L’Académie
propose pour sujet d’un prix qu’elle décernera dans sa séance publique de 1839,
l’Examen critique des historiens anciens
de la vie et du règne d’Auguste.
L’Académie ne demande ni nue narration ni un tableau historique des événements de la vie et du règne d’Auguste. Elle désire que les concurrents se renferment dans les limites d’un mémoire, ayant pour objet d’apprécier les caractères des historiens et l’exactitude de leurs récits, tant par la comparaison de leurs différents ouvrages que par celle des monuments de tout genre.
L’an de Rome 709, aux ides de mars, C. Octavius Cæpias n’est encore que le petit-neveu d’un grand homme, dont il ne porte pas même le nom. Jules César en mourant lui lègue avec ce nom d’énormes dettes à éteindre, une immense popularité à soutenir, un parti puissant à diriger.
Transformé en homme à dix-huit ans par cette adoption, le jeune élève des rhéteurs, maintenant C. Julius Cæsar Octavianus, quitte aussitôt Brindes, où il en avait reçu la nouvelle en arrivant d’Apollonie, va droit à Rome, et accepte l’héritage. Heureux quelque temps d’échapper par l’adresse aux meurtriers de son père adoptif et à l’ambition d’Antoine, il reçoit humblement du sénat le titre de propréteur, qu’il doit surtout à l’active amitié de Cicéron.
Bientôt il sera, par le droit du plus fort, consul, puis triumvir ; il laissera briser, dans la personne de Cicéron, l’instrument désormais inutile à sa grandeur. Facilement vainqueur de Brutus et de Cassius, il verra, après de longs efforts, le parti pompéien reculer devant sa fortune, et il sera délivré de Sextus Pompée par le lieutenant d’un homme qui va devenir son ennemi.
De ses deux rivaux Lepidus et Antoine, Octave a réduit le premier à cacher dans l’inaction la plus complète nullité ; il va écraser le second, qui avait toujours eu le grand tort de savoir mal ce qu’il voulait, et de méconnaître le peuple romain.
Devenu seul maître de l’empire, qu’il gouverne pendant quarante ans sous le nom d’Auguste, Octave meurt, béni du grand nombre, léguant à ses contemporains, comme à la postérité, l’énigme d’une politique tour à tour cruelle et bienfaisante, oppressive et généreuse, et d’un caractère sans égal parmi les usurpateurs.
Entre ces deux termes de sa carrière publique, entre le sénat qui applaudissait aux Philippiques de Cicéron, et le sénat esclave de Tibère, une profonde révolution vient de s’accomplir.
Dans la constitution de l’empire, c’est l’abaissement de la volonté du peuple devant celle d’un seul citoyen. Les formes, les conditions de la monarchie ont pu changer d’Auguste à Vespasien, de Vespasien à Marc-Aurèle, de Marc-Aurèle à Dioclétien ; mais le principe en a subsisté[1].
Dans le pouvoir législatif, c’est la substitution de l’autorité du sénat à celle du peuple, transition naturelle à la toute-puissance des rescrits ; c’est la nouvelle importance accordée au droit honoraire et aux avis des jurisconsultes qui déjà forment école, et répondent au nom de l’empereur[2].
Dans l’organisation militaire, c’est l’étroite soumission de l’armée au chef perpétuel de l’État ; la création d’une milice prétorienne, et le changement de la condition du soldat, qui deviendra le tyran de ceux qu’il doit défendre ; le désordre introduit dans le recrutement ; l’extension du système colonial ; enfin, la suppression réelle des triomphes, qui sont désormais réservés à l’empereur. La république ne craignait point de partager les honneurs entre ses grands hommes ; l’empereur a besoin de concentrer, sur lui-même la gloire comme la puissance ; un égal serait facilement un rival. Voilà pourquoi l’Égypte est confiée à un simple chevalier : Auguste a pénétré le secret qui doit bientôt éclater, posse principem alibi quam Romœ fieri[3].
Dans le système territorial, c’est d’abord le partage, un peu illusoire, il est vrai, des provinces entre César et le sénat ; puis la subordination sévère des gouverneurs à la volonté du prince ; l’établissement d’un régime municipal, à la fois principe d’oppression et d’ordre public : principe d’oppression, dont le désastreux effet laissera les peuples sans force et sans volonté contre l’invasion barbare ; principe d’ordre public qui survivra aux ravages de la barbarie, pour devenir, avec le christianisme, la plus grande force des sociétés modernes[4] ; c’est, en Italie, le triomphe de la grande propriété, mal cultivée par des esclaves, sur la petite propriété, jadis fécondée par le travail des hommes libres. Rome, depuis longtemps tributaire des provinces pour le luxe des Hortensius et des Lucullus, en sera désormais tributaire pour le pain de tous ses habitants[5].
