DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

VII. — LES PREMIERS EFFETS DU BOMBARDEMENT.

 

 

Le quartier général belge a-t-il jugé que son front de la route d’Ostende était trop excentrique et que la ligne de l’Yser lui offrirait un plus solide épaulement ? C’est probable. Et, à ce compte, notre diversion sur Beerst n’aura pas été complètement inutile, puisqu’elle aura permis le repli en bon ordre des troupes belges ; mais, d’autre part, du fait de cette diversion et du renforcement des troupes allemandes, de Mitry n’a pu se maintenir à Thourout : les goumiers sont rentrés à Loo ; le reste de la cavalerie française a dû suivre le mouvement. Tout le terrain est dégagé devant Dixmude, et l’ennemi, grossi de nouvelles formations et qui a reçu d’Anvers son artillerie lourde, devenue disponible par la chute de lu ville, va pouvoir reprendre en toute sécurité l’attaque de nos positions, combinée avec une action parallèle sur les lignes du bas et moyen Yser. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il convient en effet de se rappeler que la défense de Dixmude et celle de l’Yser, puis, après que l’Yser aura été forcé, la défense de la voie ferrée de Caeskerke-Nieuport, sont intimement liées et que Pervyse et Ramscapelle mènent aussi bien à Furnes que Dixmude, Pollinchove ou Loo.

A une situation nouvelle convenait une organisation nouvelle des forces alliées : dans la nuit du iy octobre, la brigade belge Meyser passait sous les ordres de l’amiral ; le 20, à onze heures, la première marmite tombait sur Dixmude. Jusque-là, écrit le capitaine de compagne X..., les shrapnells de 77, aux miaulements étranges, étaient les seuls cadeaux que l’ennemi avait envoyés. Mais, dans la journée du 20, commencèrent à pleuvoir les marmites, et leur premier objectif fut, bien entendu, l’église. A la cinquième ou sixième, ce joli édifice était en feu[1]. Nous n’y avions pourtant aucun observateur. Jusqu’au matin, en prévision du bombardement, on avait travaillé aux tranchées. Les plus rapprochées de l’ennemi avaient été crénelées, barbelées, approfondies à 1 m. 70 et solidement plafonnées[2]. Mais toute la défense intérieure était encore à organiser, notamment le talus du chemin de fer, où les gros noirs pleuvaient dru. Un soir que sa compagnie était de réserve après quarante-huit heures de tranchées, le lieutenant de vaisseau A... fut commandé pour y prendre position. Il y avait été de garde la troisième nuit précédente ; il savait, par expérience, combien l’endroit était dangereux et, moins pour lui que pour les 250 hommes dont il avait la responsabilité, il tenait à libérer sa conscience de chef :

— Il n’y a pas de tranchées au talus du chemin de fer, commandant, fit-il observer au capitaine de vaisseau V...

— Je le sais.

— Bien, commandant.

Et souriant, pour donner confiance à ses hommes, ajoute le témoin qui nous rapporte ce dialogue, il s’en alla vers un poste aussi découvert qu’un glacis.

