DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

XII. — LA MORT DE DIXMUDE.

 

 

Elle n’est pas tout à fait morte, pourtant. Scalpée, fracassée, incendiée, elle garde encore une étincelle de vie, tant que nous sommes là. Ce charnier où nous campons et dont les rues ne sont plus que des pistes méphitiques sinuant entre des monceaux de cadavres, des tas de moellons et les abîmes ouverts par les marmites boches, palpite obscurément dans ses profondeurs. La vie y est devenue souterraine ; Dixmude a ses catacombes, où nos hommes se coulent au sortir des tranchées. D’autres hôtes, moins catholiques, circulent peut-être dans ce réseau de caves et de celliers d’une exploration difficile ; les lueurs suspectes aperçues certain soir par Alfred de Nanteuil ne sont peut-être pas toutes des lueurs de pillards. Seule de toute la ville, par un mystérieux privilège, une maison a échappé au bombardement, la minoterie, dont la plate-forme en ciment armé, debout sur ce champ de décombres, continue à dominer, près du Haut-Pont, toute la vallée de l’Yser...

La 42e division, en nous quittant, nous a laissé deux de ses batteries de 75. C’est quelque chose, bien qu’insuffisant pour remplacer les soixante-douze pièces de campagne qui garnissaient à l’origine le front de la défense et dont cinquante-huit sont hors de service. Nous n’avons de sérieux que notre artillerie lourde, mais elle n’a pas la mobilité des 75. D’autre part, notre offensive sur le château de Woumen semble avoir inquiété les Allemands, qui sont revenus en force sur Dixmude. Le bombardement de la ville et des tranchées recommence ; une assez vive attaque de l’infanterie ennemie sur nos tranchées du cimetière est repoussée dans la soirée. Sur la route d’Eessen, on sent aussi la pression. Pertes assez fortes des deux côtés. Une reprise de l’attaque semble probable pour la nuit. Et tant de vides déjà ont éclairci nos rangs[1] !

Maman, écrit de Dixmude à la date du 7 novembre le fusilier G..., d’Audierne, c’est toujours le fourniment au des et paré au coup de feu sous la mitraille des canons allemands que je t’écris ces quelques lignes pour te donner de mes nouvelles, qui sont très bonnes, et je désire que cette missive te trouve de même ainsi que la famille. Maman, ainsi que toute la famille, vous revoir, je ne compte plus, car pas un de nous ne reviendra. Enfin j’aurai donné ma vie pour faire mon devoir de soldat et de marin. J’ai déjà reçu deux balles : une dans la manche de ma capote et une dans ma cartouchière de droite, et la troisième sera la bonne.

A notre escouade, écrit le même jour le fusilier A. G..., sur seize, nous sommes encore trois. Cependant la nuit du 6 au 7 fut assez tranquille. Et la journée qui suivit lui ressembla. La petite mortification que nous avait causée l’échec de notre offensive sur Woumen était déjà oubliée et l’on se reprenait à l’espoir.

Je crois, écrivait Alfred de Nanteuil, que ma compagnie ne bougera guère d’ici longtemps... Je fournis, suivant les besoins, une ou deux sections de renfort, les autres et moi- même demeurant ici dans ma tranchée que nous perfectionnons et dans le voisinage d’une ferme qui nous permet de manger chaud. Paille à discrétion. En somme, le grand confort.

L’impression générale est qu’on est accroché d’un bout à l’autre du front. Bombardement et fusillade. Guerre de siège partout. Cela finira bien un jour. En attendant, conclut gaiement Alfred de Nanteuil, bon moral, bonne santé.

Dans l’après-midi cependant, on remarqua, sur l’autre rive de l’Yser, des va-et-vient assez suspects et, comme il était facile de battre cette partie du front ennemi, on se hâta de pointer dans sa direction une de nos pièces de campagne. Etait-ce un piège ? Ou quelque espion, par derrière, faisait-il des signaux ? La pièce n’était pas plus tôt en action qu’une batterie allemande se démasquait et la prenait sous son feu : un des projectiles tua net le capitaine de frégate Marcotte de Sainte-Marie, qui surveillait les effets du tir[2].

