Depuis nombre de siècles, la poésie s’est emparée de la légende de sainte Cécile et s’en nourrit. Sainte Cécile n’est pas seulement consacrée dans l’imagination populaire comme une des plus charmantes figures de l’Église primitive ; elle tient à elle seule la place des Grâces et des Muses antiques : elle représente à suavité délicieuse et la pureté des chants divins. Son nom signifie harmonie. C’est l’inspiratrice des plus hautes et des plus nobles effusions du cœur. L’histoire est autre chose que la poésie. Nous voulons parler humainement des choses humaines, au risque d’ôter quelques rayons à ce divin, mais vague fantôme, dont la fantaisie rêveuse a fait une délicieuse idole. Les Actes de sainte Cécile ont été manifestement composés par un chrétien lettré, friand de rhétorique et lecteur assidu de Tertullien, après le triomphe de l’Église, entre la fin du IVe et les premières années du VIe siècle, si du moins le prologue assez gauchement rattaché à la narration est de la même main que le corps du récit, comme M. de Rossi l’admet[1]. L’auteur de ce prologue y proteste contre l’oubli où l’on laisse la gloire des athlètes généreux qui ont combattu pour la foi et acheté son triomphe au prix de leur sang : protestation étrange au moment où foisonnaient à tel point les écrits hagiographiques qui, ramassés aujourd’hui en partie, forment une montagne d’in-folio[2]. Ce langage prouve en tout cas que le martyre de Cécile et de ses compagnons fit peu de bruit dans Rome, et laissa peu de trace parmi les contemporains et les premières générations qui suivirent ; chose fort singulière aussi, quand on songe au zèle pieux avec lequel l’Église recueillait les mémoires de ceux qui avaient porté témoignage pour elle, et qu’on remarque que, dans l’espèce, il ne s’agissait pas de témoins ordinaires, mais de personnages de grand nom, appartenant à des familles sénatoriales et consulaires dont l’Église avait si grand intérêt à se parer, ne fût-ce que pour répondre aux critiques dédaigneux qui lui reprochaient de ne se recruter que dans les classes infimes, parmi les va-nu-pieds et les gens sans aveu[3]. Les noms de Cécile, de Valérien et de Tiburce, chrétiens et martyrs, paraissent en effet absolument ignorés, au IIIe et au IVe siècle, des écrivains sacrés et profanes, et sans cette pièce tardive et équivoque, ils seraient restés à jamais inconnus. Les Actes racontent la conversion des deux frères Valérien et Tiburce, celle de Maxime, greffier ou secrétaire du préfet de Rome, leur condamnation et leur exécution, et a la suite l’interrogatoire et le martyre de Cécile. Celle-ci est donnée comme fille noble, de rang sénatorial, ingenua, nobilis, clarissima. Il y a quelque fantaisie sans doute à prétendre la rattacher aux Metellus, aux Scipion et aux Fabius, et à remonter à son sujet jusqu’aux premiers temps de à république, comme on l’a essayé. Mais l’examen comparatif qu’on peut faire du tableau dressé par M. de Rossi[4] des Cécilius et des Cécilianus, dont la crypte où Cécile fut déposée lui fournit les noms, et des Cécilius et des Cécilianus du IIIe et du IVe siècle qu’on trouve ailleurs, permet de supposer qu’elle était d’une famille illustre. C’est Cécile qui, dans les Actes, convertit Valérien et Tiburce. On y lit qu’elle était dès le berceau initiée à la doctrine du Christ. Dans ce cas, ses parents, ou tout au moins l’un des deux, eût été chrétien. Le fait cependant devait être ignoré dans leur milieu et dans leur entourage intime. Valérien ne sut le secret de Cécile que la première nuit de ses noces. Si la mère était chrétienne, elle savait, à n’en pas douter, les sentiments de sa fille et qu’elle ne voulait d’autre époux que le Christ auquel elle avait voué sa virginité. Dans ce cas, comment la marie-t-elle, surtout à un païen ? Si elle ne les savait pas, c’est qu’elle ne partageait pas sa foi, et par suite que celle-ci était nouvelle dans le cœur de Cécile, que la jeune fille l’avait dissimulée à sa mère comme à son fiancé et à sa famille, et qu’elle la portait en secret comme le cilice que couvraient, dit-on, des habits brodés d’or, semblable à tant d’autres en cela, païenne avec les païens et fidèle avec les fidèles[5]. Le mariage de Cécile avec Valérien est le commencement de l’histoire et engage le drame. Après la cérémonie toute païenne où elle a assisté, sans aucune protestation, Cécile, retirée avec son nouvel époux Valérien dans le secret de la chambre nuptiale, lui déclare qu’elle a pour ami un ange du Seigneur auquel elle est tout entière, que celui-ci aimera Valérien s’il veut la respecter et ne porter nulle atteinte à sa pureté, mais qu’il sera impitoyable pour loi s’il prétend user de ses droits d’époux. Valérien demande à voir cet ange. S’il s’agit de quelque intrigue, il tuera Cécile et son amant. Cécile répond qu’il pourra voir l’ange du Seigneur quand il sera purifié, et l’envoie pour cela auprès du vieillard Urbain. Sors de la ville par la voie Appienne, lui dit-elle ; vers la troisième borne militaire, tu trouveras des pauvres qui demandent l’aumône aux passants. Ils ont pris soin de moi et connaissent mon secret. Quand tu seras auprès d’eux, dis-leur bonjour pour moi, et ajoute : « Cécile m’envoie vers vous afin que vous me fassiez voir le saint vieillard Urbaine ; j’ai un secret message de Cécile à lui transmettre. » Et quand tu seras en sa présence, rapporte-lui ce que je t’ai dit ; il te purifiera, te revêtira d’habits nouveau et blancs. A ton retour ici, tu verras le saint ange devenu aussi ton ami, et tu obtiendras de lui tout que tu lui demanderas. Valérien va trouver Urbain, s’entretient avec lui, voit apparaître un vieillard vénérable qui déploie devant lui un livre où se lit une courte formule de foi, lui demande s’il la croit. Valérien s’agenouille, proteste de sa foi. Urbain le baptise et le renvoie chrétien achevé auprès de Cécile. A son retour, le jeune homme aperçoit l’ange du Seigneur. Il tenait deux couronnes de lys et de rosés à la main ; il les plaça sur la tête des deux époux, et accorda à Valérien la grâce d’amener à la foi l’âme de Tiburce, son frère bien-aimé. Celui-ci arrive justement pour saluer les jeunes époux, s’étonne des doux parfums dont la chambre est embaumée. Tu verras les fleurs, dit Valérien, si tu veux croire en celui dont le sang est vermeil comme la rosée et la chair blanche comme le lys. Notre vie n’était qu’un songe. Les dieux que nous adorions n’étaient pas des dieux véritables. Tu le comprendras, si tu veux être purifié comme je l’ai été. Jure dès maintenant que ta renonces aux idoles. Tiburce, interdit, hésite. Cécile prend la parole et, plus pédante qu’on ne voudrait, commence à dogmatiser. Je m’étonne, ô Tiburce, dit-elle, que tu n’aies pas compris déjà que des statues de terre, de bois, de pierre, d’airain ou de tout autre métal ne sauraient être des dieux. Ces vaines idoles sur lesquelles les araignées tendent leurs toiles, et les oiseaux font leurs nids et leurs ordures, ces statues dont la matière est tirée des entrailles de la terre par la main des malfaiteurs condamnés aux mines, comment peut-on les regarder comme des dieux et placer sa confiance dans de tels objets ? Dis-moi, Tiburce, y a-t-il une différence entre un cadavre et une idole ? Un cadavre a encore tous ses membres ; mais il n’a plus ni souffle, ni voix, ni sentiment. De même l’idole a des membres ; mais ces membres sont inhabiles à l’action et inférieurs à ceux d’un mort. Du moins, pendant qu’il vivait, celui-là pouvait voir, entendre, parler, sentir, se mouvoir ; mais l’idole a commencé par la mort et demeure dans la mort : elle n’a jamais vécu ni même pu vivre. Tiburce se rend. Son frère va le conduire vers celui qui purifie. Quel est-il ? demande Tiburce. — Un grand personnage, répond Valérien ; il se nomme Urbain, vieillard aux cheveux blancs, au visage angélique, aux discours véritables et pleins de sagesse. — Sans doute, dit Tiburce, tu veux parler de cet Urbain que les chrétiens appellent leur pape. On dit qu’il a été déjà deux fois condamné, et la seconde fois pour ce même fait de prêcher secrètement sa religion[6]. S’il est pris il sera certainement livré aux flammes, et nous aussi nous serons punis si l’on nous trouve avec lui. Ainsi, pour avoir voulu chercher un Dieu qui se cache dans les cieux, nous rencontrerons ici-bas un cruel supplice. — Il est vrai, dit Cécile, ta crainte serait fondée et légitime, si cette vie était la seule ; mais s’il est une autre vie qui ne doit pas finir, faut-il donc tant redouter la perte d’une existence passagère, quand, en la sacrifiant, on s’assure l’éternité ? Tiburce s’étonne. Y a-t-il donc une autre vie ? dit-il. Qui est allé dans cette vie ? qui en est revenu pour nous en donner des nouvelles ? Sur quels témoignages pouvons-nous y croire ? Et Cécile, continuant à dogmatiser et à théologiser, explique que le Père de toutes choses a engendré le Fils pour tout créer, et produit le Saint-Esprit pour tout vivifier[7], et que cette trinité sainte forme un seul Dieu, comme une seule sagesse comprend en soi le génie qui découvre les vérités, la mémoire qui les conserve et l’intelligence qui les explique et les développe. Tiburce, confondu, ébloui, s’adresse à son frère, comme s’il rougissait de recevoir d’une jeune fille ces hautes clartés. Mais Cécile se fait fort de le satisfaire sur tous les points. Instruite dès l’enfance dans la doctrine du Christ, tu me trouveras prête sur toute question qu’il te plaira de proposer. — Quel est donc, dit Tiburce, celui qui vous a fait connaître cette autre vie que vous m’annoncez l’un et l’autre ?[8] Et l’implacable théologienne entame une longe catéchèse sur le Fils unique de Dieu conçu de la vierge Marie, sur sa vie, ses miracles, ses guérisons de malades, ses résurrections opérées, la jalousie des Pharisiens, sa condamnation et la mort qu’il voulut subir pour délivrer les hommes de la mort. Les froides antithèses abondent ici. Cécile raconte sa passion, s’étend sur les prodiges qui suivirent avec un luxe descriptif et amplificatif qui sent la médiocre rhétorique d’écolier, et rappelle en terminant la prédication des apôtres, leurs nombreux miracles et leur victorieuse propagande dans le monde. Après ce long sermon, Cécile ajoute que si Tiburce a encore des questions à lui faire, elle est prête à répondre[9]. Tiburce, éclairé, gémissant sur son aveuglement, prie son frère de le conduire sans plus tarder vers l’homme de Dieu — hominem Dei — afin que l’ayant purifié de toute souillure, il le rende digne de la vie nouvelle. Alors Valérien mena son frère au très saint pape Urbain, qui le reçut avec une grande joie et, après l’avoir catéchisé, le baptisa au nom du Fils et du Saint-Esprit, et le fit en sept jours soldat du Christ. Cependant Turcius Almachius, préfet de Rome, qui chaque jour faisait mettre à mort de saints martyrs, avait de plus ordonné qu’on abandonnât leurs corps sans sépulture. Mais Tiburce et Valérien, dans l’ardeur de leur zèle, ne laissaient pas de les ensevelir avec honneur. Ils sont dénoncés, arrêtés et conduits au tribunal du préfet : Comment, leur dit-il, vous que le prestige de la naissance a élevés au plus haut rang, pouvez-vous vous compromettre pour je ne sais quelles superstitions ? J’apprends que vous avez dissipé votre fortune en la distribuant a des gens sans aveu, et que vous prenez soin d’ensevelir avec honneur des misérables punis pour leurs crimes. Dois-je donc croire que vous êtes affiliés aux mêmes mystères que ceux-ci, et que c’est par un détestable esprit de solidarité que vous les ensevelissez ? Tiburce répondit : Plût au ciel qu’ils consentissent à nous admettre au nombre de leurs serviteurs, ceux dont tu supposes que nous sommes les complices, car ils ont méprisé ce qui parait être et n’est point, et ont trouvé ce qui ne paraît pas être et est véritablement ![10] Qu’est-ce que cela, dit Almachius, qui parait être et n’est pas ? — Tout ce qui est dans le monde, tout ce qui fait payer d’éphémères plaisirs par une mort éternelle. — Et qu’est-ce que cela qui paraît n’être point et est véritablement ? — La vie future pour les justes et le supplice a venir pour les injustes ; voilà la double vérité. Almachius, préfet, dit : Tu ne parles pas, je pense, selon ton esprit. — Il est vrai, je ne parle pas selon mon esprit, mais selon l’esprit de celui que j’ai reçu dans mes entrailles. — Voyons, sais-tu bien ce que tu dis ? — Oui, je sais, je comprends, je crois que tout ce qu’on m’a dit est véritable. — Et moi, pourquoi donc ne puis-je comprendre le sens de tout ce que tu dis ? — C’est que l’homme de chair ne comprend pas ce qui est de l’esprit ; mais l’homme spirituel juge toutes choses et n’est jugé lui-même par personne. Le préfet, avec un sourire, fit écarter Tiburce et amener Valérien devant lui : Ton frère, lui dit-il, n’a pas la tête bien saine ; tu pourras sans doute répondre d’une façon plus raisonnable. — Ton oreille est faussée, dit