HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION DES ROMAINS

 

G.-F. HERTZBERG

Traduite de l’allemand sous la direction de A. BOUCHÉ-LECLERCQ

Paris - 1887

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

AVERTISSEMENT PRÉFACE

INTRODUCTION.

État de la Grèce vers la fin du IIIe siècle avant J.-C. — Les Hellènes sous la domination de la Macédoine. — Antigone Doson et Philippe V de Macédoine. — Guerre d’Étolie ou « Sociale. » — La Macédoine, la Grèce et la deuxième guerre punique. — Guerre entre les Étoliens alliés aux Romains et la Macédoine. — Philopœmen. — Politique de Philippe V. — Nabis, tyran de Sparte. — La deuxième guerre entre les Romains et la Macédoine. — Flamininus et la « liberté » restaurée en Grèce. — Humiliation de Nabis.

PREMIÈRE PARTIE — HISTOIRE  DE LA GRÈCE DEPUIS FLAMININUS JUSQU’À AUGUSTE (194 avant J.-C. - 14 après J.-C.)

CHAPITRE PREMIER. — La Grèce sous le protectorat de Rome.

Politique des Romains à l’égard des Hellènes. — Situation matérielle et morale de la Grèce. — La guerre syro-étolienne contre les Romains. — Situation nouvelle des Romains vis-à-vis des Hellènes. — Les partis au sein de la Ligue achéenne et les démêlés avec Sparte et la Messénie. — Rome et le parti oligarchique en Grèce. — Guerre entre les Romains et Persée, roi de Macédoine. — Cruautés des Romains à l’égard des peuplades et cités grecques

CHAPITRE DEUXIÈME. — La ruine de la Ligue achéenne.

Attitude nouvelle des Romains vis-à-vis de la Grèce. — État lamentable de la Grèce. — Polybe. — Fin de la Ligue achéenne. — Conséquences immédiates de sa dissolution. — Situation nouvelle des Achéens et des autres Grecs en face des Romains. — Polybe et les Romains. — État de la Grèce ; les confédérations ; Sparte, Athènes, Délos, la Crète, Rhodes

CHAPITRE TROISIÈME. — Histoire de la Grèce depuis la ruine de la Ligue achéenne jusqu’à la fin de la guerre contre Mithridate.

La Grèce sous les Romains. — La situation et l’état des esprits en Grèce. — Émigration des Hellènes en Italie. — La Grèce jusqu’au temps de Mithridate VI Eupator. — La première guerre contre Mithridate jusqu’à l’arrivée de Sulla en Grèce. — La guerre sous le commandement de Sulla.

CHAPITRE QUATRIÈME. — Histoire de la Grèce depuis la fin de la première guerre contre Mithridate jusqu’à la bataille d’Actium.

Décadence de la Grèce. — La troisième guerre contre Mithridate. — Les pirates. — Les Romains s’emparent de la Crète. — Victoires de Pompée sur les pirates. — Damon Péripoltas. — Triste situation de la Grèce. — Les gouverneurs romains en Macédoine : Verres, Pison. — Relations diverses entre les Romains et les Grecs. — Situation d’Athènes : Atticus ; Cicéron. — La guerre entre César et Pompée. — Reconstruction de Corinthe. — La Grèce après la mort de César. — M. Brutus en Grèce. — Cassius s’empare de Rhodes. — Bataille de Philippes. — M. Antoine et les Hellènes. — La guerre entre Antoine et Octave : bataille d’Actium

CHAPITRE CINQUIÈME. — La Grèce sous l’empereur Auguste.

Situation désespérée de la Grèce après la bataille d’Actium. - Octavien fonde les colonies de Nicopolis et de Pairs. — Mesures administratives d’Auguste en Grèce. — La Macédoine et les provinces du Danube. —La province d’Achaïe : le κοινόν d’Achaïe ; réforme de la Ligue amphictyonique. — Situation de la Grèce réorganisée. — Athènes. — Euryclès. — Conclusion

 

 

