L’HISTOIRE nationale est, pour tous les hommes du même pays, une sorte de propriété commune ; c’est une portion du patrimoine moral que chaque génération qui disparaît, lègue à celle qui la remplace ; aucune ne doit la transmettre telle qu’elle l’a reçue, mais toutes ont pour devoir d’y ajouter quelque chose en certitude et en clarté. Ces progrès ne sont pas seulement une œuvre littéraire noble et glorieuse, ils donnent sous de certains rapports la mesure de la vie sociale chez un peuple civilisé ; car les sociétés humaines ne vivent pas uniquement dans le présent, et il leur importe de savoir d’où elles viennent pour qu’elles puissent voir où elles vont. D’où venons-nous, où allons-nous ? Ces deux grandes questions, le passé et l’avenir politiques, nous préoccupent maintenant, et, à ce qu’il semble, au même degré ; moins tourmentés que nous de la seconde, nos ancêtres du Moyen-Âge l’étaient parfois de la première ; il y a bien des siècles qu’on tente incessamment de la résoudre, et les solutions bizarres, absurdes, opposées l’une à l’autre, n’ont pas manqué. Le premier coup d’œil de celui qui étudie sérieusement et sincèrement notre histoire doit plonger au fond de ce chaos de traditions et d’opinions discordantes, et chercher par quelles transformations successives, par quelles fluctuations du faux au vrai, de l’hypothèse à la réalité, la notion des origines de la société française a passé, pour arriver jusqu’à nous. Lorsque le mélange des différentes races d’hommes que les
invasions du Ve siècle avaient mises en présence sur le sol de Ainsi la croyance commune était que la nation française descendait en masse des Francs ; mais les Francs, d’où les faisait-on venir ? On les croyait issus des compagnons d’Énée ou des autres fugitifs de Troie, opinion étrange, à laquelle le poème de Virgile avait donné sa forme, mais qui, dans le fond, provenait d’une autre source, et se rattachait peut-être à des souvenirs confus du temps où les tribus primitives de la race germanique firent leur émigration d’Asie en Europe, par les rives du Pont-Euxin. Du reste, il y avait, sur ce point, unanimité de sentiment ; les clercs et les moines les plus lettrés, ceux qui pouvaient lire Grégoire de Tours et les livres des anciens, partageaient la conviction populaire, et vénéraient, comme fondateur et premier roi de la nation française, Francion, fils d’Hector[1]. Quant à l’opinion relative aux institutions sociales, à
leurs commencements, à leur nature, à leurs conditions nécessaires, elle
était loin d’être, à ce degré, simple et universelle. Chacune des classes de
la population, fortement distincte des autres, avait ses traditions
politiques, et pour ainsi dire, son système à part, système confus,
incomplet, en grande partie erroné, mais ayant une sorte de vie, à cause des
passions dont il était empreint et des sentiments de rivalité ou de haine
mutuelle qui s’y ralliaient. La noblesse conservait la notion vague et mal
formulée d’une conquête territoriale faite jadis, à profit commun, par les
rois et par ses aïeux, et d’un grand partage de domaines acquis par le droit
de l’épée. Ce souvenir d’un événement réel était rendu fabuleux par la fausse
couleur et la fausse date prêtées à l’événement. Ce n’était plus l’intrusion
d’un peuple barbare au sein d’un pays civilisé, mais une conquête douée de
tous les caractères de grandeur et de légitimité que concevait le Moyen-Âge,
faite, non sur des chrétiens par une nation païenne, mais sur des mécréants
par une armée de fidèles, suite et couronnement des victoires de Charles
Martel, de Pépin et de Charlemagne sur les Sarrasins et d’autres peuples
ennemis de la foi[2].
