LES CHRÉTIENS DANS L’EMPIRE ROMAIN

DE LA FIN DES ANTONINS AU MILIEU DU IIIe SIÈCLE – (180-249)

 

Benjamin Aubé - 1881

 

 

AVANT PROPOS

CHAPITRE PREMIER — Les chrétiens sous le règne de Commode (180-193).

Sentiments des chrétiens vers la fin de l’année 178. — Mort de Marc-Aurèle et avènement de son fils Commode. — Portrait, caractère et pratiques du nouveau prince. — Paix et prospérité de l’empire sous son règne. — Tranquillité de l’Église et tolérance générale. — Situation de l’Église de Rome. — Diverses influences favorables à la paix et à la diffusion de la foi chrétienne à cette époque. — La favorite Marcia. — Ses bons offices envers les chrétiens. — Histoire de Calliste et caractère de sa condamnation par le préfet de Rome Fuscianus. — Amnistie obtenue par Marcia en faveur des chrétiens condamnés aux mines en Sardaigne. — Caractère et effets naturels de cet acte de bon plaisir souverain.

CHAPITRE II — De quelques martyrs mentionnés sous le règne de Commode.

Sécurité précaire des chrétiens sous le règne de Commode. — Quelques vexations au début du règne. — Emprisonnement d’Alexandre en Asie-Mineure sous la proconsulat d’Æmilius Frontinus. — Sévérité d’Arrius Antoninus à leur égard. — Mot que lui prête Tertullien. — Histoire du sénateur Apollonius condamné et exécuté à Rome comme chrétien. — Récits de saint Jérôme et d’Eusèbe. — Contradictions. — Motifs de doute tirés de la critique de ces deux textes et du silence des écrivains contemporains, païens et chrétiens. — Légende du martyre du sénateur Julius et d’un groupe de fidèles. — Relation de ces martyres, tirée des Vies des Saints de Surius. — Critique de cette relation. — Impossibilité de déterminer la date de ces faits, qu’on ne saurait rapporter au règne de Commode. — Conclusion sur ce règne.

CHAPITRE III — La persécution de Sévère et la loi de l’an 202.

Règnes éphémères de Pertinax et de Didius Julianus. — Guerre civile. — Septime Sévère seul maître incontesté de l’empire. — Caractère de son gouvernement. — Affaiblissement des institutions civiles au profit du militarisme. — Les chrétiens pendant la guerre civile. — Controverses disciplinaires au sujet de la célébration de la fête de Pâques. — Victor de Rome et Polycrate d’Éphèse. — Accord fondé sur le maintien des usages traditionnels en Orient et en Occident. — Loi promulguée en Palestine, en 202, par Sévère, contre les juifs et les chrétiens. — Interprétation de cette loi. — II est difficile d’y voir un édit de persécution générale. — Silence des écrivains contemporains à ce sujet. — Les témoignages de Tertullien prouvent que la persécution sévissait entre 197 et 202. — Tolérance à Rome. — Établissement du cimetière dit de Calliste. — Les chrétiens de la maison de Sévère. — Protection effective des chrétiens par Sévère. — De la prétendue persécution des Gaules à cette époque. — Témoignage confus de Grégoire de Tours. — Légende du martyre d’Irénée. — Sa formation tardive. — Incertitude de la persécution dans les Gaules et dans les provinces asiatiques. — Retour sur la loi de 202       Elle s’accommode à la fois et de la tolérance et des rigueurs.

CHAPITRE IV — La persécution à Alexandrie.

La foi chrétienne à Alexandrie. — Elle date de l’époque apostolique, mais on ignore qui l’y porta. — Les juifs d’Alexandrie. — Leur esprit plus libre et plus large qu’en Palestine. — La science chrétienne. — Les docteurs y sont indépendants de l’évêque, au moins jusqu’à saint Pantène. — Le Didascalée chrétien. — Paix de l’Église d’Alexandrie jusqu’au règne de Septime Sévère. — Témoignage d’Eusèbe sur la persécution d’Alexandrie. — Martyre de Léonide. — Enthousiasme d’Origène. — II tient école de lettres profanes et de lettres sacrées. — Martyrs parmi ses disciples. — Histoire de Potamienne et du soldat Basilidès.