AVERTISSEMENT

Quand je commençai, il y a bientôt sept ans, à publier la traduction française de l’Histoire Grecque de E. CURTIUS, je ne songeais d’abord qu’à mener à bonne fin, avec laide de mes collaborateurs, la tâche entreprise. Au moment où s’achevait notre édition, augmentée d’un Atlas dont on a apprécié depuis l’utilité[1], je sentis plus vivement que je n’aurais cru le regret — prévu pourtant — de voir l’Histoire Grecque se clore à la paix de Démade (330 avant J.-C.). De là à la fin du monde antique, il reste un intervalle de plus de sept siècles, durant lesquels la Grèce, devenue la proie du plus fort, semble n’être plus qu’une éparchie macédonienne ou une province romaine. L’histoire de l’Hellade indépendante est finie ; mais l’histoire de la civilisation par l’influence grecque, l’histoire de l’hellénisme commence. La race hellénique, humiliée comme nation, devient le sel de la terre, le ferment qui travaille et transforme l’intelligence des peuples les plus divers, depuis l’Atlantique jusque par delà les rives de F Indus.

Il m’a semblé que l’Histoire de l’Hellénisme de S.-G. DROYSEN[2], qui, pour la chronologie, se soude sans solution de continuité à l’Histoire Grecque, avait chance de trouver auprès des mêmes lecteurs un accueil favorable. Non pas certes que la transition d’un ouvrage à l’autre dut se faire sans secousse. On dirait que la parole passe tout d’un coup, comme l’hégémonie, aux Macédoniens. C’est une voix brève et dure qui impose silence aux protestations éloquentes de l’Athénien vaincu. Point de regrets stériles ! Chaque chose a son heure, rien de plus ; il est chimérique de prétendre arrêter le mouvement qui entraîne le monde dans un devenir perpétuel.  Le pourrait-on qu’il ne faudrait pas le vouloir ; car on ne conserverait ainsi que des formes vides, vains débris délaissés par la vie. Le présent détruit le passé au profit de l’avenir. L’avenir de l’Hellade foulée et meurtrie par la soldatesque macédonienne, c’est l’éclatante fortune des empires qu’elle va animer de son esprit, la monarchie éphémère d’Alexandre, les royaumes plus stables des Lagides et des Séleucides.

Ceux qui ne croient pas au progrès quand même, à la supériorité nécessaire de ce qui est sur ce qui a été, goûteront peu celte façon hégélienne de consoler les vaincus. Mais la philosophie de DROYSEN ne fait point tort à son érudition, et son œuvre est restée assez solide pour que personne n’ait tenté jusqu’ici de la refaire. L’Histoire de l’Hellénisme est aujourd’hui encore le seul guide qui permette de suivre pas à pas, dans leur enchaînement et leur complexité, les événements compris entre la bataille de Chéronée et celle de Sellasie (330-231 avant J.-C). Là DROYSEN s’arrête. Il se réservait de reprendre plus tard sa tâche inachevée, de signaler, au milieu des conflits qui vont user au profit des Romains et des Parthes les forces des royaumes hellénistiques, la marche alternante et rythmée de l’Idée providentielle. Mais il comprit sans doute qu’à un ensemble si vaste il n’eût pu donner qu’une unité factice ; il se contenta, vers la fin de sa vie, de consolider le monument qu’il n’espérait plus agrandir et d’en ôter les pierres d’attente.

Au point de vue exclusif de l’histoire grecque, nous n’avons pas à le regretter. M. DHOYSKN a posé la plume au moment où il allait disperser dans tous les sens son attention et la nôtre. Dans l’Histoire de l’Hellénisme continuée, la part de la Grèce eût été bien restreinte ; le lecteur aurait pu dire, comme autrefois les spectateurs du drame tragique : il n’y a rien là pour Dionysos. C’est de la Grèce, au contraire, et de la Grèce seule, que M. HERTZBERG entend s’occuper. Il a soin de déclarer, dam la Préface de son livre, qu’il n’a pas voulu continuer l’œuvre de DROYSEN, au sens littéraire et philosophique du mot ; il a cherché à limiter de toutes parts son sujet et à éviter un naufrage dans l’histoire universelle. Il applique tout ce qu’il a de sagacité, de patience, je dirais presque d’opiniâtreté, à extraire du sol épuisé de t’Hellade une dernière moisson de faits et d’idées.