Au XIIe siècle et plusieurs siècles après, les barons et les gentilshommes
plaçaient là l’origine des fiefs et des privilèges seigneuriaux. Ils
croyaient, selon une vieille formule de leur opinion traditionnelle, qu’après
avoir purgé À cette tradition de conquête et de partage, se joignait une tradition de jalousie haineuse contre le clergé, qui, disait-on, s’était glissé d’une manière furtive parmi les conquérants, et avait ainsi usurpé une part de possessions et d’honneurs. La rivalité du baronnage et de l’ordre ecclésiastique pouvait se présenter comme remontant de siècle en siècle jusqu’au Ve, jusqu’à la grande querelle qui, dès la conversion des guerriers francs au christianisme, s’était élevée entre eux et le clergé gallo-romain. L’objet de cette vieille lutte était toujours le même, et sa forme avait peu changé. Il en reste un curieux monument dans les chroniques du XIIIe siècle ; c’est l’acte d’une confédération jurée, en 1247, par les hauts barons de France, pour la ruine des justices cléricales en matière civile et criminelle. Le duc de Bourgogne et les comtes de Bretagne, d’Angoulême et de Saint-Pol étaient les chefs de cette ligue, dont le manifeste, portant leurs sceaux, fut rédigé en leur nom. On y trouve le droit de justice revendiqué exclusivement comme le privilège des fils de ceux qui jadis conquirent le royaume, et, chose plus bizarre, un sentiment d’aversion dédaigneuse contre le droit écrit, qui semble rappeler que ce droit fut la loi originelle des vaincus du Ve siècle. Tout cela est inexact, absurde même quant aux allégations historiques, mais articulé avec une singulière franchise et une rude hauteur de langage : Les clercs, avec leur momerie, ne songent pas que c’est par la guerre et par le sang de plusieurs que, sous Charlemagne et d’autres rois, le royaume de France a été converti, de l’erreur des païens, à la foi catholique ; d’abord, ils nous ont séduits par une certaine humilité, et maintenant ils s’attaquent à nous, comme des renards tapis sous les restes des châteaux que nous avions fondés ; ils absorbent dans leur juridiction la justice séculière, de sorte que des fils de serfs jugent, d’après leurs propres lois, les hommes libres et les fils des hommes libres, tandis que, selon les lois de l’ancien temps et le droit des vainqueurs, c’est par nous qu’ils devraient être jugés... À ces causes, nous tous, grands du royaume, considérant que ce royaume a été acquis non par le droit écrit et par l’arrogance des clercs, mais à force de fatigues et de combats, en vertu du présent acte et de notre commun serment, nous statuons et ordonnons que, désormais, nul clerc ou laïc n’appelle en cause qui que ce soit devant le juge ecclésiastique ordinaire ou délégué, si ce n’est pour hérésie, mariage ou usure, sous peine de perte de tous ses biens et de mutilation d’un membre. En outre, nous députons certaines personnes chargées de l’exécution de cette ordonnance, afin que notre juridiction, près de périr, se relève, et que ceux qui, jusqu’à ce jour, sont devenus riches de notre appauvrissement, soient ramenés à l’état de la primitive église, et que, vivant dans la contemplation, pendant que nous, comme il convient, nous mènerons la vie active, ils nous fassent voir les miracles qui, depuis longtemps, se sont retirés du siècle. Outre la maxime du droit de justice inhérent au domaine féodal, une autre maxime qui se perpétuait parmi la noblesse, était celle de la royauté primitivement élective et du droit de consentement des pairs et des grands du royaume, à chaque nouvelle succession. C’est ce qu’exprimaient, au XIIe et au XIIIe siècle, les formules du sacre, par le cri : Nous le voulons, nous l’approuvons, que cela soit ! et, quand ces formules eurent disparu, l’esprit en demeura empreint dans les idées et les mœurs des gentilshommes. Tout en professant pour le roi un dévouement sans bornes, ils se plaisaient à rappeler en principe le vieux droit d’élection et la souveraineté nationale. Dans le discours de l’un d’eux aux états généraux de 1484, on trouve les paroles suivantes : Comme l’histoire le raconte et comme je l’ai appris de mes pères, le peuple, au commencement, créa des rois par son suffrage. Aux mêmes souvenirs, transmis de la même manière, se rattachait encore le principe fondamental de l’obligation, pour le roi, de ne rien décider d’important sans l’avis de ses barons, sans le concours d’une assemblée délibérante, et cet autre principe, que l’homme franc n’est justiciable que de ses pairs, et ne peut être taxé que de son propre consentement, par octroi libre, non par contrainte. Il y avait là un fonds d’esprit de liberté politique, qui n’existait ni dans le clergé, ni