Elysée, le nombre des cartes commandées est presque incroyable. (Collection A. L.)

[183] On lisait déjà le 24 décembre 1848, dans les faits divers : Un rassemblement de curieux, devenu en peu d'instants assez considérable pour qu'il ait fallu recourir à l'intervention de la force publique pour le dissiper, s'était formé hier rue Vivienne, 53. La cause de cette agglomération, assez futile en elle-même, était l'enseigne suivante, écrite sur les stores d'une boutique de marchand tailleur : Chavet, tailleur de S. A. I. le prince Louis-Napoléon. — Nous devons ajouter que cette enseigne a été enlevée dans la journée et qu'ainsi tout prétexte de rassemblement a cessé. Les Débats.

[184] Débats du 18 janvier.

[185] Louis-Napoléon Bonaparte et la Révolution de 1848, t. II.

[186] GRADINSKI, Un ami de Napoléon III, le comte Arèse, p. 105. Paris, Behl, 1879.

[187] GRADINSKI, p. 107. — Voir : BONFADINI, Vita de F. Arèse.

[188] De la démocratie en France (janvier 1849), par M. Guizot, Paris, Victor Masson.

[189] Il aurait pu rappeler la parole de Mirabeau, — prononcée, elle aussi, dans des circonstances désespérées : Le prince est le représentant perpétuel du peuple, comme les députés sont ses représentants élus à de certaines époques. Les droits de l'un comme des autres ne sont fondés que sur l'utilité de ceux qui les ont établis. Pourquoi donc réclamer contre le veto du prince, qui n'est aussi qu'un droit du peuple confié spécialement au prince, parce que le prince est aussi intéressé que le peuple à empêcher l'établissement de l'aristocratie.

[190] L'esprit réactionnaire qui devait envahir la politique de l'Elysée s'empara dès les premiers jours de la distribution des emplois les plus humbles, et l'ex-concierge de l'ex-roi Louis-Philippe vint triomphalement prendre la clef du palais présidentiel en attendant que les ministres du roi déchu vinssent prendre la clef de la politique et des affaires. La Liberté, 9 octobre 1849.

[191] H. CASTILLE, t. IV, p. 14.

[192] H. CASTILLE, t. IV, p. 14.

[193] Si la Constituante était contrainte de s'insurger contre le président et ses ministres, le ministère et le président étaient obligés au coup d'État : ils n'avaient, en effet, en leur pouvoir, aucun moyen de dissoudre l'Assemblée ; mais la Constituante était la mère de la constitution et la constitution la mère du président. En faisant son coup d'État, le président déchirait la constitution. Il annulait ainsi ses titres de républicain. Il lui fallait alors faire reconnaître ses titres impérialistes ; c'était tirer l'orléanisme du sommeil ; titres orléanistes et impérialistes pâlissaient à leur tour devant la légitimité ; la chute de la République légale ne pouvait élever au pouvoir que son pôle opposé : la Monarchie légitimiste. A ce moment, en effet, le parti orléaniste n'était que le vaincu de février et Bonaparte vainqueur du 10 décembre. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient opposer à l'usurpation républicaine leurs titres monarchiques également usurpés. Les légitimistes comprenaient combien l'instant était favorable. Ils conspiraient ouvertement. Ils pouvaient espérer trouver leur Monk dans le général Changarnier. On annonçait aussi bien dans leurs clubs l'avènement de la monarchie blanche que celui de la république rouge dans les clubs de prolétaires. K. MARX, déjà cité.

[194] O. BARROT, Mémoires, t. III.

[195] H. CASTILLE, t. IV, p. 16.

[196] Tandis que le ministère, composé en grande partie de lieutenants des divers partis parlementaires et monarchiques se réservant l'avenir, donnait certaines garanties conservatrices à la France et à l'Europe, il était loin de répondre aux aspirations déçues de la Constituante. FLEURY, Mémoires, t. 1 p 87

[197] H. CASTILLE, t. IV, p. 16.

