CONSIDÉRATIONS SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

L’HISTOIRE nationale est, pour tous les hommes du même pays, une sorte de propriété commune ; c’est une portion du patrimoine moral que chaque génération qui disparaît, lègue à celle qui la remplace ; aucune ne doit la transmettre telle qu’elle l’a reçue, mais toutes ont pour devoir d’y ajouter quelque chose en certitude et en clarté. Ces progrès ne sont pas seulement une œuvre littéraire noble et glorieuse, ils donnent sous de certains rapports la mesure de la vie sociale chez un peuple civilisé ; car les sociétés humaines ne vivent pas uniquement dans le présent, et il leur importe de savoir d’où elles viennent pour qu’elles puissent voir où elles vont. D’où venons-nous, où allons-nous ? Ces deux grandes questions, le passé et l’avenir politiques, nous préoccupent maintenant, et, à ce qu’il semble, au même degré ; moins tourmentés que nous de la seconde, nos ancêtres du Moyen-Âge l’étaient parfois de la première ; il y a bien des siècles qu’on tente incessamment de la résoudre, et les solutions bizarres, absurdes, opposées l’une à l’autre, n’ont pas manqué. Le premier coup d’œil de celui qui étudie sérieusement et sincèrement notre histoire doit plonger au fond de ce chaos de traditions et d’opinions discordantes, et chercher par quelles transformations successives, par quelles fluctuations du faux au vrai, de l’hypothèse à la réalité, la notion des origines de la société française a passé, pour arriver jusqu’à nous.

Lorsque le mélange des différentes races d’hommes que les invasions du Ve siècle avaient mises en présence sur le sol de la Gaule fut accompli et eut formé de nouveaux peuples et des idiomes nouveaux, lorsqu’il y eut un royaume de France et une nation française, quelle idée cette nation se fit-elle d’abord de son origine ? Si l’on se place au XIIe siècle et qu’on interroge la littérature de cette époque, on verra que toute tradition de la diversité des éléments nationaux, de la distinction primitive des conquérants et des vaincus, des Francs et des Gallo-romains, avait alors disparu. Le peuple mixte issu des uns et des autres semblait se rattacher exclusivement aux premiers qu’il appelait comme lui Français, le mot franc, dans la langue vulgaire, n’ayant plus de sens ethnographique. Les circonstances et le caractère de la conquête, les ravages, l’oppression, la longue hostilité des races, étaient des souvenirs effacés ; il n’en restait aucun vestige, ni dans les histoires en prose ou en vers, ni dans les récits romanesques, ni dans les contes du foyer. Le catholicisme des Francs avait lavé leur nom de toute souillure barbare. Les destructions de villes, les pillages, les massacres, les martyres arrivés durant leurs incursions ou à leur premier établissement, étaient mis sur le compte d’Attila, des Vandales ou des Sarrasins. Les légendes et les vies des saints ne présentaient aucune allusion à cet égard, si ce n’est dans leur rédaction la plus ancienne, la plus savante, la plus éloignée de l’intelligence du peuple et de la tradition orale.

Ainsi la croyance commune était que la nation française descendait en masse des Francs ; mais les Francs, d’où les faisait-on venir ? On les croyait issus des compagnons d’Énée ou des autres fugitifs de Troie, opinion étrange, à laquelle le poème de Virgile avait donné sa forme, mais qui, dans le fond, provenait d’une autre source, et se rattachait peut-être à des souvenirs confus du temps où les tribus primitives de la race germanique firent leur émigration d’Asie en Europe, par les rives du Pont-Euxin. Du reste, il y avait, sur ce point, unanimité de sentiment ; les clercs et les moines les plus lettrés, ceux qui pouvaient lire Grégoire de Tours et les livres des anciens, partageaient la conviction populaire, et vénéraient, comme fondateur et premier roi de la nation française, Francion, fils d’Hector[1].

Quant à l’opinion relative aux institutions sociales, à leurs commencements, à leur nature, à leurs conditions nécessaires, elle était loin d’être, à ce degré, simple et universelle. Chacune des classes de la population, fortement distincte des autres, avait ses traditions politiques, et pour ainsi dire, son système à part, système confus, incomplet, en grande partie erroné, mais ayant une sorte de vie, à cause des passions dont il était empreint et des sentiments de rivalité ou de haine mutuelle qui s’y ralliaient. La noblesse conservait la notion vague et mal formulée d’une conquête territoriale faite jadis, à profit commun, par les rois et par ses aïeux, et d’un grand partage de domaines acquis par le droit de l’épée. Ce souvenir d’un événement réel était rendu fabuleux par la fausse couleur et la fausse date prêtées à l’événement. Ce n’était plus l’intrusion d’un peuple barbare au sein d’un pays civilisé, mais une conquête douée de tous les caractères de grandeur et de légitimité que concevait le Moyen-Âge, faite, non sur des chrétiens par une nation païenne, mais sur des mécréants par une armée de fidèles, suite et couronnement des victoires de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne sur les Sarrasins et d’autres peuples ennemis de la foi[2]. Au XIIe siècle et plusieurs siècles après, les barons et les gentilshommes plaçaient là l’origine des fiefs et des privilèges seigneuriaux. Ils croyaient, selon une vieille formule de leur opinion traditionnelle, qu’après avoir purgé la France des nations barbares qui l’habitaient, Charlemagne donna toutes les terres du pays à ses compagnons d’armes, à l’un mille arpents, à l’autre deux mille, et au reste plus ou moins, à charge de foi et d’hommage[3].

À cette tradition de conquête et de partage, se joignait une tradition de jalousie haineuse contre le clergé, qui, disait-on, s’était glissé d’une manière furtive parmi les conquérants, et avait ainsi usurpé une part de possessions et d’honneurs. La rivalité du baronnage et de l’ordre ecclésiastique pouvait se présenter comme remontant de siècle en siècle jusqu’au Ve, jusqu’à la grande querelle qui, dès la conversion des guerriers francs au christianisme, s’était élevée entre eux et le clergé gallo-romain. L’objet de cette vieille lutte était toujours le même, et sa forme avait peu changé. Il en reste un curieux monument dans les chroniques du XIIIe siècle ; c’est l’acte d’une confédération jurée, en 1247, par les hauts barons de France, pour la ruine des justices cléricales en matière civile et criminelle. Le duc de Bourgogne et les comtes de Bretagne, d’Angoulême et de Saint-Pol étaient les chefs de cette ligue, dont le manifeste, portant leurs sceaux, fut rédigé en leur nom. On y trouve le droit de justice revendiqué exclusivement comme le privilège des fils de ceux qui jadis conquirent le royaume, et, chose plus bizarre, un sentiment d’aversion dédaigneuse contre le droit écrit, qui semble rappeler que ce droit fut la loi originelle des vaincus du Ve siècle. Tout cela est inexact, absurde même quant aux allégations historiques, mais articulé avec une singulière franchise et une rude hauteur de langage :