Valérien ; tu ne saurais entendre notre langage. — Personne, dit Almachius, ne s’abuse autant que vous deux, qui laissez les choses nécessaires et utiles pour vous attacher a de vaines folies. Vous rejetez les plaisirs ; vous dédaignez la joie ; vous méprisez tout ce qui fait le charme de la vie ; vous n’avez de goût que pour ce qui est contraire au bien-être et opposé au plaisir. Valérien répondit[11] : J’ai vu en hiver des hommes courant la campagne au milieu des jeux et des ris, se livrant à tous les divertissements. En même temps, je voyais des paysans qui remuaient la terre avec ardeur, plantaient la vigne, écussonnaient des rosés sur des églantiers ; d’autres greffaient des arbres fruitiers ou coupaient des arbustes parasites : tous se livraient avec courage aux travaux de la culture. Les hommes de plaisir, regardant ces travailleurs qui se donnaient de la peine, les tournaient en dérision, disant : « Malheureux que vous êtes, laissez ces labeurs inutiles ; venez vous amuser avec nous. Pourquoi peiner ainsi ? Pourquoi user la vie a de si tristes travaux ? » Et ils riaient de pitié et se moquaient des pauvres gens. A la saison rigoureuse succédèrent les beaux jours, et voila que les champs cultivés par tant d’efforts se couvrirent de feuillages touffus ; les buissons fleurirent ; la grappe s’arrondit autour du sarment ; des fruits savoureux et agréables à l’œil brillèrent aux branches des arbres. Les paysans dont les peines avaient paru ridicules étaient dans la joie ; mais les oisifs de la ville, qui se targuaient de leur sagesse, se trouvèrent dans le dénuement, et, regrettant trop tard leur oisiveté, se lamentaient, disant : « Voilà cependant ceux dont nous nous moquions naguère. Leurs travaux nous faisaient honte et pitié. Ils étaient cependant les sages, et nous les misérables et les insensés. Les voila aujourd’hui environnés de fleurs et nageant dans l’abondance. » Je te laisse discourir à ton gré, dit Almachius ; mais en quoi tout cela répond-il à ce que j’ai dit ? Valérien répondit : Tu as prétendu que nous étions des sots et des fous de donner notre argent aux pauvres, de faire des prosélytes, de secourir les veuves et les orphelins. Tu nous regardes comme des insensés de refuser de prendre du bon temps comme tant d’autres. Mais l’heure de la moisson viendra pour nous. Celui qui aura semé des larmes recueillera de la joie, et ceux qui auront joui pleureront. Le préfet dit : Alors, nous et nos invincibles empereurs, nous aurons en partage un deuil éternel, et vous une félicité sans fin ? — Et qu’êtes-vous donc, vous et vos empereurs ? Votre carrière achevée, tous mourrez et aurez à rendre à Dieu un compte d’autant plus redoutable qu’il vous a remis un plus grand pouvoir entre les mains. Le préfet Almachius dit : Voila assez de temps donné aux vaines paroles ; offrez des libations aux dieux, et vous vous retirez en paix, ou vous allez mourir du plus cruel supplice. Tous deux répondirent : Tous les jours nous offrons nos sacrifices à Dieu, mais non pas aux dieux. — Quel est le Dieu auquel vous dites offrir vos sacrifices ? Les saints répondirent : Il n’y a pas d’autre Dieu que lui. Pourquoi une pareille question ? Y a-t-il donc un autre dieu que le seul Dieu ?[12] — Dites-moi au moins son nom, dit le préfet. — On ne saurait le trouver, dit Valérien, quand on aurait des ailes pour voler au plus haut des airs. — Le nom de Jupiter n’est-il donc pas celui d’un dieu ? — Non, dit Valérien, mais celui d’un corrupteur, d’un adultère, d’un homicide, comme vos auteurs mêmes le rapportent, celui d’un calomniateur. Je ne sais par quelle impudence tu l’appelles dieu, puisque Dieu est, en même temps que tout-puissant, impeccable et l’idéal de la pureté. — Ainsi, dit Almachius, tout le monde se trompe ; ton frère et toi vous connaissez seuls le vrai Dieu ? — Non, dit Valérien, car une multitude de chrétiens ont embrassé la sainte doctrine. C’est vous qui êtes la minorité, vous qui, comme les planches dépareillées d’un navire, flottez au hasard, jusqu’à ce que vous soyez jetés au feu, à quoi seul vous êtes bons. Le préfet irrité fait battre de verges Valérien. Pendant qu’on le frappait, un héraut criait à haute voix : Gardez-vous de blasphémer les dieux et les déesses. Et en même temps Valérien, s’adressant à la foule, disait : Citoyens de Rome, prenez garde que le spectacle de ces coups que nous souffrons ne vous détourne de la vérité ; mais demeurez fermes, et mettez en pièces ces dieux de pierre et de bois que le préfet Almachius adore, car tous ceux qui les honorent iront à l’affliction et au supplice éternel. Alors Tarquinius, un des assesseurs d’Almachius (qu’on nommait aussi Laccas)[13] lui dit a l’oreille : L’occasion est bonne, seigneur ; hâte-toi de les faire mourir, car si tu tardes et remets, ils distribueront aux pauvres tout ce qu’ils ont, et, après leur exécution, tu ne trouveras plus rien. Alors le préfet ordonna aux licteurs de les conduire au Pagus, où était une petite statue de Jupiter. Ils devaient ou sacrifier devant l’image du dieu, ou être décapités. Maxime, secrétaire du préfet, à qui ils étaient confiés, plaignait ces jeunes gens : Pourquoi, pleins d’allégresse, courez-vous a la plus triste mort, comme si vous alliez à la joie d’un festin ? Et Tiburce lui dit : Si nous n’étions pas assurés qu’une vie éternelle doit suivre celle-ci, tu ne nous verrais pas si joyeux. — Et quelle peut être cette autre vie ? dit Maxime. Tiburce répondit : Le corps a ses vêtements ; ainsi l’âme est revêtue du corps. Le corps, comme un vêtement qu’on dépouille, sera rendu à la terre d’où il vient. Cependant, tombé dans la mort et réduit en poussière, il se réveillera, comme le phénix, à la lumière future. Quant à l’âme, si elle est sainte, elle sera portée dans les délices du paradis ; et la, florissante, elle attendra le temps de la résurrection. Maxime dit : Et moi aussi, je mépriserais cette vie mortelle si je pouvais être certain de ce que tu me dis. Valérien lui répondit : Puisqu’il ne te manque que la foi, attends, et le jour où nous nous dépouillerons de notre corps en confessant glorieusement le nom du Seigneur, les écailles tomberont de tes yeux, et tu verras la gloire de cette seconde vie, si du moins tu nous promets de te repentir de toute ton âme de tes erreurs passées. Maxime dit : Que la foudre m’écrase si dès cette heure je ne confesse pour vrai Dieu celui qui fait succéder une autre vie à celle-ci ; mais montrez-moi seulement ce que vous m’avez promis. Et ils lui dirent : Ordonne aux licteurs de nous conduire à ta maison ; nous ferons que le purificateur y vienne ! Cette nuit, après que tu auras été purifié, il te fera voir ce que nous ayons dit. Ainsi fut fait, et, grâce à la prédication de Valérien et de Tiburce, Maxime, avec toute sa famille et les licteurs eux-mêmes, crut en Jésus-Christ. Cécile se rendit de nuit dans cette maison avec des prêtres, et tous furent baptisés. Le lendemain, au lever du jour, Cécile rompit le silence et dit : Soyez d’âme ferme et grande, ô soldats de Dieu ; laissez les œuvres des ténèbres, et revêtez-vous des armes de la lumière. Vous avez combattu le bon combat ; vous avez achevé votre course ; vous avez gardé la foi. Allez donc à la couronne de vie que le juste juge a promise non seulement à vous, mais à tous ceux qui se réjouissent de son avènement. Le lieu appelé Pagus[14] était situé à la quatrième borne de Rome. Pour y arriver, on passait devant la porte d’un temple, et tous ceux qui, au passage, refusaient d’offrir de l’encens devant l’image de Jupiter étaient punis. Or, Tiburce et Valérien passant par là, on leur présenta l’encens. Ils le repoussèrent, et alors on leur coupa la tête, et laissant leur corps mortel, ils reçurent avec joie le martyre[15]. Alors Maxime disait avec serment : J’ai vu les martyrs de Dieu brillants comme le soleil au moment où ils ont été frappés du glaive, et leurs sortant de leurs corps comme des vierges de nuptiale. Les anges les ayant reçues dans leurs bras, ils étaient portés au ciel avec un bruit d’ailes. Beaucoup, entendant Maxime répéter cela les larmes yeux, crurent au Seigneur Jésus-Christ, revinrent leurs erreurs, et se donnèrent au Créateur de choses. Or, le préfet Almachius ayant appris que son secrétaire, s’était fait chrétien avec toute sa maison, ordonna de le saisir et de le frapper à coups de lanières plombées, jusqu’à ce qu’il eût rendis le dernier soupir. Cécile recueillit son corps, le plaça auprès de ceux de Tiburce et de Valérien, et fit sculpter sur le couvercle du sarcophage l’image d’un phénix symbole de la foi de Maxime en la résurrection. Or, après cela, le préfet Almachius s’enquit de la fortune des deux frères et voulut à ce sujet s’entendre avec Cécile ; mais celle-ci distribua aux pauvres tout ce qui restait de leurs biens. Le préfet se mit à la presser pour qu’elle offrît, elle aussi, de l’encens aux idoles. Cécile adresse aux envoyés du préfet un plein de fatigantes antithèses[16], où elle leur explique qu’ils feront une très bonne affaire en embrassant la foi et en mourant pour elle. Ils ne perdront pas leur jeunesse ; mais ils l’échangeront : ils donneront un peu de boue pour beaucoup d’or ; ils laisseront une tente fragile et misérable pour un palais somptueux, un trou obscur pour un séjour brillant. Tous les hommes courent au gain. Et ne courrez-vous pas aussi pour faire un marché si avantageux — ad talem mercatum ? — Vous vous empresseriez d’échanger quelques pièces d’argent pour des pièces d’or, et vous vous réjouiriez de recevoir poids pour poids. Dieu ne donne pas poids pour poids ; mais il reçoit un et donne cent, et de plus la vie éternelle. Après cela, Cécile monta sur la pierre qui était proche et dit à tous : Croyez-vous ce que je vous ai dit ? Et tous d’une seule voix : Oui, nous croyons que le Christ, fils de Dieu, qui a en toi une telle servante, est le vrai Dieu. Et Cécile leur dit : Allez donc, et dites à l’infortuné Almachius que je ne lui demande qu’une chose : c’est de ne pas trop hâter mon combat. Et je ferai venir en ma maison le très saint pape Urbain, afin qu’il vous rende participants à la vie éternelle, et puis la providence de Dieu disposera de moi. Or, le très saint pape Urbain étant venu dans sa maison, baptisa plus de quatre cents personnes[17] des deux sexes, de tout âge et de toute condition, entre lesquelles un clarissime du nom de Gordianus, Celui-ci reçut en forme de fidéicommis la maison de Cécile[18], et de ce jour, secrètement, elle devint une église du Christ, si bien que le très saint pape Urbain l’habitait en cachette, et de jour en jour la famille du Christ s’y accrut, et le diable y perdit quantité d’âmes. Sur ces entrefaites, le préfet Almachins ordonna qu’on amenât Cécile devant lui, et l’interrogeant lui dit : Quel est ton nom ? — Cécile. — Quelle est ta condition ? — Libre, noble, clarissime. — Je t’interroge sur ta religion et non sur ta famille. — Ta question était donc sottement posée, car elle comportait deux réponses. — D’où te vient ce ton d’assurance ? — D’une bonne conscience et d’une foi sincère. — Ignores-tu quel est mon pouvoir ? — C’est toi qui ignores quel est ton pouvoir, et si tu le veux, je t’en instruirai clairement. — Voyons donc ; dis-le, si tu le sais. — Toute puissance humaine est comme une outre pleine de vent ; si on la crève d’un coup d’épingle, son gonflement tombe et s’affaisse. — Tu as commencé par l’outrage, et tu continues de même. — Il n’y a outrage que là où manque la vérité. Montre-moi que j’ai menti ; j’avouerai l’outrage, ou avoue que c’est toi qui me calomnies. — Ignores-tu que nos seigneurs les invincibles empereurs ont ordonné que ceux qui ne voudraient pas nier qu’ils sont chrétiens soient punis, et que ceux qui le nieront soient renvoyés libres ? — Ainsi toujours vos empereurs se trompent, et votre grandeur aussi, car la sentence qu’ils ont portée montre à la fois votre cruauté et notre innocence. Si en effet la profession chrétienne était coupable en soi, ce serait à nous de la nier, et a vous de nous contraindre à la confesser. — C’est au contraire leur piété qui leur a suggéré ce moyen par lequel vous pouvez sauver votre vie. — Il n’est rien de si impie et de si funeste à l’innocence que d’employer la torture pour faire dire à des accusés ce qu’ils ne sont pas, et de les soumettre à la question sur leurs complices les plus secrets. Vous nous savez innocents de fait ; tout le crime dont vous nous accusez est dans notre nom ; mais nous savons la grandeur et le prix de ce nom sacré et ne pouvons absolument l’abjurer. Mieux vaut mourir pour être heureux que vivre misérables. Vous voulez nous arracher un mensonge ; en disant la vérité, c’est nous qui vous infligeons la plus cruelle torture[19]. Le préfet Almachius dit : Pour être renvoyée libre, choisis l’un de ces deux partis : ou sacrifie, ou nie seulement que tu sois chrétienne. Cécile, en souriant, répondit : Ô juge plein de contradiction ! Il veut que je nie que je sois innocente pour me faire moi-même criminelle. Si tu veux me condamner, pourquoi m’engager à nier ? Si tu veux m’absoudre, pourquoi ne veux-tu pas t’informer ?