RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

précédés de

Considérations sur l’Histoire de France

par Augustin THIERRY

 

À son altesse royale Monseigneur le Duc d’Orléans

Hommage de reconnaissance et de profond respect

 

 

 

PRÉFACE

Cet ouvrage se compose de deux parties très distinctes, l’une de dissertation historique, l’autre de narration ; l’une qui est complète aujourd’hui, l’autre que je me propose de continuer, si le temps et la force ne me manquent pas. Je parlerai d’abord de la seconde, ensuite de la première, et je dirai quels motifs m’ont amené à les joindre ensemble.

C’est une assertion pour ainsi dire proverbiale qu’aucune période de notre histoire n’égale en confusion et en aridité la période mérovingienne. Cette époque est celle qu’on abrége le plus volontiers, sur laquelle on glisse, à côté de laquelle on passe sans aucun scrupule. Il y a dans ce dédain plus de paresse que de réflexion ; et, si l’histoire des Mérovingiens est un peu difficile à débrouiller, elle n’est point aride. Au contraire, elle abonde en faits singuliers, en personnages originaux, en incidents dramatiques tellement variés, que le seul embarras qu’on éprouve est celui de mettre en ordre un si grand nombre de détails. C’est surtout la seconde moitié du VIe siècle qui offre en ce genre, aux écrivains et aux lecteurs, le plus de richesse et d’intérêt, soit que cette époque, la première du mélange entre les indigènes et les conquérants de la Gaule, eût, par cela même, quelque chose de poétique, soit qu’elle doive cet air de vie au talent naïf de son historien, Georgius Florentius Gregorius, connu sous le nom de Grégoire de Tours.

Le choc de la conquête et de la barbarie, les mœurs des destructeurs de l’empire romain, leur aspect sauvage et bizarre, ont été souvent peints de nos jours, et ils l’ont été à deux reprises par un grand maître[1]. Ces tableaux suffisent pour que la période historique qui s’étend de la grande invasion des Gaules en 406 à l’établissement de la domination franque reste désormais empreinte de sa couleur locale et de sa couleur poétique ; mais la période suivante n’a été l’objet d’aucune étude où l’art entrât pour quelque chose. Son caractère original consiste dans un antagonisme de races non plus complet, saillant, heurté, mais adouci par une foule d’imitations réciproques, nées de l’habitation sur le même sol. Ces modifications morales, qui se présentent de part et d’autre sous de nombreux aspects et à différents degrés, multiplient, dans l’histoire du temps, les types généraux et les physionomies individuelles. Il y a des Francs demeurés en Gaule purs Germains, des gallo-romains que le règne des barbares désespère et dégoûte, des Francs plus ou moins gagnés par les mœurs ou les modes de la civilisation, et des Romains devenus plus ou moins barbares d’esprit et de manières. On peut suivre le contraste dans toutes ses nuances à travers le VIe siècle et jusqu’au milieu du VIIe ; plus tard, l’empreinte germanique et l’empreinte gallo-romaine semblent s’effacer à la fois et se perdre dans une semi barbarie revêtue de formes théocratiques.

Par une coïncidence fortuite, mais singulièrement heureuse, cette période si complexe et de couleur si mélangée est celle-là même dont les documents originaux offrent le plus de détails caractéristiques. Elle a rencontré un historien merveilleusement approprié à sa nature dans un contemporain, témoin intelligent, et témoin attristé, de cette confusion d’hommes et de choses, de ces crimes et de ces catastrophes au milieu desquelles se poursuit la chute irrésistible de la vieille civilisation. Il faut descendre jusqu’au siècle de Froissard pour trouver un narrateur qui égale Grégoire de Tours dans l’art de mettre en scène les personnages et de peindre par le dialogue. Tout ce que la conquête de la Gaule avait mis en regard ou en opposition sur le même sol, les races, les classes, les conditions diverses, figure pêle-mêle dans ses récits, quelquefois plaisants, souvent tragiques, toujours vrais et animés. C’est comme une galerie mal arrangée de tableaux et de figures en relief ; ce sont de vieux chants nationaux, écourtés, semés sans liaison, mais capables de s’ordonner ensemble et de former un poème, si ce mot, dont nous abusons trop aujourd’hui, peut être appliqué à l’histoire.