dans la bourgeoisie ; il y avait aussi un sentiment d’affection pour le royaume de France, pour le pays natal dans toute son étendue, que n’avaient, au même degré, ni l’une ni l’autre de ces deux classes. Mais c’était un amour de propriétaires plutôt que de citoyens, qui n’embrassait la destinée, les droits, les intérêts, que d’un petit nombre de familles, un esprit de conservation aveugle dans ses entêtements, qui s’opiniâtrait pour le maintien de toute vieille coutume, contre la raison et le bien général ; qui, par exemple, déplorait, comme la ruine de toute franchise et une honte pour le pays, la tentative de substituer au combat judiciaire la procédure par témoins : Vous n’êtes plus francs, vous êtes jugés par enquête, dit une chanson du XIIIe siècle. La douce France, qu’on ne l’appelle plus ainsi, qu’elle ait nom pays de sujets, terre des lâches !...[4] La plus nette et la moins altérée des traditions
historiques appartenait à la bourgeoisie, et se conservait isolément dans les
grandes villes, jadis capitales de province ou cités de Les habitants de Reims se souvenaient, au XIIe siècle, de
l’origine romaine de leur constitution municipale ; ils disaient avec orgueil
que la loi de leur ville, sa magistrature et sa juridiction remontaient
jusqu’au temps de saint Remy, l’apôtre des Francs. Les bourgeois de Metz se
vantaient d’avoir usé de droits civils avant qu’il existât un pays de
Lorraine, et parmi eux courait ce dicton populaire : Lorraine est jeune et Metz ancienne[5]. À Lyon, à Bourges, à Boulogne, on soutenait qu’il y avait eu,
pour la cité, droit de justice et d’administration libre, avant que Voilà quels étaient, à l’époque du grand mouvement de la révolution communale, l’opinion et l’esprit public dans les vieilles cités gauloises, où, après l’établissement des dominations germaniques, s’était concentrée la vie civile, héritage du monde romain. Cet esprit se répandait, de proche en proche, dans les villes d’une date plus nouvelle, dans les communes récemment fondées et dans les bourgades affranchies ; il donnait aux classes roturières occupées de commerce et d’industrie ce qui fait la force dans les luttes politiques, des souvenirs, de la fierté et de l’espérance. Quant à la classe des laboureurs, des vilains, comme on disait alors, elle n’avait ni droits, ni traditions héréditaires ; elle ne suivait point dans le passé et ne marquait à aucun événement l’origine de sa condition et de ses misères ; elle l’aurait tenté en vain. Le servage de la glèbe, de quelque nom qu’on l’appelât, était antérieur sur le sol gaulois à la conquête des Barbares ; cette conquête avait pu l’aggraver, mais il s’enfonçait dans la nuit des siècles et avait sa racine à une époque insaisissable, même pour l’érudition de nos jours. Toutefois, si aucune opinion sur les causes de la servitude n’avait cours au Moyen-Âge, cette grande injustice des siècles écoulés, œuvre des invasions d’une race sur l’autre et des usurpations graduelles de l’homme sur l’homme, était ressentie par ceux qui la subissaient avec une profonde amertume. Déjà s’élevait, contre les oppressions du régime féodal, le cri de haine qui s’est prolongé, grandissant toujours, jusqu’à la destruction des derniers restes de ce régime. La philosophie moderne n’a rien trouvé de plus ferme et de plus net sur les droits de l’homme, sur la liberté naturelle et la libre jouissance des biens communs, que ce qu’entendaient dire, aux paysans du XIIe siècle, les trouvères, fidèles échos de la société contemporaine : Les seigneurs ne nous font que du mal, nous ne pouvons avoir d’eux raison ni justice ; ils ont tout, prennent tout, mangent tout, et nous font vivre en pauvreté et en douleur. Chaque jour est, pour nous, jour de peines ; nous n’avons pas une heure de paix, tant il y a de services et de redevances, de tailles et de corvées, de prévôts et de baillis[8]… Pourquoi nous laisser traiter ainsi ? Mettons—nous hors de leur pouvoir, nous sommes des hommes comme eux, nous avons les mêmes membres, la même taille, la même force pour souffrir, et nous sommes cent contre un... Défendons—nous contre les chevaliers, tenons—nous tous ensemble, et nul homme n’aura seigneurie sur nous, et nous pourrons couper des arbres, prendre le gibier dans les forêts et le poisson dans les viviers, et nous ferons notre volonté, aux bois, dans les prés et sur l’eau[9]. Quoique, dès les premiers temps qui suivirent la conquête,
des hommes de l’une et de l’autre race, les Francs comme les Gallo-Romains,
fussent entrés dans les rangs du clergé, les traditions de cet ordre étaient
demeurées purement romaines ; le droit romain revivait dans les canons des