[20] Almachius dit : Il y a là des accusateurs qui attestent que tu es chrétienne. Si tout d’abord tu le nies, tu mets fin d’un mot à l’accusation. Si tu ne veux pas le nier, c’est à ta folie qu’il faudra imputer la sentence portée contre toi. — Leur accusation n’est pas un mal pour moi, et la peine que tu vas prononcer sera non triomphe. Renonce donc à m’accuser de démence. C’est toi qui ne sais ce que tu fais, toi qui t’imagines que je peux renier le Christ. — Malheureuse ! ignores-tu que les invincibles princes m’ont donné droit de vie et de mort ? Comment me parles-tu avec cet orgueil ? — Autre chose est l’orgueil, autre chose l’assurance. J’ai parlé avec assurance et non avec orgueil, car nous condamnons tout à fait l’orgueil. Si tu ne crains pas d’entendre la vérité, je te montrerai que c’est toi qui viens de dire ce qui n’est pas. — Voyons, qu’ai-je dit de faux ? — Cela : que les empereurs m’ont donné pouvoir de vie et de mort. — Comment ai-je menti en disant cela ? — Si tu le veux bien, je te montrerai que tu n’as pas dit vrai. — Voyons, parle. — Tu as dit que les empereurs t’ont donné pouvoir de vie et de mort. Sache donc que tu n’as que puissance de mort. Tu peux, en effet, ôter la vie à ceux qui l’ont ; mais tu ne peux la donner a ceux qui ‘ne l’ont plus. Dis donc que les empereurs ont l’ait de toi un ministre de mort. Si tu dis plus, tu cesses manifestement de dire ce qui est. Le préfet Almachius dit : Trêve de vains bavardages, ô femme ! Laisse ton audace, et sacrifie aux dieux. — Je ne sais ce que tu as fait de tes yeux, car ceux que tu appelles des dieux, moi et tous ceux qui ont la vue saine, nous voyons que ce sont des pierres, de l’airain ou du plomb. Le préfet dit : J’ai dédaigné en philosophe les outrages qui s’adressaient à moi ; mais je ne puis supporter que tu insultes les dieux. Cécile dit : Depuis que tu as ouvert la bouche, tu n’as dit aucune parole qui ne te montrât injuste, absurde ou menteur, — injustum insipientem et vanum. — Maintenant, pour qu’il n’y manque rien, tu te montres à tous les yeux aveugle à ce point que tu assures être dieu ce que nous voyons clairement n’être qu’une pierre, et une pierre inutile. Veux-tu un conseil ? Touche-la de tes mains ; tu t’en convaincras, si tes yeux ne t’éclairent pas là-dessus. C’est une humiliation que tu sois objet de risée pour tout le peuple. Tout le monde, en effet, sait bien que Dieu est au ciel. Or, ces figures de pierre, mises au feu, deviennent de la chaux et peuvent servir a quelque chose en cet état. Ici, comme elles sont, elles ne servent de rien et ne peuvent rien, ni pour elles-mêmes, ni pour ceux qui les adorent. Almachius, fort irrité, donna ordre de ramener Cécile dans sa maison et de la faire périr dans l’air brûlant d’une salle de bain. Or, étant dans cette atmosphère embrasée, quoiqu’on employât au-dessous force bois et matériaux a faire grand feu, par la grâce de Dieu elle demeura un jour et une nuit invulnérable, comme dans un endroit frais, au point qu’aucun de ses membres n’était seulement mouillé de sueur. Almachius l’ayant appris, envoya un licteur pour l’exécuter là où elle était. Le bourreau la frappa de trois coups sans pouvoir la décapiter, et la laissa[21] la tête à demi détachée, toute sanglante, de façon que tous ceux qui par elle avaient cru venaient tremper des linges dans son sang. Pendant les trois jours qu’elle survécut, elle ne cessa pas de confirmer, de fortifier et de corroborer dans la foi ceux qu’elle avait gagnés à l’Église et enseignés. Elle leur distribua aussi tout ce quelle avait, et les recommanda au très saint pape Urbain. Elle lui dit aussi : J’ai demandé au ciel le terme de trois jours pour consigner cette maison à ta sainteté, afin que tu la consacres en Église. Les trois jours expirés, étant encore en prières, Cécile rendit l’esprit. Alors le très saint pape Urbain, ayant de nuit, avec ses diacres, enlevé son corps, l’ensevelit parmi ses autres collègues les évêques, là où les confesseurs et les martyrs (parmi ceux-ci) sont déposés. Il consacra sa maison, en fit a jamais une sainte église, et la, en mémoire de la martyre, les saints mystères du Seigneur n’ont jamais cessé d’être célébrés jusqu’aujourd’hui. Voilà le plus ancien document que nous possédions sur sainte Cécile et ses compagnons. Voila le fondement de la tradition sur cette poétique figure. S’il faut juger sainte Cécile sur cette pièce, on est obligé de lui ôter en partie la couronne que la légende lui a tressée. Sans parler de son attitude en face du pouvoir, attitude non seulement hautaine, mais impertinente jusqu’à la provocation et blessante jusqu’à l’outrage, elle apparaît constamment ici comme une sermonneuse insipide, subtile et pédante ; grande donneuse de leçons, de loquacité intarissable et parfois un peu niaise ; une jeune abbesse d’esprit étroit et ferrée sur toutes les formules ; médiocre écolière des rhéteurs et des amplificateurs à outrance. Dans les longues tirades qu’on met dans sa bouche ici, et que nous avons d’ordinaire abrégées, il n’y a guère de paroles sorties du cœur et capables de le toucher. Comme on préfère à sa pédagogie catéchétique, à ses froides descriptions et à ses antithèses trop bien équilibrées les entretiens mystiques de Perpétue, ou mieux encore le simple cri de l’esclave. Blandine, protestant de son innocence et de celle, de ses amis ! En vérité, sainte Cécile est trop savante ; elle manque de sentiment, de naturel et d’effusion. Elle n’a rien de la douceur naïve, ni des grâces ingénues de la vierge. C’est un personnage toujours drapé, toujours officiant et pontifiant. On lui en veut de son expérience précoce du cœur humain ; on se demande où elle l’a acquise. Sans doute, et Tertullien, qu’elle a lu l’atteste, le sacrifice de la vie, qui suivait la foi embrassée, ressemblait parfois a un marché. La mort héroïquement subie, dans la conviction de beaucoup n’était rien qu’un échange avantageux et une fructueuse spéculation. Combien avant de se convertir demandaient des gages ! Rends-moi mon fils, malade ou mort, et je croirai. — Promets-moi qu’après cette vie si courte et si mêlée, une autre pleine de joie et de délices sans fin doit s’ouvrir. Que de héros de la vie désintéressée ressemblent à d’habiles calculateurs ! Mais il semble que si l’amour idéal pouvait alors trouver un temple, c’était l’âme pure d’une vierge chrétienne. Or, Cécile, sinon pour son compte, ou pour ceux qu’elle endoctrine et qu’elle prêche, est bien loin de ce pur sentiment. Elle ne parle que de ce qu’on gagnera à croire, du grand profit qu’on fera, du cuivre qu’on échangera pour de l’or. Encore une fois, pour une jeune fille, elle connaît trop à fond les misères de la nature humaine et ce coin d’égoïsme qui perce jusque dans les abnégations les plus hautes et les plus sublimes en apparence. Mais toute la pièce qu’on vient de lire est-elle de l’histoire ? Comme on ne connaît Cécile que par ces Actes, s’ils n’ont pas de caractère historique, on ne sait rien d’elle, et sa légende est purement en l’air et gratuite. Elle l’est assurément en très grande partie : en tout cas, elle s’est faite en dépit de ce document, si l’on peut dire, car la sainte Cécile qui est restée dans l’imagination commune ne ressemble en rien à celle qui est représentée dans cette longue composition. A la place de la prêcheuse rêche et guindée, qui n’a ni âge, ni sexe, on a vu et mis en sainte Cécile le type même de la grâce et de la douceur virginale. Qui se trompe de l’auteur des Actes ou de l’imagination populaire ? Nul ne le sait. L’anonyme qui a écrit la pièce qu’on vient de lire s’est sans doute peu soucié de la vérité qu’il ignorait peut-être et dont il était éloigné de plusieurs siècles. La légende, autre œuvre anonyme, ne s’est pas fondée sur une critique minutieuse de cette narration, et ne s’est point appliquée à en recueillir ni à en combiner les détails. Que lui importe la vérité historique et ses traits éphémères ? Il en est des héros et des héroïnes de la vie active et de la sainteté comme des grands génies dont les œuvres ont éclairé, charmé et grandi l’humanité. On oublie, on veut ignorer les faiblesses et les misères de leur personne. Leur caractère individuel s’efface dans le lointain ; leur vie privée s’éteint ou se transfigure. On les taille, pour ainsi parler, sur le patron de leurs œuvres, qui suffisent à garder leurs noms et à embaumer leurs mémoires. De même pour les saints. Beaucoup ne sont tels qu’à la condition de n’être point regardés à la loupe, d’être jugés en gros, par le trait général ou quelques traits éclatants. Une jeune fille a su dédaigner les joies de la fortune et de la naissance, s’éprendre de l’idéal jusqu’à tout sacrifier pour en répandre autour d’elle le goût sacré. C’est assez pour lui mettre à la main la lyre enchanteresse dont les accents élèvent et purifient. Elle a préféré le ciel à la terre ; elle a cru au monde invisible, jusqu’à donner sa vie pour en goûter la joie. Il n’y a rien de plus grand parmi les hommes. Cela suffit pour qu’on se prosterne devant sa mémoire. Qu’après cela un froid compilateur, nourri dans les cris de l’école, prenne la belle jeune fille, la soumette à un second martyre, lui donne la mesure de son pauvre esprit, en fasse la matière et le porte-voix de son insipide rhétorique, dessèche son héroïsme et le glace sous prétexte de le glorifier. C’est un malheur qui n’est point arrivé seulement à sainte Cécile. Jeanne d’Arc aussi n’a pas souffert qu’à Rouen. Nous avons marqué plus haut les traits de la Cécile des Actes. Nous n’osons dire que sa fidèle image soit là ; seulement nous ignorons où il faudrait nous adresser pour en trouver une autre ; et si l’on ne tient nul compte de cette pièce, il ne reste d’elle qu’on nom. Ce qui est certain, c’est que ces Actes sont de basse époque ; c’est que les discours mis dans la bouche de la jeune fille appartiennent à celui qui la fait parler ; qu’avec grande raison Ruinart n’a pas reçu cette pièce dans son recueil, et qu’il n’y a pas lieu ici de parler d’authenticité. Cependant ces Actes sont le seul texte qui mentionne les martyres de Valérien, de Tiburce, de Maxime et de Cécile, et il serait peut-être excessif de nier leur condamnation et leur supplice, par la raison que la pièce où ces faits sont relatés n’est pas contemporaine des événements et porte l’empreinte d’une composition très artificielle. Il importe donc, en nous appuyant sur ce document, faute de mieux, de rechercher à quelle époque ces faits peuvent être assignés, et s’il est possible en effet d’en déterminer la date certaine ou approximative. Avant de faire cette recherche, il nous faut au moins résumer les Actes d’Urbain, constamment appelé dans les Actes de sainte Cécile sanctissimus papa, et dont le martyre ordonné par le même préfet de Rome, Turcius Almachius, suivit d’assez près la condamnation de Cécile et de ses trois amis. Ces Actes se lisent dans les Bollandistes, au 25 mai. Le préfet de la ville, Almachius, avait chargé le chef de ses appariteurs, nommé Carpasius, de chercher les chrétiens cachés. Celui-ci trouva dans un souterrain — in quodam antro — Urbain avec trois diacres et deux prêtres. Il annonça cette prise à son maître qui voulait exterminer tous les chrétiens, et sur son ordre il les lui amena. A leur vue, Almachius frémit comme un lion. N’est-ce pas là, dit-il, ce séducteur Urbain qui a été déjà condamné deux fois et que les chrétiens se sont choisi pour pape ? — Oui, dit Urbain, je séduis les hommes pour qu’ils laissent la voie d’iniquité et prennent la voie de vérité. — Quelle voie ! On n’y adore pas les dieux ; on n’y obéit pas aux empereurs. Urbain répondit : Non je n’adore pas tes dieux, et je ne crains pas tes princes. Fais ce que tu dois faire. Carpasius dit à Almacbius et au peuple qui était là : Que vous semble de ces sacrilèges ? Almachius dit : Qu’on les conduise au Pagus, près du temple de Jupiter, et là qu’ils soient tenus en garde. Carpasius obéit. Les chrétiens ayant appris ce qui était arrivé, vinrent de nuit jusqu’à la prison, et, ayant donné de l’argent au geôlier nommé Anolinus, purent pénétrer auprès des saints. Les voyant, ils gémirent, et s’agenouillant demandaient au pape sa bénédiction, puis, après l’avoir reçue, restèrent la nuit entière avec les saints, à louer Dieu ; puis dès le jour ils se retirèrent, après avoir échangé le baiser de paix et s’être recommandés aux prières du saint pontife. Après cela, le préfet Almachius manda à Carpasius d’amener devant lui le sacrilège Urbain. On le tira donc de prison avec son clergé, et on les fit comparaître devant Turcius Almachius. Celui-ci, jetant les yeux sur eux : Dépouillez, dit-il, cette farouche obstination, et sacrifiez aux dieux qu’adorent