La Toussaint fut presque aussi calme que les deux jours précédents. Nous refîmes nos tranchées ; l’amiral mit de l’ordre dans ses régiments et transporta son quartier général à Oudecappelle. Alfred de Nanteuil, depuis la veille en deuxième ligne, constatait dans son journal cette trêve des marmites, sinon des shrapnells et des balles, qui sifflent un peu comme certaines mouches en été. Mais, sur le vaste horizon, des fermes brûlaient. La triste nuit de novembre était éclairée et comme jalonnée par ces brasiers qui attestaient que, pour avoir changé de forme, les distractions de l’ennemi n’avaient pas acquis plus d’aménité. Un de mes hommes, note Alfred de Nanteuil, a trouvé l’autre jour, dans le sac d’un Allemand, une main de petit enfant coupée... Et, à Eessen, où l’abbé Deman, un jeune prêtre de vingt-huit ans, servait comme vicaire, ses bourreaux, après s’être donné le divertissement de lui faire creuser sa fosse, le fusillaient dans le cimetière même de sa paroisse. Nous eûmes, du reste, le lendemain, l’explication de cette apparente inertie de l’adversaire. Quelques marmites sur les tranchées et les fermes où nous avions nos services de ravitaillement ne suffirent pas à nous donner le change. Dans le sud-ouest, sur la route d’Ypres, on percevait depuis quelques jours un grondement ininterrompu : c’était l’ennemi qui avait déplacé une partie de ses forces et qui cherchait, vers Mercklem, le contact avec nos territoriaux et les corps britanniques. L’occasion semblait bonne pour briser le corset de fer qui nous étreignait et soulager un peu nos positions. Le moral des hommes n’avait jamais été meilleur. Des bruits d’offensive générale couraient dans la brigade, et rien n’est plus propre que la pensée de se porter en avant à redresser le caractère français. Le 3 novembre, des avions à nos couleurs passaient au-dessus de Dixmude, en route vers les lignes allemandes ; dans l’ouest, un sphérique se balançait. Heureux présages ! écrivait Alfred de Nanteuil. Tous ces encouragements nous manquaient au cours de cette longue défense... J’ai le cœur allègre. Tout indique que nous allons avancer. Les marmites ont disparu, ce dont personne ne se plaint. Je suis en première ligne depuis hier soir... Il fait du soleil, l’alouette chante, la boue sèche. Nous sommes ignobles à voir... Relevés par les Belges à la nuit, je vais chercher pour les guider ceux qui remplacent ma compagnie... En rentrant, éreinté, j’arrête sur la route une barrique de soupe belge et y puise une louchée exquise. Mon bataillon est en réserve depuis hier soir. Nuit dans une grange, les hommes dans la tranchée. Aujourd’hui, dès le matin, sac au dos. Où allons-nous ? se demandait un peu plus loin l’intrépide et charmant officier. Et il se répondait à lui-même en souriant : Peut-être n’allons-nous nulle part. En tout cas, la canonnade fait rage, et cette fois ce sont nos braves, nos chers canons, si impatiemment attendus. On n’entend plus les autres. Je crois que ça va bien. Alfred de Nanteuil ne se trompait pas : c’étaient nos 75, cette fois, qui menaient la danse. Le commandement avait décidé de faire déboucher de la ville une attaque soutenue par une puissante artillerie et se proposant pour objectif principal le château de la route de Woumen, à un kilomètre de Dixmude. Cette attaque était montée par quatre bataillons d’infanterie de la 42e division, un bataillon de marine sous les ordres du commandant de Jonquières servant de réserve, le reste de la brigade de repli éventuel. Et elle était conduite par le général Grossetti, — Grossetti l’invulnérable, comme on l’appelait depuis sa magnifique défense de Pervyse, où il recevait les obus, assis sur un pliant. L’attaque commença vers huit heures par un déblayage énergique de la position. Il y eut peut-être quelque hésitation dans les mouvements qui suivirent, et le fait est qu’en ne s’ébranlant qu’à onze heures et demie du matin, nos fantassins perdirent le principal bénéfice de la préparation : l’ennemi avait eu le temps de se reprendre ; le 8e bataillon de chasseurs ne put déboucher du cimetière par la route de Woumen qu’avec l’appui du bataillon de Jonquières. Encore s’arrêta-t-il au bout de 200 mètres. Le 151e d’infanterie, qui opérait par la route d’Eessen, gagnait péniblement dans le même laps de temps un autre front de 200 mètres. Ce fut tout le profit de la journée. Le 3 au matin, nous reprenions l’offensive, mais sans plus de succès que la veille. L’attaque