conciles et réglait toute la procédure des tribunaux ecclésiastiques. Quant à
la nature primitive du gouvernement et à sa constitution essentielle, le
clergé supérieur ou inférieur, sauf de rares et passagères exceptions,
n’avait qu’une doctrine, celle de l’autorité royale universelle et absolue,
de la protection de tous par le roi et par la loi, de l’égalité civile
dérivant de la fraternité chrétienne. Il avait conservé, sous des formes
religieuses, l’idée impériale de l’unité de puissance publique, et il la
maintenait contre l’idée de la souveraineté domaniale et de la seigneurie
indépendante, produit des mœurs germaniques et de l’esprit d’orgueil des
conquérants. D’ailleurs, tout souvenir d’un temps où la monarchie
gallo-franque avait été une pour tout le pays, où les ducs et les comtes
n’étaient que des officiers du prince, n’avait pas entièrement péri pour les
hommes lettrés, laïcs ou clercs, instruits quelque peu des faits de
l’histoire authentique. Au XIIe siècle, l’étude scientifique du droit romain
vint donner à ces traditions une force nouvelle et fit naître, pour les
propager, une classe d’hommes toute spéciale, sortie de ce qu’il y avait de
plus romain sur le sol de Les légistes, dès qu’ils purent former un corps, travaillèrent, avec une hardiesse d’esprit et un concert admirables, à replacer la monarchie sur ses anciennes bases sociales, à faire une royauté française à l’image de celle des Césars, symbole de l’état, protectrice pour tous, souveraine à l’égard de tous, sans partage et sans limites. Ils fondèrent une école théorique et pratique de gouvernement, dont le premier axiome était l’unité et l’indivisibilité du pouvoir souverain, qui, en droit, traitait d’usurpations les seigneuries et les justices féodales, et qui, en fait, tendait à les détruire au profit du roi et du peuple. Remontant par la logique sinon par des souvenirs clairs et précis, jusqu’au-delà du Ve siècle et du démembrement de l’empire romain, ils regardaient comme nulle l’œuvre du temps écoulé depuis cette époque ; ils ne voyaient de loi digne de porter ce nom que dans le texte des codes impériaux, et qualifiaient de droit odieux, droit haineux, la coutume contraire ou non conforme au droit écrit ; ils donnaient au roi de France le titre d’empereur et appelaient crime de sacrilège toute infraction à ses ordonnances[10]. Sachez, dit un vieux jurisconsulte, qu’il est empereur en son royaume, et qu’il y peut faire tout et autant qu’à droit impérial appartient[11]. Cette maxime, développée dans toutes ses conséquences, et s’alliant à la vieille doctrine bourgeoise des libertés municipales, devint la voix du tiers-état dans les grandes assemblées politiques du XVe et du XVIe siècle. Tel était l’assemblage confus de croyances traditionnelles et d’opinions dogmatiques, de notions incertaines et de convictions passionnées, au milieu duquel éclata, dans le XVIe siècle, la renaissance des études historiques. Après que les livres de l’antiquité grecque et latine eurent tous été mis au jour par l’impression, les esprits avides de savoir se tournèrent avec ardeur vers les manuscrits du Moyen-Âge et la recherche des antiquités nationales. On tira du fond des bibliothèques et des archives, et l’on se mit à imprimer et à commenter pour le public, les monuments presque oubliés de la vraie histoire de France. Grégoire de Tours et Frédégaire, la vie de Charlemagne et les annales de son règne écrites par un contemporain, d’autres chroniques originales, les lois des Francs et un certain nombre de diplômes de la première et de la seconde race furent publiés. Une science nouvelle, fondée sur l’étude des documents authentiques et des sources de notre histoire, se forma dès lors, et entra en lutte avec les opinions propagées par des traditions vagues et par la lecture de chroniques fabuleuses ou complètement inexactes. La plus générale de ces opinions et en même temps la moins solide, celle de l’origine troyenne des Francs, fut la première attaquée, et elle ne put se soutenir, quoiqu’il y eût en sa faveur une sorte de résistance populaire[12]. Les personnes lettrées y renoncèrent promptement et mirent à sa place deux opinions entre lesquelles la science se partagea, l’une qui rangeait les Francs, ou comme on disait, les Français, parmi les peuples de race germanique, l’autre qui les faisait descendre de colonies gauloises émigrées au-delà du Rhin et ramenées plus tard dans leur ancienne patrie[13]. Mais ce ne fut pas sans de grands efforts de logique, sans de grandes précautions oratoires que les érudits parvinrent à donner cours à ces nouveautés malsonnantes, et le gros du public tint longtemps encore à sa chère descendance troyenne. Cette bizarre prétention de vanité nationale, poursuivie par le ridicule dès la fin du XVIe siècle, ne disparut entièrement des livres d’histoire qu’après le milieu du XVIIe. Quant aux diverses traditions sociales et aux questions