Les clercs, avec leur momerie, ne songent pas que c’est par la guerre et par le sang de plusieurs que, sous Charlemagne et d’autres rois, le royaume de France a été converti, de l’erreur des païens, à la foi catholique ; d’abord, ils nous ont séduits par une certaine humilité, et maintenant ils s’attaquent à nous, comme des renards tapis sous les restes des châteaux que nous avions fondés ; ils absorbent dans leur juridiction la justice séculière, de sorte que des fils de serfs jugent, d’après leurs propres lois, les hommes libres et les fils des hommes libres, tandis que, selon les lois de l’ancien temps et le droit des vainqueurs, c’est par nous qu’ils devraient être jugés... À ces causes, nous tous, grands du royaume, considérant que ce royaume a été acquis non par le droit écrit et par l’arrogance des clercs, mais à force de fatigues et de combats, en vertu du présent acte et de notre commun serment, nous statuons et ordonnons que, désormais, nul clerc ou laïc n’appelle en cause qui que ce soit devant le juge ecclésiastique ordinaire ou délégué, si ce n’est pour hérésie, mariage ou usure, sous peine de perte de tous ses biens et de mutilation d’un membre. En outre, nous députons certaines personnes chargées de l’exécution de cette ordonnance, afin que notre juridiction, près de périr, se relève, et que ceux qui, jusqu’à ce jour, sont devenus riches de notre appauvrissement, soient ramenés à l’état de la primitive église, et que, vivant dans la contemplation, pendant que nous, comme il convient, nous mènerons la vie active, ils nous fassent voir les miracles qui, depuis longtemps, se sont retirés du siècle.

Outre la maxime du droit de justice inhérent au domaine féodal, une autre maxime qui se perpétuait parmi la noblesse, était celle de la royauté primitivement élective et du droit de consentement des pairs et des grands du royaume, à chaque nouvelle succession. C’est ce qu’exprimaient, au XIIe et au XIIIe siècle, les formules du sacre, par  le cri : Nous le voulons, nous l’approuvons, que cela soit ! et, quand ces formules eurent disparu, l’esprit en demeura empreint dans les idées et les mœurs des gentilshommes. Tout en professant pour le roi un dévouement sans bornes, ils se plaisaient à rappeler en principe le vieux droit d’élection et la souveraineté nationale. Dans le discours de l’un d’eux aux états généraux de 1484, on trouve les paroles suivantes : Comme l’histoire le raconte et comme je l’ai appris de mes pères, le peuple, au commencement, créa des rois par son suffrage. Aux mêmes souvenirs, transmis de la même manière, se rattachait encore le principe fondamental de l’obligation, pour le roi, de ne rien décider d’important sans l’avis de ses barons, sans le concours d’une assemblée délibérante, et cet autre principe, que l’homme franc n’est justiciable que de ses pairs, et ne peut être taxé que de son propre consentement, par octroi libre, non par contrainte. Il y avait là un fonds d’esprit de liberté politique, qui n’existait ni dans le clergé, ni dans la bourgeoisie ; il y avait aussi un sentiment d’affection pour le royaume de France, pour le pays natal dans toute son étendue, que n’avaient, au même degré, ni l’une ni l’autre de ces deux classes. Mais c’était un amour de propriétaires plutôt que de citoyens, qui n’embrassait la destinée, les droits, les intérêts, que d’un petit nombre de familles, un esprit de conservation aveugle dans ses entêtements, qui s’opiniâtrait pour le maintien de toute vieille coutume, contre la raison et le bien général ; qui, par exemple, déplorait, comme la ruine de toute franchise et une honte pour le pays, la tentative de substituer au combat judiciaire la procédure par témoins :

Vous n’êtes plus francs, vous êtes jugés par enquête, dit une chanson du XIIIe siècle. La douce France, qu’on ne l’appelle plus ainsi, qu’elle ait nom pays de sujets, terre des lâches !...[4]

La plus nette et la moins altérée des traditions historiques appartenait à la bourgeoisie, et se conservait isolément dans les grandes villes, jadis capitales de province ou cités de la Gaule impériale.

Les habitants de Reims se souvenaient, au XIIe siècle, de l’origine romaine de leur constitution municipale ; ils disaient avec orgueil que la loi de leur ville, sa magistrature et sa juridiction remontaient jusqu’au temps de saint Remy, l’apôtre des Francs. Les bourgeois de Metz se vantaient d’avoir usé de droits civils avant qu’il existât un pays de Lorraine, et parmi eux courait ce dicton populaire : Lorraine est jeune et Metz ancienne[5]. À Lyon, à Bourges, à Boulogne, on soutenait qu’il y avait eu, pour la cité, droit de justice et d’administration libre, avant que la France fût en royaume[6]. Arles, Marseille, Périgueux, Angoulême, et de moindres villes du midi, simples châteaux sous l’empire romain, croyaient leur organisation semi républicaine antérieure à la conquête franque et à toutes les seigneuries du moyen-âge. Toulouse, jouant sur le nom appliqué par elle à son corps de magistrature, se donnait un capitole, à l’exemple de Rome[7]. Cette conviction de l’ancienneté immémoriale d’un droit urbain de liberté civile et de liberté politique fut le plus grand des appuis moraux que trouva la bourgeoisie dans sa lutte contre l’envahissement féodal et contre l’orgueil de la noblesse. Partout où elle exista, elle fit naître un vif sentiment de patriotisme local, sentiment énergique, mais trop borné, qui s’enfermait trop volontiers dans l’enceinte d’un mur de ville, sans souci du pays, et regardait les autres villes comme des états à part, amis ou ennemis au gré de la circonstance et de l’intérêt.