Avec de tels officiers, Dixmude était mieux défendue que par un triple cordon de blockhaus. Les hommes, qui valaient les chefs, s’étaient vite habitués au fracas des marmites. Elles font plus de bruit que de mal, parce qu’on peut les voir venir et qu’elles s’annoncent par un grincement de poulies mal graissées, expliquait à sa famille un fusilier, qui ajoutait naïvement : Tout de même, celui qui a envie d’entendre des coups de canon n’a qu’à venir ici. De fait, le tapage était effroyable : 420, 305 et 77 tonnaient à l’unisson. Sans artillerie lourde pour riposter à l’ennemi, nous devions nous contenter d’attendre l’attaque inévitable qui allait suivre le nettoiement du terrain. Mais, là, les soixante-douze pièces de nos six groupes pouvaient dire leur mot. Malheureusement, à notre droite, les ravages causés dans les tranchées belges par les rafales de l’artillerie allemande ne permettaient plus à nos alliés de se maintenir : prévenu à temps, l’amiral envoya quatre de nos compagnies les remplacer. Les tranchées n’étaient pas plus tôt regarnies que l’attaque ennemie se déclencha. Sûre d’elle, du succès, elle avait adopté, comme la première fois, la formation en masses profondes, les mitrailleuses à l’arrière, les vétérans aux deux ailes, les conscrits au centre et à l’avant, ceux-ci avec des figures d’extatiques, ceux-là gorgés du souvenir de leurs anciennes victoires, tous communiant dans le même idéal patriotique, cadençant le pas et chantant leurs hymnes au Dieu national. C’étaient des jeunes gens pour la plupart, presque des enfants. Dans les tranchées plus tard, quand les fusiliers tomberont sur eux, ils se jetteront à genoux, joindront les mains et demanderont grâce en pleurant. Mais ici, dans l’ivresse de la mêlée, coude à coude sur seize rangs d’épaisseur[3], ils n’ont qu’une grande âme et farouche ; ils avancent d’un mouvement rythmique, à peine onduleux, quand la mitraille les bat, vrais fils de ces autres barbares qui se liaient de chaînes pour ne faire qu’un bloc dans la mort ou dans la victoire. Une odeur d’alcool, d’éther et de meurtre les précédait, comme l’haleine de cette machine sanglante. Nos hommes les laissèrent approcher à moins de cent mètres : aux cris de Vorwaerts — En avant ! —, partis des rangs ennemis, répondirent brusquement chez nous les ordres : Feu à volonté ! Feu à répétition ! jetés par les officiers et les premiers maîtres. Derrière leurs créneaux, dans le bourdonnement des balles et l’éclatement des shrapnells, les fusiliers ne perdaient pas un de leurs coups. Nos mitrailleuses se mettaient de la partie. On va t’en moudre ! hurlaient les pointeurs, gagnés à leur tour par l’ivresse contagieuse de la bataille. Les Allemands avançaient toujours, mais leurs masses n’étaient plus aussi profondes ; la machine disloquée ne jouait plus que faiblement. Elle vint râler son dernier effort au pied des tranchées, dans les réseaux de fil de fer barbelé où chaviraient les survivants. A huit heures du soir, trois coups de sifflet stridents comme une sirène d’usine, mettaient fin au travail de ce monstrueux organisme.

Depuis six heures on se battait dans la nuit. Une fois de plus, nous étions vainqueurs, mais à quel prix ! Dixmude, que l’artillerie lourde de l’ennemi n’avait cessé de bombarder durant l’attaque, n’est pas encore le tas de cailloux et de cendre, l’alignement de pierres noircies qu’elle sera plus tard ; mais déjà son agonie a commencé. On ne compte pas les maisons éventrées. Tout un quartier brûle autour de l’église. Si forte qu’elle soit, la pluie n’éteindra pas ces incendies attisés par la déflagration des obus à pétrole. Un projectile, à l’heure de l’angélus, est venu frapper le clocher de Saint-Nicolas : le bourdon, atteint en plein corps, a poussé une sorte de râle dont les vibrations se sont longuement propagées dans l’espace. Pauvre Dixmude ! écrit un marin, c’est ton glas qui sonne. Heureusement, la population n’est plus là. Le bourgmestre a donné le signal de l’exode, et tous lui ont obéi, la mort dans l’âme, à l’exception des Carmélites et d’une douzaine de traînards ou d’entêtés comme ce vieux bedeau dont nous parle M. T’Serstevens, qui habitait sur la Grand’Place une vieille petite maison à ogives et à fenêtres grillées et qui, la pipe à la bouche, vous apportait les clefs de l’église : il jargonnait le flamand rude de la côte, il était tanné par le vent marin. L’église, la maison, la place, le bonhomme, s’accordaient, traduisaient l’âme unique de la mère Flandre, et tout cela devait s’abîmer en même temps, le bonhomme n’ayant pu se désencastrer de son logis dont il semblait une pierre plus vivante.