La pensée d’entreprendre, sur le siècle de Grégoire de Tours, un travail d’art en même temps que de science historique, fut pour moi le fruit de ces réflexions ; elle me vint en 1833.

Mon projet arrêté, deux méthodes se présentaient : le récit continu ayant pour fil la succession des grands événements politiques, et le récit par masses détachées, ayant chacune pour fil, la vie ou les aventures de quelque personnage du temps. Je n’ai pas hésité entre ces deux procédés ; j’ai choisi le second, d’abord, à cause de la nature du sujet qui devait offrir la peinture, aussi complète et aussi variée que possible, des transactions sociales et de la destinée humaine dans la vie politique, la vie civile et la vie de famille ; ensuite, à cause du caractère particulier de ma principale source d’information, l’Histoire ecclésiastique des Francs, par Grégoire de Tours.

En effet, pour que ce curieux livre ait, comme document, toute sa valeur, il faut qu’il entre dans notre fonds d’histoire narrative, non pour ce qu’il donne sur les événements principaux, car ces événements se trouvent mentionnés ailleurs, mais pour les récits épisodiques, les faits locaux, les traits de mœurs qui ne sont que là. Si l’on rattache ces détails à la série des grands faits politiques et qu’on les insère, à leur place respective, dans un récit complet et complètement élucidé pour l’ensemble, ils feront peu de figure, et gêneront presque à chaque pas la marche de la narration ; de plus, on sera forcé de donner à l’histoire ainsi écrite des dimensions colossales. C’est ce qu’a fait Adrien de Valois dans sa compilation latine en trois volumes in-folio des Gestes des Francs, depuis l’apparition de ce nom jusqu’à la chute de la dynastie mérovingienne[2] ; mais un pareil livre est un livre de pure science, instructif pour ceux qui cherchent, rebutant pour la masse des lecteurs. Il serait impossible de traduire ou d’imiter en français l’ouvrage d’Adrien de Valois ; et d’ailleurs on l’oserait, que le but selon moi ne serait pas atteint. Tout en se donnant pleine carrière dans sa volumineuse chronique, le savant du XVIIe siècle élague et abrége souvent ; il omet des traits et des détails, il émousse les aspérités, il rend vaguement ce que Grégoire de Tours articule ; il supprime le dialogue ou le dénature ; il a en vue le fond des choses, et la forme ne lui fait rien. Or, c’est de la forme qu’il s’agit ; c’est elle dont il faut saisir les moindres linéaments, qu’il faut rendre à force d’étude plus nette et plus vivante, sous laquelle il faut faire entrer ce que la science historique moderne fournit sur les lois, les mœurs, l’état social du VIe siècle.

Voici le plan que je me suis proposé, parce que toutes les convenances du sujet m’en faisaient une loi : choisir le point culminant de la première période du mélange de mœurs entre les deux races ; là, dans un espace déterminé, recueillir et joindre par groupes les faits les plus caractéristiques, en former une suite de tableaux se succédant l’un à l’autre d’une manière progressive, varier les cadres, tout en donnant aux différentes masses de récit de l’ampleur et de la gravité ; élargir et fortifier le tissu de la narration originale, à l’aide d’inductions suggérées par les légendes, les poésies du temps, les monuments diplomatiques et les monuments figurés. De 1833 à 1837, j’ai publié, dans la Revue des deux Mondes et sous un titre provisoire[3], six de ces épisodes ou fragments d’une histoire infaisable dans son entier. Ils paraissent ici avec leur titre définitif : Récits des temps mérovingiens, et forment la première section de l’ouvrage total dont la seconde aura pareillement deux volumes.