Désormais les attaques ne vont plus cesser. La nuit du 7 au 8 ne fut qu’une longue série de tentatives sur notre front, qui toutes furent repoussées. Elles reprirent au jour sur les tranchées du cimetière. Le mur d’enceinte était tombé depuis longtemps sous les coups de l’artillerie allemande ; par les meurtrières des créneaux, on voyait l’immense plaine de betteraves au bord de laquelle nous combattions, le dos à Dixmude et à son schoore presque entièrement reconstitué. A l’horizon, sur sa butte solitaire, l’imprenable château de Woumen, enveloppé de bois et de fumée, commandait la position ; les flocons blancs des batteries s’accrochaient aux branches, qui semblaient perdre leur duvet. Comme toujours, l’ennemi préparait ses attaques par un déblayage en règle du terrain : shrapnells et marmites fracassaient les dalles, hachaient les croix, les grilles, les couronnes et les cercueils eux-mêmes, — ces cercueils qu’à cause de l’extrême perméabilité du sous-sol flamand on ne descend pas à plus de cinquante centimètres et dont tous les hôtes s’étaient évadés dans un affreux pêle-mêle. Maints fusiliers furent blessés par des esquilles d’ossements mobilisés... Dans les brouillards des Flandres, quand le mystère nocturne et l’énorme disque enflammé de la lune ajoutaient leurs fantasmagories à la scène, elle passait en horreur les plus macabres imaginations du romantisme ; si familiers que soient nos Bretons avec les choses de l’Au-delà, un frisson les parcourait. Et ils attendaient l’attaque ennemie comme une délivrance, la fin d’un cauchemar[3].

On ne mollissait pas quand même, écrivait le fusilier G... Mais on comprenait que tout le monde ne fût pas organisé comme nous et les moricauds (Sénégalais), et on avait pitié de ces pauvres Belges, si éprouvés, qui, eux, vraiment, n’en pouvaient plus, surtout leurs chasseurs à pied[4]. Il fallait bien leur donner un coup de main et les remplacer aux tranchées, même quand nous n’étions pas de relève. Il y avait continuellement, sur nous, deux ou trois aviatiks[5], qu’on avait beau fusiller et qui revenaient toujours aux mêmes heures, comme la misère sur le monde. Quand ils avaient regagné leurs perchoirs, on était sûr de son affaire : les marmites vous arrivaient droit dans l’œil. Et quelle musique !

Quelle musique, en effet, surtout comparée au toussotement de nos petits canons belges ! Le 9 novembre enfin, un groupe de douze 75, tout battant neufs, vint relever ces asthmatiques. On les répartit entre Caeskerke et l’Yser. Le cimetière restait notre point noir. Une des tranchées que nous y occupions avait été prise par les Allemands ; mais une vigoureuse contre-attaque de l’enseigne Melchior les en délogeait presque aussitôt. Exaspéré de tant d’efforts stériles, écrit le lieutenant de vaisseau A..., l’ennemi se décida, le 10 novembre, à frapper un coup décisif. Vers dix heures du matin commença le plus terrible bombardement que la brigade ait eu à supporter. Le tir, très ajusté, bouleversa les tranchées et fit subir à nos compagnies de très grosses pertes[6]. Et, à onze heures, 40.000 Allemands marchèrent sur Dixmude[7].