[198] Le Peuple, 26 et 27 janvier 1849.

[199] Le 29 janvier, les Journaux : Le conseil des ministres s'est réuni aujourd'hui à l'Elysée National. Sur le compte que les ministres lui ont rendu des incidents d'hier, le président de la République a déclaré qu'il n'y voyait aucun motif pour modifier sa politique, et que le cabinet pouvait compter sur son appui ferme et persévérant. (Communiqué.)

[200] H. CASTILLE, t. III, p. 18 et 19.

[201] Voir plus haut.

[202] Nous prenons, en effet, ces renseignements dans le Rapport devant la Haute Cour de cassation, 14 décembre 1849. Nous promulguerons, était-il dit encore, la déclaration des droits et la constitution de 1793 légèrement modifiée. Provisoirement, nous aurons une dictature révolutionnaire résumée dans un comité de salut public et appuyant sur un conseil consultatif composé d'un délégué par département. Faucher fit surveiller la Solidarité républicaine à partir du 10 janvier par une circulaire envoyée aux préfets. Moniteur, 1849, p. 273.

[203] Ces bataillons avaient été créés le 25 février 1848 pour une seule année et cette année allait expirer. On invoqua aussi les nécessités financières et le fait que la présence d'une forte garnison à Paris ne justifiait plus l'existence de corps exceptionnels.

[204] Elle était nombreuse. Il restait, au mois de janvier 1849, environ treize mille gardes mobiles. CASSAGNAC, Histoire de la chute du roi Louis-Philippe, t. II, p. 45.

[205] L'arrêt était du 24 janvier. Les officiers et les sous-officiers, non compris dans la nouvelle organisation, étaient rendus à la vie civile s'ils étaient libres de toute obligation militaire ; dans le cas contraire, ils rentraient au régiment dont ils avaient fait autrefois partie et y reprenaient le grade qu'ils y avaient occupé ; un mois de solde était accordé aux uns et aux autres à titre de gratification ; il était enfin expressément stipulé que les douze bataillons conservés pourraient être employés non seulement à Paris, mais sur un point quelconque du territoire français ou de l'Algérie.

[206] CASTELLANE, t. IV, p. 130.

[207] D'après la Gazette de France, Aladenize se serait rendu lui-même près de Changarnier pour protester et lui aurait parlé avec la dernière énergie.

[208] Le narrateur ajoute : Cette scène, dont il faut avoir vu toutes les péripéties pour en comprendre l'énergie, se termina là. En vous transmettant cette relation, citoyen rédacteur, j'ai eu pour but : 1° de prouver que les paroles, au moins très imprudentes, du général ont été la cause de tout ceci ; 2° que le commandant Aladenize, qui devait être maintenu à la tête d'un bataillon, n'a point été mû par un sentiment d'intérêt froissé, mais bien par le noble sentiment de, solidarité qui lui a fait un devoir de se sentir blessé du même coup qui frappait ses collègues. Il a, par là, dévoilé tout son cœur à ceux qui ne le connaissaient pas encore... Je n'entends point ici peser les paroles d'Aladenize, mais bien le sentiment qui en a été l'une des causes... Signé : Baillot, chef de bataillon à la garde mobile. Paris, ce 8 janvier 1849.

[209] Le Siècle.

[210] Journal de Castellane, t. IV, p. 130.

[211] H. CASTILLE, t. IV, p. 24.

[212] Fleury a raconté dans ses Mémoires (t. I, p. 88) que deux cents d'entre eux vinrent à l'Elysée afin de réclamer contre une mesure qu'ils trouvaient inique. Les journaux qui relatent aussi cette visite disent que le prince ne reçut personne, Fleury, qui doit être cru de préférence puisqu'il était aide de camp à l'Elysée, rapporte que Changarnier en introduisit quelques-uns auprès du président et que celui-ci leur tint un langage ferme et bienveillant. La députation se serait retirée mécontente néanmoins.