les empereurs, et laissez la folie dont vous êtes entêtés. Déjà cinq mille personnes, abusées par vos prestiges, ont péri, et c’est vous la cause de leur perte misérable. Urbain répondit : Ils ne sont pas perdus, comme tu le penses, malheureux que tu es ; mais ils ont heureusement passé au séjour céleste. Almachius dit : Oui, voila la vaine espérance qui a fait que Cécile, son époux et son parent ont perdu leur honneur et t’ont laissé un immense trésor dont il faut que tu rendes raison aujourd’hui. — Urbain : Insensé ! reconnais le Créateur pour lequel ceux-ci, laissant tous leurs biens, ont voulu mourir. — Déposez votre orgueilleux entêtement, si vous voulez vivre ; autrement, vous périrez misérablement. — Ceux-là seuls périssent dont la foi ou les œuvres déplaisent au Créateur. Almachius, se tournant vers les saints prêtres Jean et Mamilianus, dit : Est-ce que, vous aussi, vous pensez de même ? Ils répondirent : Les maximes de notre père sont en tout salutaires ; mais la sagesse n’est pas ouverte aux âmes de mauvaise volonté. — Comme je le vois, vous êtes pires encore que ce vieux fou, votre maître. Mais, malheureux ! ne rougissez-vous pas, après tant de condamnations prononcées, de persévérer dans votre impudence ? Et dans sa colère il ordonna de les assommer à coups de lanières plombées. Frappés de la sorte, ils s’écriaient : Grâces vous soient rendues, Seigneur. Et Almachius, dans sa fureur, disait : Ils sont tellement affolés par la magie, qu’ils ne peuvent en aucune manière obéir à nos ordres. Urbain dit : C’est toi, malheureux, qui es devenu semblable à tes dieux. Tu as des oreilles, et tu n’entends pas ; des yeux, et tu ne vois pas. Plein de colère à cette bravade, Almachius dit : Tu n’as pas craint d’ouvrir la bouche pour vomir des blasphèmes contre les dieux. J’atteste les dieux et les déesses que tu as mérité de subir la peine capitale. — Urbain : Si tu veux te rappeler leur histoire, tu verras aisément combien tés dieux sont dignes de respect. Notre Dieu, à nous, a tout créé, et nous, ses serviteurs, il nous a confirmés en disant : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme. Almachius : Folie ! Tu es vieux, et tu regardes la mort comme un repos, et pour cela, comme par jalousie pour les jeunes, tu fais tout pour qu’ils perdent la vie que la vieillesse va te forcer de quitter. A ces mots, le prêtre Jean répondit : « Tu mens évidemment ; dans sa jeunesse aussi notre père a été tout au Christ et a regardé la mort comme un bien. Plus d’une fois, eu effet, il a confessé son nom et n’eût pas craint de donner sa vie pour ses brebis. Almachius fit alors approcher Carpasius et lui dit : Écoute, Carpasius. Tu vas mettre en sûre prison le sacrilège Urbain et son clergé jusqu’à ce qu’ils obéissent à nos commandements. Carpasius mit la main sur eux et les conduisit en prison près du Pagus. En y entrant, les saints chantaient des psaumes, disant : Seigneur, tu es notre refuge depuis que nous sommes nés et venus au monde. Les chrétiens ayant appris cela, les vinrent visiter de nuit. Entre eux étaient trois tribuns militaires, Favianus, Callistus et Ammonius, et deux prêtres, Fortunatus et Justinus. Ils frappèrent à la porte et attendirent. Dès que le diacre Martial les eut entendus, il prévint le bienheureux Urbain, lequel pria le geôlier Anolinus de les laisser entrer. Aussitôt entrés, ils se jetèrent au pied d’Urbain, et pleurant, ils dirent : Prie pour nous, très saint père, car le temps de la persécution menace. Il leur répondit : Ne pleurez pas, mais bien plutôt réjouissez-vous, car c’est par de grandes tribulations qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu. Passant donc toute la nuit en hymnes et en cantiques, ils imploraient la miséricorde divine. Anolinus, voyant tout cela, se jeta aux pieds du bienheureux Urbain, le priant avec larmes de le baptiser. Urbain lui commanda de se lever et lui dit : Vois, mon fils, si tu crois de tout cœur, pour avoir la rémission de tes péchés. Anolinus répondit les larmes aux yeux : Je crois, seigneur. Et il le baptisa et le marqua du chrisme. Et le jour s’étant levé, ils célébrèrent les solennités des messes et cherchèrent la force dans le pain céleste. Almachius ayant appris cela, fit venir Urbain avec son clergé et lui dit : Tu persistes à tel point dans ta folie, que non seulement tu ne viens pas à résipiscence, mais que tu fais ton possible pour en entraîner d’autres. Je viens d’apprendre que tu as infecté de ta contagion notre secrétaire Anolinus. A quoi Anolinus dit : Malheureux suis-je, moi qui dans ma vie passée avais ignoré mon Créateur ! Cependant je rends grâce a Dieu qui, dans mes derniers jours au moins, s’est fait miséricordieusement connaître à moi. Almachius dit : Voilà un bavardage qui, s’il n’est réprimé, en fera condamner beaucoup. Et donnant sentence, il le condamna à mort. Conduit au temple des dieux, comme il refusait de sacrifier, il fut décapité le 15 des kalendes de juin. Après cela, Almachius fit dresser le tribunal, afin qu’examinant de nuit les serviteurs du Christ, il accomplit son œuvre de ténèbres. Donc, s’adressait à eux, dit : Dites-moi, malheureux, quelle est votre folie de préférer la mort à la vie ! Le prélat (prœsul) lui répondit : Ils ne meurent pas, ceux qui souffrent pour le Christ, mais au contraire ils goûtent une vie sans fin. — Je ne puis aucunement comprendre comment cela est possible. — C’est qu’un homme charnel ne comprend pas ce qui est de Dieu. — Vous paierez cette orgueilleuse réponse, puisque vous osez nous outrager, nous et nos dieux. Et il commanda à Carpasius de les conduire au temple, près du Pagus, et de les punir de divers supplices s’ils refusaient de sacrifier à Jupiter. Arrivés là, près de l’endroit nommé le lieu des suppliciés (locus trucidatorum), les appariteurs voulaient les forcer à faire des libations aux dieux ; mais eux, bafouant les idoles et crachant sur elles, disaient ; Qu’ils leur deviennent semblables, ceux qui les font et s’y confient. Carpasius dit : Malheureux ! renoncez à votre croyance perverse ; adorez les dieux, et soyez amis des princes. Urbain répondit : Chien enragé, ta gueule, ouverte comme un sépulcre, laisse échapper un souffle empoisonné. Mais elle ne pourra jamais nous détacher de l’amour du Christ. Carpasius, se tournant vers ses satellites, leur dit : Qu’en dites-vous ? Ces sacrilèges mettent plus d’ardeur à mal faire qu’aucun soldat n’en met à défendre l’État. Les saints répondirent : Si, par respect pour des pierres, vous ne craignez pas de verser le sang du prochain, que devons-nous donc faire pour le Dieu vrai et vivant qui nous a créés ? Carpasius dit : Nous devons remplir les ordres des princes. Si vous ne sacrifiez pas, vous serez cruellement punis. Les saints répondirent : C’est ce que nous souhaitons. Carpasius dit au clergé d’Urbain : Votre prince (princeps), fatigué et brisé par l’âge, désire mourir ; mais vous, en hommes sages, il convient que vous songiez a votre jeunesse. Les saints répondirent : Nous ne nous écarterons point d’une ligne des pas de notre père. Carpasius, embarrassé de la fermeté indomptable des saints, les reconduisit au préfet de la ville Almachius, disant que ni par prières ni par menaces il ne pouvait les fléchir. Alors le préfet, secouant la tête : Je vois bien où ils veulent en venir, dit-il ; ils aiment mieux mourir que de renoncer à leurs chimères. Qu’on les ramène donc au temple, et s’ils ne se décident pas aussitôt à sacrifier, ils auront à faire, non au fouet, mais à l’épée. Alors un certain Tarquinius, surnommé Taurinus, dit au préfet : Si tu allais au temple avec eux, ô prince (princeps), tu pourrais peut-être vaincre leur obstination. Le préfet y consentit, envoya en avant les saints avec ses gardes, et les rejoignit avec une nombreuse escorte. En marchant, les saints chantaient : Seigneur, nous nous sommes complu dans la voie de tes témoignages, comme on se réjouit dans l’abondance des richesses. Et quand ils furent arrivés au Pagus, les soldats les engageaient à sacrifier. Après avoir prié, et dans son cœur crié vers le Seigneur, Urbain, élevant la voix et jetant un regard sur la petite statue de Jupiter, dit : Que la vertu de notre Dieu te détruise. Et aussitôt s’écroula le simulacre, et les prêtres qui entretenaient le feu de sacrifice tombèrent morts. La peur prit le préfet, et fuyant avec ceux qui restaient, il se réfugia dans le palais de Vespasien, plein de rage contre les saints. Il les fit comparaître à son tribunal et leur dit avec indignation : Jusqu’à quand userez-vous de prestiges magiques ? Croyez-vous donc vous soustraire ainsi à nos mains ? Les saints répondirent : Le Seigneur peut, s’il lui plaît, nous arracher de tes mains. Almachius ordonna de les étendre par terre et de les frapper longtemps à coups de bâton. Et comme ils étaient frappés et rendaient grâce au Seigneur, un des diacres, les yeux levés au ciel, rendit l’esprit. Or, Urbain exhortait les autres à mépriser des tourments de peu de durée. Almachius dit aux exécuteurs : Prenez les lanières plombées et les scorpions, puisqu’ils raillent les bâtons. Ceux-ci obéirent, et les ministres du diable jetèrent le corps de saint Lucien devant les yeux des saints. Et aucun des chrétiens, à cause de l’édit des tyrans, n’osa ouvertement l’ensevelir ; mais le prêtre Fortunatus, venant de nuit, enleva son corps et l’ensevelit dans une crypte au cimetière de Prétextât, le 12 des kalendes de juin. Trois jours après, Almachius donna l’ordre de conduire Urbain avec son clergé au temple de Diane, et d’en finir avec eux, s’ils refusaient de sacrifier. Il fut fait ainsi ; ils refusèrent d’obéir et furent décapités le 8 des kalendes de juin. L’histoire a un épilogue qui n’est pas rare dans les Actes. Carpasius, l’instrument de la cruauté du préfet, est pris d’accès de remords et à des demi-clartés. Il meurt dans une sorte de rage démoniaque, Marménie, sa femme, et Lucinia, sa fille, se convertissent, sont baptisées par les prêtres Fortunatus et Justinus, puis appelées au tribunal du préfet, condamnées et mises à mort, et après eux un groupe de quarante-deux fidèles sont exécutés le jour des kalendes de juin. Bien que fort décousus, surtout dans la partie qui leur sert d’appendice, c’est-à-dire dans les détails qui suivent la condamnation et l’exécution d’Urbain, ces Actes, dans le texte fort abrégé que nous en donnons ici, ne paraissent pas de valeur inférieure à ceux de Cécile. Ils sont plus impersonnels, moins semés d’antithèses, moins assaisonnés de rhétorique et de théologie. Le merveilleux aussi y tient moins de place. On n’y trouve nulle apparition miraculeuse, nulle intervention d’ange et de vieillard céleste porteur de formule sacrée. Devant le juge, les chrétiens interrogés sont moins prolixes, d’esprit moins subtil, vont plus vite au fait. Dans certains textes, il est vrai, ta récit se traîne étrangement, abonde en longs et fatigants sermons. On comprend mal que le préfet, bravé, outragé, conspué, appelé fils du diable, chien enragé, bouche empoisonnée de sépulcre fétide, tarde tant a en finir, renvoie cl rappelle si souvent Urbain « et sou clergé, » et échange avec lui les mêmes discours inutiles et les mêmes vaines menaces. C’est une remarque générale qu’on peut faire, les pièces de cette sorte sont extrêmement différentes d’un texte à l’autre. Si l’on prend les Actes d’Urbain tels que Laderchi les a donnés à la suite de ceux de Cécile, on incline à les trouver raisonnables et d’une vérité approximative. Mais si l’on se défie, si l’on soupçonne l’artifice d’un arrangement postérieur et de seconde main, si l’on veut remonter plus près des sources et prendre en main les textes d’un passionnaire, par exemple, dans l’espèce, les Actes d’Urbain qu’on trouve dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris (fonds latin, n° 5323), on ne peut s’empêcher de déclarer que le récit est d’une incohérence intolérable et d’une invraisemblance absolument choquante : Non sans doute que ces pièces soient d’autant pins antiques et véridiques qu’elles sont plus raisonnables. Les Actes de Félicité et de Perpétue nous tiennent constamment dans un monde fort différent du nôtre, cl généralement de celui des contemporains de Septime Sévère. Il n’y est question que de visions mystiques et de rêves de cerveaux troublés. Cependant, tout y est simple, naïf et sincère. Ces transports d’âmes qu’on y peint étaient bien ceux où vivaient alors nombre de fidèles, pour ainsi dire dépaysés ici-bas. Et quand les héros et les héroïnes de ce récit redescendent sur la terre qu’ils aspirent à quitter pour la patrie d’en haut, ils ne se guindent pas sur une froide rhétorique d’école, ou se s’étendent pas«en dissertations théologiques. Les Actes où la rhétorique et la théologie se marient de la sorte, comme ceux de Cécile et d’Urbain, et quantité d’autres, sont des pièces composées après coup, dans le loisir de la retraite et de la sécurité, sur