C’était l’attaque par masses profondes, comme au début du siège, mais mieux soutenue, montée par des troupes fraîches ou renforcées et qui connaissaient les points faibles de l’adversaire. Encore n’est-il pas sûr qu’elle eût réussi sans l’inconcevable fléchissement de nos positions de la route d’Eessen. Cette partie du secteur sud[8], la moins exposée, était la seule qui ne fût pas défendue par des marins. Il faut qu’elle ait été complètement démolie, avec les Sénégalais qui la flanquaient aux deux côtés, et son contingent tout de suite hors de combat. De fait, le feu ennemi était si intense sur toute la ligne qu’Alfred de Nanteuil, qui occupait une tranchée d’arrière du secteur nord, avait dû mettre son monde à l’abri d’un tas de paille. Impossible de lever le nez hors de nos trous, écrit un officier, tant les obus se succédaient sans interruption. La colonne attaquante put ainsi passer le canal de Handzaeme et tomber, par une manœuvre de flanc, sur les tranchées de la 11e compagnie, que battaient, à gauche, l’artillerie de Korteckeer et de Kasterthoeck et, de face, une violente mousqueterie dirigée d’un groupe de fermes en amont du canal : la compagnie n’eut que le temps de se replier vers les tranchées voisines (10e et 9e compagnies). Mais un détachement ennemi, qui s’était glissé le long du canal, avait réussi à pousser jusqu’au poste de commandement du 3e bataillon en faisant prisonnière sur la route l’ambulance du docteur Guillet, établie au débouché du pont romain. Nos tranchées n’étaient pas reliées téléphoniquement ; le service de liaison, assuré par des hommes, ne fonctionnait plus. Quatre fusiliers seulement, sur les 60 de la réserve du commandant Rabot, parviennent à s’échapper. Du toit de la ferme où elle est tapie, une sentinelle les aperçoit et jette l’alarme :

— Les Boches... à 400 mètres !

— Aux armes ! crie de Nanteuil. Aux tranchées.

Lui-même, pour observer l’ennemi, se porte au point le plus exposé ; mais, pris en enfilade, il est atteint d’une balle au cou, qui lèse la moelle épinière. Comment ses hommes réussirent-ils à l’emporter ? Il gardait sa connaissance et ne se faisait pas d’illusion. Toute son énergie semblait concentrée dans ce désir : aller mourir en France. Son souhait a été exaucé[9].

Et alors, ces lignes de la route d’Eessen enfoncées, la digue crevée au centre, le secteur nord coupé du secteur sud, ce fut le débordement. La vague allemande nous submergeait. L’ennemi, qui avait pénétré dans l’intérieur de la défense et que de nouvelles colonnes renforçaient à tout instant, nous prenait d’écharpe, de flanc et de revers. L’une après l’autre, nos positions craquaient. Déjà les premiers fuyards arrivaient devant Dixmude.

— Où vas-tu ? crie un officier à un marin auquel il barre le passage.

— Capitaine, un obus a cassé mon fusil dans la tranchée. Mais donnez-m’en un autre et j’y retourne.

On lui donne le fusil d’un mort et ce brave replonge dans la fournaise. Un autre, tout jeune, erre comme une âme en peine à la lisière des champs. Un officier lui demande ce qu’il cherche :

— Ma compagnie. On a trinqué aujourd’hui. Il ne doit pas en rester lourd.

Et, subitement redressé, une flamme aux yeux :

— Mais ça ne fait rien, capitaine, ils ne passeront pas !

Ils ne passeront pas, mais, pour les empêcher d’entrer dans Dixmude, c’est trop tard. Des mousqueteries éclatent dans notre des ; il y a un fusil derrière chaque tas de moellons. L’ennemi fût brusquement sorti de terre qu’on n’eût pas été plus surpris. Il se peut qu’un certain nombre des assaillants qui s’étaient réfugiés dans les caves de Dixmude, après l’échauffourée du 25 octobre, soient sortis à ce moment de leurs terriers pour ajouter à la confusion. On connaîtra quelque jour peut-être l’explication du mystère. De tous les côtés, hors ville, en ville, sur le canal, sur l’Yser, nous étions dans le feu. C’était la guerre des rues, avec ses surprises et ses embuscades, dit le lieutenant de vaisseau A... Qu’étaient devenues nos compagnies de couverture, celles du cimetière et celles de la route de Beerst ? De la réserve du commandant Rabot, traquée de fossé en fossé, son chef tué ou disparu[10], il ne reste que quinze hommes ralliés dans un arroyo fangeux autour du lieutenant de vaisseau Sérieyx et qui luttent avec lui jusqu’au dernier fusil. Blessé, désarmé, Sérieyx est joint à quelques autres éclopés dont la colonne attaquante se fait un pare-balles pour arriver jusqu’au confluent du canal et de l’Yser. Spectacle abominable, dit le lieutenant de vaisseau A..., de prisonniers français obligés de marcher en avant des Boches qui, à genoux derrière eux, tiraient entre leurs jambes ! Nos hommes, de l’autre côté de l’Yser, n’osaient riposter.

