DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

PAR CHARLES LE GOFFIC

de l’Académie française

PARIS - FLAMMARION – 1934.

 

 

Introduction.

I. — Vers Gand.

II. — La bataille de Melle.

III. — En retraite.

IV. — Sur l’Yser.

V. — Dixmude.

VI. — La prise de Beerst.

VII. — Les premiers effets du bombardement.

VIII. — L'inondation.

IX. — L’assassinat du commandant Jeanniot.

X. — Dans les tranchées.

XI. — L’attaque du château de Woumen.

XII. — La mort de Dixmude.

XIII. — La nuit du 10 novembre.

XIV. — L’adieu à Dixmude.

XV. — Sur la route de France.

 

INTRODUCTION

 

A MON FILS

JEAN LE GOFFIC

Médecin au 3e Bataillon

du 1er Régiment de la Brigade des Fusiliers marins.

 

Note préliminaire : Les sources auxquelles nous avons recouru pour l'établissement de celte relation sont de diverses sortes : communiqués officiels, rapports français et étrangers, etc. Mais la majeure partie de nos renseignements nous viennent de correspondances privées, rassemblées par M. de Thézac, le fondateur des Abris du marin, de carnets de route obligeamment prêtés par leurs auteurs, d’enquêtes verbales près des survivants de Melle et de Dixmude. Le plus souvent que nous l’avons pu, nous avons cédé la parole il nos correspondants.

 

La louange, a-t-on dit, languit auprès des grands noms. Elle languit aussi auprès des grandes choses, et c’est par la seule simplicité d’un récit fidèle qu’on peut se flatter de ne pas trop les diminuer.

Ces grandes et belles choses accomplies par la brigade des fusiliers marins, le public, hier encore, les ignorait. Elles dormaient sous un amas confus de notes, de communiqués, de lettres de service, de schémas d’opérations, de correspondances particulières et d’articles de journaux : ce n’était pas une petite entreprise d’y porter la lumière. Tout paraît simple, aisé, à qui les faits se présentent dans leur ordre logique et avec leur enchaînement régulier. L’historien qui opère sur une matière neuve sait ce qu’il en coûte pour y introduire ou, plutôt, y rétablir cet ordre et cet enchaînement. Et avant de faire la philosophie de l’histoire, il faut commencer par écrire l’histoire.

On ne s’étonnera donc pas outre mesure de ne trouver ici que des considérations en rapport direct avec les événements. Les faits nous ont plus occupé que les idées. Et, en définitive, rien n’est perdu, puisque ce sont des matériaux tout préparés pour rétablissement de cette mystique de la guerre que le sombre génie de Joseph de Maistre avait entrevue, dont Vigny avait montré les effets en certaines âmes et qui sera demain notre religion nationale. On sent bien qu’un effort aussi rude, une tension aussi prolongée, un sacrifice aussi entier que ceux qui ont été demandés à la poignée d’hommes que voici, n’ont pu être obtenus par des moyens ordinaires. Il y a fallu un pacte spécial, un état de grâce particulier : le miracle n’était possible qu’au prix d’une étroite communion et, pour employer le mot propre, d'une véritable fraternité spirituelle entre la troupe et le commandement.

Si celte fraternité s’est observée dans toutes nos armes et sur presque tous les champs de bataille au cours de la lutte actuelle, peut-être ne fut-elle jamais aussi absolue que chez les fusiliers marins. Ils y étaient préparés sans doute. La mer est un champ de bataille perpétuel et l’on ne se sent guère moins à l’étroit sur un navire que dans une tranchée. La communauté du danger crée rapidement celle des cœurs : pourrait-on concevoir autrement que les plus indépendants, les plus individualistes des hommes, transportés à bord, en soient les plus disciplinés ? C’est le cas des Bretons. A Dixmude, encadrés par leurs officiers, gardant, avec l’habit, le langage et l’âme de leur profession, ils restaient encore marins. Il y avait d’ailleurs à côté d’eux des inscrits de tous nos quartiers maritimes, de Bayonne, de Toulon, de Dunkerque, etc. Et le bataillon du commandant de Sainte-Marie, formé à Cherbourg, contenait même un assez joli lot de natifs des Batignolles. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec trois ou quatre de ces Parigots : je ne conseillerais à personne de blaguer devant eux leurs officiers. Et il est vrai que, de ces officiers, si peu demeurent que la plaisanterie, huit fois sur dix, risquerait de ne frapper qu’une ombre. Les mots les plus profonds, les plus tendres, que j’ai entendus sur le lieutenant de vaisseau Martin des Pallières m’ont été dits par un fusilier de la rue des Martyrs, Georges Delaballe, qui faisait le coup de feu avec lui devant le cimetière, la nuit où ses mitrailleuses encrassées ne jouaient plus et où cinq cents Allemands, conduits par un major qui portait le brassard de la Croix-Rouge, se jetèrent à l’improviste sur nos tranchées.