des documents que nous ignorons, que nous ne pouvons retrouver ni reconstruire, pour la possession desquels nous donnerions aisément tout ce fatras, pièces écrites pour l’édification et le délassement pieux des clercs et des laïques, entre le Ve et le IXe siècle. Les Actes de martyrs, les vies des saints, les légendes mystiques, toute cette pousse exubérante qui remplit tant de manuscrits, et qui ont passé de la en partie dans la volumineuse collection des Bollandistes, sont comme la dernière forme que prit la littérature latine a son déclin. Les paillettes d’or sont rares dans ce trouble gravier. Les souvenirs vraiment historiques y sont mêlés, déformés, le plus souvent indiscernables. Les auteurs, ignorants ou peu soucieux des faits, ne s’inquiètent guère de les présenter fidèlement et dans leur ordre. Ils estropient les noms propres, se font un jeu de la chronologie, rapportent a un temps ce qui s’est passé en un autre, attribuent à un empereur ce qui a eu lien plusieurs années après sa mort, déplacent les faits et les personnages, confondent, brouillent et travestissent les événements, quand ils ne les inventent pas de toute pièce. Plus curieux d’édifier que de raconter, ils ne tiennent aucun compte du cadre où se meuvent leurs héros, ni du milieu réel où ils ont vécu. On dirait des illustrations qui ne font pas corps avec le texte. Ce sont, en matière sacrée et en prose souvent barbare, comme des chansons de gestes. Il faudrait le génie de la divination et comme un don de seconde vue pour démêler le fait historique de ce que l’imagination y a ajouté, pour mettre sur pied et sur terre de» personnages nébuleux, flottants, aériens en quelque façon, dont on n’aperçoit ailleurs aucune trace, pour savoir l’heure et le lieu où ils ont vécu, ce qu’ils ont dit et fait en vérité. Quoi qu’il en soit, les Actes de Cécile et ceux d’Urbain, bien que ces derniers aient été écrits postérieurement, et que leur rédacteur ait eu manifestement les premiers sous les yeux et y ait fait de visibles emprunts, se rapportent à des faits très rapprochés dans le temps, et qui se sont passés dans le même lieu. C’est le même Urbain qui paraît dans les deux histoires. C’est Urbain qui, selon le juge, dans les Actes de ce dernier, a séduit par ses prestiges l’esprit de Cécile et causé sa perte, et indirectement celle de Valérien et de Tiburce. C’est le même préfet, assisté du même assesseur Tarquinius, qui interroge et condamne dans les deux affaires. L’exécution de Valérien et de Tiburce, celle de Cécile qui suit, et celle d’Urbain et de ses compagnons, sont séparées par un intervalle qui n’est pas d’une année entière ou la dépasse à peine de quelques mois. Si l’on s’en rapporte aux témoignages concordants des deux pièces, le personnage du nom d’Urbain qui paraît au second plan dans la première et au premier dans la seconde est l’évêque de Rome, Urbain, successeur de Calliste depuis 222 et mort confesseur, d’autres disent martyr, entre 230 et 251 et, selon le Père Theiner, le nouvel éditeur de Baronius, le 24 mai 230[22]. Les auteurs anonymes des deux pièces le marquent très formellement. Lorsque Valérien, dans les Actes de Cécile, nomme à son frère Tiburce celui qui doit le purifier par le baptême : Sans doute, dit Tiburce, tu veux parler de cet Urbain que les chrétiens appellent leur pape. Et de même, dans les Actes d’Urbain, la première fois qu’Urbain est amené devant le préfet, après la mort de Cécile : N’est-ce point là, s’écrie le préfet, ce séducteur Urbain qui a été déjà condamné deux fois et que les chrétiens se sont choisi pour pape ? Nous remarquons même que le nom de l’évêque Urbain, très saint pape, est, dans ces deux longues pièces, le seul nom historiquement connu et qui puisse servir, semble-t-il, à assigner une date précise aux faits qui y sont relatés. Il suivrait de cette seule mention, s’il faut la recevoir comme elle est donnée, que ces faits se seraient passés sous le règne d’Alexandre Sévère. Les passionnaires le disent expressément. Dans une courte vie d’Urbain qu’on trouve au folio 24 du manuscrit n° 5323, pièce distincte de l’histoire de sa passion qu’on lit au folio 63, et où il est évidemment question du pape Urbain, puisqu’on dit qu’il succéda à Calliste, on note que Mammée, mère de l’empereur Alexandre, qui était chrétienne, avait demandé à son fils de défendre de son vivant toute poursuite confire les chrétiens ; que le prince déféra aux prières de sa mère, mais que le préfet de la ville, Turgius Almachius, ne laissa pas de faire souffrir à Urbain les plus cruels supplices. La longue pièce, qui commencé au folio 63 et raconte sa passion, contient au début la même indication. C’est dans cet ordre d’idées que la plupart des historiens sont entrés, Baronius, Bosio, Laderchi et tant d’autres jusqu’à ces derniers temps. On ne s’est point arrête à cette contradiction qui consiste à affirmer à la fois la tolérance de la part du chef de l’État, et la persécution de la part de ses ministres et de ses agents. On a mis a profit le texte où Lactance raconte que le jurisconsulte Ulpien avait réuni les édits impériaux promulgues contre les chrétiens pour en tirer une règle à suivre en cette matière. Mais, en supposant qu’Ulpien eût fait ici autre chose qu’une compilation de décrets, peut-être en forme de rapport dans le conseil du prince, il faut remarquer qu’Ulpien, en 230, était mort depuis un an ou deux, et que le mot de Lampride qui caractérise si nettement la politique d’Alexandre Sévère : christianos esse passus est, prouve que le prince ferma l’oreille aux conseils de rigueur, s’ils lui furent donnés en effet par son préfet du prétoire. Quelques-uns ont poussé la contradiction plus loin, en admettant en même temps que l’Urbain des deux pièces est l’évêque de Rome, successeur de Calliste, et que Valérien, Tiburce, Cécile et Urbain lui-même ont été condamnés et exécutés, les uns ont dit sous Marc-Aurèle et Commode, vers 178, les autres sous Dioclétien et Galère, dans les premières années du IVe siècle, entre 303 et 306. Ni l’une ni l’autre de ces deux hypothèses, qui s’excluent, ne peut s’accorder avec la date fort bien connue du pontificat d’Urbain, et il n’y a pas d’autre Urbain sur le siège de Rome avant la fin du XIe siècle. L’hypothèse ancienne et généralement adoptée avant les travaux de M. de Rossi, l’hypothèse qui place les martyres de Cécile, d’Urbain et de leurs compagnons sous le règne d’Alexandre Sévère, vers 230, s’impose forcément si l’Urbain en question est en effet le pape de ce nom, successeur de Calliste. Mais on s’engage alors dans un océan de difficultés. Déjà, en effet, ces condamnations capitales, quand elles seraient des faits isolés, cadreraient mal avec les témoignages si précis des anciens historiens profanes et ecclésiastiques, lesquels attestent que le règne d’Alexandre Sévère fut un temps de paix pour l’Église, et que le gouvernement de ce prince fut, à l’égard des chrétiens, tolérant, el même bienveillant et sympathique. Mais il ne s’agit pas seulement de faits isolés et accidentels. Les Actes de Cécile et ceux d’Urbain nous montrent la persécution vive, ardente, acharnée, impitoyable. La terreur règne ; Urbain se cache parmi les tombeaux souterrains ; les esprits sont montés à un degré de violence et d’exaltation inouïes. Le sang coule à flots : Almachius parle de cinq mille personnes déjà condamnées et exécutées. L’autorité a même défendu de donner la sépulture aux victimes. Est-ce là un régime de paix et de tolérance ? Ou bien il faut rejeter les documents les plus sérieux de .l’histoire proprement dite, et cela au nom de pièces anonymes, d’autorité douteuse, mêlées d’un grand nombre de faits merveilleux ou puérils, farcies d’une rhétorique de mauvais aloi ; ou bien il faut ne tenir nul compte du nom d’Urbain, ou du moins ne pas s’en servir pour dater les événements racontés. Or, si on efface le nom d’Urbain, les deux pièces — j’entends les Actes de Cécile et ceux d’Urbain — demeurent en l’air, dépourvues de toute notation historique capable de forcer la main. On flottera dès lors librement entre les dernières années du règne de Marc-Aurèle et les temps de Dioclétien. La marge est ample, comme on voit. Toute l’histoire des persécutions y tient à peu près. De ces deux dates extrêmes, autorisées l’une et l’autre par des indications lues, dit-on, sur des manuscrits, M. de Rossi a choisi la première, sans sacrifier tout à fait l’évêque Urbain. Il le sacrifie, il est vrai, en partie, car il suppose que l’Urbain des deux monuments hagiographiques, lequel y est clairement et constamment désigné comme le très saint pape, était seulement un homonyme du successeur de Calliste, déjà vieux à la fin du règne de Marc-Aurèle, ce qui exclut l’hypothèse qu’il ait pu mourir martyr, cinquante-deux ans plus tard, évêque suburbicaire de Rome, si influent ou revêtu de tant d’autorité que les païens le confondaient avec le pontife romain, remplissant en fait et, sans en avoir le titre, par délégation temporaire ou autrement, les fonctions de l’évêque de Rome. L’existence de deux Urbain, l’un pontife de Rome et successeur en cette qualité de Calliste, enterré dans le cimetière dont celui-ci fut le premier administrateur ; l’autre évêque et confesseur, enseveli dans le cimetière de Prétextât, avait été déjà signalée et ne paraît pas une invention gratuite. Mais a quel titre et sur quels fondements faire de ce second Urbain un contemporain et une sorte de coadjuteur du pontife Éleuthère ? Quelle apparence y a-t-il qu’Éleuthère, nouvellement élu en 178, mais assez connu au loin pour que la communauté de Lyon lui adressât par Irénée un exemplaire de la fameuse lettre relatant les exécutions de l’année 177, se fût laissé si complaisamment effacer par un évêque voisin ou lui eût délégué ses attributions ? Et sur quoi se fonde-t-on aussi pour supposer qu’il était évêque du Pagus Triopius, situé à trois milles de Rome, où l’on ne sait pas, de science certaine, qu’il y avait un évêque, et où il paraît vraisemblable de croire, au contraire, que la juridiction du pontife romain s’étendait ? Le cimetière de Calliste, où il aurait placé le corps de Cécile, était-il fait, creusé ou même commencé en 178 ? Le fait que Zéphyrin établit Calliste pour l’administrer ne prouve-t-il pas une institution nouvelle ou toute récente ? Par quelles raisons, encore une fois, en accordant l’existence de deux Urbain, place-t-on l’ami de Cécile à la fin du règne de Marc-Aurèle plutôt qu’à toute autre époque[23] ? Laderchi, qui connaissait déjà cette opinion au commencement du XVIIIe siècle, n’y voyait nuls fondements et demandait déjà les preuves dont on pouvait l’appuyer. M. de Rossi en a donné plusieurs qu’il convient d’examiner de près. 1° Il allègue d’abord la clausula qu’on trouve à la lin de l’article consacré à sainte Cécile dans le martyrologe d’Adon : Passa est beata virgo Marci Aurelii et Commodi temporibus, indication, dit-il, que l’hagiographe n’a pas tirée de ses réflexions personnelles ni conclu du texte même des Actes de Cécile, puisqu’il ne doute pas que l’Urbain dont il est question dans cette pièce ne soit le pape, mais qu’il a rencontrée dans quelque manuscrit et simplement transcrite. 2° Cette date assignée dans an ou plusieurs passionnaires s’ajuste fort bien avec le fait de plusieurs empereurs vivant et régnant conjointement, fait marqué expressément dans les Actes de Cécile, sans qu’on puisse supposer, au moins pour certains passages, que cette façon de parler puisse s’entendre des empereurs en général et de leur politique. Or, depuis 176, Commode était associé à la puissance tribunitienne, et l’empire jusqu’en 180 fat partagé. 3° Cette même date s’accorde bien aussi avec le redoublement de rigueurs que l’Église eut à souffrir alors, rigueurs attestées par la tragédie de Lyon en 177, et par les suppliques de Méliton et d’Athénagore, cette dernière adressée vers 176 ou 177 aux deux empereurs Marc-Aurèle et Commode. La défense de donner la sépulture aux corps des martyrs, indiquée dans les Actes de Cécile, est aussi marquée dans la lettre des Églises de Lyon et de Vienne. 4° Enfin, — et M. de Rossi attache à ce fait une extrême importance, — les Actes de Cécile contiennent mot pour mot, dans la bouche du préfet, le rescrit de Marc-Aurèle au procurateur de la Lyonnaise, tel que les chrétiens gaulois l’ont consigné dans leur lettre. Donc le martyre de Valérien et de Tiburce, et celui de Cécile qui eut lieu cinq mois après, et celui de I’évêque Urbain qui les avait baptisés, sont, comme le marque le témoignage qu’Adon a trouvé et non inventé, des derniers temps du règne de Marc-Aurèle. Tels sont en bref, et sans les affaiblir, croyons-nous, les arguments de M. de Rossi[24]. Nous osons dire qu’ils ne sont ni décisifs, ni péremptoires. 