Cette moisson, on peut s’y attendre, n’est pas très abondante. Une fois la Ligue achéenne dissoute et la Grèce affranchie, c’est-à-dire désagrégée, rendue à ses instincts particularistes et libre de sommeiller sous l’œil vigilant des Romains, le pays s’appauvrit et se dépeuple, la vie s’y fait monotone, les incidents remplacent les événements, et quelques anecdotes, mêlées à des séries de jeux et de concours, constituent souvent toute la chronique de plus d’une cité jadis célèbre. De temps à autre passe une tourmente, qui laisserait les Hellènes assez indifférents s’ils n’étaient plus ou moins victimes de ces querelles qui se vident sur leur territoire. C’est la guerre contre Antiochus, puis le formidable ébranlement des guerres civiles, d’où sort le régime impérial. Le nouvel ordre de choses apporte et impose à l’Hellade une paix profonde, ce que M. HERTZBERG appelle, non sans ironie, une vie idyllique, la vie des peuples qui n’ont plus d’histoire.

Et pourtant, la Grèce n’est pas une province comme une autre. Elle est devenue une sorte de Terre-Sainte, un lieu de pèlerinage où l’élite intellectuelle des peuples « hellénisés- » vient rendre hommage au passé et réchauffer le culte des souvenirs. Protégés par F ombre de leurs grands ancêtres, les Hellènes continuent à subjuguer leurs vainqueurs. Les écoles grecques, l’Université d’Athènes surtout, forment et marquent de leur empreinte les classes dirigeantes de l’empire. Peu à peu, la langue grecque, qui déjà régnait presque sans partage dans le domaine des lettres et des sciences, envahit les bureaux et les prétoires. Il se trouve qu’en fin de compte, dans l’universelle décadence, la civilisation grecque a vieilli moins vite que la culture romaine. Enfin, la revanche est complète ; le centre administratif du monde méditerranéen est transporté en Orient ; l’empire romain devient l’empire grec. C’est en Grèce aussi que se poursuit et s’achève le grand duel engagé entre l’hellénisme religieux, c’est-à-dire le vieux polythéisme cuirassé d’exégèse savante, et la foi du Christ. Les champions sont de part et d’autre sortis des écoles grecques, et le christianisme ne triomphe qu’en prenant à son compte une bonne part du bagage philosophique de ses adversaires. Justinien pouvait fermer l’école d’Athènes et imposer silence aux néoplatoniciens ; il y avait longtemps que le concile de Nicée avait assuré à la théorie du Logos et des hypostases divines un asile inviolable.

Mais je m’aperçois que je risque ici de dépasser le cadre sévère dans lequel s est enfermé notre auteur. M. HERTZBERG, qui a consacré le troisième volume tout entier à la peinture minutieuse de la vie universitaire en Grèce, laisse se dégager lentement des recherches de détail ces idées générales, sans y insister, sans forcer l’attention du lecteur. L’objectivité, autrement dit la neutralité bienveillante dont il s’est fait une règle absolue, le retient en dehors de toutes les mêlées d’opinions et à l’écart de tous les systèmes ; il aime mieux dénombrer que classer, décrire qu’analyser, raconter que disserter. Que ceux qui cherchent de préférence dans l’histoire la marque personnelle de l’historien, ceux qui ne la goûtent pas sans aperçus hardis et sans morceaux d’éclat, se le tiennent pour dit. Dans cet ouvrage, comme dans les monographies qui lui assurent parmi les érudits un rang des plus honorables[3], le docte professeur de Halle n’a voulu être qu’un annaliste fidèle, consciencieux jusqu’au scrupule, partout préoccupé d’incorporer dans la trame de son récit tous les textes dont l’érudition dispose, de les indigner dans ses notes et de signaler au lecteur les travaux de tous ceux gui les ont colligés ou maniés avant lui. Cette allure prudente et réservée contraste autant avec les façons tranchantes de DROYSEN que celles-ci avec la gravité harmonieuse et sereine de CURTIUS. Mais, cette fois encore, j’y vois plutôt un avantage qu’un inconvénient. Il ne me déplaît pas que le ton change avec l’auteur, et l’auteur avec le sujet ; que l’on nous parle du temps où Plutarque fut presque un grand homme dans un autre style que de la grande épopée militaire d’Alexandre, et que le héros macédonien n’ait pas été loué par la même bouche que Solon ou Périclès. Chacun des trois auteurs que nous rapprochons ainsi a obéi, en somme, à ses affinités électives, et il n’est pas mauvais que l’on s’en aperçoive.