Si l’unité de composition manque à ces histoires détachées, l’unité d’impression existera du moins pour le lecteur. La suite des récits n’embrassant guère que l’espace d’un demi-siècle, ils seront liés en quelque sorte par la réapparition des mêmes personnages, et souvent ils ne feront que se développer l’un l’autre. Il y aura autant de ces masses de narration isolée que je rencontrerai de faits assez compréhensifs pour servir de centre, de point de ralliement à beaucoup de faits secondaires, pour leur donner un sens général et produire avec eux une action complète. Tantôt ce sera le récit d’une destinée individuelle, où viendra se joindre la peinture des événements sociaux qui ont influé sur elle ; tantôt ce sera une série de faits publics auxquels se rattacheront, chemin faisant, des aventures personnelles et des catastrophes domestiques.

La manière de vivre des rois francs, l’intérieur de la maison royale, la vie orageuse des seigneurs et des évêques ; l’usurpation, les guerres civiles et les guerres privées ; la turbulence intrigante des Gallo-Romains et l’indiscipline brutale des Barbares ; l’absence de tout ordre administratif et de tout lien moral entre les habitants des provinces gauloises, au sein d’un même royaume ; le réveil des antiques rivalités et des haines héréditaires de canton à canton et de ville à ville ; partout une sorte de retour à l’état de nature, et l’insurrection des volontés individuelles contre la règle et la loi, sous quelque forme qu’elles se présentent, politique, civile ou religieuse ; l’esprit de révolte et de violence régnant jusque dans les monastères de femmes : tels sont les tableaux divers que j’ai essayé de tracer d’après les monuments contemporains, et dont la réunion doit offrir une vue du VIe siècle en Gaule.

J’ai fait une étude minutieuse du caractère et de la destinée des personnages historiques, et j’ai tâché de donner à ceux que l’histoire a le plus négligés, de la réalité et de la vie. Entre ces personnages, célèbres ou obscurs aujourd’hui, domineront quatre figures qui sont des types pour leur siècle, Frédégonde, Hilperick, Eonius Mummolus et Grégoire de Tours lui-même ; Frédégonde, l’idéal de la barbarie élémentaire, sans conscience du bien et du mal ; Hilperick, l’homme de race barbare qui prend les goûts de la civilisation, et se polit à l’extérieur sans que la réforme aille plus avant ; Mummolus, l’homme civilisé qui se fait barbare et se déprave à plaisir pour être de son temps ; Grégoire de Tours, l’homme du temps passé, mais d’un temps meilleur que le présent qui lui pèse, l’écho fidèle des regrets que fait naître dans quelques âmes élevées une civilisation qui s’éteint.

Le désir de faire connaître complètement et de rendre parfaitement claire la pensée historique sous l’influence de laquelle j’ai commencé et poursuivi mes récits du sixième siècle, m’a conduit à y ajouter une dissertation préliminaire. Je voulais montrer quel rapport ces narrations détaillées d’un temps si éloigné de nous ont avec l’ensemble de mes idées sur le fond et la suite de notre histoire. Pour établir mon point de vue aussi fortement que possible, j’ai examiné les divers systèmes historiques qui ont régné successivement ou simultanément, depuis la renaissance des lettres jusqu’à nos jours ; puis, j’ai envisagé l’état actuel de la science, et je me suis demandé s’il en sort un système bien déterminé et quel est ce système. Cela fait, je suis allé plus loin, et j’ai essayé de traiter ex-professo ce qui, dans les questions capitales, m’a paru touché d’une manière faible ou incomplète. Cet entraînement logique, auquel je me suis volontiers livré, a grossi mon préambule jusqu’aux dimensions d’un ouvrage à part que j’ai intitulé : Considérations sur l’histoire de France.

C’est une chose utile que, de temps en temps, un homme d’études consciencieuses vienne reconnaître le fort et le faible et, pour ainsi dire, dresser le bilan de chaque portion de la science. J’ai tâché de le faire, il y a douze ans, pour nos livres d’histoire narrative[4] ; aujourd’hui je l’essaie pour un genre d’ouvrages historiques moins populaire, mais dont la critique n’est pas moins importante, parce que c’est de là que le vrai et le faux découlent et se propagent dans le champ de l’histoire proprement dite. Je veux parler des écrits dont l’objet ou la prétention est de donner la philosophie, la politique, l’esprit, le sens intime, le fond de l’histoire. Ceux-là imposent aux œuvres narratives les doctrines et les méthodes ; ils règnent despotiquement par les idées sur le domaine des faits ; ils marquent, dans chaque siècle, d’une empreinte particulière, soit plus fidèle soit moins exacte qu’auparavant, la masse des souvenirs nationaux. Voilà pourquoi je me suis attaché à les juger scrupuleusement, et, s’il se peut, définitivement ; à faire dans chacun d’eux le partage du faux et du vrai, de ce qui est mort aujourd’hui, et de ce qui a encore pour nous des restes de vie.