1° Le texte du martyrologe d’Adon : Passa est beata virgo Marci Aurelii et Commodi imperatorum temporibus, nous semble valoir fort peu de chose. L’expression Marcus Aurelius pour designer Marc-Aurèle n’est pas antique. Les anciens écrivains disent Marcus Antoninus, ou Verus. Mais si Adon a trouvé cette phrase dans quelque passionnaire, comment ne la trouve-t-on plus ? M. de Rossi ne l’a rencontrée nulle part. Nous l’avons vainement cherchée, ou quelque chose d’analogue, dans les trente-deux manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris que nous avons consultés. Nous n’avons pas, il est vrai, tous les manuscrits du IXe siècle. Mais les plus récents sont les copies des plus anciens et d’ordinaire plutôt étendus qu’abrégés. On peut supposer un manuscrit unique qu’Adon aurait eu sous les yeux et qui serait aujourd’hui perdu. La supposition est permise, mais gratuite en vérité. De ce que la clausula en question ne se peut trouver dans aucun des très nombreux textes manuscrits existants de la passion de Cécile, dont plusieurs sont du temps d’Adon, il semble qu’on puisse légitimement conclure qu’elle est de la main de l’hagiographe, qu’il l’a tirée de son fonds et non extraite d’un passionnaire. En accordant qu’il l’ait trouvée en effet, a quel titre et par quelles raisons dira-t-on que cette note ait plus de valeur qu’une autre note signalée aussi comme appartenant à un manuscrit également introuvable, il est vrai, et où le temps de Dioclétien est indiqué pour le martyre de Cécile ? L’entorse a la chronologie n’est pas plus grave, en somme, d’assigner à la vieillesse du pape Urbain, mort en 230, l’année 178 ou l’année 303 ; et en admettant un second Urbain, il est aussi facile de le placer sous Dioclétien que sous Marc-Aurèle. Enfin les confusions, les inexactitudes et les erreurs sur les noms propres sont si communes dans les pièces de ce genre, l’insouciance de la chronologie et de l’histoire proprement dites y est si ordinaire que, l’indication d’Adon se trouvât-elle en effet dans de nombreux manuscrits, il conviendrait encore de ne pas l’accepter légèrement et les yeux fermés. Combien de passionnaires racontant les martyres des papes Corneille, Etienne, Sixte II, et de tant d’autres après eux, non seulement les marquent sous le règne de Decius, mais font figurer cet empereur comme interrogateur et comme juge ! Nous avons sous les yeux en ce moment des Actes de Félicité et de Perpétue qui portent tous les traits de l’authenticité, où rien ne choque ni ne détonne, et qui semblent de nature à forcer l’assentiment des plus sceptiques, et où dans le texte, par deux fois, au commencement et à la fin, il est indiqué que les saintes et leurs compagnons ont souffert sous les empereurs Valérien et Gallien[25]. 2° La mention qu’on trouve dans les Actes de deux ou plusieurs princes, en admettant même qu’on soit forcé de l’entendre de princes régnant ensemble au moment où se passent les événements racontés, est d’abord contredite par plusieurs textes des Actes d’Urbain, où il est question d’un seul empereur[26]. En second lieu, en faisant abstraction de ces textes auxquels, dans la même pièce, on en peut opposer d’autres où l’on parle d’empereurs au pluriel, cette mention s’adapte-t-elle aussi bien qu’on le dit aux dernières années du règne de Marc-Aurèle ? Nous croyons qu’on en peut douter. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que les auteurs de la lettre aux églises d’Asie et de Phrygie, écrite en 177, c’est-à-dire sous le règne de Marc-Aurèle et de Commode, disent que le prœses de la Lyonnaise jugea opportun de consulter César — litteris ad Cœsarem datis — et ajoutent plus loin : César avait répondu — quippe rescriptum fuerat a Cœsare. Nous voudrions des textes authentiques et contemporains pour accorder qu’en 177 ou 178 un haut fonctionnaire de l’État, sous le règne des mœurs relativement simples et bourgeoises du temps, se servit, pour désigner Marc-Aurèle et Commode, de la formule domini nostri invictissimi imperatores. Ce sont façons, de dire qui ne sont pas d’usage en ce temps. Ces formules d’étiquette ne commencent à être employées que sous les premiers Sévère, et ne deviennent ordinaires et communes qu’à partir de la seconde moitié du IIIe siècle. 3° Pour ce qui est du redoublement de rigueurs contre les chrétiens à la fin du règne de Marc-Aurèle, et de la défense faite aux fidèles d’enterrer leurs martyrs dont paraît témoigner à la même époque la lettre des Églises de Lyon et de Vienne, ce sont deux points dont on peut disputer. La cruelle exécution de 177 à Lyon, et le fait des Apologies de Méliton et d’Athénagore vers la même année, sont choses considérables ; mais Userait téméraire d’en tirer des inductions trop étendues. Ce sont des faits ou des témoignages qui valent pour la Gaule et pour l’Asie plus que pour Rome et la province d’Afrique, par exemple. On peut leur opposer le témoignage de Tertullien, qui atteste, en Marc-Aurèle un protecteur de l’Église[27]. En eût-il parlé de la sorte, et Eusèbe après lui[28], si les communautés chrétiennes de Rome et de Carthage eussent été poursuivies avec l’acharnement qui paraît, dans les Actes de Cécile et dans ceux d’Urbain ; si les condamnations eussent été si nombreuses à Rome qu’un préfet eût pu dire en parlant de son administration que cinq mille personnes de la secte avaient été exécutées[29] ; si, près de Rome, on eût établi dans un passage fréquenté une idole de Jupiter, à laquelle tout passant était tenu de rendre hommage, sous peine, du dernier supplice[30] ? Sous Marc-Aurèle, et d’après, la lettre des Églises de Lyon et de Vienne, et d’après les textes de l’Apologie de Méliton cités par Eusèbe, c’est l’opinion populaire surtout qui est excitée contre les chrétiens. Les accusations de repas a la Thyeste et de débauches nocturnes courent partout et enflamment les imaginations. La tradition prête même a Marc-Aurèle des rescrits destinés à modérer le zèle des magistrats et une condescendance trop prompte aux colères aveugles des foules. De ces anciens griefs il n’est plus question dans les Actes de Cécile, ni dans ceux d’Urbain. Les masses paraissent plus sympathiques qu’ennemies. La politique seule semble inspirer et conduire la répression, et ce sont les bravades des prévenus qui l’exaspèrent. Bravades, c’est trop peu dire ; Valérien ne va-t-il pas jusqu’à engager les citoyens a mettre au feu — in calcem convertite — les statues des dieux ? Le fait du corps des martyrs gardes par des soldais est a Lyon, en 177, un supplément de rigueur locale qu’on ne saurait assimiler a la prohibition légale de sépulture mentionnée dans les Actes de Cécile, et moins encore à la publication d’un édit spécial à ce sujet, marquée dans les Actes d’Urbain. Enfin il est peu contestable que le tableau de la persécution, tel qu’on peut le tirer des Actes de Cécile et de ceux d’Urbain, conviendrait bien mieux au temps de Dèce, de Valérien et de Gallien, ou même de Dioclétien, qu’au règne pacifique de Marc-Aurèle et aux années qui suivirent la lettre de tolérance qu’on lui prête après son expédition chez les Quades et la pluie prétendue miraculeuse qui sauva son armée. 4° Nous venons à l’édit rappelé par le préfet qui interroge Cécile, édit que M. de Rossi met en regard du rescrit de Marc-Aurèle rapporté dans la Lettre des Églises de Vienne et de Lyon, et qui le reproduit en effet presque littéralement. Nous ne sommes point embarrassé de ce document. Le rescrit de Marc-Aurèle, dans la lettre des fidèles de Lyon, n’est rien autre chose que le résumé du rescrit de Trajan à Pline. Il en est de même de l’édit qu’on trouve dans les Actes de Cécile ; c’est dans la lettre des Lyonnais ou dans l’Apologétique de Tertullien, qui rapporte et discute le rescrit de Trajan, que le compilateur des Actes l’a trouvé ; c’est de là qu’il l’a pris. Et la preuve, c’est qu’il le fait suivre de l’argumentation même de Tertullien, laquelle porte sur la contradiction qu’il y a, suivant le docteur africain,’a défendre les poursuites et à punir ceux qui sont déférés aux juges. On pourrait mettre en regard le passage de Tertullien et celui des Actes. Cette dialectique — l’auteur des Actes ne s’en est point avisé — est absurde dans la bouche de Cécile où il l’a placée, vu que plusieurs passages de ces Actes témoignent de l’activité des poursuites laites par les ordres mêmes du préfet. Au reste, applique avec plus ou moins de rigueur, selon les temps, les circonstances et les hommes, et plus ou moins diversifié dans sa teneur, il n’y eut guère jamais d’autre édit de persécution que celui dont les Actes de Cécile nous donnent la formule. Ce qui distingue le temps de Trajan et celui de Marc-Aurèle de celui où eurent lieu les faits racontés dans les Actes de Cécile cl dans ceux d’Urbain, c’est l’initiative des magistrats défendue dans le premier et ordonnée dans le second. Aux jours de Dèce, de Valérien et de Gallien, et plus tard de Dioclétien, la négation de la profession chrétienne assure le renvoi des accusés, le refus obstiné de nier ou d’abjurer entraîne leur condamnation. On remarquera de plus que dans nos Actes, comme dans tous ceux qui se rapportent au cycle décien, le juge demande, comme confirmation de la négation ou de l’abjuration, un acte de sacrifice. Cette condition d’ailleurs était déjà marquée aussi dans le rescrit de Trajan[31]. Il ne nous paraît donc pas que des arguments de M. de Rossi on puisse valablement conclure que le martyre de Cécile et de ses amis doive être rapporté aux dernières années du règne de Marc-Aurèle. La teneur des Actes de Cécile et de ceux d’Urbain répugne absolument, selon nous, à cette hypothèse, contre laquelle s’élève aussi ce fait que Cécile aurait été ensevelie en 178, dans un cimetière qui ne fut organisé que trente ans au moins, plus tard, parmi des évêques dont aucun, par la même raison, n’y pouvait encore reposer. Mais il est plus aisé d’ordinaire de réfuter une thèse historique que d’en établir une autre. Nous estimons que le martyre de Cécile et dégroupe qui l’entoure n’appartient pas au temps d’Alexandre Sévère. Nous croyons qu’il n’en faut point chercher la date en deçà, ni sous Marc-Aurèle et Commode, ni sous Septime Sévère et Caracalla. Mais si ce martyre n’est point une pure fable inventée à plaisir, et sans base historique, quand a-t-il eu lieu ? Nous ne pensons pas qu’avec les monuments qu’on connaît il soit facile d’en fixer l’année précise ; mais peut-être n’est-il pas impossible d’indiquer une époque approximative. On l’a dit plus haut, les Actes de Cécile sont une pièce fort équivoque. Si on en retranchait tout ce qui est évidemment l’œuvre et l’invention personnelle du compilateur du Ve siècle, il en resterait très peu de chose. On en éliminerait d’abord la préface. Il n’y a nul doute sur ce point. Elle est autre dans les Actes grecs traduits par Surius, autre dans les Actes latins, et déjà certains manuscrits n’en donnent aucune. On éliminerait la poétique histoire de l’ange qui a pris le cœur de Cécile, et des couronnes de rosés et de lys qu’il offre au chaste couple. Tout ce morceau qui suit le mariage de Cécile avec Valérien n’est qu’une apologie de la virginité chère à l’Église en tout temps, et sur laquelle l’imagination éprise d’une pureté plus qu’humaine aimait à s’étendre dès le temps de Cyprien[32] et plus tard. On éliminerait la prière d’Urbain — qui a pu l’entendre et la transmettre ? — l’apparition du vieillard miraculeux porteur du formulaire ; les longs et insipides discours de Cécile à Tiburce ; et celui où elle met en parallèle les misères de la vie terrestre avec les délices de la vie éternelle ; et celui où elle explique avec une science qui n’est ni de son âge ni de son sexe, et une précision qu’eût enviée Grégoire de Nazianze, dit le Thélogien, les mystères du dogme de la Trinité ; et celui où elle raconte l’histoire de Jésus, de sa prédication, de sa passion, des succès des apôtres. On éliminerait une bonne partie de l’interrogatoire de Tiburce et de Valérien, fort abrégé déjà dans certains manuscrits, le sermon de Cécile après leur exécution ; — audite me cives et fratres, — et aussi une partie de l’interrogatoire de Cécile, lequel aussi est visiblement surchargé dans certains manuscrits. On ne fera croire à personne que Cécile — au temps de Marc-Aurèle surtout — ait récité au préfet un morceau de Tertullien où elle explique qu’il est absurde de ne pas poursuivre les chrétiens, et cependant de les condamner dans un temps où ils sont — d’après la pièce même — manifestement poursuivis et recherchés, ni qu’elle se moque de lui avec un mélange de subtilité et d’arrogance. Ces amputations et éliminations faites, il resterait qu’une jeune fille secrètement convertie au christianisme, qui avait voué sa virginité a Dieu à l’insu et contre le gré de ses parents, épousa un jeune païen, le gagna à sa foi, et après lui son beau-frère ; qu’un évêque, qui avait eu déjà des affaires avec le pouvoir, et qui était dans la confidence de Cécile, baptisa les deux jeunes gens. La persécution sévissait alors ; les chrétiens se cachaient ; on exécutait cruellement ceux qui étaient pris ; on défendait même de donner la sépulture à leurs corps. Les temps étaient durs pour l’Église. Valérien et Tiburce, dans la chaleur de leur nouveau zèle, se compromirent, furent arrêtés, conduits devant le préfet de Rome ; interrogés avec douceur, ils répondirent avec une insultante fierté, irritèrent l’esprit du juge qui les condamna. Maxime, un des officiers du préfet, gagné par leur héroïque fermeté, se convertit aussi et fut sommairement exécuté après eux. La fin de l’histoire est pleine d’embarras. On dit que Cécile fut condamnée par le préfet à mourir dans une salle de bains de sa propre maison, asphyxiée par la vapeur d’eau ou l’air surchauffé. Dans certains monuments figurés ; on a complaisamment transformé cette salle en une cuve sous laquelle brûle un brasier, et où l’on plonge la malheureuse jeune femme. On ajoute que la chaleur du calidarium ne parvenant pas à l’étouffer, le préfet envoya un spéculateur ou exécuteur pour en finir d’un coup d’épée ; que celui-ci la frappa trois fois sans pouvoir lui couper à tête, et que, comme une loi défendait dans ce cas de donner un quatrième coup, — tous les manuscrits ne portent pas cette remarque, qui vise une loi inconnue en effet, — il se retira, la laissant sanglante, la tête à demi détachée du tronc ; qu’en cet état elle vécut encore trois jours, comme elle l’avait demandé au ciel, parlant, consolant et fortifiant ceux qui l’entouraient. Nous sommes là en plein roman. La mort par asphyxie dans