— Criez-leur de se rendre, ordonne le major à Sérieyx.

— Comment pouvez-vous penser qu’ils se rendront ? répond avec une sublime impudence le nouveau Regulus. Ils sont dix mille et vous n’êtes qu’une poignée[11] !

Au même instant une vive fusillade éclate sur la droite de l’ennemi et détourne son attention : faisant signe aux siens, Sérieyx se jette dans l’Yser, le traverse à la nage, malgré son bras cassé, et court rendre compte de ce qui se passe à l’amiral.

C’est une contre-attaque lancée par le commandant de la défense et menée par le lieutenant de vaisseau d’Albia qui l’a dégagé. Une autre compagnie, avec le commandant Mauros et le lieutenant de vaisseau Daniel[12], parvient à se retrancher derrière la barricade du passage à niveau de la route d’Eessen ; sur toutes les voies aboutissant à l’Yser et spécialement au Haut-Pont, à la passerelle et au pont du chemin de fer, des sections s’établissent fortement ou consolident les sections qui les occupent déjà. Ces dispositions, prises à la hâte par le commandant Delage, réussiront-elles à sauver Dixmude ? Tout au plus permettront-elles de prolonger un peu son agonie. Les minutes, désormais, lui sont comptées. Après avoir traversé à la baïonnette la colonne ennemie qui s’était aventurée jusqu’à l’Yser, la section du lieutenant d’Albia se heurtait à d’autres colonnes débouchant par la Grand’Place et les rues avoisinantes ; la barricade de la route d’Eessen était emportée. Allemands et Français ne formaient plus qu’une grande mêlée hurlante qui tourbillonnait en ville et sur les bords du canal. On se fusillait à bout portant ; on s’égorgeait à la baïonnette, au couteau, à coups de crosse, et, quand les crosses étaient rompues à force de cogner, on avait encore ses pieds, ses poings, sa tête, ses dents. A trois heures de l’après- midi, la moitié de nos hommes étaient hors de combat, tués, blessés ou prisonniers, et les colonnes allemandes, par la brèche ouverte dans la défense, continuaient à tomber dans Dixmude. Elles nous refoulaient vers les ponts que nous tenions toujours, que nous tiendrons jusqu’au bout. L’ennemi pourra prendre Dixmude, — le petit matelot a raison, — il ne passera pas l’Yser. Une dernière fois, pour dégager la compagnie Mauros qui se replie sous un feu terrible, les débris des sections se reforment, officiers en tête. Et c’est de nouveau la charge, la mêlée tourbillonnante par les rues, le choc effroyable de deux électricités rivales. Écumant, la face pourpre, un marin, qui a vu tomber son frère, jure qu’il aura la peau de vingt Boches. Il les compte à mesure que sa baïonnette plonge : Et d’un ! Et de deux ! Et de trois ! Et de quatre !... Ainsi jusqu’à vingt-deux. Quand il n’a plus de ventre boche à crever, il se retourne contre ses compagnons : il était fou...

Mais que peuvent les plus beaux traits d’héroïsme contre le pullulement de ces masses d’hommes qui sortent du pavé à mesure qu’on les écrase ? C’est des punaises ! soupire un quartier-maître. Et la nuit tombe. Dixmude a cessé de panteler. Il y a six heures qu’on se bat sur ce cadavre en miettes. Plus un pignon, plus un mur n’est debout, à l’exception de la minoterie. Un banc de laves, voilà Dixmude. La conservation de ce tas de cailloux, qui se complique d’un foyer de pestilence, ne vaut pas le petit doigt d’un de nos hommes. A cinq heures du soir, après avoir fait sauter les ponts et la minoterie, l’amiral se replie de l’autre côté de l’Yser[13].