Dans cet examen, je me suis borné aux théories fondamentales, aux grands systèmes de l’histoire de France, et j’ai distingué les éléments essentiels dont ils se composent. J’ai trouvé la loi de succession des systèmes dans les rapports intimes de chacun d’eux avec l’époque où il a paru. J’ai établi, d’époque en époque, l’idée nationale dominante et les opinions de classe ou de parti sur les origines de la société française, et sur ses révolutions. En un mot, j’ai signalé et décrit le chemin parcouru jusqu’à ce jour par la théorie de l’histoire de France, toutes les grandes lignes suivies ou abandonnées, d’où l’on est parti, par où l’on a passé, à quel point nous sommes, et vers quel but nous marchons.

Au moment où j’écrivais ces pages d’histoire critique, où je tentais de juger à la fois et d’éclairer par leurs rapports mutuels les temps et les livres, j’avais devant les yeux un modèle désespérant. M. Villemain venait de publier la partie complémentaire de son célèbre Tableau du XVIIIe siècle[5]. Je trouvais là, dans sa plus haute perfection, l’alliance de la critique et de l’histoire, la peinture des mœurs avec l’appréciation des idées, le caractère des hommes et le caractère de leurs œuvres, l’influence réciproque du siècle et de l’écrivain. Cette double vue, reproduite sous une multitude de formes et avec une variété d’aperçus vraiment merveilleuse, élève l’histoire littéraire à toute la dignité de l’histoire sociale, et en fait comme une science nouvelle dont M. Villemain est le créateur. J’aime à proclamer ici cette part de sa gloire qu’une longue amitié me rend chère, et j’aime à dire que, lorsqu’il m’a fallu essayer un pas dans la carrière qu’il a si largement parcourue, j’ai cherché l’exemple et la règle dans cet admirable historien des choses de l’esprit.

Dans la partie dogmatique des Considérations sur l’Histoire de France, une question dont l’importance est vivement sentie, celle du régime municipal, m’a occupé plus longuement que toutes les autres. J’ai fait l’histoire des variations de ce régime depuis les temps romains jusqu’au XIIe siècle, afin de montrer de quelle manière et dans quelle mesure il y eut là, simultanément, conservation et révolution. J’ai tâché de démêler et de classer les éléments de nature diverse qui se sont accumulés, juxtaposés, associés pour former, au XIIe siècle, dans les villes soit du midi soit du nord, des constitutions définitives. Je me suis étendu particulièrement sur ce qui regarde la commune jurée, et j’ai recherché les origines de ce genre d’institution qui fut la forme dominante de l’organisation municipale au nord et au centre de la France. J’ai considéré cette constitution dans sa nature et dans ses effets, sans égard aux circonstances de son établissement dans un lieu ou dans l’autre. C’est une controverse qui doit finir que celle des franchises municipales obtenues par l’insurrection et des franchises municipales accordées. Quelque face du problème qu’on envisage, il reste bien entendu que les constitutions urbaines du XIIe et du XIIIe siècle, comme toute espèce d’institution politique dans tous les temps, ont pu s’établir à force ouverte, s’octroyer de guerre lasse ou de plein gré, être arrachées ou sollicitées, vendues ou données gratuitement ; les grandes révolutions sociales s’accomplissent par tous ces moyens à la fois. Enfin, dans tout le cours de cet écrit, je me suis appliqué à faire sortir de la théorie de l’histoire de France les règles politiques qu’elle renferme. La politique de la raison est sans doute la plus haute et la plus digne d’être obéie, mais on peut aisément s’y méprendre et suivre, à sa place, l’entraînement des passions, ou l’entêtement des préjugés ; la politique de l’histoire (j’entends de l’histoire bien comprise) est moins absolue, moins tranchante, mais plus sûre. Depuis un demi-siècle, nous nous laissons ballotter sans relâche par le vent des idées ; le temps serait venu d’asseoir nos convictions sur une base non seulement logique, mais encore historique, de ne plus nous en tenir, hommes de théorie, à la raison pure de l’assemblée constituante, ou, hommes de pratique, à l’expérience d’hier.