Par précaution, malgré la retraite de l’ennemi, les quatre compagnies de fusiliers avaient été laissées à leur poste de combat. Dans la nuit, en effet, des fusillades intermittentes, nu nord de l’Yser, purent faire croire à une reprise d’offensive. La seule attaque un peu sérieuse se produisit à trois heures du matin, mais nous n’eûmes pas de peine à la repousser, note le fusilier R..., car, dans nos tranchées couvertes, nous sommes inexpugnables. Déçu, l’ennemi se retourna vers la ville qu’il recommença au petit jour à bombarder. Par hasard, le temps s’était nettoyé, débouché, disent les marins ; le schoore souriait ; l’alouette chantait ; lasses de meugler après l’étable ou déjà résignées à leur vie d’abandon, des vaches ruminaient au soleil, et l’interminable file des canaux, les flaques argentées des watergands luisaient doucement sur le velours brun du palus. Le ciel, lui, comme chez le Psalmiste, s’armait de tonnerre et d’éclairs. Le bombardement devint particulièrement intense dans l’après-midi. Par moments, la ville s’effondrait, écrit un officier. Les Allemands avaient d’abord amené contre elle du 10 centimètres, puis du 15 centimètres, puis du 21 centimètres, puis, comme cela ne suffisait pas, pour avoir raison de ces satanés marins, on finit par leur servir le grand jeu : 305 et 420. Nos compagnies de réserve dans Dixmude ne laissaient pas d’être fortement éprouvées par ce feu terrible, malaisé à repérer et plus malaisé encore à éteindre avec des canons fourbus. Pour ajouter au désarroi de la situation, nous apprenons tout à coup que l’ennemi, à quatre heures, s’est emparé d’une tranchée des lisières extérieures, au sud de la ville. Surprise par une attaque en force, la section belge qui l’occupait, après une belle résistance, quelques belles secousses, dira pittoresquement un marin, a cédé, entraînant la débandade de la section de fusiliers en soutien derrière elle. Seul le lieutenant de vaisseau Cayrol est resté à son poste, revolver au poing, pour permettre à ses hommes d’emporter les mitrailleuses[4]. Trois compagnies se glissent immédiatement vers les tranchées compromises, après que nos canons en ont un peu nettoyé les abords.

Nous voilà en tirailleurs, écrit un des acteurs de cette scène, et, pendant que les Boches essaient de se reformer, avant qu’ils soient revenus de leur surprise, à cinquante mètres, feu de salve, puis à la baïonnette. Il fallait les voir courir comme des lièvres, jetant les armes et tout leur fourniment. Ah ! alors quelle razzia ! Cinq à six cents morts et blessés et quarante prisonniers, dont trois officiers. Nous réoccupons les tranchées, et je reste toute la nuit en tête à tête avec un Belge mort et un Boche blessé, qui ne se réveille que pour crier : Vive France !... de peur qu’on ne l’embroche. Quand le jour est venu et que nous avons vu notre ouvrage... — Ici un arrêt : un obus éclate au-dessus de ma tête, casse un fusil et me jette une poignée de terre dans la figure. Léger désagrément. Je continue. — ... c’était du joli. Toute la journée, les brancardiers ont ramassé des morts et des blessés, pendant que nous tirions de temps en temps des coups de fusil. Tous les blessés ramassés sont des jeunes : seize à vingt ans, de la dernière levée.

La nuit suivante, même aventure, sauf que, cette fois, ce sont les tranchées du nord qui ont molli. Comme toujours, c’est aux marins de les reprendre. Faute d’éléments disponibles, on y envoie deux compagnies du 2e régiment qui étaient prévues pour la relève : elles rétablissent les affaires en quelques coups de baïonnette.