Nous aurions pu suivre plus loin M. HERTZBEBG, qui, dans un ouvrage récent, a continué jusqu’à l’époque contemporaine l’histoire de l’Hellade. Mais ce précis rapide et destiné au grand public ne se raccorderait pas sans disparate à notre collection, et d’ailleurs je tiens à ne pas dépasser les limites de l’histoire ancienne :

.......... hic cæstus artemque repono.

Il me reste à rendre hommage aux collaborateurs qui, sous ma direction à peu près nominale, ont bien voulu se charger de traduire l’ouvrage de M. HERTZBERG. Deux d’entre eux ne sont plus des inconnus pour nos lecteurs. M. E. SCHEURER, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, qui a traduit ce premier volume, avait déjà signé le tome III de l’Histoire Grecque de E. CURTIUS. M. P. HUSCHARD, professeur au Lycée de Vanves, a des droits tout particuliers à ma gratitude. Il a été un de mes premiers auxiliaires (voyez l’Avertissement du tome II de CURTIUS) ; traducteur du tome V de l’Histoire Grecque, de la seconde moitié du tome II de l’Histoire de l’Hellénisme, il n’a cessé, depuis bientôt six ans, de m’encourager par une aide efficace, m’accordant par surcroît une amitié qui survivra à notre collaboration. C’est lui qui, fidèle jusqu’au bout à notre entreprise, s’est chargé du troisième et dernier volume de l’Histoire de la Grèce sous la domination des Romains. La traduction du deuxième volume est l’œuvre de M. E. DE LIEBHABER, agrégé de l’Université, un lettré que l’Université finira, je l’espère, par enlever à la carrière administrative.

Avec de tels collaborateurs, j’ai cru devoir borner mon rôle à la correction matérielle des épreuves. Je ne cherche plus, comme autrefois, à obtenir, dans le cours d’une traduction répartie entre plusieurs mains, une parfaite uniformité de ton et de style. Un pareil zèle pouvait ne pas sembler excessif quand il s’agissait de reproduire, en un décalque fidèle, l’œuvre de E. CURTIUS, dont je voulais faire apprécier jusqu’au mérite littéraire. Ce souci me préoccupait déjà moins durant, la publication de l’Histoire de l’Hellénisme. Ici, trop de scrupule m’a paru hors de propos. J’ai donc laissé chaque traducteur libre de concilier à sa manière l’interprétation du texte avec les exigences de notre langue. M. HERTZBERG, qui connaît par expérience les difficultés de ce genre de travail[4], pourra se convaincre qu’aucun d’eux n’a cédé à la tentation d’adapter au lieu de traduire. Je ne voudrais à aucun prix signer ou contresigner une traduction libre comme nous en avons quelques-unes en France ; s’il est commode de traduire librement, il est encore bien plus simple de ne pas traduire du tout et de laisser à leur pays d’origine les ouvrages auxquels on trouve un goût de terroir trop déplaisant.

On remarquera cependant, en comparant notre édition au texte allemand, un certain nombre de retouches et d’additions. Elles sont toutes de la main de M. HERTZBERG, qui a bien voulu revoir à notre intention ses trois volumes et les mettre au courant des progrès les plus récents de la science. Ces remaniements portent presque toujours sur des points de détail, mais ils sont assez multipliés pour que notre traduction puisse être considérée comme une deuxième édition de l’ouvrage.

Dans l’original allemand, chaque volume se termine par un Index ; la précaution de l’auteur se comprend si l’on songe qu’il s’est écoulé près de dix ans entre la publication du premier volume et celle du dernier. Ces trois registres seront fusionnés en un seul Index placé à la fin du tome III. Je compte même, si l’auteur n’y voit pas d’inconvénient, ajouter à ce tome III une Table Chronologique analogue à celle que j’ai dressée pour l’Histoire de l’Hellénisme, et, qui sait ? peut-être un Supplément bibliographique. Le mieux n’est pas toujours l’ennemi du bien.