Voilà quels étaient, à l’époque du grand mouvement de la révolution communale, l’opinion et l’esprit public dans les vieilles cités gauloises, où, après l’établissement des dominations germaniques, s’était concentrée la vie civile, héritage du monde romain. Cet esprit se répandait, de proche en proche, dans les villes d’une date plus nouvelle, dans les communes récemment fondées et dans les bourgades affranchies ; il donnait aux classes roturières occupées de commerce et d’industrie ce qui fait la force dans les luttes politiques, des souvenirs, de la fierté et de l’espérance. Quant à la classe des laboureurs, des vilains, comme on disait alors, elle n’avait ni droits, ni traditions héréditaires ; elle ne suivait point dans le passé et ne marquait à aucun événement l’origine de sa condition et de ses misères ; elle l’aurait tenté en vain. Le servage de la glèbe, de quelque nom qu’on l’appelât, était antérieur sur le sol gaulois à la conquête des Barbares ; cette conquête avait pu l’aggraver, mais il s’enfonçait dans la nuit des siècles et avait sa racine à une époque insaisissable, même pour l’érudition de nos jours. Toutefois, si aucune opinion sur les causes de la servitude n’avait cours au Moyen-Âge, cette grande injustice des siècles écoulés, œuvre des invasions d’une race sur l’autre et des usurpations graduelles de l’homme sur l’homme, était ressentie par ceux qui la subissaient avec une profonde amertume. Déjà s’élevait, contre les oppressions du régime féodal, le cri de haine qui s’est prolongé, grandissant toujours, jusqu’à la destruction des derniers restes de ce régime. La philosophie moderne n’a rien trouvé de plus ferme et de plus net sur les droits de l’homme, sur la liberté naturelle et la libre jouissance des biens communs, que ce qu’entendaient dire, aux paysans du XIIe siècle, les trouvères, fidèles échos de la société contemporaine :

Les seigneurs ne nous font que du mal, nous ne pouvons avoir d’eux raison ni justice ; ils ont tout, prennent tout, mangent tout, et nous font vivre en pauvreté et en douleur. Chaque jour est, pour nous, jour de peines ; nous n’avons pas une heure de paix, tant il y a de services et de redevances, de tailles et de corvées, de prévôts et de baillis[8]… Pourquoi nous laisser traiter ainsi ? Mettons—nous hors de leur pouvoir, nous sommes des hommes comme eux, nous avons les mêmes membres, la même taille, la même force pour souffrir, et nous sommes cent contre un... Défendons—nous contre les chevaliers, tenons—nous tous ensemble, et nul homme n’aura seigneurie sur nous, et nous pourrons couper des arbres, prendre le gibier dans les forêts et le poisson dans les viviers, et nous ferons notre volonté, aux bois, dans les prés et sur l’eau[9].

Quoique, dès les premiers temps qui suivirent la conquête, des hommes de l’une et de l’autre race, les Francs comme les Gallo-Romains, fussent entrés dans les rangs du clergé, les traditions de cet ordre étaient demeurées purement romaines ; le droit romain revivait dans les canons des conciles et réglait toute la procédure des tribunaux ecclésiastiques. Quant à la nature primitive du gouvernement et à sa constitution essentielle, le clergé supérieur ou inférieur, sauf de rares et passagères exceptions, n’avait qu’une doctrine, celle de l’autorité royale universelle et absolue, de la protection de tous par le roi et par la loi, de l’égalité civile dérivant de la fraternité chrétienne. Il avait conservé, sous des formes religieuses, l’idée impériale de l’unité de puissance publique, et il la maintenait contre l’idée de la souveraineté domaniale et de la seigneurie indépendante, produit des mœurs germaniques et de l’esprit d’orgueil des conquérants. D’ailleurs, tout souvenir d’un temps où la monarchie gallo-franque avait été une pour tout le pays, où les ducs et les comtes n’étaient que des officiers du prince, n’avait pas entièrement péri pour les hommes lettrés, laïcs ou clercs, instruits quelque peu des faits de l’histoire authentique. Au XIIe siècle, l’étude scientifique du droit romain vint donner à ces traditions une force nouvelle et fit naître, pour les propager, une classe d’hommes toute spéciale, sortie de ce qu’il y avait de plus romain sur le sol de la Gaule, les grandes villes.

Les légistes, dès qu’ils purent former un corps, travaillèrent, avec une hardiesse d’esprit et un concert admirables, à replacer la monarchie sur ses anciennes bases sociales, à faire une royauté française à l’image de celle des Césars, symbole de l’état, protectrice pour tous, souveraine à l’égard de tous, sans partage et sans limites. Ils fondèrent une école théorique et pratique de gouvernement, dont le premier axiome était l’unité et l’indivisibilité du pouvoir souverain, qui, en droit, traitait d’usurpations les seigneuries et les justices féodales, et qui, en fait, tendait à les détruire au profit du roi et du peuple. Remontant par la logique sinon par des souvenirs clairs et précis, jusqu’au-delà du Ve siècle et du démembrement de l’empire romain, ils regardaient comme nulle l’œuvre du temps écoulé depuis cette époque ; ils ne voyaient de loi digne de porter ce nom que dans le texte des codes impériaux, et qualifiaient de droit odieux, droit haineux, la coutume contraire ou non conforme au droit écrit ; ils donnaient au roi de France le titre d’empereur et appelaient crime de sacrilège toute infraction à ses ordonnances[10]. Sachez, dit un vieux jurisconsulte, qu’il est empereur en son royaume, et qu’il y peut faire tout et autant qu’à droit impérial appartient[11]. Cette maxime, développée dans toutes ses conséquences, et s’alliant à la vieille doctrine bourgeoise des libertés municipales, devint la voix du tiers-état dans les grandes assemblées politiques du XVe et du XVIe siècle.

Tel était l’assemblage confus de croyances traditionnelles et d’opinions dogmatiques, de notions incertaines et de convictions passionnées, au milieu duquel éclata, dans le XVIe siècle, la renaissance des études historiques. Après que les livres de l’antiquité grecque et latine eurent tous été mis au jour par l’impression, les esprits avides de savoir se tournèrent avec ardeur vers les manuscrits du Moyen-Âge et la recherche des antiquités nationales. On tira du fond des bibliothèques et des archives, et l’on se mit à imprimer et à commenter pour le public, les monuments presque oubliés de la vraie histoire de France. Grégoire de Tours et Frédégaire, la vie de Charlemagne et les annales de son règne écrites par un contemporain, d’autres chroniques originales, les lois des Francs et un certain nombre de diplômes de la première et de la seconde race furent publiés. Une science nouvelle, fondée sur l’étude des documents authentiques et des sources de notre histoire, se forma dès lors, et entra en lutte avec les opinions propagées par des traditions vagues et par la lecture de chroniques fabuleuses ou complètement inexactes. La plus générale de ces opinions et en même temps la moins solide, celle de l’origine troyenne des Francs, fut la première attaquée, et elle ne put se soutenir, quoiqu’il y eût en sa faveur une sorte de résistance populaire[12]. Les personnes lettrées y renoncèrent promptement et mirent à sa place deux opinions entre lesquelles la science se partagea, l’une qui rangeait les Francs, ou comme on disait, les Français, parmi les peuples de race germanique, l’autre qui les faisait descendre de colonies gauloises émigrées au-delà du Rhin et ramenées plus tard dans leur ancienne patrie[13]. Mais ce ne fut pas sans de grands efforts de logique, sans de grandes précautions oratoires que les érudits parvinrent à donner cours à ces nouveautés malsonnantes, et le gros du public tint longtemps encore à sa chère descendance troyenne. Cette bizarre prétention de vanité nationale, poursuivie par le ridicule dès la fin du XVIe siècle, ne disparut entièrement des livres d’histoire qu’après le milieu du XVIIe.