Vous croyez qu’après cette danse-là on avait droit à un tour de buffet ? écrit un deuxième maître de manœuvre. Ouiche ! Ma compagnie était prévue pour la relève : elle va prendre la relève. Dire qu’on n’est pas un peu esquinté, ce serait mentir ; mais enfin, on tient tout de même ; on se compte : il en manque à l’appel qui ne reverront plus leur maman... Si encore on pouvait se secouer un peu pour se dégourdir les pattes !... Mais on est tassé dans la boue comme des sardines dans leur huile, lit, au matin, voilà le charivari qui recommence : quelques shrapnells d’abord, puis, de midi à une heure, une vraie trombe d’obus de tous les calibres. En font-ils un gaspillage de munitions, les brigands !...

Cette défense de l’Yser, c’est, suivant l’expression du docteur L..., une éternelle toile de Pénélope : à peine raccordé, le tissu craque sur un autre point. On sent que la pression allemande, grâce aux renforts qui lui arrivent de tous côtés, se fait chaque jour plus violente. Impuissante sur le flanc de la défense, où l’énergique attitude de nos marins lui donne l’illusion qu’il se heurte à des forces supérieures, l’ennemi insiste sur son centre, qu’il réussit à enfoncer le 22 octobre, occupant Tervaete et prenant pied pour la première fois sur la rive gauche de l’Yser[5]. La 1re division belge, refoulée, mais non rompue, nous fait savoir qu’elle contre-attaquera le lendemain, appuyée par notre artillerie. Nous lui enverrions bien, en outre, un ou deux de nos bataillons de réserve. Mais, le lendemain, Dixmude et nos tranchées extérieures sont soumises à un tel bombardement que nous n’avons pas trop de toutes nos forces pour résister. Les Allemands utilisent évidemment les plus gros calibres, de 21 et peut-être de 28. Leur infanterie, malgré tout, ne peut entamer nos tranchées. Nous faisons quelques pertes, tant en tués qu’en blessés[6], dont le commandant Delage, colonel du 1er régiment, qui, une fois pansé, ne voudra pas rester à l’ambulance et reprendra son commandement avant d’être guéri. Mais, à Tervaete, les choses n’ont pas aussi bien tourné pour nos alliés : si, après l’échec d’une première tentative, une seconde contre-attaque, plus vigoureusement menée, est parvenue à rejeter les Allemands dans la rivière ou sur l’autre rive, c’est, reconnaît le Courrier de l’armée belge, un succès passager, car, le soir, des renforts allemands reprirent l’attaque et emportèrent Tervaete. Notre artillerie avait fait de son mieux en la circonstance ; mais, couverte par le tintamarre des grosses pièces allemandes, elle n’était pas de taille à soutenir longtemps la conversation. Nous n’avons toujours à notre disposition que les petits canons belges, écrivait le matin du 22 l’enseigne M... Pourtant on nous annonce deux batteries de 155 court et deux de 120 long. Elles arrivèrent dans la soirée. A la bonne heure ! Maintenant peut-être va-t-on pouvoir causer avec les Boches.

Mais déjà n’est-il pas trop tard ? Dixmude n’est inexpugnable qu’autant qu’on ne peut la prendre à revers. Et l’ennemi, qui a fini par occuper toute la boucle de Tervaete, s’infiltre d’heure en heure dans la vallée de l’Yser. En dernier lieu, on le signale à Stuyvekenskerke. La 42e division d’infanterie française (général Grossetti), qui doit remplacer sur l’Yser la 2e division belge, aux trois quarts démolie, n’a pas encore eu le temps d’entrer en ligne. A Dixmude même, la pression est formidable ; les obus pleuvent sur nous de tous les côtés, de Vladsloo, d’Eessen, de Clercken, où les Allemands ont transporté leur artillerie lourde. En même temps, avec l’obstination d’un bélier qui donne du front contre l’obstacle, l’infanterie ennemie, à intervalles réguliers d’une heure, prononce contre nos tranchées des attaques toujours précédées de quelques obus de gros calibre. On dirait qu’elle veut retenir notre attention, nous empêcher de remarquer ce qui se passe là-bas, dans la dépression de l’Yser, où moutonne une houle grise et dont le schoore semble en marche vers Oud-Stuyvekenskerke. Mais le mouvement n’échappe pas à l’amiral, qui l’observe de Caeskerke. D’où viennent ces troupes ? De Tervaete, de Stuyvekenskerke ou d’ailleurs ? Nous l’ignorons et peu importe. Qu’une brèche ou une autre ait été ouverte dans la défense du moyen Yser, l’infiltration allemande a gagné jusqu’à nous : Dixmude est tournée !