Du reste, l’accueil fait aux deux premières parties de notre trilogie CURTIUS-DROYSEN-HERTZBERG par la jeunesse studieuse — par l’Association pour l’encouragement des Études grecques et par l’Académie Française, qui nous a décerné en 1886 le prix Langlois — me persuade de plus en plus que l’œuvre est utile et que les années de travail collectif qu’elle a exigées n’auront pas été du temps perdu.

A. BOUCHÉ-LECLERCQ.

 

PRÉFACE

Le volume que je livre en ce moment à la publicité forme la première partie d’un travail plus considérable dans lequel j’ai pris à tâche de retracer l’histoire, ou, si l’on veut, les vicissitudes de la Grèce sous la domination romaine, depuis l’époque de Flamininus et de Philopœmen jusqu’au moment où la vie antique s’éteint dans la péninsule grecque. L’histoire de la Grèce après la destruction de Corinthe n’a pas encore été traitée jusqu’ici, que je sache, avec les développements nécessaires et pour elle-même. Sans doute, certaines parties de la longue période qui va, noyée dans une demi-obscurité, du triomphe de Mummius sur les Achéens au règne de Justinien ont été étudiées avec ardeur et parfois avec succès ; c’est le cas notamment pour une partie de l’histoire d’Athènes, par exemple, le temps d’Hérode Atticus et certains chapitres de l’histoire des écoles philosophiques d’Athènes. Sans parler de très nombreuses monographies qui ont trait à tel ou tel point de l’histoire grecque des derniers siècles, on sait que,  dans divers ouvrages de plus grandes proportions et d’horizon plus étendu consacrés à des sujets voisins du nôtre, surtout dans l’Histoire Romaine de MOMMSEN, les parties connexes de l’histoire, ou des vicissitudes du monde grec ont été élucidées en passant, d’une façon aussi ingénieuse qu’instructive. Néanmoins, il n’existait pas encore de travail spécial, dont l’auteur eût essayé de restituer l’histoire de la Grèce romaine en colligeant et utilisant dans la mesure du possible les matériaux si incommodes à retrouver dans leur état actuel de dispersion, sans oublier l’apport fécond des textes épigraphiques, et à la raconter tout d’une haleine depuis la prise de Corinthe jusqu’à Justinien[5]. C’est cet essai que j’ai voulu faire dans le présent volume, qui conduit provisoirement l’histoire de la Grèce jusqu’aux dernières années d’Auguste. Puissé-je avoir réussi à rendre service par là à la science historique !

J’ai encore quelques observations à ajouter. Il est entendu que j’étudie uniquement l’histoire de la Grèce, et non pas l’histoire des Grecs ou même de l’hellénisme à l’époque romaine. Il serait à désirer que cette tâche colossale fût enfin accomplie, mais nous n’avons pas encore, à beaucoup près, les travaux préparatoires indispensables. Peut-être, si quelque vaillant érudit entreprend un jour de résoudre ce grand problème, mon livre aura-t-il servi à lui frayer la voie à travers une portion considérable du domaine de l’histoire de la race grecque à son déclin.

Mais, si modeste que fût ma tâche ainsi restreinte, j’avais cependant des obstacles sérieux à surmonter. Il fallait, en premier lieu, limiter dans l’espace le champ sur lequel devaient porter mes explorations. Naturellement, il comprenait tout d’abord les cantons grecs de l’antique péninsule qui va de l’Olympe aux parages de la Laconie ; mais il m’a fallu mener de front également l’histoire de la Macédoine, de Byzance, de la Crète et de Rhodes. Les Hellènes d’Asie-Mineure et de Sicile ne pouvaient pas non plus être tout à fait laissés de côté. J’ai imité ici le procédé du cartographe, qui, après avoir dessiné au centre de la feuille l’État dont il dresse le plan, s’occupe aussi, dans la mesure qu’il juge utile, des régions limitrophes. En mêlant ainsi à la trame de l’histoire grecque les événements de l’histoire hellénistique et romaine, événements qui ont si puissamment influé par contrecoup sur la destinée des Hellènes, surtout dans la période comprise entre la deuxième guerre punique et la chute de M. Antoine, ai-je réussi à garder partout un juste milieu entre le trop et le trop peu, mes lecteurs en décideront.