Chère mère, écrira quelques jours plus tard le fusilier E. J..., d’Audierne, je vous dirai que, le 10 de ce mois, je ne chantais pas la gloire à Dixmude, car, sur ma compagnie, on est retourné une trentaine. Ce jour-là, je croyais y rester ; mais, comme le courage m’a emporté, j’ai pu me retirer avec beaucoup de misère. Et il y en a beaucoup qui étaient forcés de se f... à la nage pour se sauver.

Sans doute les prisonniers qui, avec l’héroïque Sérieyx, s’étaient jetés dans le canal et, de là, dans l’Yser. On ignorait encore que le lieutenant de vaisseau Cantener, qui avait pris le commandement après la mort de son chef, s’était maintenu jusqu’à la nuit sur la route de Beerst avec trois compagnies de fusiliers. Dans l’ombre, par les fossés pleins d’eau, les trous de vase où l’on enfonce jusqu’au ventre, il aura la joie — et la gloire — de ramener la presque totalité de ses hommes dans nos lignes ; ils sont 450, — 450 blocs de boue, — non pas, comme on l’a dit, épuisés, sans armes, sans équipement, mais en formation de marche sur colonne par quatre, la baïonnette au canon, aussi calmes qu’à l’exercice, les blessés devant et chaque compagnie protégée par une section d’arrière-garde[14]. Trop des nôtres encore demeuraient entre les mains de l’ennemi ou sous les ruines de Dixmude[15]. Leur sacrifice n’avait pas été inutile cependant, puisque, Dixmude tombée, l’ennemi nous retrouvait en face de lui, sur l’autre rive de l’Yser, nos anciennes lignes de repli devenues notre front de défense, mais un front inexpugnable, bien garni d’artillerie lourde et derrière lequel, exacte au rendez- vous, l’inondation maintenant tendait son inflexible réseau. Tout le bassin de l’Yser ne faisait plus qu’un lac, une mer morte, sur laquelle Dixmude, avec ses alignements de pierres noircies, s’avançait comme un cap qui s’effrite, un Quiberon désagrégé. La prise de ce tas de cailloux avait coûté aux Allemands 10.000 hommes ; 4.000 blessés étaient transportés le lendemain à Liège, d’après les Nieuws van den Dag. Et l’on ne comptait pas ceux qui râlaient dans les ambulances du front. En prenant Dixmude, les Allemands s’étaient simplement rendus maîtres de deux têtes de pont. Encore est-ce trop dire, car de la berge septentrionale de l’Yser, nous continuions à commander Dixmude qu’ils tentaient vainement d’organiser et que foudroyait l’artillerie du colonel Coffec. Tandis que là-bas, entre l’Yser et la digue du chemin de fer de Nieuport, des milliers d’Allemands, devant Ramscappelle et Pervyse, sur les petits tertres où ils avaient hissé leurs mitrailleuses et leurs mortiers, voyaient avec épouvante monter heure par heure autour d’eux le flot impitoyable de l’inondation, dans la région même de Dixmude, où l’amiral avait fait procéder à l’explosion de l’éclusette Sud de la borne 16[16], une colonne allemande de quinze cents hommes, cernée par les eaux, s’enlisait misérablement avec l’îlot qui la portait ; une nouvelle inondation s’ajoutait à la précédente ; l’ancien schoore de Dixmude était définitivement reconstitué : ni aujourd’hui, ni jamais, l’ennemi ne pouvait plus passer.

 

 

 



[1] Aux officiers dont nous avons donné les noms plus haut, joignons, pour la période comprise entre le 24 octobre et le 6 novembre, les lieutenants de vaisseau Cherdel, Fefeu, Lanes, Richard, les enseignes Rousset, Le Coq, Vigouroux, l'officier des équipages Hervé, tués ou morts des suites de leurs blessures ; parmi les officiers blessés mais qui ont survécu à leurs blessures, le lieutenant de vaisseau Antoine, modèle du parfait officier, fils de l’amiral Antoine (Corresp. part.), et Revel qui, blessé à la cuisse, donnait l’ordre de repli à sa compagnie décimée en lui prescrivant de le laisser dans la tranchée où il était tombé.