Quant aux diverses traditions sociales et aux questions qu’elles soulevaient, elles ne pouvaient être aussi aisément tranchées par la science. Non seulement elles avaient de profondes racines dans les mœurs et les passions des classes d’hommes pour qui elles formaient, chacune à part, un symbole de foi politique, mais encore elles s’appuyaient toutes, plus ou moins, sur un fondement réel et historique. Il était vrai qu’il y avait eu conquête du sol de la Gaule et partage des terres conquises, que la monarchie avait été d’abord élective et la royauté soumise au contrôle d’assemblées délibérantes ; il était vrai que les cités gallo-romaines avaient conservé leur régime municipal sous la domination des Barbares ; il était vrai enfin que la royauté franque avait essayé de continuer en Gaule l’autorité impériale, et cette tentative, reprise d’époque en époque, après des siècles d’intervalle, ne fut jamais abandonnée. Ainsi la noblesse, la bourgeoisie, le clergé, les légistes, avaient raison d’attester le passé en faveur de leurs doctrines contraires ou divergentes sur la nature de la société et le gouvernement de l’état ; il se trouvait, sous chacune de ces croyances, un fond de réalité vivace que le progrès scientifique pouvait modifier, compléter, transformer, mais non détruire.

C’est de l’application de la science moderne aux opinions traditionnelles que naquirent les systèmes historiques dont la lutte a duré jusqu’à nos jours. Ce genre d’ouvrage, moitié histoire, moitié pamphlet, où l’érudition est mise, en quelque sorte au service d’une passion politique, et où l’esprit de recherche est animé par l’esprit de parti eut en France une origine plus lointaine, y commença plus tôt, s’y produisit avec plus de suite et plus d’éclat que dans aucun autre pays de l’Europe. Chez nous, pour des causes qui tiennent à la fois au génie particulier de la nation et à la diversité des éléments nationaux, l’histoire abstraite et spéculative dans des vues de polémique sociale a eu, depuis le réveil des études, une extrême importance ; elle a été l’arme des passions et des intérêts politiques ; elle a dominé, d’un côté, sur les recherches désintéressées, et, de l’autre, sur l’histoire narrative. Souvent tour à tour par les divers courants de l’opinion publique, les vieilles traditions des classes rivales servirent de fondement à des théories nouvelles, plus ou moins savantes, plus ou moins ingénieuses, mais ayant toutes cela de commun qu’elles ne remuaient le passé dans ses profondeurs que pour en faire sortie, bon gré mal gré, quelque chose de conforme aux idées, aux désirs, aux prétentions populaires ou aristocratiques. Voici dans quelles circonstances parut, en 1574, le premier écrit de ce genre, écrit remarquable en lui-même, autant qu’il l’est, d’ailleurs, par sa date.

François Hotman, l’un des plus savants jurisconsultes du XVIe siècle, fut attiré à la religion réformée par la vue de l’héroïque fermeté des luthériens qui subirent à Paris le supplice du feu. Il entra de bonne heure en relation intime avec les chefs du parti protestant, et adopta leurs principes politiques, mélange des vieilles traditions d’indépendance de l’aristocratie française avec l’esprit démocratique de la Bible et l’esprit républicain de la Grèce et de Rome. Hotman se passionna pour ces doctrines comme pour la foi nouvelle, et répudia les théories de droit public que les hommes de sa profession puisaient dans l’étude journalière des lois romaines impériales. Il prit en égale aversion la monarchie absolue et l’autorité des parlements judiciaires, et se fit un modèle de gouvernement où la royauté était subordonnée au pouvoir souverain d’une grande assemblée nationale, type dont l’idée, assez vague d’ailleurs, répondait à cette formule souvent répétée alors dans les manifestes de la noblesse protestante : Tenue d’états et conciles libres. Après le massacre de la Saint-Barthélemy, réfugié à Genève, et, comme il le dit lui-même, tristement préoccupé, dans cet exil, de la patrie et de ses malheurs, il lui vint à la pensée de chercher, dans le passé de la France, des leçons et un remède pour les maux présents. Il lut tout ce qu’il lui fut possible de rassembler en histoires, chroniques, et autres documents relatifs, soit à la Gaule, soit au royaume de France. Il crut découvrir, dans ses lectures, faites par lui avec patience et bonne foi, la constitution essentielle de la monarchie française, et ce qu’il en tira ne fut autre chose que le programme qu’il avait dans l’esprit en commençant ses recherches, la souveraineté et le contrôle permanent d’une assemblée d’états généraux.

Il y a plusieurs mois, dit-il, qu’absorbé dans la pensée de si grandes calamités, je me mis à feuilleter tous les anciens historiens de notre Gaule franque, et qu’à l’aide de leurs écrits je composai un sommaire de l’état politique qu’ils témoignent avoir été en vigueur chez nous pendant plus de mille ans, état qui prouve, d’une façon merveilleuse, la sagesse de nos ancêtres, et auquel notre pays, pour avoir la paix, doit revenir, comme à sa constitution primitive et en quelque sorte naturelle.

Ce curieux livre où se rencontre, pour la première fois, une invocation des lois fondamentales de l’ancienne monarchie, fut composé en langue latine et intitulé : Franco-Gallia, titre qu’une traduction contemporaine rend par ces mots la Gaule française. Il est aisé de se figurer par quel abus de méthode l’auteur, imposant à l’histoire ses idées préconçues, arrive à montrer que, de tout temps en France, la souveraineté fut exercée par un grand conseil national, maître d’élire et de déposer les rois, de faire la paix et la guerre, de voter les lois, de nommer aux offices et de décider en dernier ressort de toutes les affaires de l’état. En dépit des différences d’époque, de mœurs, d’origine et d’attributions, il rapproche et confond ensemble sous un même nom, comme choses de même nature, les états généraux des Valois, les parlements de barons des premiers rois de la troisième race, les assemblées politico ecclésiastiques de la seconde, les revues militaires et les plaids de la première, et enfin les assemblées des tribus germaniques telles que Tacite les décrit. Hotman parvient de cette manière à une démonstration factice, à un résultat faux, mais capable de séduire par l’abondance des citations et des textes dont il semble découler. Lui-même était dupe de l’espèce de magie produite par ses citations accumulées ; il disait naïvement de son ouvrage : Qu’y a-t-il à dire contre cela ? Ce sont des faits, c’est un pur récit, je ne suis que simple narrateur.

