Le 8 octobre 1914 au matin, dans la grisaille du petit jour, deux trains régimentaires se croisaient en gare de Thourout. L’un de ces trains contenait des carabiniers belges ; son vis-à-vis, des fusiliers marins. D’une rame à l’autre on s’interpellait. Les carabiniers agitaient leur petit bonnet de police à liséré jaune et criaient : Vive la France ! Les marins ripostaient par des vivats en l’honneur de la Belgique. — Où allez-vous ? demanda un officier belge. — A Anvers. Et vous ? — En France. Il expliqua que les carabiniers étaient des recrues de la Campine qu’on dirigeait vers nos lignes, pour compléter leur instruction. — Vous les formerez vite, hein ? dit un marin à l’officier. Et, montrant le poing à l’horizon : — Et soyez tranquille, mon lieutenant. On finira bien par les avoir, ces fumiers !... L’officier belge qui rapporte la scène, M. Édouard de Kayser[1], avait lui-même quitté Anvers dans la nuit. Il ignorait que la résistance était à bout de souffle, que l’évacuation des troupes avait commencé. Nos marins n’étaient pas mieux renseignés. Le contre-amiral Ronarc’h, qui les commandait, croyait mener sa brigade à Dunkerque : on lui avait donné huit jours pour la former et l’organiser sur le pied de deux régiments — six bataillons et une compagnie de mitrailleuses —. Tout était à créer, les cadres, les hommes, les services. Tâche ardue, compliquée par le défaut de cohésion des éléments de la brigade et les changements continuels de cantonnement — Creil, Stains, Pierrefitte, etc. —. Mais l’idée n’était venue qu’assez tard de former des bataillons de marche avec nos marins. L’article n de la loi du 8 août 1913 permettait bien de verser à l’armée de terre les inscrits maritimes en excédent aux besoins de l’armée de mer, mais les modes d’utilisation de ces contingents n’avaient pas été nettement définis : les affecterait-on aux formations existantes ou les constituerait-on en unités autonomes ? Ce dernier parti, le plus raisonnable en l’espèce, qui ménageait la transition et, tout en rattachant l’inscrit maritime à l’armée de terre, lui conservait cet esprit de corps, un peu jaloux, mais dont le stimulant a tant de force sur les âmes, était loin de rencontrer un assentiment général. Le ministre passa outre et fit bien. 70, les glorieuses leçons du Bourget et du Mans, lui avaient appris ce qu’on peut attendre de la coopération des marins avec la troupe. Quelque préparation y était requise assurément. Par définition, une marine est faite pour naviguer, ce qui explique qu’on y néglige un peu l’école de bataillon : les hommes habillés de frais, capelés, comme ils disent, à la nouvelle mode, bérets sans pompon[2], vareuses remontantes et sans col, il fallait encore en faire des soldats ; si débrouillards que soient les marins, une certaine roideur de mouvements, dans les premiers jours, trahissait l’inexpérience de ces oiseaux de mer auxquels on rognait les ailes et qu’on engonçait par surcroît dans de grosses capotes d’infanterie. Presque aussitôt, d’ailleurs, la brigade ralliait le camp retranché de Paris ; elle venait à peine d’y prendre ses cantonnements que son chef recevait l’ordre de la tenir prête à partir pour Dunkerque où se formait une nouvelle armée. Dunkerque n’était pas encore menacé : la brigade y pourrait achever son organisation. L’ordre portait la date du 4 octobre. Le 7 au matin, la brigade embarquait à Saint-Denis et à Villetaneuse avec ses convois. Nous sommes confortablement installés dans des wagons à bestiaux, note sur son carnet le fusilier R... A Creil, nous voyons des maisons brûlées par les Allemands. La nuit arrive ; on cherche à dormir, mais on ne peut pas. Il fait froid. Nous grelottons dans les wagons. Mais à la pointe des dunes, qu’on côtoie depuis Boulogne, voici