Dans la situation la plus critique où se soit encore trouvée la brigade, l’amiral ne dispose que de sa réserve générale et des réserves des secteurs : pour barrer l’accès des ponts de Dixmude, le commandant Rabot, avec un bataillon, court étayer l’aile gauche du front ; le commandant Jeanniot, avec un autre bataillon, se glisse vers Oud-Stuyvekenskerke, où il a pour instruction de s’établir coûte que coûte. Manœuvre singulièrement difficile à exécuter, sous un feu qui nous prenait de plein fouet et avec des hommes déjà brisés de fatigue, crevant de froid et de sommeil. Mais ces hommes étaient des marins.

Le 24 octobre, écrit le fusilier F..., de l’île de Sein, on venait de passer la journée et la nuit en première ligne. Cette nuit-là, on avait eu deux hommes de tués dans la tranchée et quatre de blessés par un obus, et l’on allait à l’arrière pour avoir un repos bien gagné. A peine le jus avalé, branle-bas, comme on dit à bord, et sac au des... On marchait dans les fossés, et les obus tombaient devant nous. Arrivés plus près, les balles commencent à siffler ; on avance à quatre pattes sur un terrain découvert, et rien pour s’abriter. Si on levait la tête, on avait tout de suite des blessés. Nous autres, on ne voyait pas les Boches. On a été au moins trois quarts d’heure à marcher comme ça. On était si habitué d'entendre les balles passer à côté de l’oreille qu’on n’avait pas peur et qu’on marchait toujours...

Ce jour-là pourtant, notre brave mathurin n’alla pas plus avant : au fort de la rafale, une balle lui cassa la jambe et l’envoya rouler dans une mare. Mais, comme il était Breton et qu’il avait en grand respect Madame sainte Anne du Porzic, il fit vœu, s’il s’en tirait sans autre méchef, de lui offrir, pour le jour de son pardon, un bel ex-voto de marbre blanc, et gravé dessus : Merci, sainte Anne, de m’avoir préservé.

Tous n’avaient point cette chance autour de lui et, à la fin de la journée, la plupart des officiers des éléments engagés, notamment des 2e et 3e bataillons du 1er régiment, étaient hors de combat. Mais Oud-Stuyvekenskerke nous appartenait : le commandant Jeanniot avait réussi, avec le commandant Rabot, à constituer, comme le portaient les instructions de l’amiral, un front de défense face au nord qui défiait les attaques de l’ennemi. Si fortes qu’eussent été nos pertes[7], elles n’étaient rien, d’ailleurs, à côté des pertes allemandes. Sur le carnet d’un officier du 202e d’infanterie, tué le lendemain à Oud-Stuyvekenskerke, on pouvait lire ces lignes désenchantées :

Partout nous perdons du monde, et nos pertes sont hors de proportion avec les résultats obtenus... Nos canons n’arrivent pas à réduire les batteries ennemies au silence ; les attaques de notre infanterie sont sans effet ; elles ne mènent qu’à des boucheries inutiles. Nos pertes doivent être énormes. Mon colonel, mon major et beaucoup d’autres officiers sont morts ou blessés. Tous nos régiments sont enchevêtrés les uns dans les autres : le feu impitoyable de l’ennemi nous prend en enfilade. Il a beaucoup de francs-tireurs avec lui...