qu’elles soulevaient, elles ne pouvaient être aussi aisément tranchées par la
science. Non seulement elles avaient de profondes racines dans les mœurs et
les passions des classes d’hommes pour qui elles formaient, chacune à part,
un symbole de foi politique, mais encore elles s’appuyaient toutes, plus ou
moins, sur un fondement réel et historique. Il était vrai qu’il y avait eu
conquête du sol de C’est de l’application de la science moderne aux opinions traditionnelles que naquirent les systèmes historiques dont la lutte a duré jusqu’à nos jours. Ce genre d’ouvrage, moitié histoire, moitié pamphlet, où l’érudition est mise, en quelque sorte au service d’une passion politique, et où l’esprit de recherche est animé par l’esprit de parti eut en France une origine plus lointaine, y commença plus tôt, s’y produisit avec plus de suite et plus d’éclat que dans aucun autre pays de l’Europe. Chez nous, pour des causes qui tiennent à la fois au génie particulier de la nation et à la diversité des éléments nationaux, l’histoire abstraite et spéculative dans des vues de polémique sociale a eu, depuis le réveil des études, une extrême importance ; elle a été l’arme des passions et des intérêts politiques ; elle a dominé, d’un côté, sur les recherches désintéressées, et, de l’autre, sur l’histoire narrative. Souvent tour à tour par les divers courants de l’opinion publique, les vieilles traditions des classes rivales servirent de fondement à des théories nouvelles, plus ou moins savantes, plus ou moins ingénieuses, mais ayant toutes cela de commun qu’elles ne remuaient le passé dans ses profondeurs que pour en faire sortie, bon gré mal gré, quelque chose de conforme aux idées, aux désirs, aux prétentions populaires ou aristocratiques. Voici dans quelles circonstances parut, en 1574, le premier écrit de ce genre, écrit remarquable en lui-même, autant qu’il l’est, d’ailleurs, par sa date. François Hotman, l’un des plus savants jurisconsultes du
XVIe siècle, fut attiré à la religion réformée par la vue de l’héroïque
fermeté des luthériens qui subirent à Paris le supplice du feu. Il entra de
bonne heure en relation intime avec les chefs du parti protestant, et adopta
leurs principes politiques, mélange des vieilles traditions d’indépendance de
l’aristocratie française avec l’esprit démocratique de Il y a
plusieurs mois, dit-il, qu’absorbé dans la pensée de si grandes calamités, je
me mis à feuilleter tous les anciens
historiens de notre Gaule
franque, et qu’à l’aide de leurs écrits je composai un sommaire de l’état politique qu’ils témoignent avoir été en vigueur chez nous pendant plus de mille ans, état qui
prouve, d’une façon
merveilleuse, la sagesse de nos ancêtres, et auquel notre pays, pour avoir la paix,
doit
revenir, comme à sa constitution
primitive et en quelque sorte
naturelle. Ce curieux livre où se rencontre, pour la première fois,
une invocation des lois fondamentales de l’ancienne monarchie, fut composé en
langue latine et intitulé : Franco-Gallia,
titre qu’une traduction contemporaine rend par ces mots Le point de départ de cette prétendue narration est
l’hypothèse d’une hostilité constante des indigènes de Chlodowig fils de Hilderik, ayant enlevé aux Romains ce qui leur restait de territoire, chassé les Goths et soumis les Burgondes, le royaume fut constitué politiquement dans toute son étendue. — La royauté se transmit par le choix du peuple, quoique toujours dans la même famille ; le peuple fut le vrai souverain et fit les lois dans le grand conseil national, appelé, selon les temps, champ de mars, champ de mai, assemblée générale, placite, cour, parlement, assemblée des trois états. — Ce conseil jugeait les rois, il en déposa plusieurs de la première et de la seconde race, et il fallut toujours son consentement pour ratifier, à chaque nouveau règne, la succession par héritage. — Charlemagne n’entreprit jamais rien sans sa participation. – Le pouvoir de régir et d’administrer ne résidait pas dans tel ou tel homme décoré du titre de roi, mais dans l’assemblée de tous les ordres de la nation où était le vrai et propre siége de la majesté royale. — L’autorité suprême du parlement national s’est maintenue intacte jusqu’à la fin du règne de la seconde race, c’est—à—dire pendant cinq siècles et demi. — Le premier roi de la troisième race lui porta une atteinte grave en rendant héréditaires les dignités et les magistratures, qui auparavant étaient temporaires et à la nomination du grand conseil ; mais ce fut probablement de l’aveu de ce conseil lui-même. — Une atteinte plus grave encore lui vint des successeurs de Hugues Capet, qui transportèrent à une simple cour de justice le droit de ratifier les lois, et le nom auguste de parlement. — Toutefois le conseil de la nation garda la plus haute de ses anciennes prérogatives ; il continua de faire acte de souveraineté dans les grandes circonstances et dans les crises politiques. — On peut suivre la série de ces actes jusqu’après le règne de Louis XI, qui fut forcé par une rébellion nationale, dans la guerre dite du bien public, à reconnaître la suprématie des états du royaume et à s’y soumettre. Ainsi, ajoute l’auteur en concluant et en essayant d’amener vers un même but les passions politiques qui divisaient ses contemporains, ainsi notre
chose publique, fondée et établie sur la liberté, a duré onze cents ans dans son état primitif, et elle a prévalu,
même à
force ouverte et par
les armes, contre la puissance des tyrans. C’est du livre de François Hotman que les idées de monarchie élective et de souveraineté nationale passèrent dans le parti de la ligue, parti qui, selon son origine toute municipale et plébéienne, devait naturellement se rallier à d’autres traditions, à celles de la bourgeoisie d’alors, et pour lequel ces doctrines d’emprunt ne pouvaient être qu’une ressource extrême et passagère. Quelque éloigné que soit de la vérité historique le système du jurisconsulte protestant, on doit lui reconnaître le mérite de n’avoir point eu de modèle, et d’avoir été construit tout entier sur des textes originaux, sans le secours d’aucun ouvrage de seconde main. En 1574, il n’en existait pas encore de ce genre ; Étienne Pasquier travaillait à ses recherches plus ingénieuses qu’érudites, elles n’avaient pas paru dans leur ensemble, et d’ailleurs elles étaient trop peu liées, trop capricieuses et trop indécises dans leurs conclusions, pour fournir le moindre appui à une théorie systématique ; les compilations plus indigestes et plus chargées de science de Fauchet et de Dutillet ne virent le jour que plus tard. Ainsi François Hotman ne dut rien qu’à lui-même, et la témérité de ses conjectures, ses illusions, ses méprises, lui appartiennent en propre, aussi bien que la hardiesse de ses sentiments presque républicains. Du reste, son érudition était saine en grande partie, et
la plus forte qu’il fût possible d’avoir alors sur le fonds de l’histoire de
France. Il traite quelquefois avec un bon sens remarquable les points
secondaires qu’il touche en passant. Par exemple, il reconnaît dans l’idiome
de Dans cet opuscule tout rempli de citations textuelles et
formé de lambeaux disparates des historiens latins et des chroniqueurs du
Moyen-Âge, il y a, chose singulière, un air de vie et un mouvement
d’inspiration. L’amour enthousiaste du gouvernement par assemblées, espèce de
révélation d’un temps à venir, s’y montre à toutes les pages. Il éclate dans
certaines expressions, telles que le nom de saint
et sacré, que l’auteur donne au pouvoir de ce grand conseil
national qu’il voit sans cesse dominant toutes les institutions de Les premiers essais d’une érudition impartiale, mais plus habile à déchiffrer la lettre des textes qu’à en exprimer le vrai sens historique, et des histoires narratives tout à fait nulles pour la science, remplissent l’intervalle qui sépare François Hotman d’Adrien de Valois. Ce fut en l’année 1646, que ce savant historien publia, sous le titre de Gestes des anciens Francs, le premier des trois volumes in-folio qui forment son œuvre capitale ; les deux autres, complétant l’histoire de la dynastie mérovingienne, parurent en 1658. Selon le projet et les espérances de l’auteur, ces volumes ne devaient être que le commencement d’une gigantesque histoire de France, rassemblant dans un même corps d’annales écrites en latin, d’un style châtié, tous les récits et toutes les informations dignes de foi ; mais, après avoir parcouru l’espace de cinq siècles, depuis le règne de l’empereur Valérien jusqu’à l’avènement de la seconde race, il se sentit découragé par l’immensité de l’entreprise, et son travail s’arrêta là. Tel qu’il est, cet ouvrage mérite le singulier honneur d’être cité d’un bout à l’autre à côté des sources de notre vieille histoire, comme un commentaire perpétuel des documents originaux. Tout s’y trouve éclairci et vérifié en ce qui regarde les temps, les lieux, la valeur des témoignages et l’authenticité des preuves historiques ; les lacunes des textes, les omissions et les négligences des chroniqueurs sont remplies et réparées par des inductions du plus parfait bon sens ; il y a exactitude complète quant à la succession des faits et à l’ordre matériel du récit, mais ce récit, on est forcé de l’avouer, manque de vie et de couleur. Le sens intime et réel de l’histoire s’y trouve, pour ainsi dire, étouffé par l’imitation monotone des formes narratives et de la phraséologie des écrivains classiques. Si Adrien de Valois signale et fait remarquer, par la