le calidarium d’une demeure privée n’est point un supplice légal. On a
quelque peine a croire qu’il ait pu être ordonne par un préfet prononçant sa
sentence dans les formes. Ce drame civil serait-il donc par hasard un drame
domestique, le renouvellement de ce qui se passa à Rome sous Néron, avec
cette différence que Pomponia Græcina, accusée, dit Tacite, de superstition
étrangère, fut acquittée par le tribunal de famille, tandis que Cécile aurait
été condamnée ? On ne sait. La légende, après coup, a bien pu transformer une
tragédie privée en drame public. Mais nous n’avons point de suffisants
documents pour appuyer cette hypothèse. Et d’autre part, il ne s’agit point
de la seule Cécile, mais du groupe de chrétiens qui périrent quelques mois
auparavant, et de l’autre groupe qui, avec Urbain, fut exécuté quelques mois plus
tard. Nous croyons que ces faits — si faits il y a — appartiennent à la large période qui s’étend depuis la mort de l’empereur Philippe jusqu’à la captivité de l’empereur Valérien (249-260), et qu’on peut appeler, dans l’histoire des persécutions de l’Église, le cycle décien. Quoique fort court en réalité, — à peine plus de deux ans, — le règne de Decius pesa lourdement sur l’Église. Decius, pour l’imagination des fidèles du IIIe siècle, fut quelque chose d’analogue à ce qu’avait été Néron pour l’imagination des fidèles du Ier. Les hagiographes postérieurs ont recueilli cette impression, comme les sybillistes chrétiens avaient recueilli l’autre. Decius, au commencement de la seconde moitié du IIIe siècle, est l’impie, le persécuteur, la bête exécrable ; c’est l’expression même dont Lactance le marquera plus tard : exsecrabile animal. Les vexations et persécutions exercées après sa mort par Gallus et Volusien, par Valérien et Gallien, parfois par Aurélien, sont mises sur son compte et à sa charge. Dans nombre d’Actes, Decius et Valérien, son inséparable préfet, soit simultanément, soit séparément, interrogent, torturent, font exécuter a mort les évêques de Rome, Lucius, Corneille, Etienne, Sixte II, et beaucoup d’autres prêtres et diacres qui sont morts après eux. Or, ces Actes du cycle de Decius, et où Decius et son préfet Valérien figurent comme juges, ont quantité de traits communs avec nos Actes d’Urbain et de Cécile, et paraissent tout à fait de même famille. On y parle couramment des invincibles princes, expression que nous persistons à croire inusitée à la fin du règne de Marc-Aurèle. On y voit que les chrétiens sont traités de magiciens, activement pourchassés, et traqués comme dans nos Actes. Le pouvoir intéresse de la même manière ses agents aux poursuites, se préoccupe également des trésors que la communauté ou les particuliers qui en ont le dépôt prétendent soustraire au fisc, emploie mêmes moyens pour contraindra les fidèles a abjurer et à sacrifier. L’attitude des confesseurs n’est point différente. Ils ont mêmes allures dédaigneuses, insultantes, et leurs réponses aux mêmes adjurations ou aux mêmes menaces sont les mêmes. Pendant qu’on les bâtonne ou qu’on les déchire sur le chevalet, le héraut crie la même formule : Gardez-vous de blasphémer les dieux. Dans plusieurs de ces Actes, la scène du cornicularius Maxime des Actes de Cécile, converti par la pitié et le spectacle de l’héroïsme, se reproduit, et l’agent infidèle est exécuté sans interrogatoire, avec la même réflexion du juge ou de l’un de ses assesseurs : Si prompte justice n’est faite de celui-ci, on a tout à craindre de la contagion. Comme dans les Actes de Cécile et dans ceux d’Urbain, les confesseurs du cycle décien sont conduits à plusieurs reprises à quelque temple de Jupiter, de Mars, du Soleil ou de Diane, pour y sacrifier. Urbain devant l’idole prononce ces mots, les yeux levés au ciel : Que le Seigneur tout-puissant te renverse, et l’idole tombe avec une partie du temple. Le même détail se trouve textuellement dans les Actes d’Etienne et dans ceux de Sixte. Ces frappantes analogies peuvent s’expliquer, il est vrai, par l’identité des passions et des situations ou par le fait que certains Actes ont servi de modèles aux auteurs postérieurs, qui, faute de matière, se sont bornés à les copier. Dans ce dernier cas, il est malaisé de dire quel est le modèle original et quelle est la copie. Dans le premier, il reste que les Actes de Cécile et ceux d’Urbain ressemblent beaucoup plus à ceux de la période de Dèce qu’à ceux qui se rapportent manifestement à l’époque de Marc-Aurèle, comme la lettre des fidèles de Lyon et de Vienne, ou à ceux qui se rapportent au temps de Septime Sévère, comme les Actes des martyrs scillitains ou ceux de Félicité et de Perpétue, d’où il suivrait qu’il conviendrait, sans discuter la vérité de tel ou tel détail, d’attribuer le gros des faits rapportés dans les Actes de Cécile et d’Urbain au commencement de la seconde moitié du IIIe siècle. Si cette conclusion, fondée sur l’analogie des documents et des détails qu’on y trouve, paraît encore fragile, peut-être peut-on la fortifier en montrant l’identité de plusieurs noms propres communs aux Actes de Cécile et d’Urbain, et a ceux où figure l’empereur Decius. Nous n’avons pas trouvé dans ces derniers, du moins dans ceux que nous avons lus, le préfet de Rome Almachius, mais dans plusieurs le préfet Valérien. Les Actes d’Adon et de Sennès l’appellent, dans une lettre que Decius lui adresse : Turcius Ruffius Apollonius Valerianus præfectus pretorii. C’est sans doute le Rufinius Valérianus, préfet de Rome sous Decius, comme il est marqué dans les précieuses notes de Borghesi. Le changement d’Almachius en Apollonius n’est pas fort naturel. Les transformations de noms propres ou les mauvaises écritures ne sont pas rares pourtant dans les passionnaires. Ainsi l’un, après avoir donné plusieurs fois Valerianus, change ensuite ce nom en celui de Valentianus. Dans un manuscrit des Actes de saint Cyprien, on lit Casto Paterno pour Aspasio Paterno, et plus loin, dans le même texte, Galerio et Maximo proconsulibus pour Galerio Maximo proconsulte. Notre Turcius, dans certains manuscrits, est écrit Turgius, Turtius, Tiburtius, Turbidus ; de même Almachius, qui est la leçon ordinaire, est écrit dans un manuscrit : Almatius, Almahius, Amachus. Enfin le nom de famille est Turcius, et il est remarquable que ce soit le nom même d’un préfet de Rome sous le règne de Decius. A la fin des Actes d’Urbain il est question d’un Annitius vicarius. Le vicariat de la préfecture urbaine n’est pas du IIIe siècle ; mais le compilateur des Actes d’Urbain, qui a écrit beaucoup plus tard, a pu se servir de ce terme pour désigner un des agents du préfet. Or, un Annitius vicarius est aussi mentionné dans les Actes bizarres, du reste, et de basse époque d’Abdon et de Sennès, où figure Decius en personne. Le vicarius Carpasius est souvent nommé dans les Actes d’Urbain ; un personnage de même nom, appelé aussi Carpasius, joue un rôle important et fort analogue dans les Actes du pape Marcel, au temps de Dioclétien et Maximien, et dans les Actes de Cyriacus et de ses [...], marqués au même temps. Enfin un prêtre du nom de Justin figure à la fin des Actes d’Urbain, un prêtre de même nom figure aussi dans les Actes de Sixte II, de Laurent et d’Hippolyte, qui se passent au cycle de l’empereur Decius. Nous l’avouerons ingénument, les raisons de détail que nous présentons ici, prises à part, sont de petite [...]. Elles ne peuvent valoir que par le faisceau [...] forment avec les précédentes. Il est certain que les personnages principaux de nos Actes, le préfet de Rome Almachius ou Amachius, Cécile, son mari Valérien et son beau-frère Tiburce, ne nous sont connus par aucun document authentique ; que d’Urbain, évêque homonyme du successeur de Calliste, nous ne savons que le nom, et rien de plus. Dans ces conditions de chronologie, si capitales en histoire, et que les hagiographes ont absolument négligées, les moments négatifs sont plus aisés à trouver que les moments positifs, et les thèses plus faciles à défaire qu’à construire. Nous croyons solides les raisons que nous avons présentées à l’encontre de la supposition de Rossi. De même, en nous fondant sur le [...] les Actes de Cécile et d’Urbain, — base fragile [...], mais unique en cette matière, — nous considérons l’opinion qui recule à l’époque de Dèce, encore largement, les événements qui y sont racontés : plus acceptable que la sienne. Étant donné que l’évêque Urbain est seulement un homonyme du successeur de Calliste, il n’y a pas plus d’embarras, il y en a même moins, à le placer dans la seconde moitié du IIIe siècle qu’à l’époque de Marc-Aurèle et de Commode. Est-il possible de préciser davantage ? Nous trouvons cité plusieurs ibis dans les lettres de Cyprien[33] un Urbain, prêtre et confesseur. Il avait souffert pour la loi en 250, et avait ensuite été renvoyé libre comme plusieurs autres. Il appartenait au parti des exaltes et des rigoristes qui ne voulaient pas entendre parler de paix avec les faillis. Un peu plus tard, vers la fin de 251, il fléchit à l’opinion commune, qui inclinait à l’indulgence, et se réconcilia avec Corneille, évêque de Rome. Serait-ce une hypothèse inacceptable de supposer que cet Urbain, personnage actif, confesseur à Rome sous le règne de Decius, fut, après sa paix faite avec Corneille, élu évêque, non à Rome, mais dans les environs ; qu’il eut sous Gallus et Volusien, ou au commencement du règne de Valérien et de Gallien, de nouvelles affaires avec le pouvoir qui ne furent pas poussées à fond ; qu’il avait converti et gagné à la foi une jeune fille de Rome nommée Cécile, et gardé avec elle de secrètes relations ; qu’après le mariage de cette jeune fille il introduisit dans l’Église son mari Valérien et son beau-frère Tiburce ; que les imprudences de ces deux jeunes gens, la persécution s’étant rallumée, les firent arrêter et condamner, et après eux Cécile elle-même, et enfin Urbain, cause de tout le mal selon les païens, et instigateur des séditieux, comme on pensait, tout cela entre 257 et 260 ? Nous présentons cette interprétation comme une conjecture ; mais il nous parait qu’elle s’ajuste mieux avec le caractère des documents hagiographiques — s’ils ont, si peu que ce soit, un fond historique. Soutenir, en effet, que Cécile, Valérien et Tiburce n’ont jamais existé, que ce sont personnages de fantaisie créés de toutes pièces par la légende, nous paraît impossible. Sous Valérien et Gallien, en 257 et 258, l’autorité, il est vrai, s’attaqua plutôt aux membres de la hiérarchie ecclésiastique, aux porte-drapeau de la secte. Mais Cécile, Valérien et Tiburce étaient sans doute animés d’un zèle brûlant et, d’après les Actes, pleins d’une foi agissante et vive. Leur condamnation et leur exécution peuvent s’expliquer par des témérités que nous ignorons, que nul n’a rapportées. On peut s’étonner, en tout cas, du silence que gardent sur eux les écrivains ecclésiastiques et de la justice tardive rendue par un rhéteur anonyme à ces héroïques mémoires. L’obscurité qui a pesé sur sainte Cécile jusqu’à la rédaction de ses Actes est étrange, et non moins étrange aussi l’espèce de popularité poétique toute privilégiée qui a suivi, et dont on cherche en vain la raison en dehors de l’imagination, mère des légendes. |
[1] Le prologue des Actes grecs (texte de Métaphraste) est fort différent de celui des Actes latins. Nombre de manuscrits suppriment tout à fait ce prologue ; d’autres l’abrègent.