[2] Le commandant de Sainte-Marie fut provisoirement remplacé à la tête de son bataillon par le lieutenant de vaisseau Dordet qui y montra les plus belles qualités.

[3] Et pourtant ces tranchées du cimetière, c’était en quelque sorte l’abri, la sécurité relative : avant d’y parvenir, il fallait traverser une zone rase de 200 mètres, continuellement balayée par les balles et les shrapnells. On passait en courant, la file indienne, le sac sur la tête, et l’on piquait dans les caves de la maison du gardien — ceux qui ne restaient pas en route ! — on poussant un ouf ! de soulagement. (Conté par Georges Delaballe.)

[4] Souvenons-nous que les Belges se battaient depuis trois mois et que, jusqu'au 23 octobre, sinon à Dixmude, du moins au-dessus jusqu’à Nieuport, ils avaient été à peu près seuls contre les forces allemandes. Et eux aussi eurent leurs héros !

[5] Sans parler d’un dracken ballon. — Violent bombardement de nos tranchées, dirigé par les ballons cerfs-volants saucisses : faible réponse de l’artillerie belge et française, note sur son carnet, à la date du 8, l’enseigne X... Et, à la date du 9 : Continuation du bombardement. Attaque de nuit des petits postes, qui se replient.

[6] Cité par le docteur CARADEC. — L’artillerie allemande (batteries de 105 et de 77) était postée à 2.000 mètres : derrière le château de Woumen, près de Vladsloo, à Korteckeer et à Kastorthoeck.

[7] Mais déjà, à neuf heures et demie, sur le front de la 9e et de la 10e compagnie (1er régiment) qui occupaient, vers Beerst, l’un des côtés de l’arc de cercle dessiné autour de Dixmude par nos tranchées et dont chaque pointe reposait sur l’Yser, une attaque assez vive s’était prononcée. Les Allemands essayaient de s’infiltrer entre l’Yser et l'extrémité de la 9e compagnie. L’attaque fut repoussée par les deux compagnies, appuyées par nos tranchées de l’Yser et une batterie de 76.

[8] Un peu au-dessus de la gare de Dixmude, exactement entre le talus du chemin de fer et la route d’Eessen.

[9] On lit dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère : Officier de marine en retraite, M. de Nanteuil, dès les premiers jours de la guerre, avait repris du service et fut al lâché à la défense des abords de Brest. Mais ce poste lui semblait trop de repos et, malgré son état précaire de santé, il multiplia les démarches pour être envoyé sur la ligne de feu. Quinze jours après y être arrivé, il était tué... C'est un héros de plus dans cette famille de héros... Erudit archéologue, tout particulièrement en ce qui concerne l’architecture militaire, [il] avait déjà publié de belles études sur nos vieux châteaux féodaux dans les Bulletins de l'Association bretonne, d’excellentes notes historiques et descriptives sur le château de Brest, les monuments de Morlaix et de Saint-Pol-de-Léon, les églises de Guimiliau, Lampaul, Saint-Thégonnec et Pleyben... — Il partit plein d’entrain et de vaillance, nous écrit-on d’autre part, le cœur ivre de marcher à l’ennemi. Tous ceux de ses amis qui l’ont vu au moment de son départ ont pu remarquer le rayonnement de sa physionomie... [Blessé mortellement — presque tout de suite la paralysie se déclara — et transporté à l’ambulance], il gardait toute sa lucidité ; il s’inquiétait des phases de la bataille, demandant si les ennemis avaient été repoussés. Bravement il supporta ses souffrances sans se plaindre. Dans la soirée et bien qu’il fût très faible, on le transporta sur son désir à Malo-les-Bains, car il voulait mourir en terre de France.

[10] C’est bien tué qu’il faut lire. On a su depuis que le commandant Rabot avait été frappé d’une bulle au-dessus de l’oreille en se hissant, pour inspecter la position, sur le rebord très élevé du ruisseau qu’il occupait avec ses hommes.