différence des noms propres, d’un côté latins ou grecs, de l’autre
germaniques, la distinction des Gallo-romains et des Francs après la
conquête, il ne fait point ressortir les grandes oppositions de mœurs, de
caractères et d’intérêts qui s’y rattachent. L’accent de barbarie des
conquérants de Et quand le même roi excite ses guerriers contre les Goths : Je supporte avec peine que ces Ariens possèdent une partie des Gaules ; marchons avec l’aide de Dieu, et quand nous les aurons vaincus, réduisons leur terre en notre puissance, au lieu de cette brusque allocution, si fortement caractéristique, on trouve encore du récit et toute la froideur d’un discours indirect : Il les exhorte à attaquer, sous sa conduite, Alarik dont il vient de recevoir une injure, à marcher contre les Visigoths, à les vaincre avec la faveur de Dieu, et à s’emparer de leur territoire, disant que des catholiques ne devaient pas souffrir que la meilleure partie des Gaules fût possédée par les Ariens... Le texte de Grégoire de Tours, dont Adrien de Valois connaissait tout le prix, car il l’appelle avec vérité le fonds de notre histoire, subit continuellement dans son livre de semblables transformations. La monarchie des rois de la première race est trop pour lui la monarchie de son temps ; il applique à celle-là les maximes et les formules de l’autre, sans trop se douter du contraste, et aussi sans qu’il y ait rien de bien choquant dans cet anachronisme. On sent toujours l’homme d’un esprit judicieux, libre de toute préoccupation systématique, ne cherchant dans l’histoire autre chose que la vérité, mais manquant de pénétration pour la saisir tout entière, dans les détails comme dans l’ensemble, dans la peinture des mœurs comme dans la critique des faits. Avec ces qualités plutôt solides qu’attrayantes, avec un long ouvrage qui ne flattait aucune passion politique, aucune opinion de classe ni de parti, et dont la forme était celle d’une glose sur des textes absents, l’historien de la dynastie mérovingienne avait peu de chances de faire une vive impression sur le public contemporain. Personne n’entreprit de le traduire en français, ni d’exposer, en le résumant, la théorie de ses recherches et de ses découvertes historiques. Il n’eut pas l’honneur d’être chef d’école au XVIIe siècle, comme le furent, dans le siècle suivant, des hommes moins instruits, moins sensés, mais plus dogmatiques que lui. Il n’eut pas même le pouvoir de fixer les esprits et la science de son temps à l’égard de la question d’origine, de faire reconnaître comme seule véritable la descendance germanique des Francs, et de renverser l’hypothèse des colonies gauloises ramenées en Gaule, hypothèse toujours admise par un certain nombre de savants et à laquelle les circonstances vinrent bientôt donner la faveur publique et une sorte de règne passager. L’ère de calme et d’unité qui commence avec les belles années du règne de Louis XIV vit l’esprit de lutte politique s’éteindre à l’intérieur, et toutes les passions sociales se porter au dehors et s’unir dans un but commun, l’agrandissement du territoire français et la fixation de ses limites. Tous les partis cédèrent au besoin d’ordre ; toutes les classes de la nation s’attachèrent au gouvernement ; il y eut dans les âmes très peu de susceptibilité quant aux bornes du pouvoir et aux conditions de l’obéissance, mais, en revanche, une grande délicatesse sur le point d’honneur national. Ce sentiment public, dont l’influence s’étendit jusqu’à
l’histoire, mit en vogue, d’une manière presque subite, le système qui,
reniant pour Plusieurs savants et demi savants, depuis l’année 1660, s’appliquèrent à étayer de nouvelles démonstrations et à développer, avec plus ou moins d’emphase patriotique, ces conjectures sans fondement, devenues tout d’un coup populaires. Les formes du style et l’expression appartiennent ici,
comme la pensée, à l’écrivain du XVIIe siècle. Une fois poussés par le désir
de complaire à la vanité nationale, les esprits systématiques ne s’en tinrent
pas là, et atteignirent bientôt les dernières limites de l’absurde. Dans un
livre publié en 1676 et intitulé : De l’origine
des Français et de leur empire, tous les conquérants du Ve siècle,
tous les destructeurs de l’empire romain, les Goths, les Vandales, les
Burgondes, les Hérules, les Huns eux-mêmes, devinrent frères des Gaulois.