En ce qui concerne la limitation chronologique du sujet, j’ai cru indispensable de commencer mon récit à la fin de la lutte engagée entre Flamininus et le roi Philippe V de Macédoine. Cependant, comme l’histoire gréco-romaine jusqu’à la bataille de Pydna a été traitée déjà à plusieurs reprises, et même une ou deux fois d’une façon supérieure, j’ai cru pouvoir abréger ce qui précède cette date. L’Introduction, qui se relie immédiatement à la fin du troisième volume de l’Histoire de l’Hellénisme de DROYSEN, a été réduite au strict nécessaire : je ne me suis, pas cru obligé, aujourd’hui que les ouvrages de DROYSEN, de MOMMSEN et de NAPOLÉON se trouvent dans toutes les mains, de disserter à mon tour, avec l’ampleur qui conviendrait, sur l’état du monde méditerranéen pris dans son ensemble au temps de la deuxième guerre punique. Dans la partie qui va de Flamininus à la bataille de Pydna, mon but principal a été de justifier, en face des opinions de MOMMSEN et de PETER, la façon dont j’apprécie la politique des Romains à l’égard de la Grèce. A partir de la bataille de Pydna jusqu’à Auguste, j’ai cherché, au contraire, à être aussi complet que possible : seulement, j’ai réservé pour les volumes suivants l’histoire continue de la vie intellectuelle des Hellènes, notamment celle de l’Université d’Athènes.

Dans un ouvrage dont les matériaux — abstraction faite des travaux modernes — ont dû être cherchés pour la plupart dans une très grande quantité de textes empruntés à une foule d’auteurs anciens, passages isolés, dispersés de tous côtés et n’ayant souvent qu’un rapport éloigné avec la question, ce serait de ma part une folle et présomptueuse illusion si j’allais m’imaginer que je n’ai rien oublié et que j’ai toujours bien vu. Aussi accueillerai-je avec reconnaissance toutes les rectifications. D’autre part, les critiques compétents comprendront d’eux-mêmes que bien des renseignements, surtout ceux que fournissent les auteurs des basses époques, ont été, à dessein, réservés aux volumes suivants. La remarque s’applique tout particulièrement au chapitre sur Auguste ; bon nombre de données, de textes épigraphiques notamment, qu’on s’attendait peut-être à y voir utilisés, trouveront place par la suite en lieu plus opportun. Quant à la forme du livre, je me suis efforcé d’un bout à l’autre de rendre cette histoire de la Grèce sous les Romains abordable même pour d’autres lecteurs que le cercle étroit des érudits de profession.

Enfin, je profite de cette occasion pour réitérer à mes collègues et amis, MM. les professeurs DUMMLER, CONZE et FITTING, qui m’ont assisté de leur aide et de leurs conseils au cours de ce pénible travail, l’expression de ma sincère reconnaissance.

Halle, le 12 janvier 1866.

GUSTAVE HERTZBERG.

 

 

 



[1] Histoire grecque, 5 vol. in-8°. Paris, Leroux, 1880-1883. — Atlas pour servir à l’histoire grecque de E. Curtius, par A. Bouché-Leclercq, Paris, Leroux, 1883.

[2] Histoire de l’Hellénisme, 3 forts vol. in-8. Paris, Leroux, 1883-1885.

[3] Je ne crois pas inutile de donner ici une liste des ouvrages de M. HERTZBERG ; elle montrera que ce laborieux érudit, qui enseigne depuis 1860 à l’Université de Halle, a consacré à l’histoire de la Grèce la meilleure part de son temps.

De rebus Graecorum inde ab Achaici fœderis interitu usque ad Antoninorum ætatem. Halis Sax., 1851.

Alkibiades, der Staatsmann und Feldherr. Halle, 1853.

Das Leben des Königs Agesilaos II von Sparta, nach den Quellen dargestellt. Halle, 1856.

Die Geschichte der Messenischen Kriege nach Pausanias. Halle, 1861.

Der Feldzug der 10000 Griechen, nach Xenophons Anabasis dargestellt, Halle, 1861.

Die asiatischen Feldzüge Alexanders des Grossen, nach den Quellen dargestellt. Halle, 1864.