Des francs-tireurs ! On sait ce que les Allemands entendent par ce mot, qui désigne tout simplement des tireurs exercés[8]. Le lendemain, dès la brume levée, la bataille reprenait sur toute la ligne : bombardement de la ville, des tranchées extérieures, des tranchées de l’Yser, de la gare de Caeskerke surtout, où se tenait l’amiral, qui dut se résigner à porter ailleurs son poste de commandement, sans y trouver plus de sécurité. L’ennemi avait des intelligences dans Dixmude même : Les maisons des états-majors étaient exactement repérées au fur et à mesure de leur déplacement, écrit un officier[9]. Et chaque midi, au moment du repas, nous étions encadrés de quatre marmites. Une batterie lourde était à peine en position depuis cinq minutes que la position devenait intenable : à cent mètres derrière, un homme, dans un arbre, faisait tranquillement des signaux.

Au nord seulement, une certaine détente s’observait dans la pression ennemie : renonçant à tourner Dixmude par Oud-Stuyvekenskerke, les Allemands semblaient vouloir s’engager sur Pervyse et Ramscappelle, dont ne les séparait plus que le remblai de la voie ferrée de Nieuport. La division Grossetti essayait de lui barrer le passage avec ce qui restait des divisions belges et nous faisait relever à Oud-Stuyvekenskerke par un bataillon du 19e chasseurs. Le commandant Jeanniot rentra aussitôt dans les tranchées de réserve du secteur : ses hommes n’en pouvaient plus ; les compagnies, qui occupaient les tranchées extérieures de la défense et qui n’avaient pas été relevées depuis quatre jours, n’étaient pas moins épuisées. Sur le front de Dixmude, le feu ennemi n’arrêtait pas : la ville tanguait à chaque décharge ; l’ébranlement était tel que les pavés se déchaussaient ; toutes les vitres avaient sauté ; continuellement, dans une gerbe de gravats, des maisons s’aplatissaient et, après chaque explosion, d’immenses volutes de fumée noire tourbillonnaient jusqu’à 100 mètres de hauteur au-dessus des puits creusés par les obus. Dans la nuit du dimanche 25, note le fusilier R..., étant de service auprès du commandant du 3e bataillon Mauros, nous avons dû évacuer à trois reprises différentes les maisons qui nous abritaient et qui s’effondraient sur nous. Dixmude tombe petit à petit en miettes, écrit le lendemain le lieutenant de vaisseau S... Dès le 21 octobre, les Carmélites étaient parties : leur communauté, où les aumôniers de la brigade[10] continuaient imperturbablement à célébrer l’office, avait reçu cinq marmites dans la journée. Le beffroi tenait bon, mais il avait perdu deux de ses échauguettes et, au premier étage, la mignonne façade ogivale de l’hôtel de ville montrait un grand trou, comme une dentelle crevée par le poing d’un goujat. L’ennemi n’épargnait même pas nos ambulances : une chapelle, en pleine ville, où était la Croix-Rouge [l’hospice Saint-Jean], a été bombardée d’un bout à l’autre, constate le fusilier F. A..., d’Audierne ; les églises environnantes, des clochers, il n’en reste pas un seul debout[11]. Le pis est que nos effectifs, très éprouvés dans les dernières rencontres, ne suffisaient plus aux besoins de la défense. On devait à tout instant faire appel aux dépôts. Les grandes pluies avaient commencé, noyant les tranchées : sans la grosse capote de biffin que leur avait imposée la prévoyance administrative, les hommes fussent morts de froid : beaucoup, qui, par insouciance ou dans la précipitation du départ, avaient laissé leurs sacs à Saint-Denis, montaient leurs grelottantes factions en tricot de coton, les pieds nus dans des brodequins éculés ; toutes leurs lettres sont pleines de malédictions contre cette eau impitoyable qui les transissait, diluait l’argile et les bloquait dans une carapace de boue. C’est d’elle pourtant qu’allait leur venir le salut.