Le point de départ de cette prétendue narration est l’hypothèse d’une hostilité constante des indigènes de la Gaule contre le gouvernement romain. L’auteur suppose, entre les Gaulois et les peuplades germaniques voisines du Rhin, une sorte de ligue perpétuelle pour la vengeance ou le maintien de la liberté commune. Toute invasion des Germains en Gaule, course de pillage, prise de villes, lui semble une tentative de délivrance, et le nom de Francs, hommes libres, comme il l’interprète, le titre dont se décoraient les guerriers libérateurs. Il croit le voir paraître d’abord chez une seule tribu, celle des Caninéfates, et s’étendre progressivement à mesure que d’autres tribus s’associent pour cette croisade de l’indépendance. Selon lui, après deux cents ans de luttes continuelles, la Gaule se vit enfin délivrée du joug romain par l’établissement des bandes franques sur les rives de la Meuse et de l’Escaut. Ces bandes victorieuses et les Gaulois affranchis, formant dès lors une seule nation, fondèrent le royaume de la Gaule franque dont le premier roi, Hilderik, fils de Merowig, fut élu par le suffrage commun des deux peuples réunis. Après avoir établi nos origines nationales sur cette base étrangement romanesque, Hotman tire de toute la suite de l’histoire de France les propositions suivantes, où le lecteur ayant quelque notion de la science actuelle fera facilement et sans aide la part du faux et du vrai :

Chlodowig fils de Hilderik, ayant enlevé aux Romains ce qui leur restait de territoire, chassé les Goths et soumis les Burgondes, le royaume fut constitué politiquement dans toute son étendue. — La royauté se transmit par le choix du peuple, quoique toujours dans la même famille ; le peuple fut le vrai souverain et fit les lois dans le grand conseil national, appelé, selon les temps, champ de mars, champ de mai, assemblée générale, placite, cour, parlement, assemblée des trois états. — Ce conseil jugeait les rois, il en déposa plusieurs de la première et de la seconde race, et il fallut toujours son consentement pour ratifier, à chaque nouveau règne, la succession par héritage. — Charlemagne n’entreprit jamais rien sans sa participation. – Le pouvoir de régir et d’administrer ne résidait pas dans tel ou tel homme décoré du titre de roi, mais dans l’assemblée de tous les ordres de la nation où était le vrai et propre siége de la majesté royale. — L’autorité suprême du parlement national s’est maintenue intacte jusqu’à la fin du règne de la seconde race, c’est—à—dire pendant cinq siècles et demi. — Le premier roi de la troisième race lui porta une atteinte grave en rendant héréditaires les dignités et les magistratures, qui auparavant étaient temporaires et à la nomination du grand conseil ; mais ce fut probablement de l’aveu de ce conseil lui-même. — Une atteinte plus grave encore lui vint des successeurs de Hugues Capet, qui transportèrent à une simple cour de justice le droit de ratifier les lois, et le nom auguste de parlement. — Toutefois le conseil de la nation garda la plus haute de ses anciennes prérogatives ; il continua de faire acte de souveraineté dans les grandes circonstances et dans les crises politiques. — On peut suivre la série de ces actes jusqu’après le règne de Louis XI, qui fut forcé par une rébellion nationale, dans la guerre dite du bien public, à reconnaître la suprématie des états du royaume et à s’y soumettre.

Ainsi, ajoute l’auteur en concluant et en essayant d’amener vers un même but les passions politiques qui divisaient ses contemporains,

ainsi notre chose publique, fondée et établie sur la liberté, a duré onze cents ans dans son état primitif, et elle a prévalu, même à force ouverte et par les armes, contre la puissance des tyrans.

C’est du livre de François Hotman que les idées de monarchie élective et de souveraineté nationale passèrent dans le parti de la ligue, parti qui, selon son origine toute municipale et plébéienne, devait naturellement se rallier à d’autres traditions, à celles de la bourgeoisie d’alors, et pour lequel ces doctrines d’emprunt ne pouvaient être qu’une ressource extrême et passagère. Quelque éloigné que soit de la vérité historique le système du jurisconsulte protestant, on doit lui reconnaître le mérite de n’avoir point eu de modèle, et d’avoir été construit tout entier sur des textes originaux, sans le secours d’aucun ouvrage de seconde main. En 1574, il n’en existait pas encore de ce genre ; Étienne Pasquier travaillait à ses recherches plus ingénieuses qu’érudites, elles n’avaient pas paru dans leur ensemble, et d’ailleurs elles étaient trop peu liées, trop capricieuses et trop indécises dans leurs conclusions, pour fournir le moindre appui à une théorie systématique ; les compilations plus indigestes et plus chargées de science de Fauchet et de Dutillet ne virent le jour que plus tard. Ainsi François Hotman ne dut rien qu’à lui-même, et la témérité de ses conjectures, ses illusions, ses méprises, lui appartiennent en propre, aussi bien que la hardiesse de ses sentiments presque républicains.

Du reste, son érudition était saine en grande partie, et la plus forte qu’il fût possible d’avoir alors sur le fonds de l’histoire de France. Il traite quelquefois avec un bon sens remarquable les points secondaires qu’il touche en passant. Par exemple, il reconnaît dans l’idiome de la Basse-Bretagne un débris de la langue des anciens Gaulois ; il soutient, contre le préjugé universel de son temps, que la loi salique n’a rien statué sur la succession royale et ne renferme que des dispositions relatives au droit privé ; il marque d’une manière assez exacte l’habitation des Francs au-delà du Rhin, et se montre inébranlable dans l’opinion de leur origine purement germanique.