[11] Le major lui avait précédemment demandé s’il n’y avait pas un passage pour traverser l’Yser. Sérieyx lui avait répondu : Je n'en connais qu’un : le Haut-Pont. Or, à 50 métros de lui, se trouvait une passerelle que nos marins étaient précisément en train de franchir pour tomber sur le flanc des Boches. De grand hasard, un rideau de brousses et de maisons masquait la passerelle. Sérieyx, pour occuper le major, avait pris un crayon et traçait un plan compliqué de la position. De temps en temps une décharge claquait : Sérieyx et ses hommes se plaçaient stoïquement devant les Boches, puis Sérieyx reprenait son crayon. Le plan parut trop embrouillé au major qui jugea plus simple d’employer son prisonnier à obtenir la reddition des tranchées. Pour tous autres détails, v. le Moniteur de la Flotte du 12 décembre 1914.

[12] La 8e compagnie en réserve, renforcée par une section de la 5e compagnie du 2e régiment.

[13] On a conté que, si Dixmude tomba le 10 novembre, ce fut l’intervention d’une vieille femme qui en décida. Les forces alliées occupant Dixmude, dit le Daily Mail, consistaient en un escadron de cavalerie campé sur la rive droite de l’Yser, deux batteries de 75, un régiment d’infanterie et un bataillon de zouaves (!). La bataille commença par un feu d’artillerie très violent avec la grosse distillerie du centre de la ville comme objectif principal. Deux des 76 étaient en position au premier étage d’une tannerie, les autres au-dessous sur un petit tertre où on nettoie les peaux. Notre artillerie était capable de tenir l’ennemi en échec. Avec ses obus explosifs, elle ouvrait de largos brèches dans les rangs ennemis. Un canon ennemi avait perdu son attelage et une simple salve fauchait des rangs de uhlans. Notre cavalerie et notre infanterie n’attendaient qu’un mot pour entrer en action. Juste à ce moment, parut une vieille femme que des zouaves avaient traitée avec bonté parce qu’elle paraissait misérable. Elle les avait suivis, s’appuyant sur le bras de l’un ou de l’autre. Elle avait partagé leur soupe. Elle monta dans la tannerie jusqu’au premier étage. Enfin, quand chacun craignait pour sa sécurité, elle disparut. Un moment après on put voir une lumière sur le toit de la distillerie. Elle parut trois fois avec un mouvement de droite et de gauche. Rien de plus. Cinq minutes plus tard, les obus allemands commençaient à pleuvoir exactement sur le point repéré par la lumière. En peu de temps, le bâtiment fut très endommagé. Des explosions suivirent et l’alcool en feu alluma l’incendie dans toutes les maisons avoisinantes. Ne pouvant arrêter ni le déluge d’obus ni l’incendie grandissant, le général commandant les forces françaises décida d’évacuer la ville et de se retrancher sur les rives du canal. Avec de grandes difficultés, les 75 furent descendus de la terrasse où ils avaient été placés et sauvés. Avant de quitter la ville, les soldats purent voir, gisant à terre, la vieille femme, sous les jupes de laquelle on distinguait l’uniforme des uhlans. Tout est d’imagination pure dans ce récit. L’espionnage joua certainement un rôle dans la chute de Dixmude ; trop de gens qui se donnaient pour des réfugiés ou des habitants attachés aux ruines de leur foyer servirent de complices et d’indicateurs à l'ennemi. Mais tout d’abord Dixmude n’était pas défendue par les zouaves ; ensuite le poste d'observation de notre artillerie n’était pas sur une tannerie ; enfin nous n’avions aucune cavalerie à notre disposition. Le narrateur n’a oublié que le seul corps qui barra la route au mascaret allemand : les fusiliers marins.