un gros paquet de clarté violâtre, d’autres feux qui oscillent, verts et rouges, et la rude haleine du large : Dunkerque. Une surprise y attendait la brigade : les ordres sont changés ; on ne descend pas et les trains de transport vont continuer vers la Belgique, vers l’ennemi, sur Anvers pour préciser. Les hommes trépignent de joie. A la portière des fourgons, leurs grappes se pressent, acclament la terre belge dans une envolée de bérets[3]. L’amiral est parti dans le premier train avec son état-major. En débarquant à Gand, dans l’après-midi du 8, il trouve sur le quai le général Pau qui arrive d’Anvers, où ce grand agent de liaison des armées alliées s’est rendu pour organiser la retraite de l’armée belge. Le général lui apprend que la voie est coupée au-dessus de la ville et que les six divisions qui défendaient Anvers ont commencé de se replier sur Bruges : deux divisions sont échelonnées à l’ouest du canal de Terneusen, trois à l’est. Une seule division reste, encore à Anvers, avec les 10.000 hommes des forces anglaises[4] ; la cavalerie belge couvre la retraite sur l’Escaut, au sud de Lokeren. Il n’est plus question d’entrer à Anvers, mais de coopérer à la manœuvre de repli avec les renforts anglais qui sont annoncés et les troupes de la garnison de Gand : l’ennemi, de toute évidence, va essayer de gagner dans l’ouest pour investir l’armée belge épuisée par deux mois de luttes incessantes et que talonnent le long de la frontière hollandaise d’autres forces venues d’Anvers. Mais, pour que cette manœuvre d’enveloppement réussisse, il faut d’abord qu’il prenne Gand et Bruges où il lui eût été si aisé de s’installer un mois plus tôt et qu’il a volontairement dédaignés, certain qu’il se croyait de les occuper à son heure sans brûler une amorce. Dès la fin d’août en effet, le corps d’armée du général von Bœhn s’était avancé jusqu’à Melle, à quelques kilomètres de Gand. Bien qu’il n’y eût trouvé aucune résistance, Melle, disait-on, avait été pillée et brûlée en partie ; les Allemands n’y avaient respecté que la distillerie où logeaient leurs troupes et qui appartenait à un Bavarois naturalisé. Pour prévenir une occupation effective de la ville, le bourgmestre de Gand, M. Braun, avait dû s’engager près du général von Bœhn à pourvoir au ravitaillement des troupes allemandes cantonnées à Beleghem. Contribution de guerre assez douce en somme. Mais on était de revue : à la date du 25 août, au lendemain de Charleroi, le kaiser eût cassé aux gages, comme dûment convaincu d’imbécillité, un général qui se fût permis de penser qu’en octobre et à supposer qu’elle fût encore vivante, la France, dans les soubresauts de son agonie, aurait encore la force de distraire des unités pour les envoyer au secours de la Belgique. Il est certain, quoi qu’il en soit, que c’est à cette erreur de calcul ou à cette folle présomption que l’armée belge a dû son salut. L’effort qu’il avait dédaigné de faire en août sur Gand et la Flandre occidentale, l’ennemi allait le tenter en octobre, après la chute d’Anvers. Les conditions ne semblaient pas avoir beaucoup changé. Gand, ville ouverte, largement étalée dans une plaine d’alluvions, au confluent de l’Escaut et de la Lys, qui s’y désarticulent en une infinité de canaux, est de tous côtés à la merci d’un coup de main. Pas de forts, pas de remparts : pour arrêter l’ennemi, nous ne devons compter que sur les défenses improvisées. Les troupes de la garnison, sous les ordres du général Clothen, se réduisent à huit escadrons de cavalerie, une brigade mixte, une brigade de volontaires et deux régiments de ligne, et leurs effectifs sont bien amaigris. C’est assez cependant, avec nos 6.000 fusils, pour leur permettre de se déployer dans la boucle de l’Escaut et entre ce fleuve et la