Travaux insérés dans l’Allgemeine Encyclopédie de Ersch et Gruber : Geschichte Altgriechenlands bis zum Beginn des Mittelalters (Allgem. Encyl., Bd. LXXX. Leipzig, 1862). — Geschichte der Neugriechen im XIXten Jahrhundert (Allgem. Encycl., Bd. LXXXVII. Leipzig, 1869). — Geschichte des Grossbritannischen Reichs (Allgem. Encyl., Bd. XCII-XCIII. Leipzig, 1871).

Die Geschichte Griechenlands unter der Herrschaft der Römer., 3 vol. in-8, Halle, 1866-1875. C’est l’ouvrage dont nous donnons la traduction. Le tome I, Von Flamininus bis Augustus, a paru en 1866 ; le tome II, Von Augustus bis auf Septimius Severus, en 1868. Le tome III, publié en 1875, a un sous-titre spécial : Der Untergang des Hellenismus und die Universität Athen.

Rom und König Pyrrhos. Halle, 1871.

Die Feldzüge der Römer in Deutschland. Halle, 1872.

Geschichte Griechenlands seit dem Absterben des antiken Lebens bis zur Gegenwart (c’est-à-dire jusqu’en 1878). 4 vol. in-8, et un Supplément contenant l’Index, Gotha, 1876-1879. L’ouvrage fait partie de la Geschichte der europdischen Staaten, publiée sous la direction de Heeren, Ukert et Giesebrecht.

Geschichte der Perserkriegen, nach den Quellen erzählt. Halle, 1877.

Puis viennent trois ouvrages faisant partie de l’Allgemeine Geschichte in einzelnen Darstellungen, publiée sous la direction de W. Oncken : Geschichte von Hellas und Rom, 2 vol., Berlin, 1879-1880. — Geschichte des römischen Kaiserreichs. Berlin, 1880-1882. — Geschichte der Bysantiner und des Osmanischen Reiches. Berlin, 1882-1884.

Griechische Geschichte bis zum Jahre 397 n. Chr. in kürzerer Fassung. Halle, 1884.

Athen, historisch-topoqraphisch dargesteltt, mit einem Plane von Athen. Halle, 1885.

[4] M. HERTZBERG a entrepris en Allemagne la traduction de l’Histoire des Romains de M. DURUY, et de l’Histoire de l’art dans l’antiquité, de MM. PERROT et CHIPIEZ.

[5] En dehors des collections de matériaux que contiennent les Manuels d’antiquités de TITTMANN et de HERHANN, et des courtes esquisses qui terminent un certain nombre de grands ouvrages historiques (notamment ceux de MERLEKER, de KORTEM, de THIRLWALL) OU l’on expose en détail l’histoire de la Grèce jusqu’à la prise de Corinthe, nous possédons, il est vrai, quelques travaux estimables, qui s’occupent expressément de cette époque de l’histoire grecque. Je tiens à bien constater ici que j’ai tiré grand profit de ces livres, sur lesquels je vais revenir tout à l’heure (sauf la partie correspondante de l’ouvrage d’EMERSON, History of modern Greece, London, 1845, que je n’ai pu me procurer) ; mais, il faut bien le dire, leurs auteurs tantôt visent un autre but, tantôt renoncent absolument à être complets et à traiter avec une ampleur systématique le dernier âge de la Grèce. Outre les ingénieuses, mais trop souvent insoutenables observations de FALLMEBAYER dans les chapitres correspondants de sa Geschichte der Halbinsel Morea, part. I, p. 70 sqq. (1830), j’ai principalement en vue ici les ouvrages de ZINKEISEN et de FINLAY. ZINKEISEN, dans le premier volume de sa Geschichte Griechenlands (1832), au cours des chapitres qui commencent à la p. 490, donne une abondante et cependant incomplète collection de matériaux ; c’est une étude préparatoire dont je fais grand cas et à laquelle j’ai eu souvent recours. Le livre de FINLAY, Greece under the Romans, que je cite d’après l’excellente traduction allemande faite dans la deuxième édition de 1857 (Leipzig, 1861), ne se préoccupe pas, dans les parties qui concernent mon sujet, d’exploiter à fond tous les matériaux historiques. Sujet à des erreurs de détail et semé d’aperçus qui me paraissent difficiles à justifier, il vaut surtout par les spirituelles dissertations de l’auteur sur l’évolution sociale des Hellènes sous la domination romaine.