CHAPITRE V — L’Église d’Afrique et ses premières épreuves sons le règne de Septime Sévère.

Divisions politiques de l’Afrique romaine à la fin du second siècle. — Origines de l’Église dans cette région. — Son riche développement au temps de Tertullien. — Activité doctrinale et polémique au sein de l’Église d’Afrique. — Nulle mention de persécution jusqu’au règne de Sévère. — Le pouvoir plus facile aux chrétiens que la population. — Parodie populaire contre eux à Carthage, et odieuses rumeurs sur leurs initiations secrètes. — Politique de neutralité des proconsuls Pertinax et Didier Julianus. — Premiers procès sous les proconsulats de Cincius Severus et de Vespranius Candidus. — La persécution commence en Afrique vers 197, sans nulle mention d’édits nouveaux. — Arbitraire des gouverneurs romains, et politique diverse. — Attitude des chrétiens devant les juges : provocations, bravades. — Excitation des passions fanatiques chez les païens. — La majorité des fidèles blâme les intempérances de zèle. — Poursuites d’offices. — Rançons par lesquelles plusieurs fidèles achètent leur sécurité. — L’exhortation Ad Martyres de Tertullien. — La préparation au martyre. — L’affaire de Speratus et de ses amis, dits Martyrs scillitains. — L’affaire de Guddène. — Recrudescence de violences. — Martyres de Perpétue, de Félicité et de leurs compagnons. — Rigueurs de Scapula Tertullus. — Résumé de la persécution en Afrique sous le règne de Septime Sévère.

CHAPITRE VI — Chrétiens intransigeants et chrétiens opportunistes.

Prétention des chrétiens à remplacer les Juifs en qualité de peuple élu et choisi de Dieu. — Arrogance en face des païens et passions sectaires. — Distinction de deux partis dans l’Église dès l’âge apostolique : celui des mondains et celui des ascètes. — Le parti des ascètes, à mesure que le christianisme se propage et s’accroît, tend à devenir la minorité. — Les opportunistes au temps de Tertullien. Leur caractère. — Polémique de Tertullien contre eux. — Les intransigeants. — Le montanisme. — Caractères de ce parti, ses enseignements, ses prétentions, ses pratiques, son esprit anti-social. — Attitude des deux partis devant la société païenne et les pouvoirs publics. — C’est le parti des intransigeants qui fournit des martyrs à l’Église. — II combat et triomphe pour les autres.

CHAPITRE VII — Le christianisme dans l’Empire romain depuis la mort de Septime Sévère jusqu’à celle d’Alexandre Sévère (211-235).

Caracalla et Geta. — Mort violente dé ce dernier. — Constitution impériale qui étend le droit de cité à tous les sujets de l’empire. — Macrin, Élagabal, Alexandre Sévère. — Paix de l’Église sous les princes syriens. — Organisation ecclésiastique de Rome. — Décrets de Calliste. — Fanatisme religieux d’Élagabal. — Nouveau Panthéon ouvert au Palatin sous la tutelle et la souveraineté du dieu d’Émèse. — Tolérance universelle dont profitent les chrétiens pour se constituer fortement. — Alexandre Sévère, tout en réparant les profanations du précédent régime, ne montre aucun souci exclusif des institutions proprement romaines. — Largeur des idées religieuses d’Alexandre Sévère. — Son projet d’un temple au Christ. — Légende du christianisme de Mammée. — Entrevue de cette princesse avec Origène, entre 332 et 333. — Faits qui prouvent la sympathie effective d’Alexandre pour les chrétiens.

CHAPITRE VIII — Les martyrs de la légende sous les princes syriens.

Légende de saint Alexandre, interrogé par un Antonin, condamné et supplicié par ses ordres au bourg de Baccano, près de Rome. — Interprétation de M. de Rossi. — Difficultés diverses. — Notre hypothèse. — Nombreux martyres mentionnés dans la légende sous le règne d’Alexandre Sévère  — Analyse et examen critique des Actes de Calliste, évêque de Rome. — Des martyrs d’Ostie.

CHAPITRE  IX — La légende de sainte Cécile.