L’auteur, ne doutant pas du succès de sa découverte, en parlait ainsi : La nation se trouvera par là,
d’une manière aussi solide
qu’imprévue, n’avoir qu’une même origine avec ce que le
monde a jamais eu de plus terrible, de plus brave
et de plus glorieux ; et le Journal
des Savants disait de cette opinion extravagante : Il n’y en a pas qui soit allée plus avant et qui soit plus glorieuse à la nation. C’est surtout en Allemagne que le système des colonies
gauloises devait trouver des contradicteurs, soit à cause des progrès de ce
pays dans les véritables voies de l’histoire, soit par un sentiment étranger
à la science, la rivalité d’orgueil national et l’envie de conserver à la
race teutonique l’honneur d’avoir produit les Francs. Il paraît même que la
crainte des envahissements de En l’année 1714, un homme qui a laissé après lui un nom
illustre, et qui, jeune alors, n’était qu’élève en titre de l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, Nicolas Fréret, lut à une assemblée publique
de cette académie un mémoire sur l’établissement des Francs au nord de Les Francs
sont une ligue formée au IIIe siècle entre plusieurs peuples de Ces propositions, qui aujourd’hui sont des axiomes
historiques, renversèrent d’un même coup et les systèmes qui cherchaient le
berceau d’une nation franque, soit en Gaule, soit en Germanie, antérieurement
au IIIe siècle, et celui qui érigeait les Francs, sur l’interprétation de
leur nom, en hommes libres par excellence et en libérateurs de Le mémoire qui faisait ainsi justice d’erreurs en crédit
jusque-là, et qui donnait aux opinions saines plus de relief et d’autorité,
souleva d’étranges objections au sein de l’académie, et sa lecture fut suivie
d’un événement plus étrange encore ; Fréret fut arrêté par lettre de cachet
et enfermé à Les motifs de son emprisonnement, qui dura six mois, sont
un mystère ; il est impossible de deviner laquelle des thèses de sa
dissertation parut criminelle au gouvernement d’alors ; mais une telle
expérience le détourna des grandes recherches sur l’histoire nationale
auxquelles il voulait se dévouer. Ses travaux académiques prirent un autre
cours ; il remonta jusqu’à l’antiquité la plus reculée, et son admirable netteté
d’esprit fit sortir une science nouvelle des ténèbres et du chaos. La
chronologie des temps qui n’ont point d’histoire, l’origine et les migrations
des peuples, la filiation des races et celle des langues, furent pour la
première fois établies sur des bases rationnelles. Que serait-il arrivé, si
cette merveilleuse faculté de divination s’était appliquée tout entière au
passé de Quoique les historiens les plus estimés de l’antiquité, ceux que l’on nous propose pour modèles, aient fait leur principal objet du détail des mœurs, presque tous nos modernes ont négligé de suivre leurs traces. C’est le détail, abandonné par les autres écrivains, que je me propose pour but dans ces recherches... Les tendances de l’époque présente, les instincts de la nouvelle école historique étaient pressentis, il y a plus de cent vingt ans, par un homme de génie ; si cet homme eût rencontré dans son temps la liberté du nôtre, la science de nos origines sociales, de nos vieilles mœurs, de nos institutions, aurait avancé d’un siècle. |
[1]
Chroniques de Saint-Denis, dans le Recueil des Historiens de
[2] Histoire générale des rois de France, par Bernard de Girard, seigneur du Haillan, édition de 1576, t. I, p. 229.
[3] Ibid.
Gent de France, mult estes ébahie !
Je di a touz ceus qui sont nez des fiez :
Se m’aït Dex, franc n’estes vos mès mie,
Mult vous a l’en de franchise esloignez ;
Car vous estes par enqueste jugiez.
………………………
Douce France, n’apiaut l’en plus ensi,
Ançois ait nom le païs aux sougiez,
Une terre acuvertie.
(Recueil de chants hist. franc. par Leroux de Lincy, Ière série, p. 218.)
[5]
Metz usoit jà de droit civile
Avant qu’en Lobereigne y
eut bonne ville ;
Lobereigne est jeune et
Metz ancienne.
(Chroniques en vers des antiquités de Metz ; Hist. de Lorraine, par D. Calmet, t. II, preuves, col. CXXIV)
[6] Loyseau, Traité des Seigneuries, édition de 1701, p. 101. — Dubos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie, t. IV.
[7] Ibid. p. 302. — Raynouard, Histoire du droit municipal, t. II, p. 189, 249, 352. — Savigny, Histoire du droit romain au moyen âge.
[8] Wace, Roman de Rou, édition de Pluquet, t. II, p. 303 et suiv. — Benoît de Sainte-Maure, édition de M. Francisque Michel, t. II, p. 390 et suiv.
[9] Ibid. — Ibid.
[10] Droit haineux est le droit, qui par les coutumes du pays, est contraire au droit écrit… Droit commun est, comme les sages disent, un droit qui s’accorde au droit écrit et à coutume du pays, et que les deux sont consonants ensembles, si que le droit écrit soit conforme avec la coutume locale, à tout le moins ne lui déroge, au contraire, car lors est-ce droit commun ou coutume libérale. (Somme rurale ou Grand Coutumier général de pratique civile, par Jean Bouteiller, édition 1603, p. 3) — Crime de sacrilège si est de faire dire ou venir contre l’établissement du roi ou de son prince, car de venir contre, c’est encourir peine capitale de sacrilège (Ibid., p. 171).
[11] Ibid., p. 646 et 195.
[12] Voilà l’opinion des Français sur l’étymologie de leur nom, laquelle, si quelqu’un voulait leur ôter, il commettrait (selon leur jugement) un grand crime, ou pour le moins il serait en danger de perdre temps. (Du Haillan, Histoire générale des rois de France, Discours préliminaire).
[13] Cette dernière opinion est soutenue par Jean Bodin, dans le livre intitulé Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566), et par Étienne Forcadel,dans son traité Gallorum imperio et philosophia (1569).