 

 

 



[1] Cf. Docteur CARADEC, op. cit. V. aussi le carnet de route et les lettres de l’enseigne Gautier : Onze heures, église en flammes... Les marins sont amusants. Hier, pendant la canonnade sur l'église, ils disaient : Ah ! les vaches, les fumiers ! Si je pouvais tenir le dernier, je lui casserais la gueule ! Et ce matin nous avons fait un prisonnier blessé. Sur son passage pas un mot de haine, pas une injure. Deux marins l’aidaient à marcher. Il disait : Bonjour. La guerre est terrible. Et les hommes répondaient. Ils sont plus Français qu’ils ne croient, nos hommes !

[2] Je me suis révélé entrepreneur de terrassements : mes tranchées font l'admiration des camarades... J’ai deux chambres pour les mitrailleuses, un corridor central à 1 m. 70 de profondeur avec soutes, etc. Tout le confort moderne... (Lettre de l’enseigne Gautier.)

[3] Vingt rangs, selon d’autres ; en colonnes par huit, suivant une troisième version.

[4] La note qui me fournit ce renseignement sur l'héroïque conduite du lieutenant Cayrol ajoute : Reçoit une balle en plein front. Rapporté par ses hommes au poste de secours où il nous rend compte de l’événement et de la bravoure de ses hommes. Ne se laisse évacuer qu’après avoir reçu l'assurance que ses mitrailleuses sont sauvées. — Revenu au front.

[5] Courrier de l’armée belge. La pression, dit cet officier, était très forte depuis le 20. Ce jour-là, une furieuse canonnade de pièces de tous calibres avait étédirigée contre les lignes belges. Une ferme comprise dans le front de la 2e division fut prise par les Allemands, reprise par les belges et reperdue à nouveau... Le 21, une attaque allemande sur Schoorbakke, combinée avec l’attaque sur Dixmude, échoua complètement. Mais les Belges s’épuisaient...

[6] Payer tué ; Pollès blessé. Violonte attaque de nuit. (Carnet de route de l’enseigne Gautier à la date du 23.)

[7] De 3 à 4 heures, note à la date du 24 l’enseigne Gautier, violente attaque. Bombardement, secousses de la tranchée... Deux compagnies du 1er régiment presque anéanties ; deux hommes de Gamas étouffés par un éboulement provoqué par un obus de gros calibre... Les Allemands, 6 ou 7.000, — il dira ailleurs 5.000, — ont passé l’Yser au [signe illisible. Sans doute ici le nom d’un pont sur l’Yser entre Dixmude et Tervaete] — Ce jour furent mortellement blessés [outre beaucoup d’autres] les enseignes Sérieyx (neveu du lieutenant de vaisseau) et Carrelet. Il s'agissait, en liaison avec de l’infanterie française, de repousser 2 à 3.000 Allemands qui, grâce à la négligence..., avaient réussi à franchir un pont au-dessous de Dixmude. (Corresp. part.)

[8] R. KIMLEY (op. cit.), d’après le lieutenant de vaisseau Hébert, nous propose une autre explication, plus acceptable peut-être : Vêtus d'une capote bleu foncé et le chef orné d’un béret à pompon rouge, ils [les marins] semblèrent étranges aux Allemands, qui les prirent pour des francs-tireurs. La terreur qu’ils inspiraient en grandit d’autant.

[9] Corresp. part.

[10] L’abbé Le Belloco et l'abbé Pouchard. Bottés, la soutane retroussée, un bonnet de police à trois galons remplaçant l’ancien castor, qui diantre, nous écrit-on, s’aviserait de reconnaître en eux des ecclésiastiques ? Nous avons parlé à plusieurs reprises de l’abbé Le Belloco, homme de grande intelligence et d’une abnégation poussée, suivant le mot de saint Augustin, usque ad contemptum sui. De l’abbé Pouchard un témoin nous écrit : Il donne ses soins aux âmes et aux corps, n’oubliant que lui-même, ne tenant compte ni des privations, ni du danger permanent.

[11] Il n'y a plus aucune église intacte dans le doyenné, déclarait le 28 février M. l'abbé Vanryckegbern, vicaire de Dixmude. Près de quarante églises, de Nieuport vers Ypres, sont détruites.