Les Actes de sainte Cécile, source unique de son histoire et de celle de ses compagnons de martyre. — Analyse étendue de cette pièce de basse époque. — Caractère de la Cécile qui y est mise en scène. — Contraste entre ce caractère et celui que la légende populaire lui prête. — A quelle époque les faits relatés dans les Actes de sainte Cécile doivent-ils être assignés ? — Des Actes d’Urbain. — Rapports de deux pièces relativement aux faits racontés. — Date assignée par la tradition. — Hypothèse de M. de Rossi. — Discussion des raisons dont il l’appuie. — Conclusion.

CHAPITRE X — La persécution de Maximin (235-238).

Réaction dès l’avènement de Maximin. — La persécution ordonnée par ce prince. — Son caractère. — Elle fut courte, circonscrite, peu sanglante. — L’évêque de Rome Pontien et le prêtre Hippolyte, déportés en Sardaigne. — Doutes sur le martyre de l’évêque de Rome, Antéros, successeur de Pontien. — Violences en Cappadoce. — Poursuites en Palestine. — Arrestation d’Ambroise, de Protoctetos, prêtre, et de quelques autres. — L’Exhortation au martyre, d’Origène. — Légende de sainte Barbara. — Conclusion.

CHAPITRE XI — Le christianisme dans l’empire, de la mort de Maximin à celle de Philippe (238-249).

L’évêque de Rome Fabien fait ramener de Sardaigne à Rome les corps de Pontien et d’Hippolyte. — Philippe l’Arabe succède à Gordien III. — Tradition du christianisme de ce prince. — Examen et discussion de cette tradition. — Légende du martyre d’Héliconis. — Violences populaires contre les chrétiens à Alexandrie. — Conclusion générale sur les soixante-dix ans qui séparent la mort de Marc-Aurèle de l’avènement de Decius.

 

AVANT-PROPOS

Nous continuons dans le présent volume les études que nous avons commencées sur les rapports de l’Église naissante avec la société civile et politique où elle s’établit.

Notre premier volume racontait les premières persécutions et s’arrêtait à la mort de Marc-Aurèle (180). Le second, qui a paru à plusieurs une sorte de digression, exposait une autre espèce de guerre que la secte nouvelle semblait provoquer et appeler elle-même par les apologies de ses docteurs, et qui fut contemporaine de l’autre. Nous ne confondons nullement ces deux formes de lutte que le christianisme eut à subir en même temps. Contre les idées, les sentiments et les croyances, l’emploi de la force ne se justifie point. Rien de plus légitime, au contraire, que la critique et la polémique, encore que les préjugés et les passions puissent s’y mêler et se mêlent toujours nécessairement en pareille matière. Le christianisme ne fut ni emporté ni entamé par les railleries et les objections des païens, non peut-être que les unes et les autres lussent beaucoup plus faibles que celles que les docteurs chrétiens employaient contre les religions légales qu’ils voulaient détruire ; mais la raillerie glisse sur la foi sincère, et les raisons ne peuvent rien contre les croyances que la raison seule n’a pas fondées. Il était intéressant cependant de suivre ce combat parallèle à l’autre, et d’écouter les hommes d’État, les lettrés, les sceptiques et les philosophes disputer contre une secte dont ils étaient si loin de prévoir alors la prochaine et étonnante fortune. Leur grande faiblesse fut, outre la valeur incontestable de l’idéal chrétien, que ceux qui l’attaquaient n’avaient, en somme, rien à défendre ; que les institutions religieuses au nom desquelles ils semblaient parler ne leur tenaient pas au cœur, et qu’au besoin ils eussent été plus forts contre elles que contre les nouveautés mêmes qu’ils prétendaient réfuter.

Les chapitres qu’on va lire se rattachent plus étroitement à la première série de nos études. Il s’agit des rapports de l’Église avec l’État. Nous embrassons ici une période de soixante-dix ans, depuis la mort de Marc-Aurèle jusqu’à celle de Philippe l’Arabe (180-249). Il n’en est guère de plus féconde pour l’établissement du christianisme. C’est un âge de fer pour l’empire, un âge d’or pour l’Église. L’ère des Antonins est close et rie se rouvrira plus. Toutes les vieilles institutions s’affaissent et se détraquent. Le despotisme militaire prévaut partout sur l’élément civil. Les princes syriens n’ont nul souci de la religion proprement romaine. Le meilleur d’entre eux professe en matière religieuse une sorte de cosmopolitisme. Il met le Christ dans son oratoire privé et voudrait lui bâtir un temple à Rome même. Sa mère, Mammée, qui le gouverne, confère avec Origène et passe pour être à demi-chrétienne. L’empereur Philippe, sans tenter la révolution de Constantin, ni rien oser publiquement en faveur de l’Église, est aussi, dit-on avec pins de fondement, ce nous semble, attaché à la foi chrétienne.