Les Récits des temps Mérovingiens fermeront, je crois, le cercle de mes travaux d’histoire narrative ; il serait téméraire de porter mes vues et mes espérances au-delà. Pendant que j’essayais, dans cet ouvrage, de peindre la barbarie franque, mitigée, au VIe siècle, par le contact d’une civilisation qu’elle dévore, un souvenir de ma première jeunesse m’est souvent revenu à l’esprit. En 1810, j’achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu’un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collège. Ce fut un grand événement pour ceux d’entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l’admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre ; il fut convenu que chacun l’aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l’heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m’être fait mal au pied, et je restai seul à la maison. Je lisais, ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d’études, et dont l’aspect me semblait alors grandiose et imposant. J’éprouvai d’abord un charme vague, et comme un éblouissement d’imagination, mais quand vint le récit d’Eudore, cette histoire vivante de l’empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m’attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d’un empereur romain, de la marche d’une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Francs.

J’avais lu dans l’Histoire de France à l’usage des élèves de l’école militaire, notre livre classique : Les Francs ou Français déjà maîtres de Tournay et des rives de l’Escaut, s’étaient étendus jusqu’à la Somme... Clovis, fils du roi Childéric, monta sur le trône en 481, et affermit par ses victoires les fondements de la monarchie française[6]. Toute mon archéologie du Moyen-Âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que j’avais apprises par cœur. Français, trône, monarchie étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre Histoire nationale. Rien ne m’avait donné l’idée de ces terribles Francs de M. de Chateaubriand parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, de cette armée rangée en triangle où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi nus[7]. À mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j’étais saisi de plus en plus vivement ; l’impression que fit sur moi le chant de guerre des Francs eut quelque chose d’électrique. Je quittai la place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé :

Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée.

Nous avons lancé la francisque à deux tranchants ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l’Océan n’était qu’une plaie. Les vierges ont pleuré longtemps

Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée.

Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours en ont gémi : nos pères les rassasiaient de carnage. Choisissons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s’écoulent ; nous sourirons quand il faudra mourir.

Ainsi chantaient quarante mille barbares. Leurs cavaliers haussaient et baissaient leurs boucliers blancs en cadence ; et, à chaque refrain, ils frappaient du fer d’un javelot leur poitrine couverte de fer[8].

Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s’y arrêta pas ; je l’oubliai même durant plusieurs années ; mais, lorsque après d’inévitables tâtonnements pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans. Voilà ma dette envers l’écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l’ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration ; il n’en n’est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile :

Tu duca, tu signore, e tu maëstro

Paris, le 25 février 1840.

 

 

Considérations sur l’Histoire de France

Chapitre premier

Opinions traditionnelles sur nos origines nationales et sur la constitution primitive de la monarchie française — Elles sont diverses, au moyen âge, chez les différentes classes de la nation — La science les modifie et les transforme — Naissance des systèmes historiques — Système de François Hotman — Sa popularité durant le XVIe siècle — Travail d’Adrien de Valois sur l’histoire de la dynastie mérovingienne — Système de l’origine gauloise des Francs — Causes de la vogue dont il jouit sous le règne de Louis XIV — Il es combattu en Allemagne par la science et par l’esprit de nationalité — Opinion de Féret — La question de l’origine des Francs est résolue par lui d’une manière définitive.

Chapitre II

Controverse sur le caractère et les suites politiques de l’établissement des Francs dans la Gaule — Thèse de l’inégalité sociale des deux races — Grands travaux des érudits du XVIIe siècle — Déclin de la puissance et fin du règne de Louis XIV — Inquiétudes des esprits — Vues et projets de Fénelon — Système du comte de Boulainvilliers — Réponse d’un publiciste du tiers état — Système de l’abbé Dubos — Jugement de Montesquieu — Son erreur sur les lois personnelles — Conséquences de cette erreur.