[14] Voici quelques détails sur cette retraite admirable. Avant de donner la parole au correspondant à qui nous en devons le récit circonstancié, rappelons que les Allemands, qui étaient tombés sur la réserve du commandant Rabot, n’avaient pas détruit la 11e compagnie, à peu prés intacte. Dixmude était déjà tombée que les capitaines des trois compagnies se rassemblaient pour examiner la situation et décidaient de tenir coûte que coûte. — En conséquence la 10e compagnie place un petit poste en avant, sur la route de Beerst, avec deux sentinelles doubles ; un autre à l’arrière, à l’ancien moulin. La compagnie elle-même se place : un rang lace en avant, un rang face en arrière ; les tranchées sont aménagées pour faire face à toutes les directions ; les mitrailleuses belges abandonnées sont remises en état et dirigées prêles à battre la route de Beerst. — 6 h. 30. Le petit poste du nord est attaqué par un fort contingent allemand. D’après les ordres qu'il avait reçus, ii se retire après un feu de salve. Ouverture du feu sur toute la ligne, les mitrailleuses de la 10e en action. Les Allemands, qui ne s’attendent pas à une résistance aussi opiniâtre, subissent de grosses pertes. La bataille, sans se voir, a duré une heure, les hommes à leur poste, personne n’abandonnant la tranchée. Tous les tués, dont le capitaine Baudry, lieutenant de vaisseau, l’ont été de balles à la tête ; tous les blessés, à la tête et aux bras, par conséquent dans la position de tir. A ce moment une légère attaque de l’arrière se dessine : il est temps de battre en retraite, n’ayant plus aucune liaison avec l’état-major du bataillon. Les compagnies partout successivement et en protégeant leur repli par deux sections d’arrière-garde. Retraite admirable — et inénarrable on raison du chemin h parcourir. Arroyos (trous de vase) partout. Les hommes passent en enfonçant jusqu’aux épaules, se faisant précéder de leurs blessés. Ils sont aussi calmes qu’à l’exercice. Après doux heures de celle marche pénible, mais en ordre parfait, ils arrivent devant la passerelle de l’Yser. Une ferme-minoterie se trouve près de là : les Allemands y ont installé des mitrailleuses dont le feu balaie la passerelle. Le lieutenant de vaisseau Cantner, faisant fonction de commandant, décide d’enlever la ferme. L’opération réussit merveilleusement : les Allemands sont débusqués, la ferme incendiée. On peut alors passer l’Yser, les blessés d’abord, puis les compagnies, qui sont ramenées au croisement des routes de Caeskerke et, de là, dans les tranchées-abris d’Oudcapelle. — Complétons ce beau récit par une note empruntée au carnet de l’enseigne X... : C’est à 11 heures du soir que la 9e, la 10e et les débris de la 11e compagnie, battant en retraite à travers des marécages où on enfonce jusqu’au ventre, en emportant leurs blessés, réussissent à traverser l'Yser sur une petite passerelle mobile gardée par les marins du secteur nord. Montgolfier, enseigne, tué.

[15] D'après M. Pierre Loti, les fusiliers marins auraient perdu devant Dixmude la moitié de leur effectif et 80 pour 100 de leurs officiers. L’estimation n’est pas trop forte, si l’on y fait entrer les blessés et les disparus. Furent tués le 10 novembre, ou moururent des suites de leurs blessures, le capitaine de frégate nabot, les lieutenants de vaisseau Baudry, Kirch, d’Albia, de Nanteuil, les enseignes de Montgolfier, de Lorgeril, le médecin principal Lecœur ; blessés, le capitaine de vaisseau Varney, le lieutenant de vaisseau Sérieyx, les enseignes Melchior, Kez-Lombardie, de Saizieu, Thépot, les officiers des équipages Paul et Charrier ; portés comme disparus, les lieutenants de vaisseau Lucas, Gouin, Modet, l’enseigne Aldebert, le médecin de 1re classe Guillet, le médecin auxiliaire Chastang, l’élève de l’École navale Verdat. Parmi les officiers échappés à l’hécatombe qui se distinguèrent au cours de la journée et outre ceux dont nous avons déjà donné les noms, il convient encore de citer le lieutenant de vaisseau Léon des Ormeaux et l’enseigne de 1re classe Geslin dont l’Officiel a relevé la belle conduite.

[16] L'opération fut exécutée par un simple quartier-maître, Le Bellé, porté à l'Officiel, sur la liste des médaillés militaires, comme ayant traversé une rivière pour aller faire sauter la porte d’une éclusette située à quelques mètres des tranchées allemandes.