Lys, sur le front sud de la ville, qui semble particulièrement menacé ; si elle débarque à temps, demain, la 7e division anglaise renforcera le front, qu’il est inutile d’étendre davantage pour une défense toute provisoire, puisqu’on nous demande seulement de faire gagner une journée ou deux à l’armée d’Anvers. L’action sera chaude vraisemblablement : ni le général Pau, qui en a établi le dispositif, ni l’amiral Ronarc’h, qui doit en supporter le principal effort, ne se font d’illusions à cet égard. — Saluez ces messieurs, aurait dit à son état-major le général en montrant les officiers de marine : vous ne les reverrez plus[5]... Le reste de la brigade a suivi de près l’amiral. Les derniers trains[6] arrivent à Gand dans la nuit. Toute la population est sur pied, acclamant les marins qui traversent la ville pour gagner leurs casernes respectives[7]. Le lendemain, branle-bas à quatre heures et demie. On boit le jus, et en route pour Melle où les Belges nous ont préparé des tranchées. |
[1] Revue hebdomadaire du 9 janvier 1915. Ce sont ces mêmes recrues que les derniers trains de fusiliers croiseront en gare de Dunkerque. 8 octobre, 16 heures. Arrivée à Dunkerque. Croisé la classe 1914 belge. Nombreux cris de : Vive la France ! (Carnet de route de l’enseigne Gautier.)
[2] On rétablit par la suite les pompons, jugés d’abord trop voyants : des confusions regrettables s’étaient produites et les bérets de nos hommes ressemblaient trop, à distance, aux calots des troupes allemandes.
[3] Dans toutes les gares la population est massée sur les quais. Des vivats s’élèvent et nos compartiments sont littéralement remplis de fruits, sandwichs, cigares, cigarettes. La bière, le café, le thé coulent à flot. Inutile de vous dépeindre la joie de nos mathurins qui s’imaginent être en Terre promise. Dans la plupart des gares nous croisons des trains allant vers la France, transportant de jeunes recrues belges... La Marseillaise retentit de toutes parts dans les wagons belges ; nos marins répondent par des vivats, ne pouvant entonner la brabançonne qu’ils ne connaissent pas. (Cahier du docteur L. F...)
[4] Une brigade de la marine royale et 6.000 volontaires de la réserve navale. Ces forces n’étaient à Anvers que depuis le 4 octobre où les avait précédées M. William Churchill : elles se battirent très bravement pendant les derniers jours du siège et furent un puissant élément de réconfort pour les troupes belges. Au cours de la retraite, qu’elles contribueront à assurer, une partie seulement d’entre elles furent rejetées en Hollande.
[5] Cf. Jean CLAUDIUS, la Brigade navale. (Petite Gironde du 1er février 1915.)
[6] Ils étaient au nombre de sept. Le septième et dernier ne partit qu’à cinq heures du soir de Saint-Denis. Il emportait les deux grandes ambulances de la marine attachées à la brigade, les deux sections de mitrailleuses des régiments, formant corps avec ces régiments, et la compagnie autonome de mitrailleuses du lieutenant de vaisseau de Maynard (quatre sections de quatre pièces chacune ayant pour capitaines les lieutenants de vaisseau de Maynard, des Pallières, de Roucy et Cayrol) : au total trente-deux pièces fournies par la Guerre et montées sur de petits chariots de débarquement de la Marine. Ce train n’arriva à Gand qu’à onze heures du soir le lendemain et lu débarquement de son matériel lut assez long. Il est près de deux heures du matin lorsque la compagnie traverse la ville silencieuse. Cependant le bruit des petits chariots sautillant sur les pavés réveille plus d’un Gantois, car aux fenêtres on aperçoit des visages à demi endormis qui scrutent les rues. (Cahier du docteur L. F...)
[7] La caserne Léopold, le Cirque et le Théâtre Flamand. Les officiers furent logés, avec l’amiral, à l'Hôtel des Postes.