[213] L'indécision paraît jusqu'ici le caractère dominant du nouveau gouvernement. Le remplacement de la plupart des préfets est urgent... Je tiens de M. Romieu que le président lui a dit qu'il fallait le temps, bien examiner et que tout se ferait lentement, successivement. Leur système paraît être de gagner du temps Le président ne veut pas, dit-il, de réaction, mais la France attend de lui des réparations... (Journal de Castellane, t. IV, p. 126.)

[214] D'autant plus qu'à ce moment une sorte d'entente se dessinait de nouveau entre les ouvriers et la petite bourgeoisie radicale, entre les travailleurs des villes et ceux des campagnes. Il se forme de la sorte un parti nouveau qui, selon Proudhon, est le parti du travail en face de celui du capital, mais qui, moins nettement, s'appelle lui-même démocrate socialiste. Le langage populaire oppose les démoc soc aux réacs ou aristos. G. Renard, déjà cité, p. 136.

[215] Les six articles du programme étaient ceux-ci : 1° la République est au-dessus du droit des majorités ; 2° les représentants s'engagent à donner l'exemple de la résistance si la constitution est violée ; 3° l'emploi des armes de la France contre la liberté d'un autre peuple est une violation à la constitution ; la France doit au contraire son concours aux peuples opprimés ; 4° reconnaissance du droit au-travail qui est un moyen de combattre la tyrannie du capital ; 5° éducation obligatoire, gratuite et commune, obligatoire pour tous les enfants ; 6° reprise du milliard accordé par la Restauration aux émigrés.

[216] PROUDHON devait écrire plus tard qu'il faisait erreur sur ce point (La Révolution démocratique et sociale démontée par le coup d'État), mais l'entourage qui accaparait le président et la prudence sans doute exagérée de celui-ci devait lui donner un démenti nouveau. Il disait textuellement : Louis Bonaparte vaincu, démissionnaire ou destitué, la contre-révolution est à bas. Il est étrange que, depuis un mois, ni les républicains de l'Assemblée, ni la presse démocratique ne semblent avoir eu l'intelligence de cette situation. Frappez l'idole et la religion étant déshonorée, le culte est aboli. Que le scrutin frappe Louis Bonaparte !... N'ayez pas peur de la réaction ; elle n'a de force que par le bruit qu'elle fait. Un vote énergiquement motivé, en cinq minutes vous en délivrera. (Le Peuple, 27 janvier 1849.) — Et le lendemain : Bonaparte !... Élu de la réaction, instrument de la réaction, personnification de la réaction, il est en ce moment toute la réaction !... Il a osé défier l'Assemblée, défier la Révolution en signifiant aux représentants l'ordre de se dissoudre. Eh bien, la Révolution a relevé le gant ; le cartel est accepté. A lundi le combat !

[217] Le passé, plein de bonne volonté, de Lerminier, excusait en partie le choix, mais non la révocation de Mickiewicz. — Lerminier devait d'ailleurs remettre sa démission au ministre de l'Instruction publique peu de jours après le 31 janvier. — Quant à Falloux, interpellé dans son bureau du ministère sur les troubles auxquels donna lieu le premier cours de Lerminier, il répondit que la réintégration de Lerminier était le résultat direct d'un vote des Assemblées en même temps que le privilège du Collège de France.

[218] Les Journaux. — Le prince s'était renseigné sur l'émigration et le poète avait félicité le président. (Les Journaux.)

[219] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 183.

[220] MAUPAS, t. I, p. 50.

[221] Dans le public on dit que c'était la Solidarité républicaine qu'on aurait frappée et le bruit prit une consistance telle que ses membres protestèrent dans les journaux. Une note suivait l'impression de cette protestation, note évidemment inspirée par le gouvernement, qui montrait bien que c'était en effet à la Solidarité qu'on en voulait et qu'elle serait frappée à son tour. (Les Débats du 31 janvier.)

[222] Journal du maréchal de Castellane, t. IV, p. 129.