Dans l’état civil, c’est la confusion des rangs par la prépondérance de l’ordre des chevaliers, intermédiaire entre le peuple et l’aristocratie ; la rapidité des fortunes devient de plus en plus facile et scandaleuse[6].
Dans la religion et dans la morale publique, c’est la ruine complète des vertus républicaines, que rien ne remplace ; c’est l’anarchie des superstitions et des croyances. En attendant le christianisme, le culte des empereurs devient presque une réalité dans la conscience des Romains, qui ne respectent plus les dieux de leurs ancêtres[7].
Dans les lettres, c’est, d’un côté, le dernier progrès et la première décadence de la prose latine, l’achèvement du style poétique, bien imparfait au temps de Cicéron, altéré déjà dans Ovide ; de l’autre, la ruine de l’éloquence politique, et le triomphe de l’esprit d’adulation sous les lois de majesté[8].
En même temps les beaux-arts, jadis si méprisés[9], deviennent l’objet d’une estime qu’on ose avouer[10] ; enfin, quelques parties de l’économie sociale, comme le commerce et les monnaies, subissent aussi d’importantes réformes[11].
Toutes ces choses ne se sont pas précisément accomplies entre les années 723 et 766 de Rome ; mais c’est là vraiment la période critique où se décida la transformation d’une société tout entière[12].
A qui faut-il donc attribuer la principale part dans une révolution si multiple, si féconde en résultats présents ou éloignés ? Trois noms surtout brillent dans la foule des noms illustres : Agrippa, Mécène, Auguste.
Mécène ne fut jamais que ministre et conseiller intime ; Agrippa, jaloux de commander à tous les autres, subit toujours volontairement l’ascendant des volontés d’Auguste[13].
Quant aux écrivains de profession, si l’on excepte quelques pamphlétaires séditieux, tous ont suivi le mouvement d’une inspiration supérieure[14].
Reste donc Auguste, qu’il faut partout reconnaître pour le vrai dominateur du siècle auquel il a donné son nom. Cicéron et Démosthène sont de bien grands pommés ; mais chercher aujourd’hui les traces de leur génie dans la politique des nations. Une seule de leurs idées s’est-elle traduite par. des institutions durables ? Non ; après leur gloire littéraire, ils n’ont rien laissé que le souvenir d’une noble et impuissante lutte contre la tyrannie. Auguste, au contraire, est un prince fondateur ; il agit longtemps après sa mort par les lois et par les exemples ; quelques-unes de ces lois, quelques-uns de ces exemples ont maintenant encore une place dans nos mœurs et nos institutions.
Voilà pourquoi je n’ai pas dei craindre de mettre, avec l’Académie, le nom d’Auguste en tête de cet ouvrage, ni d’appeler un règne ce demi-siècle pendant lequel un seul homme présida aux destinées du monde ancien[15] : Auguste représente bien la plus brillante période de la civilisation romaine, comme la civilisation grecque se résume et se personnifie dans Alexandre.
En même temps le caractère de puissance tour à tour impérieuse et insinuante qui distingue le gouvernement d’Auguste, donne un intérêt particulier aux écrits de ceux qui racontèrent sa vie. Plus qu’aucun autre, en effet, ce prince a pu désarmer la justice de l’histoire, et parla crainte, et par les séductions de la clémence, et par les ruses de la politique. Auguste mort, les lettres, sous l’empire, traversèrent de cruelles épreuves ; le rôle d’historien devint surtout difficile et périlleux.
J’avais à rechercher et à signaler ces vicissitudes. Je l’ai fait avec une attention sévère, mais quelquefois émue. Après tous les travaux du génie et de l’érudition, une histoire est à peine commencée dans notre siècle, celle de la vérité historique : en apportant quelques pages à cette œuvre presque nouvelle, je sentais qu’il s’agissait là d’un des plus graves intérêts de l’esprit humain.
[1] Voyez surtout, parmi les anciens, Velleius Paterculus, II, 46 ; Tacite, Ann., 1, 1, et la note de M. Burnouf ; Dion Cassius, 53, 18 ; Capitolin, in Pertinace, c. 5 ; Lampride, in Alex. Sev., 8 ; et, parmi les modernes, outre Montesquieu et Saint-Évremond, qu’il suffit de rappeler, la Bletterie : Mémoire Sur l’autorité consulaire des empereurs, t. XXIV du Recueil de l’Académie des inscriptions (cf. t. XIX) ; de Sainte-Croix : Sur l’autorité légale d’Auguste, ibid., t. XLIX ; les interprètes du fragment connu sous le titre de Lex regia, entre autres A. G. Cramer : D. Vespasianus (Jenæ, 1785), p. 24-56 (Cf. Bach, Hist. jurispr. rom., III, 1, p. 268, éd. Stockm.) ; Naudet : Des changements opérés dans toutes les parties de l’administration de l’Empire romain sous les règnes de Dioclétien, de Constantin et de leurs successeurs, jusqu’à Julien, Paris, 1817 ; Lœbel : Ueber das Principat des Augustus, dans l’Almanach historique de Raumer, 1834.