manquait toujours de souffle. Nous avancions à peine, quoique bien soutenus par nos 73, qui affirmaient une fois de plus leur supériorité sur l’artillerie ennemie. Pour lui donner quelque élan, le commandement décida d’appuyer l’attaque par toute la 42e division et deux nouveaux bataillons de fusiliers. La journée s’acheva en préparatifs de passage sur l’Yser, en aval et à un kilomètre de Dixmude. Deux passerelles volantes furent amenées de Dixmude à cet effet. Brouillard dense, le meilleur des temps pour ces sortes d’opérations. L’un des bataillons de fusiliers devait attaquer parallèlement à l’Yser ; les deux autres, le franchissant plus en amont, devaient se rabattre sur le château, tandis que le 8 e bataillon de chasseurs continuerait l’attaque par le nord. Cinquante pièces d’artillerie concentraient leurs feux sur le parc et les bâtiments ; mais décidément ce manoir enchanté, avec ses fougasses, ses tranchées profondes, ses réseaux de fils barbelés, ses meurtrières à tous les murs, ses mitrailleuses à tous les étages, ses caponnières à tous les coins, dégageait on ne sait quelle électricité répulsive qui avait la propriété, sinon de briser l’élan de nos troupes, tout au moins de l’amortir singulièrement. Le terrain, haché de watergands, n’était pas des plus favorables sans doute. Et dans la brume couvait une tourmente. Bref, à la nuit, nos troupes n’étaient encore qu’à 400 mètres du château : nous n’avions pu pénétrer dans le parc. Du côté d’Eessen, nous n’avions même marqué aucun progrès. Enfin, vers Beerst, les troupes belges qui défendaient le front nord de Dixmude nous signalaient qu’elles ne suffisaient plus à garnir les tranchées, et l’amiral dut détacher à leur secours deux compagnies du bataillon de Kerros placées en première réserve. Petit désagrément, compensé par l’arrivée de deux nouvelles pièces de 120 long, qui étaient immédiatement mises en batterie au sud du passage à niveau de Caeskerke. Cependant la nuit du 5 novembre ne fut pas troublée autour de Dixmude. Aussi, dès l’aube, l’attaque reprit-elle sur le château de Woumen. Et, cette fois, on put croire au succès. Surgissant de leurs tranchées provisoires, nos bataillons, échelonnés sur la plaine, s’ébranlèrent du même mouvement au cri de : Vive la France ! La charge sonnait. En quelques bonds, malgré une terrible mousqueterie et des salves de mitrailleuses à bout portant, le parc et la ferme furent enlevés ; nos troupes arrivèrent jusqu’au pied du château. Mais là leur élan se brisa. Quoi qu’on ait raconté, le château ne fut pas pris : la défense intérieure avait été formidablement organisée, et peut-être dès le temps de paix. L’ennemi cependant laissait entre nos mains une centaine de prisonniers retranchés dans le pavillon de l’entrée principale. Piètre butin. A la nuit, le commandement donnait l’ordre du repli général : le bataillon de Jonquières rentra dans ses cantonnements ; la 42e division partit dans une autre direction[1] et la brigade se trouva de nouveau seule à Dixmude, avec les Belges et une poignée de Sénégalais[2]. Nous ne bougeons pas, écrit Alfred de Nanteuil à la date du 6 novembre. On nous retire les renforts. Visité l’église de Dixmude et l’Hôtel de Ville. Effroyable ! Tout cela n’est plus qu’une ruine sans nom. Il ne reste pas une maison entière. Certains quartiers ont perdu jusqu’au souvenir de leurs fondations : un monceau de pierres et de briques... Il reste de Messine plus que de cette malheureuse cité. |
[1] A Dixmude même, les journées du 4 et du 5 s'étaient passées dans une tranquillité relative. Il pleut, écrit le 4 Alfred de Nanteuil. Cinq heures de station sur la route, sac au dos. Roue affreuse. Traversé Dixmude. Vision d'horreur. Désert. Lueurs de pillards. Charognes. Ruines sans nom... La nuit dans une ferme abandonnée, pleine de charognes, saccagée d'une façon affreuse. Tout y décèle les habitudes propres, pieuses, rangées, des honnêtes cultivateurs flamands. Nuit assez calme. Six heures de sommeil dans nos vêtements mouillés. Impossible de se changer. Le 5 : Aujourd'hui temps exquis ; du soleil ; tout est calme. Les canaux reflètent les célèbres paysages des maîtres flamands, enveloppés de ouates légères. Les bestiaux qui ont échappé au bombardement ruminent sur les digues. Enfin on respire. On respire !... On est tout heureux de vivre. Je commence à croire que nous sommes ici pour longtemps.
[2] Elle passait en même temps sous les ordres du général Bidon.