[2] La grande collection des Acta Sanctorum des Bollandistes, qui s’arrête au mois d’octobre, ne donne pas les Actes de sainte Cécile, communément marqués, et particulièrement dans le martyrologe romain, au 22 novembre.
Métaphraste, au IXe siècle, en publia une traduction grecque, faits sur d’anciens passionnaires, et Surius, dans ses Probatæ Sanctorum Historiæ, publiées en 1570, traduisit en latin cette version grecque.
Le texte de Métaphraste qui est une traduction, et celui de Surius qui est la traduction d’une traduction, sont très supérieurs aux Actes latins donnés par Antoine Bosio à Rome, en 1600, sous ce titre : Historia passionis sanctœ Ceciliœ, et reproduits au siècle suivant par Laderchi, avec tous les monuments historiques ou légendaires qui se rapportent à Cécile, sous ce titre : Sanctœ Ceciliœ virginis et martyris Acta et transtiberina basilica sœculorum singulorum monumentis illustrata, Romæ, 1732, 2 vol. in-4°.
L’édition de Bosio, tirée d’un petit nombre de manuscrits romains, et particulièrement d’un manuscrit de la basilique transtibérine de Sainte Cécile, paraît fort défectueuse, chargée de gloses et d’amplifications, et semée de leçons obscures ou douteuses. Il est étrange peut-être de parler d’interpolations à propos d’un texte dont l’original est introuvable et indiscernable, dont l’auteur est anonyme, la date précise inconnue et impossible à déterminer, qui roule sur des faits dont le caractère historique est contestable, et qui aurait été écrit au plus tôt à deux siècles de distance de ces faits prétendus. Mais enfin, parmi ces textes mêmes ; si suspects qu’ils soient et si petite que soit la valeur historique qu’on lent accorde, il y a un choix à faire, et la critique trouve matière à s’exercer. On peut dire en général que les plus courts, les plus simples, les moins chargés de rhétorique d’école pour la forme et de merveilleux pour le fond sont les plus sincères et les plus anciens.
Toutes les grandes collections publiques contiennent chacune un bon nombre de passionnaires ou de lectionnaires manuscrits su IXe au XVe siècle, où se trouvent, soit en totalité, soit en partie, agit sous la forme d’une relation continue, soit divisée en chapitres et en lectures, sous les titres de Vita, Passio, Gesta sanctiœ Ceciliœ virginis, l’histoire de sainte Cécile.
Notre seule Bibliothèque nationale en contient trente-deux. On les trouvera au fonds latin, sous les numéros suivants : 2319, 3793, 3817, 3820, 5278, 5293, 5296, 5298, 5301, 5308, 5311, 5833, 6336, 5360, 5365, 8995, 9737, 9739. 10861, 11748, 11753, 11764, 11759, 12398, 12601, 12606, 14364, 15436, 16735, 17003, 17007, et au fonds latin des nouvelles acquisitions, n° 2180.
Nous avons lu les Actes de sainte Cécile dans ces trente-deux manuscrits, dont plusieurs sont du IXe ou du Xe siècle, par exemple ceux marqués aux numéros 5301, 2180, 17002, 11748, 10861, 5311,5290. La plupart fournissent les corrections indiquées par M. de Rossi, quelques-uns l’interrogatoire de Cécile fort réduit, plus simple et infiniment plus vraisemblable que celui que Bosio et les historiens postérieurs de Cécile ont donné jusqu’à ces derniers temps.
Aucun de ces trente-deux manuscrits ne fournit, ni au commencement ni à la fin, la moindre indication chronologique, ni la mention que le martyre eut lieu sous les empereurs Marc-Aurèle et Commode, ni la mention qu’il eut lieu aux temps, de Dioclétien. M. de Rossi suppose qu’Adon, qui a inséré la première de ces deux notes, a dû, non l’intenter, mais la tirer de quelque antique passionnaire. Si on la trouvait dans un manuscrit du VIIIe siècle, cela prouverait peu pour l’importante question de la date, et moins que le caractère des faits rapportés ; mais on ne nous dit pas qu’on l’ait trouvée nulle part, et en fait elle manque dans les trente-deux pièces que nous avons collationnées. Une seule de ces pièces, un manuscrit d’écriture saxonne du IXe siècle, se termine par ces mots : Explicit passio sanctœ Ccecilœ martyris, Valeriani et Tiburti qui passi sunt sub Almatio Urbi prœfecto J. kal. decemb., indication absolument nulle, vu que le personnage nommé ici Almatius, ailleurs d’ordinaire Almachius, et quelquefois Almahius, Amachius, Amachus, avec de plus nombreuses variantes pour le gentilitium écrit : Turtius, Turgius, Tiburtius, Turbidus, etc., est absolument inconnu dans la liste, incomplète il est vrai, des préfets de Rome.
[3] On voit par un passage de l’Exhortation au martyre d’Origène, écrite en 236, que ce reproche était fréquent, car il y répond : Νύν ό βουλόμενος λεγέτω ήμάς άγνοεΐσθαι. (§ 43.)
[4] Romœ sotter., t. II, p. 145.
[5] Au reste, la question de savoir, non depuis quel âge Cécile était chrétienne, — on ne dit pas dans les Actes qu’elle fut née au sein de l’Église, — mais si ses parents ou l’un d’eux était chrétien, est résolue précisément dans le sens de la négative dans un texte des Actes, défectueux dans Bosio, mais fort clair dans beaucoup de manuscrits, environ douze sur trente-deux. C’est celui-ci : Parentum enim tanta vis et sponsi circa illam erat tantus amor (un manuscrit donne dilectio, un autre devotio) exœstuans, ut non posset amorem (un manuscrit donne ardorem) sut cordis ostendere et quod solum Christum diligeret indiciis evidentibus aperire. D’autres manuscrits écrivent : ut non posset œstuans ou exœstuans ejus animus, etc.
Ce qui ne peut vouloir dire que ceci : La violence, ou les dispositions hostiles ou au moins suspectes de ses parents étaient telles, et l’amour de son fiancé si vif et si ardent, Qu’elle ne pouvait montrer l’amour dont son cœur à elle était plein, et manifester par de visibles marques qu’elle aimait uniquement Jésus-Christ. C’est-à-dire qu’elle cachait sa foi à ses parents mêmes. Où veut-on une meilleure preuve que ceux-ci ne la partageaient point ? Si ce n’est point là le sens de cette phrase, nous ne saurions en aucune façon trouver ce que l’auteur a voulu dire.
[6] Ce passage est embarrassé dans les manuscrits, les uns portant : latebram sui cavendo prœdicare ; d’autres : latebram siu ou se fovendo prœcavere ; un autre : latebrarum sinus fugiendo tenere ; un autre : latebram sui fovendo petere ; un autre : latebras sui faciendo, prœdicare non cessat.
[7] Certains manuscrits, à propos de la procession du Saint-Esprit, portent le filioque. Cette expression manque dans le plus grand nombre des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Tous les manuscrits même ne contiennent pas cet enseignement théologique.
[8] Cette question est un évident artifice de rhétorique pour amener l’histoire de la passion et toute l’amplification qui suit. Il convient d’ajouter que quelques manuscrits même la suppriment, par exemple les manuscrits 3820, 5293.
[9] On dirait vraiment un docteur discutant ou exposant en Sorbonne.
[10] Passage qui paraît inspiré des derniers mots du chapitre IX de l’Apologétique de Tertullien : Sed cœcitatis dum species facile concurnunt, ut qui non vident quœ sunt et videre videantur quœ non sunt. — Cf. aussi dans Origène, Exhortat. ad mart., § 44, et plus loin, même traité, § 58.
[11] L’apologue suivant est dans la plupart des manuscrits, il manque dans quelques-uns, par exemple dans le texte du manuscrit n° 5301, du IXe ou du Xe siècle.
[12] Les deux phrases qui précèdent manquent dans la plupart des manuscrits. Après qu’ils ont dit qu’ils offrent chaque jour un sacrifice au Dieu unique, le préfet répond : Ce Dieu unique, dites-moi son nom.
[13] Les mots entre parenthèses manquent dans beaucoup de manuscrits.
[14] Il s’agit du Pagus Triopius, près de la voie Appienne. V. de Rossi, Bull. di Arch. crist., 2e série, III, 47, 51.
[15] Et cum gaudio martyrium suscipiunt. — Cum gaudio est en surcharge dans le manuscrit 5301.
[16] Ce petit sermon commence par ces mots : Audite me, cives et fratres...
[17] Certains manuscrits disent quatre cents, d’autres quarante.
[18] Hic sub umbratione (alias defensione) nominis sui domum sanctœ Ceciliœ suo nomine titulavit.
[19] Cette réponse de Cécile manque ou est fort abrégée dans plusieurs de nos manuscrits, par exemple dans le n° 5301. Cécile dit : Sic imperatores vestri errant sicut et nobilitas vestra. Sententia enim quant ab eis prolatam esse tutaris vos sœvientes et nos innocentes ostendit. Nos scienten sanctum nomen omnino negare non possumus. Melius est enim feliciter mori quam infeliciter vivere. Nos vero vera dicentes vos torquemus qui mendacium elaboratis audire. Almachius dixit : Elige tibi unum de duobus.
Le manuscrit n° 3817, après : nos innocentes ostendit, porte : Si enim vanum (pour malum) esset hoc nomen christianos nos negaremus, vos vero ad confitendum suppliciis urgeretis. Almachius dixit : Pro pietate sua hoc statuere voluerunt quo vitœ vestrœ possit esse consultum. Cœcilia dixit : Nihil tam impium nihilque tam innocentiœ inimicum quam ut reis omnibus tormenta paretis ad confitendum qualitatem sceleris locum tempus, conscios socios cum examinatione perquiritis. Nos vero quos innocentes scitis nominis tantum crimen impingitis. Sed nos scientes sanction nomen, etc. Le long texte, qui ici est peut-être le meilleur, car l’autre est fort gauche, est emprunté en partie à l’Apologétique de Tertullien.
[20] O judicem necessitate confusum ! Tout ce morceau est textuellement pris de Tertullien : O sententiam necessitate confusam, etc. (Apologétique, 2), et de façon fort maladroite ; dans le texte que nous suivons, le passage de Tertullien est abrégé. Il est ainsi dans une moitié au moins de nos trente-deux manuscrits ; dans les autres, le passage de Tertullien est entier : parcit et sœvit, dissimulat et animadvertit ; dans quelques-uns le passage est absolument supprimé et l’interrogatoire entier réduit des trois cinquièmes.
[21] Une partie des manuscrits porte ici : et quia lege (alias legibus) edutum erat (alias statutum erat) ne quis tertiam percussionem decollandus acciperet, hic seminecem, etc. Cette incidente est évidemment une glose. On ne connaît pas cette loi prétendue, cela va sans dire.
[22] Annal. ecclés., II, p. 583-585.
[23] Parlant de l’hypothèse que Cécile aurait souffert le martyre sous Marc-Aurèle et Commode, entre 176 et 180, Laderchio écrit : Verum prœterquam quod erroris ab omnibus manifestissime redarguuntur, cuinam inniœi fundamento potius sub Marco Aurelio et Commodo quam sub alio, — etiam Alexandro prætermisso — ex persecutoribus imperatoribus eam ponendam decernunt ? A quibus Actis, a qua historia a quonam id scriptore didicerunt. (Laderch., op. cit., t. I, p. 136.)
[24] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, pp. 147 et suiv.
[25] Voir la pièce à l’Appendice.
[26] Almachius dit : Acquiesce itaque consiliis meis ac manifesta thesauros Cœciliœ et sacrifica ne moriaris, et esto amicus imperatoris et mihi. — Ad hœc B. Urbanus respondit : Nec tuam nec imperatoris tui amicitiam opto. — Et plus loin : Nos enim magis eligimus mori ob Salvatoris nostri amorem quam vivere ob promissa vestri imperatoris. Souvent, il est vrai, dans ces mêmes Actes, on trouve les mots jussa principum, prœcepta imperatorum. Le singulier ou le pluriel est mis indifféremment et au hasard. (Act. Urbani, passim.)
[27] Edimus protectorem. (Tertullien, Apologétique, 5.)
[28] Eusèbe, Hist. ecclés., V, 5.
[29] Jam enim pœne usque ad quinque millia hominum perierunt eo dogmate obligate. (Actes d’Urbain.)
[30] Locus igitur qui vocabatur pagus quarto milliario ab urbe situs erat in quem par templi januam transitus erat, ut omnis qui ingrederetur, si Jovi thura non poneret, puniretur. (Actes de Cécile.)
[31] Ita tamen ut, qui negaverit se Christianum esse idque re ipsa manifestum fecerit, id est supplicando dis nostris. (Pline, X, 98.)
Mais dans le rescrit de Trajan il y a défense formelle de rechercher les chrétiens, c’est-à-dire de faire des poursuites d’office, défense qui n’est pas contredite par l’édit de Marc-Aurèle dans la lettre de Lyon, et qui aurait au contraire été précisément confirmée par Antonin dans son rescrit aux cités d’Asie et, selon le témoignage de Tertullien et d’Eusèbe, par Marc-Aurèle après l’expédition des Quades. Or, dans les Actes de Cécile, et dans ceux d’Urbain plus visiblement encore, il est question des recherches rigoureusement ordonnées, avec prime et récompense pour ceux qui découvriraient des chrétiens cachés.
[32] Cyprien, De habitu virginum, éd. Hartel, p. 203.
[33] Cyprien, epist. XLIX, LI, LIII, LIV, éd. Hartel.