Pendant celte période de soixante-dix ans, l’Église jouit constamment de la paix, si ce n’est sous Septime Sévère et pendant le règne très court de Maximin. La persécution sous le premier fut locale et intermittente. Sous le second, elle ne sévit pas non plus dans l’empire entier et n’attaqua que les chefs et les personnages marquants de quelques églises. Si plusieurs condamnations furent prononcées ou si quelques violences se produisirent çà et là sous les autres princes, ce furent des accidents ou des exceptions.

Voilà, croyons-nous, ce que dit l’histoire interrogée sans parti pris. Mais la légende — en nul autre sujet plus qu’en celui-ci — a envahi l’histoire et l’a couverte d’une sorte de végétation parasite. Gomme ces cryptogames qui ne poussent et ne se développent que dans l’obscurité, les Actes des martyrs et les vies des saints ont pullulé loin du grand jour des faits. Là où les historiens sérieux fournissent des documents, la légende se tait ; là où ils gardent le silence, elle se donne carrière et s’étend avec une merveilleuse fécondité. Ce sont les martyres qu’ignorent les écrivains contemporains qu’elle raconte et célèbre d’ordinaire avec une complaisance infinie. Dire des récits hagiographiques qu’ils comblent les lacunes de l’histoire positive, la continuent ou la poursuivent en des détails où celle-ci ne descend point, c’est leur faire trop grand honneur. Prétendre, d’autre part, que ces récits sont de pures fictions composées à plaisir dans un but d’édification pieuse, c’est donner dans un autre excès. Il y a certainement beaucoup d’imagination dans ces pièces, de la rhétorique d’école, de la théologie, un mélange d’antithèses et d’effusions mystiques ; mais il y a aussi fort souvent des traits historiques, précieux à recueillir. Le difficile est de les démêler. Il y a là de l’histoire comme il y en a dans les épopées homériques, dans les romans de la Table-Ronde, dans les fabliaux, dans toutes les traditions populaires. Accordons, si l’on veut, qu’il y en a parfois un peu plus. Après tout, les Actes des martyrs, ne sont-ce pas les chants de gestes de l’Église primitive, une, immense et confuse épopée, tenant à la fois des mémoires et du roman ?

Nous avons eu grand plaisir à lire les Actes des martyrs dont nous parlons dans ce volume, un plaisir d’autant plus vif que nous les lisions dans les vieux passionnaires dont notre grande Bibliothèque est si riche. Nous nous trouvions dans un monde tout idéal, fort éloigné du monde positif que nous habitons. Nous essayions de le comprendre, sans perdre ni sacrifier la liberté de notre jugement. Nous pensons qu’on nous pardonnera la sérieuse indépendance avec laquelle nous avons parlé de quelques-unes de ces pièces, de leurs héros et de leurs héroïnes. Qui entreprend d’écrire l’obscure histoire des persécutions de l’Église naissante ne peut se dispenser de consulter cette littérature si mêlée des passionnaires ; mais il est obligé en même temps de soumettre ces documents aux règles de la critique. Si, de crainte de contrister quelques bonnes âmes, on oublie ces règles, si l’on transporte dans un récit qu’on veut faire raisonnable tant de morceaux équivoques et de mauvais aloi, les temps se brouillent, c’en est fait de la logique, de la raison, de la vraisemblance ; on verse dans la mythologie pure. Nous avons fait un constant et sincère effort pour nous garder à la fois du scepticisme absolu et sans phrases qui, d’un trait de plume, raie ces pièces et les déclare non avenues, et d’une crédulité puérile qui les adore sans daigner dire pourquoi.

Paris, janvier 1881.

B. A.