[223] Journal du maréchal de Castellane, t. IV, p. 129.

[224] H. CASTILLE, déjà cité, t. IV, p. 24. L'Estafette indique dès neuf heures et demie.

[225] L'Estafette.

[226] H. CASTILLE, t. IV, p. 24.

[227] D'après Castellane qui, sur ce point, étant données ses relations militaires, semble devoir être cru (car au sujet de cette journée notamment, son journal contient beaucoup d'erreurs), Changarnier avait réuni la veille ses officiers généraux et leur avait expliqué que c'était à ses ordres seuls qu'il faudrait obéir, que si des représentants intervenaient il n'y aurait pas lieu de les écouter, car on ne leur devait le respect que sur leur siège. (T. IV, p. 31.) Le général conférait, en ce moment, au reçu de la lettre, paraît-il, avec Louis Bonaparte.

[228] L'Estafette.

[229] L'Estafette. Nous ne remarquons dans les troupes aucune agitation. L'étonnement et la curiosité se lisent sur chaque figure.

[230] L'Estafette. Nous ne remarquons dans les troupes aucune agitation. L'étonnement et la curiosité se lisent sur chaque figure.

[231] CASSAGNAC, t. II, p. 51.

[232] CASTILLE, t. IV, p. 25.

[233] Les Débats eux-mêmes disaient : Les gouvernements ne provoquent pas. Et ils énonçaient cette phrase mémorable : La révolution de Février a été faite aux cris de Vive la Réforme ! Ne laissez pas faire une révolution sociale aux cris de Vive la République !

[234] CASTILLE, t. IV, p. 27.

[235] Aladenize, et ceux qui avaient été arrêtés avec lui, Arrghi, Camuzet, Duseigneur, Bassac et d'autres avaient été relâchés peu de temps après leur arrestation, ce qui ne semble pas prouver qu'on ait considéré la garde mobile comme bien dangereuse.

[236] Il avait écrit, en effet, à Marrast que l'Assemblée pouvait être certaine de son dévouement en cas qu'elle fût menacée ; il lui offrait même un appui et un refuse au Conservatoire des Arts et Métiers. Lui aussi fut relâché au bout de quelques jours.

[237] L'Estafette. Castille (t. IV, p. 29) dit : escorté d'un nombreux état-major.

[238] CASTILLE, t. IV, p. 29.

[239] L'Estafette.

[240] CASTILLE, t. IV, p. 29.

[241] Fleury, t. I, p. 89-90. — Cassagnac parle aussi, mais rapidement d'acclamations enthousiastes. Il ajoute : C'était donc l'opinion publique qui avait rêvé spontanément d'un changement dans la situation, et c'est probablement à cette source que le général Changarnier avait puisé des idées. (T. II, p. 51.) La Gazette de France raconte que la foule ne se contenta pas de l'acclamer ; elle lui aurait crié : Vous pouvez compter sur nous ! Courage ! nous vous soutiendrons !

[242] Mémoires de Maupas, t. I, p. 49.

[243] Mémoires de Maupas, t. I, p. 49. Un si chaleureux accueil, joint à certains bruits de coups d'Etat, avait inquiété l'Assemblée.

[244] T. II, p. 184.

[245] ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 185.

[246] Il faut cependant compter aussi, sans doute, avec leur réserve voulue.

[247] Cette résistance à la première tentative de coup d'État ne provenait pas d'un doute sur son opportunité ; elle décelait un parti pris fermement mûri, car rien n'était plus net que la ligne de conduite adoptée par ce prétendu rêveur. ÉMILE OLLIVIER, t. II, p. 184.

[248] CASTILLE, t. IV, p. 30.

[249] CASTILLE, t. IV, p. 30.

[250] CASTILLE, t. IV.

[251] CASTILLE, t. IV.

[252] LAMARTINE, le Conseiller du peuple, janvier 1849. — La réélection de Cavaignac eût établi, en effet, une situation bien différente et qui eût tout naturellement permis à la Constituante de durer, puisque cette réélection eût été la preuve même que le pays approuvait sa politique.