[2] Bach, Hist. jurispr. rom., p. 195, 217, 226, 260, 265, 375, 379 ; Beaufort, Rép. rom., t. IV, p. 58 et suiv.
[3] Serment prêté par l’armée aux empereurs, Mon. Ancyr., Tab. 1, initio ; Suétone, Galba, 16 ; Pline, Ep. X, 60 ; Paneg. 68, etc. — Sur les Prétoriens, Naudet, l. c., p. 80, 98 et suiv. — Recrutement, Naudet, p. 103. Les inscriptions latines offrent sur ce sujet une foute de témoignages, qui n’ont pas encore été recueillis. — Colonies, Velleius, I, 14 ; Duteau de la Malle, Économ. polit. des Romains, liv. IV. — Triomphes, Suétone, Auguste, 25, 30, 38, et le témoignage des fragments des Fastes triomphaux. Cf. Tacite, Ann., II, 59 ; XII, 60 ; Hist., I, 11 ; Naudet, l. c., p. 129.
[4] Naudet, l. c., I, 1 et 3, et la fin de notre Appendice II.
[5] Carlo Baudi di Vesme et Spirito Fossati : Vicende della proprieta in Italia, dans les Mémoires de l’Académie de Turin, t. XXXIX ; et Dureau de la Malle, Écon. pol. des Romains, liv. III, surtout le dernier chapitre. Cf. notre chapitre V, sect. VII, et Dezobry, Rome au siècle d’Auguste, c. 88, § 10.
[6] Voyez l’Appendice, II, § 5.
[7] Sur la réforme des moeurs tentée par la législation d’Auguste, voyez les interprètes d’Horace, Ode IV, 5, 21 ; Epîtres, II, 1, 2 ; Ovide, Tristes, II, 232 ; Métamorphoses, XV, 833 ; Suétone, Auguste, 27, 40, 42. Sur le culte des empereurs, voir notre Appendice II, et surtout les Actes des frères Arvales, dans la collection de Marini ; ils commencent précisément à la mort d’Auguste.
[8] Voyez nos chapitres II et IV, et les jugements ingénieux, mais trop souvent injustes, de M. Eusèbe Salverte, dans son ouvrage intitulé Horace et l’empereur Auguste.
[9] Cicéron, in Verrem de Signis et pro Archia.
[10] Pline, XXXV, 7, mentionne un jeune peintre, parent de Messala, et cohéritier de César avec Octave. Voyez le même, XXXIX, 1, sur l’exercice de la médecine. Cf. Winckelmann, Hist. de l’Art, VI, 5, p. 151, trad. fr. in-4° ; Heyne, Opusc. Acad., V, p. 456 ; IV, p. 481.
[11] Les monnaies, Dureau de la malle, Écon. pol. des Rom., I, 2 et 3 ; Letronne, Considérations sur l’éval. des monnaies, ch. 2. — Le commerce et les arts, Mengotti, Commercio dei Romani, passim ; Pastoret, Recherches et observations sur le commerce des Romains, et sur leurs lois commerciales et somptuaires, IIIe mémoire, dans le Recueil de l’Académie des inscriptions, nouvelle série, t. V, p. 76-142 ; Naudet, Des secours publics chez les Romains, ibid., t. XIII.
[12] Florus le dit en déclamateur, IV, 3 : Marco Antonio, Publio Dolabella consulibus, imperium romanum jam ad Cæsares transferente fortuna, varias et multiplex civitatis motus fuit, quodque in annua cœli conversione fieri solet, ut mota sidera tonent, ac suos flexus tempestate significent, sic cum romanæ dominationis, id est humani generis conversione, penitus intremuit omnique genere discriminum, civilibus, terrestribus ac navalibus bellis, homne imperii corpus agitatum est. Cf. chapitre IX, sect. 1.
[13] Velleius, 11, 79 : Parendi, sed unt, scientissimus, aliis sane imperandi cupidus (Agrippa).
[14] Voyez le chapitre II.
[15] Voyez Dureau de la Malle, Préface de sa traduction de Tacite, et M. Éd. Dumont dans son tableau savant et animé de l’histoire romaine (t. II, p. 374, éd. 1843). On trouvera plus bas, surtout à l’article de Sénèque le philosophe, et à l’article de Josèphe, des preuves qui nous semblent décisives contre l’opinion soutenue par ces deux écrivains à l’égard du principat. Voltaire résume vivement les caractères de la souveraineté d’Auguste, dans un morceau publié pour la première fois en tête de sa tragédie du Triumvirat.