Dans cet opuscule tout rempli de citations textuelles et formé de lambeaux disparates des historiens latins et des chroniqueurs du Moyen-Âge, il y a, chose singulière, un air de vie et un mouvement d’inspiration. L’amour enthousiaste du gouvernement par assemblées, espèce de révélation d’un temps à venir, s’y montre à toutes les pages. Il éclate dans certaines expressions, telles que le nom de saint et sacré, que l’auteur donne au pouvoir de ce grand conseil national qu’il voit sans cesse dominant toutes les institutions de la Gaule franque et de la France proprement dite. Le livre de François Hotman eut un succès immense, et son action fut grande sur les hommes de son siècle qu’agitait le besoin de nouveautés religieuses et politiques ; elle survécut à la génération contemporaine des guerres civiles et se prolongea même durant le calme du règne de Louis XIV. Ce bizarre et fabuleux exposé de l’ancien droit public du royaume devint alors la pâture secrète des libres penseurs, des consciences délicates, et des imaginations chagrines plus frappées, dans le présent, du mal que du bien. Au commencement du XVIIIe siècle, sa réputation durait encore ; les uns l’aimaient, les autres le déclaraient un livre pernicieux ; mais les grandes controverses qu’il avait soulevées cent vingt-cinq ans auparavant, éloignées de l’opinion des masses, ne remuaient plus en sens contraire que quelques esprits d’élite.

Les premiers essais d’une érudition impartiale, mais plus habile à déchiffrer la lettre des textes qu’à en exprimer le vrai sens historique, et des histoires narratives tout à fait nulles pour la science, remplissent l’intervalle qui sépare François Hotman d’Adrien de Valois. Ce fut en l’année 1646, que ce savant historien publia, sous le titre de Gestes des anciens Francs, le premier des trois volumes in-folio qui forment son œuvre capitale ; les deux autres, complétant l’histoire de la dynastie mérovingienne, parurent en 1658. Selon le projet et les espérances de l’auteur, ces volumes ne devaient être que le commencement d’une gigantesque histoire de France, rassemblant dans un même corps d’annales écrites en latin, d’un style châtié, tous les récits et toutes les informations dignes de foi ; mais, après avoir parcouru l’espace de cinq siècles, depuis le règne de l’empereur Valérien jusqu’à l’avènement de la seconde race, il se sentit découragé par l’immensité de l’entreprise, et son travail s’arrêta là. Tel qu’il est, cet ouvrage mérite le singulier honneur d’être cité d’un bout à l’autre à côté des sources de notre vieille histoire, comme un commentaire perpétuel des documents originaux. Tout s’y trouve éclairci et vérifié en ce qui regarde les temps, les lieux, la valeur des témoignages et l’authenticité des preuves historiques ; les lacunes des textes, les omissions et les négligences des chroniqueurs sont remplies et réparées par des inductions du plus parfait bon sens ; il y a exactitude complète quant à la succession des faits et à l’ordre matériel du récit, mais ce récit, on est forcé de l’avouer, manque de vie et de couleur. Le sens intime et réel de l’histoire s’y trouve, pour ainsi dire, étouffé par l’imitation monotone des formes narratives et de la phraséologie des écrivains classiques.

Si Adrien de Valois signale et fait remarquer, par la différence des noms propres, d’un côté latins ou grecs, de l’autre germaniques, la distinction des Gallo-romains et des Francs après la conquête, il ne fait point ressortir les grandes oppositions de mœurs, de caractères et d’intérêts qui s’y rattachent. L’accent de barbarie des conquérants de la Gaule, cette rudesse de manières et de langage exprimée si vivement par les anciens chroniqueurs, se fait peu sentir ou disparaît sous sa rédaction. Personne que toi n’a apporté des armes si mal soignées, ni ta lance, ni ton épée, ni ta hache, ne sont en état de servir ; cette apostrophe du roi Chlodowig au soldat dont il veut se venger, discours, sinon authentique, du moins évidemment traditionnel, se perd, chez le narrateur moderne, dans un récit pâle et inanimé : Comme il passait l’armée en revue et examinait tous les hommes l’un après l’autre, il s’approcha du soldat dont il a été parlé ci-dessus, et, regardant ses armes, les prenant et les retournant plusieurs fois entre ses mains, il dit qu’elles n’étaient ni fourbies, ni affilées, ni propres au combat...

Et quand le même roi excite ses guerriers contre les Goths : Je supporte avec peine que ces Ariens possèdent une partie des Gaules ; marchons avec l’aide de Dieu, et quand nous les aurons vaincus, réduisons leur terre en notre puissance, au lieu de cette brusque allocution, si fortement caractéristique, on trouve encore du récit et toute la froideur d’un discours indirect : Il les exhorte à attaquer, sous sa conduite, Alarik dont il vient de recevoir une injure, à marcher contre les Visigoths, à les vaincre avec la faveur de Dieu, et à s’emparer de leur territoire, disant que des catholiques ne devaient pas souffrir que la meilleure partie des Gaules fût possédée par les Ariens...

Le texte de Grégoire de Tours, dont Adrien de Valois connaissait tout le prix, car il l’appelle avec vérité le fonds de notre histoire, subit continuellement dans son livre de semblables transformations.

La monarchie des rois de la première race est trop pour lui la monarchie de son temps ; il applique à celle-là les maximes et les formules de l’autre, sans trop se douter du contraste, et aussi sans qu’il y ait rien de bien choquant dans cet anachronisme. On sent toujours l’homme d’un esprit judicieux, libre de toute préoccupation systématique, ne cherchant dans l’histoire autre chose que la vérité, mais manquant de pénétration pour la saisir tout entière, dans les détails comme dans l’ensemble, dans la peinture des mœurs comme dans la critique des faits. Avec ces qualités plutôt solides qu’attrayantes, avec un long ouvrage qui ne flattait aucune passion politique, aucune opinion de classe ni de parti, et dont la forme était celle d’une glose sur des textes absents, l’historien de la dynastie mérovingienne avait peu de chances de faire une vive impression sur le public contemporain.

Personne n’entreprit de le traduire en français, ni d’exposer, en le résumant, la théorie de ses recherches et de ses découvertes historiques. Il n’eut pas l’honneur d’être chef d’école au XVIIe siècle, comme le furent, dans le siècle suivant, des hommes moins instruits, moins sensés, mais plus dogmatiques que lui. Il n’eut pas même le pouvoir de fixer les esprits et la science de son temps à l’égard de la question d’origine, de faire reconnaître comme seule véritable la descendance germanique des Francs, et de renverser l’hypothèse des colonies gauloises ramenées en Gaule, hypothèse toujours admise par un certain nombre de savants et à laquelle les circonstances vinrent bientôt donner la faveur publique et une sorte de règne passager.