[253] Ces paroles montrent une partie de l'espérance républicaine que beaucoup d'électeurs du 10 décembre conservaient en dépit et à cause du nom de Bonaparte...

[254] CASTILLE. — Tandis que la constitution faisait des deux pouvoirs deux forces amies, les circonstances en faisaient deux forces rivales. Seulement le rôle du pouvoir exécutif était de beaucoup le plus difficile, puisqu'il était forcé de contenir, à l'aide d'une majorité qu'il ne pouvait maîtriser, une assemblée qu'il ne pouvait dissoudre. CASSAGNAC, Histoire de la chute du roi Louis-Philippe, etc., t. II, p. 110. Plon, 1857.

[255] La Presse.

[256] MAUPAS, Mémoires, t. 1, p. 49. On ne devait plus espérer une entente sympathique.

[257] Dès la première revue, le 24 décembre 1848, la Démocratie pacifique l'avait accusé de faire des avances à l'armée : Est-il vrai que M. Louis Bonaparte ait pris l'habitude de visiter les casernes et de nouer des relations personnelles avec le soldat ? Est-il vrai qu'il se soit rendu dernièrement et de très bonne heure à l'École militaire en l'absence des officiers ? (5 janvier 1849.) — Le 8, le même journal croyait pouvoir raconter que, dans l'entourage du prince, on avait agité la question d'un 18 brumaire. Tous les journaux, d'ailleurs, comme avant l'élection, étaient hantés par la menace de l'Empire.

[258] Castellane, t. IV, p. 132.

[259] H. Castille, t. IV, p. 32.

[260] La République, 4 février 1849.

[261] Castille, t. IV, p. 34.

[262] La République, 8 février 1849.

[263] Duchesse de la Trémouille, de Guiche, marquises de Boisthierry, de Sainte-Aldegonde, de Boissy, de Parvis ; la baronne de Lilleferme, comtesse de Langle, princesse Camerata, marquise Bertolini, duchesse d'Otrante, marquise de Bassano, etc., etc.

[264] Journal de Castellane, t. IV, p. 142.

[265] FLEURY, Mémoires. (Voir le passage sur les avances aux légitimistes.)

[266] Archives nationales, B. B. 30, 358, I.

[267] Archives nationales, B. B. 30, 352, I.

[268] Archives nationales, B. B. 30, 363, I.

[269] Archives nationales, B. B. 30, 363, I.

[270] Archives nationales, B. B. 30, 364, I.

[271] Archives nationales, B. B. 30, 361, I.

[272] Archives nationales, B. B. 30, 362, I.

[273] Archives nationales, B. B. 30, 362, I.

[274] Archives nationales, B. B. 30, 365, I.

[275] Rapport de la police. Archives nationales, B. B. 30, 365, I.

[276] Archives nationales, B. B. 30, 365, I.

[277] Telle est en effet l'interprétation du magistrat.

[278] Archives nationales, B. B. 30, 365, I.

[279] Archives nationales, B. B. 30, 365, I.

[280] Archives nationales, B. B. 30, 365, I.

[281] Castellane, t. IV, p. 133.

[282] La République, 6 février 1849.

[283] La République, 6 février 1849.

[284] Résumé de la question sociale, Banque du peuple, par PROUDHON, Paris, Gamier, 1849. Voir aussi : Solution du problème social. Librairie internationale, 1868.

[285] Résumé de la question sociale, Banque du peuple, par PROUDHON, Paris, Gamier, 1849. Voir aussi : Solution du problème social. Librairie internationale, 1868.

[286] Résumé de la question sociale, Banque d'Echange, par PROUDHON.

[287] PROUDHON, Résumé de la question sociale, Banque d'Echange, p. 83.

[288] PROUDHON, Résumé de la question sociale, Banque d'Echange, p. 83.

[289] Castellane, t. IV, p. 137.