Nos colonnes s’ébranlent à quatre heures, en pleine nuit, mais les chaussées sont bonnes encore, malgré la pluie qui tombe sans discontinuer depuis la veille. L’itinéraire passe par Warken, Zarren, Eessen, avec Dixmude comme point terminus. Le 1er bataillon du 2e régiment et la petite artillerie belge du groupe Ponthus ferment la marche. Le mouvement est bien un peu gêné par l’encombrement extrême des routes : c’est l’habituelle caravane des réfugiés qui fuient l'invasion, lestés de ballots contenant toute leur fortune. Il n’y a plus que les jambes qui fassent mécaniquement leur office chez ces malheureux. Ils se rangent pour nous laisser défiler ; ils nous regardent d’un œil vide, comme si leur âme était restée là-bas, derrière eux, avec toutes les choses familières et douces qu’ils ont quittées. Nos hommes leur crient au passage : Espère un peu : on reviendra !... Ils ne répondent pas. Il pleut toujours et les capotes ruissellent. Près d’Eessen, nous laissons le commandant de Kerros, avec le 2e bataillon du 1er régiment, pour tenir les routes de Vladsloo, de Clercken et de Roulers ; le 3e bataillon du 2e régiment (commandant Mauros) pousse plus loin dans la direction de Woumen, barrant la route d’Ypres. Un beau front, mais d’une envergure un peu large, au gré de l’amiral, pour les forces dont nous disposons. Les quatre autres bataillons et la compagnie de mitrailleuses entrent à Dixmude vers midi[1] et vont immédiatement se poster derrière l’Yser, après avoir détaché une grand'garde au nord, près du village de Beerst, sur la route d’Ostende, dont l’accotement porte les rails d’un petit chemin de fer d’intérêt local. L’amiral, qui cherche, sur ce pays désespérément plat, un mouvement de terrain derrière lequel il puisse défiler son artillerie, finit par le rencontrer au sud de la chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours, à mi-chemin d’Eessen. Il place lui-même son poste de combat à la chapelle. Toutes ces dispositions ont été prises sur l'heure, et les hommes, à peine dans leurs cantonnements, ont été chargés de pioches et de pelles et envoyés, avec une compagnie du génie belge, mettre en état de défense les lisières extérieures de la ville. On doit se contenter de pourvoir au plus urgent t l’ennemi nous presse de partout. Il s’insinue autour de Dixmude. Quelques shrapnells tombent déjà sur la ville, dont les habitants ne vont pas tarder à déménager. Cependant, la voie ferrée est intacte et, précisément, on attend à Dixmude les derniers trains de matériel venant d’Anvers. Coûte que coûte, — c’est un mot qui reviendra bien souvent dans les ordres de l’état-major et auquel la brigade se pliera sans observation, — il faut protéger la ligne, tenir l’ennemi à distance. Deux, trois trains passent. Les étranges convois ! Jusqu’à la nuit, ils arrivaient, tous feux couverts : les mécaniciens ne sifflaient pas au disque : on n’entendait que le halètement sourd de la machine, pareil au grand soupir de ces plaines dévastées... Le soir même, nos grand’gardes de la route d’Eessen étaient attaquées par une automitrailleuse et 200 cyclistes allemands : elles repoussaient l’attaque ; mais nous étions vraiment là trop à découvert, trop en l’air. L’amiral estimait peu prudent de garder un front aussi vaste avec des troupes numériquement aussi faibles et dont l’écoulement demanderait néanmoins un assez long temps. A Dixmude, au contraire, où l’Yser commence d’obliquer vers la côte et dessine un rentrant tourné vers l’ennemi, la position permettait à notre artillerie un tir concentrique particulièrement favorable à l’attitude défensive qui nous était commandée. Il n’y avait plus lieu d’invoquer les considérations qui nous avaient obligés à étendre notre front : tous les transports venant d’Anvers avaient pu s’opérer en temps opportun. Désormais le sort de l’armée belge était assuré ; son matériel avait rejoint, et elle-même, sauf quelques effectifs faits prisonniers à la sortie d’Anvers ou rejetés en Hollande et les divisions qui nous prolongeaient jusqu’à la mer du Nord, se trouvait à l’abri derrière l’Yser, en liaison avec le corps anglais et l’armée du général d’Urbal : la brigade pouvait donc, sans inconvénient, resserrer sa défense autour de Dixmude. Le commandement belge, passé entre les mains du général Michel, se rendit sans peine à ces raisons, et l’opération fut décidée pour le lendemain. Les Boches étaient là vingt-quatre heures après nous, dit une lettre de marin. Nous les espérions à huit kilomètres de la ville. Tout le monde était éreinté, mais solide au poste. L’évacuation de ces avancées dangereuses, sur un terrain plat, découvert, où quelques fermes, des muions de paille et des peupliers en bordure de route ne nous offraient que des abris intermittents, s’exécuta malgré tout sans pertes sensibles et, tout de suite, la résistance s’organisa autour de Dixmude. L’amiral a mouillé ici, écrit le 18 octobre un breveté de Servel. M’est avis que nous ne démarrerons pas de sitôt. Rien de plus exact. Dixmude, jusqu’à un certain point et surtout quand les eaux noieront sa banlieue orientale, est un peu comme un navire embossé à l’entrée d’une mer intérieure. Mais ce navire n’avait ni cuirasse, ni bastingages, ni sabords. Les tranchées creusées à la hâte autour de la ville n’auraient pu résister à une solide attaque d’infanterie : la première lame de fond les eût emportées. Tout était à faire pour l’organisation de la défense et tout devait être fait en quelques jours, presque en quelques heures, sous le feu même de l’ennemi. C’est l’honneur de l’amiral de l’avoir tenté et de s’être cramponné à Dixmude comme il se fût cramponné à son bord. Dès l’instant qu’il a reconnu l’importance de la position, il met tout en œuvre pour accroître sa valeur défensive : il ne se laisse pas égarer par les feintes de l’adversaire et les tentations de déploiement qu’il lui offre ; ramassé sur l’Yser, la tête vers l’ennemi, il ne sortira de ses lignes que trois fois, pour soutenir une attaque de la cavalerie française sur Thourout, pour ramener l’ennemi qui porte ailleurs son effort et qu’on inquiétera sur Woumen et enfin pour coopérer à la reprise de Pervyse et de Ramscappelle. Mais toujours, même quand il détache ainsi des unités assez loin de sa base, il maintient tout ou partie de ses réserves à Dixmude, il s’accroche à son rentrant, — il monte le quart sur l’Yser. |
[1] Arrivée à Cortemarck. Tranchées. Moulin. Couché dans le moulin. Départ à quatre heures matin. Arrivée à Dixmude à 11 heures. Tranchées en deux endroits. Entendu le canon. (Carnet de l’enseigne Gautier.)