L’ère de calme et d’unité qui commence avec les belles années du règne de Louis XIV vit l’esprit de lutte politique s’éteindre à l’intérieur, et toutes les passions sociales se porter au dehors et s’unir dans un but commun, l’agrandissement du territoire français et la fixation de ses limites. Tous les partis cédèrent au besoin d’ordre ; toutes les classes de la nation s’attachèrent au gouvernement ; il y eut dans les âmes très peu de susceptibilité quant aux bornes du pouvoir et aux conditions de l’obéissance, mais, en revanche, une grande délicatesse sur le point d’honneur national.

Ce sentiment public, dont l’influence s’étendit jusqu’à l’histoire, mit en vogue, d’une manière presque subite, le système qui, reniant pour la France toute tradition de conquête étrangère, faisait de la monarchie franque sur le sol de la Gaule, un gouvernement indigène. L’opinion suivant laquelle les Francs et les Gaulois étaient des compatriotes, longtemps séparés puis réunis en un seul peuple, opinion émise pour la première fois au XVIe siècle, avait deux formes ou variantes. L’une remontait jusqu’au VIe siècle avant notre ère et à l’émigration de Sigovèse et de Bellovèse, l’autre s’arrêtait à des temps plus récents et à une prétendue émigration, sans date précise, de quelques peuplades gauloises amoureuses de la liberté et fatiguées du joug romain.

Plusieurs savants et demi savants, depuis l’année 1660, s’appliquèrent à étayer de nouvelles démonstrations et à développer, avec plus ou moins d’emphase patriotique, ces conjectures sans fondement, devenues tout d’un coup populaires.

La Gaule ne peut être considérée comme un pays de conquête, mais comme ayant été perpétuellement possédée par ses naturels habitants, dit l’auteur encore estimé d’un volumineux traité des fiefs, et il établit cette assertion sur les données suivantes : que les Francs, Gaulois d’origine, qui avaient passé le Rhin, repassèrent le même fleuve, soit pour trouver de nouvelles habitations, soit pour délivrer leurs frères les Gaulois de la servitude des Romains ; qu’en moins de quarante ans ils chassèrent les Romains de la Gaule, et que le peu de résistance qu’ils éprouvèrent de la part des indigènes donne lieu de croire que cette entreprise n’avait pas été faite sans leur participation ; qu’ainsi, au Ve siècle, il n’y eut conquête pour la Gaule que relativement à l’expulsion des Romains, et qu’à l’égard des Gaulois elle est demeurée en l’état où elle était de toute ancienneté.

Les formes du style et l’expression appartiennent ici, comme la pensée, à l’écrivain du XVIIe siècle. Une fois poussés par le désir de complaire à la vanité nationale, les esprits systématiques ne s’en tinrent pas là, et atteignirent bientôt les dernières limites de l’absurde. Dans un livre publié en 1676 et intitulé : De l’origine des Français et de leur empire, tous les conquérants du Ve siècle, tous les destructeurs de l’empire romain, les Goths, les Vandales, les Burgondes, les Hérules, les Huns eux-mêmes, devinrent frères des Gaulois. L’auteur, ne doutant pas du succès de sa découverte, en parlait ainsi : La nation se trouvera par là, d’une manière aussi solide qu’imprévue, n’avoir qu’une même origine avec ce que le monde a jamais eu de plus terrible, de plus brave et de plus glorieux ; et le Journal des Savants disait de cette opinion extravagante : Il n’y en a pas qui soit allée plus avant et qui soit plus glorieuse à la nation.

C’est surtout en Allemagne que le système des colonies gauloises devait trouver des contradicteurs, soit à cause des progrès de ce pays dans les véritables voies de l’histoire, soit par un sentiment étranger à la science, la rivalité d’orgueil national et l’envie de conserver à la race teutonique l’honneur d’avoir produit les Francs. Il paraît même que la crainte des envahissements de la France et de l’ambition de Louis XIV fut un aliment pour cette controverse, et que la démonstration de l’origine purement germaine des conquérants de la Gaule figurait dans des diatribes contre le projet supposé d’une monarchie universelle. Du reste la querelle scientifique entre les deux pays se prolongea longtemps, et dura plus que les desseins ambitieux, et même que la vie du grand roi. Les partisans de l’identité de race entre les Gaulois et les Francs eurent, pour appui le plus solide, l’autorité d’un savant jésuite, le père Lacarry, qui traita ce sujet sans ridicule, et leur plus célèbre adversaire fut un homme de génie, Léibnitz. Dans sa dissertation latine sur l’origine des Francs, publiée en 1715, il définit avec une grâce maligne la méthode conjecturale de ses antagonistes : C’est du désir, dit-il, non du raisonnement. Il s’anime davantage dans une réplique en français, où son patriotisme se soulève à l’idée de céder à une nation étrangère les vieux héros de l’indépendance germanique : Si Arminius a été de race gauloise, sentiment fort nouveau, il faut que les Chérusques aient été une colonie gauloise, chose inouïe que je sache... Léibnitz réussit mieux sur ce point à combattre le faux qu’à établir le vrai, et sa raison si supérieure se laissa égarer dans un système presque aussi hasardé que l’autre ; il fit venir les Francs des rives de la Baltique aux bords du Rhin. Le père Tournemine, jésuite, prit la défense de l’opinion déjà soutenue par un membre distingué de cet ordre, et lui-même se vit réfuté, en 1722, par un bénédictin, dom Vaissette, l’auteur de l’histoire du Languedoc. Ce fut la dernière fois que l’hypothèse patriotique de l’unité de race produisit un débat sérieux entre des hommes de sens et de savoir ; la science française, ramenée dans le droit chemin, venait d’y faire un pas décisif et de se montrer, sur la question de l’origine et de la nationalité des Francs, plus nette et plus exacte que l’érudition germanique.

En l’année 1714, un homme qui a laissé après lui un nom illustre, et qui, jeune alors, n’était qu’élève en titre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Nicolas Fréret, lut à une assemblée publique de cette académie un mémoire sur l’établissement des Francs au nord de la Gaule. Il annonça, dans le préambule de sa dissertation, que ce travail ne resterait point isolé, qu’il n’était, pour lui, que le commencement d’une longue série de recherches ayant pour objet l’état des mœurs et du gouvernement aux diverses époques de la monarchie française. Le jeune érudit, avec une grande sûreté de méthode, résolut, ou, pour mieux dire, trancha cette question de l’origine des Francs posée à faux ou faiblement touchée jusqu’à lui. Ses conclusions peuvent se réduire à trois :

Les Francs sont une ligue formée au IIIe siècle entre plusieurs peuples de la Basse-Germanie, les mêmes à peu près qui, du temps de César, composaient la ligue des Sicambres. — Il n’y a pas lieu de rechercher la descendance des Francs ni les traces de leur prétendue migration, puisque ce n’était point une race distincte ou une nation nouvelle parmi les Germains. — Le nom de Frank ne veut point dire libre ; cette signification, étrangère aux langues du nord, est moderne pour elles ; on ne trouve rien qui s’y rapporte dans les documents originaux des IVe, Ve et VIe siècles. Frek, frak, frenk, frank, vrang, selon les différents dialectes germaniques, répond au mot latin ferox dont il a tous les sens favorables et défavorables, fier, intrépide, orgueilleux, cruel.