— Mais pourquoi l’aimiez-vous tant ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas... On l’aimait parce qu’il était brave et qu'il avait toujours le mol pour rire... mais surtout parce qu’il nous aimait.

Voilà le secret de cette emprise extraordinaire des officiers sur leurs hommes, l’explication du miracle de cette résistance de quatre semaines, à un contre six, sous la plus formidable dégelée d’obus de tous les calibres qui ait arrosé une position, dans une ville littéralement déchiquetée, dont tous les immeubles flambaient et où, suivant le mot d’un correspondant du Daily Telegraph, il ne faisait plus ni nuit, ni jour : il faisait rouge. Quand les Boches eurent assassiné le commandant Jeanniot, ses hommes furent comme fous. Ils n’auraient pas pleuré davantage un père. On me communiquait récemment la lettre d’un petit Breton, Jules Cavan, blessé à Dixmude, soigné dans un hôpital de Bordeaux et qu’étaient venus voir les parents de l’enseigne Gautier, tué le 27 octobre dans les tranchées du cimetière.

Cher Monsieur, écrivait-il le lendemain à M. Dalché de Desplanels, vous ne pouvez vous douter combien votre visite m’avait pris au cœur... Le 19 octobre, alors que mon bataillon était à l’offensive, à Lannes, à trois kilomètres de Dixmude, je fus blessé à la cuisse par une balle. Je me suis traîné, comme j’ai pu, sur le champ de bataille, les balles tombant toujours à mes côtés. Je fis environ cinq cents mètres sur le champ de bataille et je gagnai la route. C’est à ce moment que le lieutenant Gautier, m’apercevant dans le fossé, alors qu’il venait avec une section vers moi, me demanda : Eh bien, petit, qu’est-ce que tu as ?Oh ! lieutenant, je suis blessé à la jambe, et je ne peux pas me traîner. — Tiens, monte sur mon dos ! Et il me porta dans une maison à Lannes, et il me dit ces mots, dont je me rappellerai toujours : Reste là, petit, d’ici qu’on vienne te chercher. Je vais faire prévenir les autos-ambulances. Puis il repartit au feu. Oh ! le brave homme !

 

Le brave homme ! Jules Cavan fait écho à Georges Delaballe, le Breton au Parigot. Chez tous deux, c’est le même timbre cordial. Et parfois je me demande, penché sur ces ombres héroïques, lesquels furent les plus admirables, des officiers ou des marins è Quand l’enseigne Gautier reçoit Tordre de remplacer le lieutenant de vaisseau des Pallières, enseveli par un obus dans la tranchée du cimetière où était déjà tombé le lieutenant Eno, il lit clairement dans son destin ; il dit : C'est mon tour. Et il sourit à la mort qui lui fait signe. Mais je sais une circonstance où, la mort ne voulant pas d’eux, les fusiliers la provoquèrent ; où, après s’être battus jusqu’à épuisement de leurs cartouches, cernés de toutes parts, ne restant plus que quinze avec leur capitaine, celui-ci, pris de pitié et sentant l’inutilité d’une plus longue résistance, dit à ses hommes : Mes pauvres enfants, vous avez fait votre devoir. Il n’y a plus qu’à se rendre. Et, pour la première fois, désobéissant à leur capitaine, ils répondirent : Non ! Rien ne montre mieux, à mon sens, le degré d’exaltation sublime, de complet oubli de soi, où nos officiers avaient porté le moral de leurs hommes. Tels étaient les élèves qu’avaient formés ces maîtres d’héroïsme que souvent leurs élèves les surpassaient. Il y avait, il y a encore à l’hôpital de Trouville, un jeune marin breton du nom de Michel Folgoas. Sa blessure est une des plus effroyables qu’on ait vues ; il a eu tout un côté du corps raboté par un obus, qui tua, le 2 novembre, près de lui, un de ses camarades de tranchée. Moi, explique-t-il dans une lettre, sur le coup j’ai été étourdi. Je suis revenu à moi et j’ai fait trois cents mètres sans savoir que j’étais blessé. Il a fallu que les frères me disent : Mon Dieu ! On t’a enlevé la moitié ! — Et c’était vrai. Va-t-il gémir, crier ? Il plaisante ; Comme les Boches y z’avaient faim, ils m’ont pris un bifteck dans le côté, mais c’est pas gênant, du moment qu’ils ne m’ont pas tout pris.