Chapitre III

État de l’érudition historique au milieu du XVIIIe siècle — Naissance et mouvement de l’opinion philosophique — Sa tendance à l’égard de l’histoire, son action sur elle — Système de Mably — Timidité de la science — Travaux de Bréquigny — Question du régime municipal et de l’affranchissement des communes — Théorie des lois politiques de la France, par mademoiselle de Lézardière — Qu’est-ce que le tiers état ? pamphlet de Sieyès — L’assemblée nationale constituante — Accomplissement de la révolution — Abrégé des Révolutions de l’ancien gouvernement français, par Thouret.

Chapitre IV

Méthode suivie dans ce examen chronologique des théories de notre histoire — Conséquences de la révolution de 1789 — Nouveaux intérêts, nouveaux partis — Bonaparte premier consul de la république française — Divergence des opinions historiques — Demande d’un nouveau système faite au nom du premier consul — M. de Montlosier — Fin de la république, établissement de l’empire — Fausse application des souvenirs de Charlemagne — L’idée de nos limites naturelle, sa puissance, ses fondements historiques — Travaux d’érudition repris et continués par l’Institut — Faveur d’opinion rendue à l’histoire du moyen âge — Réaction contre l’empire — Restauration des Bourbons — Sens providentiel de cet événement — Préambule historique de la charte constitutionnelle — Scission nationale en deux grands partis — Le livre de la Monarchie française, système de M. de Montlosier — Effet de sa publication — Polémique fondée sur l’antagonisme des Francs et des Gaulois — Nouvelle école historique, son caractère — Questions résolues ou posées — M. Guizot — Esprit de la science actuelle — Prédominance définitive de la tradition romaine.

Chapitre V

Révolution de 1830 — Son caractère, ses effets — Elle a fixé le sens des révolutions antérieures — Travaux de recherche et de publication des matériaux inédits de l’histoire de France — Anarchie des études historiques, déviation des méthodes — Voie de progrès pour la science de nos origines — Vue analytique des grandes révolutions du moyen âge — La conquête et ses suites — La féodalité, foyer de son organisation — Permanence et variations du régime municipal — Révolution communale du XIIe siècle — Double mouvement de réforme — L’institution du consulat — La Ghilde germanique — Son application au régime municipal — La commune jurée — Municipes non réformés — Conclusion

 

Récits des temps mérovingiens

Premier récit (561-568)

Les quatre fils de Chlother Ier — Leur caractère — Leurs mariages — Histoire de Galswinthe.

Deuxième récit (568-575)

Suite du meurtre de Galswinthe — Guerre civile — Mort de Sighebert.

Troisième récit (575-578)

Histoire de Merowig, second fils du roi Hilperik.

Quatrième récit (577-586)

Histoire de Prætextatus, évêque de Rouen.

Cinquième récit (579-581)

Histoire de Leudaste, comte de Tours — Le poète Venantius Fortunatus — Le monastère de Radegonde, à Poitiers.

Sixième récit (580-583)

Hilperik théologien — Le juif Priscus — Suite et fin de l’histoire de Leudaste.

 

 

 



[1] M. de Chateaubriand : Les Martyres, Livres VI et VII ; Études ou Discours Historiques, étude sixième, Mœurs des Barbares

[2] Voyez ci-après, Considérations sur l’Histoire de France, chapitre premier.

[3] Nouvelles Lettres sur l’Histoire de France.

[4] Voyez Lettres sur l’Histoire de France, lettres I, II, III, IV et V.

[5] Cours de littérature française, tableau du XVIIIe siècle, première partie. 2 vol. 1838.

[6] Abrégé de l’Histoire de France à l’usage des élèves de l’École royale militaire, faisant partie du cours d’études rédigé et imprimé par ordre sur roi, 1789, t. I, p. 5 et 6.

[7] Les Martyres, livre VI.

[8] Les Martyres, livre VI.