Ces propositions, qui aujourd’hui sont des axiomes historiques, renversèrent d’un même coup et les systèmes qui cherchaient le berceau d’une nation franque, soit en Gaule, soit en Germanie, antérieurement au IIIe siècle, et celui qui érigeait les Francs, sur l’interprétation de leur nom, en hommes libres par excellence et en libérateurs de la Gaule. Elles ressortaient, dans le mémoire de Fréret, du fond de l’histoire elle-même exposée sommairement et rendue, sous cette forme, plus claire et plus précise que dans la narration ample, mais peu travaillée, du livre d’Adrien de Valois. L’établissement successif des diverses tribus conquérantes, les déplacements graduels de la frontière romaine, les traités des Francs et les relations de leurs rois avec l’empire, la distinction des guerres nationales faites par toutes les tribus confédérées, et des courses d’aventure entreprises par de simples bandes ; tous ces points obscurs ou délicats de l’histoire de la Gaule au IVe et au Ve siècle étaient, pour la première fois, reconnus et abordés franchement.

Le mémoire qui faisait ainsi justice d’erreurs en crédit jusque-là, et qui donnait aux opinions saines plus de relief et d’autorité, souleva d’étranges objections au sein de l’académie, et sa lecture fut suivie d’un événement plus étrange encore ; Fréret fut arrêté par lettre de cachet et enfermé à la Bastille.

Les motifs de son emprisonnement, qui dura six mois, sont un mystère ; il est impossible de deviner laquelle des thèses de sa dissertation parut criminelle au gouvernement d’alors ; mais une telle expérience le détourna des grandes recherches sur l’histoire nationale auxquelles il voulait se dévouer. Ses travaux académiques prirent un autre cours ; il remonta jusqu’à l’antiquité la plus reculée, et son admirable netteté d’esprit fit sortir une science nouvelle des ténèbres et du chaos. La chronologie des temps qui n’ont point d’histoire, l’origine et les migrations des peuples, la filiation des races et celle des langues, furent pour la première fois établies sur des bases rationnelles. Que serait-il arrivé, si cette merveilleuse faculté de divination s’était appliquée tout entière au passé de la France, si Fréret eût pu suivre, en pleine sécurité d’esprit, son premier choix et les projets de sa jeunesse ? Voilà ce qu’on ne peut s’empêcher de se demander avec un sentiment de regret. L’annonce d’une révolution dans la manière de comprendre et d’écrire l’histoire semble sortir de ces lignes tracées en 1714 :

Quoique les historiens les plus estimés de l’antiquité, ceux que l’on nous propose pour modèles, aient fait leur principal objet du détail des mœurs, presque tous nos modernes ont négligé de suivre leurs traces. C’est le détail, abandonné par les autres écrivains, que je me propose pour but dans ces recherches...

Les tendances de l’époque présente, les instincts de la nouvelle école historique étaient pressentis, il y a plus de cent vingt ans, par un homme de génie ; si cet homme eût rencontré dans son temps la liberté du nôtre, la science de nos origines sociales, de nos vieilles mœurs, de nos institutions, aurait avancé d’un siècle.

 

 

 



[1] Chroniques de Saint-Denis, dans le Recueil des Historiens de la France et des Gaules, t. III, p. 155.

[2] Histoire générale des rois de France, par Bernard de Girard, seigneur du Haillan, édition de 1576, t. I, p. 229.

[3] Ibid.

[4]

Gent de France, mult estes ébahie !

Je di a touz ceus qui sont nez des fiez :

Se m’aït Dex, franc n’estes vos mès mie,

Mult vous a l’en de franchise esloignez ;

Car vous estes par enqueste jugiez.

………………………

Douce France, n’apiaut l’en plus ensi,

Ançois ait nom le païs aux sougiez,

Une terre acuvertie.

(Recueil de chants hist. franc. par Leroux de Lincy, Ière série, p. 218.)

[5] Metz usoit jà de droit civile

Avant qu’en Lobereigne y eut bonne ville ;

Lobereigne est jeune et Metz ancienne.

(Chroniques en vers des antiquités de Metz ; Hist. de Lorraine, par D. Calmet, t. II, preuves, col. CXXIV)

[6] Loyseau, Traité des Seigneuries, édition de 1701, p. 101. — Dubos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie, t. IV.

[7] Ibid. p. 302. — Raynouard, Histoire du droit municipal, t. II, p. 189, 249, 352. — Savigny, Histoire du droit romain au moyen âge.

[8] Wace, Roman de Rou, édition de Pluquet, t. II, p. 303 et suiv. — Benoît de Sainte-Maure, édition de M. Francisque Michel, t. II, p. 390 et suiv.

[9] Ibid. — Ibid.

[10] Droit haineux est le droit, qui par les coutumes du pays, est contraire au droit écrit… Droit commun est, comme les sages disent, un droit qui s’accorde au droit écrit et à coutume du pays, et que les deux sont consonants ensembles, si que le droit écrit soit conforme avec la coutume locale, à tout le moins ne lui déroge, au contraire, car lors est-ce droit commun ou coutume libérale. (Somme rurale ou Grand Coutumier général de pratique civile, par Jean Bouteiller, édition 1603, p. 3) — Crime de sacrilège si est de faire dire ou venir contre l’établissement du roi ou de son prince, car de venir contre, c’est encourir peine capitale de sacrilège (Ibid., p. 171).

[11] Ibid., p. 646 et 195.

[12] Voilà l’opinion des Français sur l’étymologie de leur nom, laquelle, si quelqu’un voulait leur ôter, il commettrait (selon leur jugement) un grand crime, ou pour le moins il serait en danger de perdre temps. (Du Haillan, Histoire générale des rois de France, Discours préliminaire).

[13] Cette dernière opinion est soutenue par Jean Bodin, dans le livre intitulé Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566), et par Étienne Forcadel,dans son traité Gallorum imperio et philosophia (1569).