Tirez ce Michel Folgoas à six mille exemplaires ; vous aurez la brigade. Cet enfer de Dixmude est un enfer où l’on ne s’en fait pas, suivant le mot des Parisiens. Et les battues de lapins, la chasse aux lièvres roux d’Allemagne qui détalent devant l’armée d’invasion, les corridas de muerte où nos Mokos ne craignent personne pour estoquer à la baïonnette quelque pacifique bœuf flamand abandonné de ses propriétaires, des équipées moins recommandables et, d’ailleurs, sévèrement réprimées, dans les sous-sols des estaminets de Dixmude, certaine histoire de gueuz-lambick où l’on voit, en plein jour, par les canaux, deux Bretons ramener triomphalement à la godille, sous un harnachement de gendarmes belges, un tonneau de bière forte déniché Dieu sait où, au temps où la brigade, officiers compris, n’avait pour toute boisson que l’eau saumâtre de l’Yser, — cent et une fariboles du même genre, qui feront plus tard la joie des veillées, attestent que Jean Gouin — ou Le Gwenn, Jean-le-Blanc —, comme s’appellent entre eux les marins, ne perdait pas complètement le nord au milieu des pires vicissitudes.

Une épopée donc, si l’on veut, ou, comme le proposait M. Victor Giraud, une geste française, telle fut Dixmude, mais une geste où l’héroïsme n’a rien de roide ni de compassé, où le naturel de l’homme de mer reprend à tout instant le dessus, où il y a du tonnerre, des éclairs, de la pluie, de la boue, du froid, des balles, des shrapnells, des marmites, des écrabouillements — et toute la jeune gaieté de la race. Et cette épopée ne se termine pas à Dixmude ; la brigade n’est pas restée l’arme au pied après le 10 novembre. Reconstituée par les dépôts, maintenue à l’effectif de deux régiments, elle connut d'autres fastes. Ypres et Saint-Georges la virent charger les bandes du prince Ruprecht après celles du duc de Wurtemberg. Dixmude n’est que le premier panneau du triptyque : sur l'ogive rompue de la noire capitale des Communiers, sur les fonds livides du plat pays nieuportais, la brigade, deux fois encore, inscrivit sa silhouette d’ouragan.

Mais, à Ypres et à Saint-Georges, les marins avaient derrière eux le gros des forces anglo-françaises ; à Dixmude, jusqu’au 7 novembre, ils opéraient en enfants perdus. Et c’était le sort des deux Flandres qu’ils tenaient dans leurs mains. Un des combattants de Dixmude, le lieutenant de vaisseau Georges Hébert, a pu dire que les fusiliers avaient gagné là mieux qu’une bataille navale. Je ne reproche à cette déclaration que sa modestie. Dixmude, ce sont nos Thermopyles du Nord, comme le Grand-Couronné de Nancy fut nos Thermopyles de l’Est ; les fusiliers ont été le premier et le plus solide élément de la longue défensive triomphante qui portera un jour le nom de victoire de l’Yser, — victoire plus disputée et, si l’on veut, moins rayonnante que la victoire de la Marne, mais qui n’aura pas développé des conséquences moins heureuses.

On prête au généralissime un mot que lui-même a peut-être été tout surpris d’avoir à prononcer :

— Vous êtes, aurait-il dit aux fusiliers, mes meilleurs fantassins.

Arrêtons-nous sur ce mot si simple, tout militaire et qui fait pâlir les plus belles harangues. La brigade en restera éternellement décorée.