TOUT ce qu’avait produit, dans l’ordre politique, la
succession des événements arrivés en Gaule depuis la chute de l’empire
romain, cessa d’exister par la révolution française. Ses résultats,
nécessaires ou accidentels, calculés ou imprévus, amenèrent dans l’état des
personnes et la propriété un bouleversement égal à celui que ses principes
avaient causé dans la sphère des idées. Les domaines accumulés, durant une
longue suite de siècles, dans les mains du clergé furent en masse déclarés
nationaux, et les terribles lois portées contre les émigrés frappèrent de
confiscation une partie des biens de la noblesse. Près de la moitié du
territoire changea ainsi de possesseurs et passa des classes anciennement
privilégiées à celles des bourgeois et des paysans. Victimes de leur
opposition à un mouvement irrésistible, les gentilshommes périrent par
milliers sous les drapeaux de l’émigration, dans les champs de bataille de Mais les événements qui venaient de conduire le pays à
cette admirable unité de loi et de condition civiles avaient laissé après eux
dans les intérêts et les esprits une division profonde. Deux grands partis
existaient, séparés par l’antipathie de leurs doctrines et par la violence
des faits accomplis, le parti de la révolution et celui de la
contre-révolution. C’était un schisme politique analogue au schisme religieux
que fit naître dans Mettre fin à cette scission, amortir l’hostilité des intérêts, rapprocher les opinions par la tolérance commune, rétablir l’accord entre le présent et le passé, telle était la tâche imposée au nouveau siècle, tâche difficile, devant laquelle la raison de tous semblait reculer et que l’instinct public confia d’abord au génie d’un seul homme. Bonaparte, créé dictateur sous le nom de consul, chargé de pacifier, de réunir et de fixer enfin la nation, avait pour cette mission réparatrice des aptitudes merveilleuses étranger au vice commun des intelligences contemporaines, à l’enivrement des principes et à l’obstination logique, il voyait, avant tout, la réalité des choses, et préférait dans ses déterminations l’instinct au raisonnement. Il rentra audacieusement dans les voies délaissées, il prit, là où il voulut, parmi les institutions détruites, les éléments d’un ordre nouveau ; il chercha à ramener et à fondre les partis dans la masse nationale, et à donner à cette masse de la cohésion par des moyens éprouvés dans la pratique des siècles, avoués par le bon sens du genre humain. Il rétablit la religion du pays, rappela les émigrés, rendit les biens non vendus, associa dans les emplois publics les proscrits aux persécuteurs, les royalistes aux régicides. La réconciliation des Français, la fin des vengeances, l’oubli des haines, tel fut, comme il l’a dit lui-même, son grand principe, l’esprit et le but de sa politique. Consul temporaire, consul à vie, empereur, il porta ce détachement absolu de toute affection de parti dans les phases successives de sa glorieuse destinée ; c’est le point fixe de son caractère, la règle dont il ne dévia jamais au milieu des égarements de toute la puissance. Le grand homme qui, au rebours de l’assemblée
constituante, s’appuyait dans ses créations sur l’expérience du passé, ne
pouvait manquer de songer à l’histoire nationale, et de se préoccuper à cet
égard de l’état où la révolution venait de laisser les esprits. Le même
cataclysme qui avait englouti l’ancienne société avait fait disparaître les
anciennes études, et détruit la vie des systèmes historiques en dispersant
leurs sectateurs. Il y eut pour François de Neufchâteau, homme de lettres devenu homme d’état en 1795, admirait le livre de Dubos, moins toutefois son hypothèse monarchique ; il se plaisait à y considérer le tableau de l’administration romaine, et faisait cette remarque frappante de justesse et de nouveauté : Après avoir parcouru un long cercle d’aberrations politiques, nous semblons revenir à beaucoup de parties du plan adopté par les Romains. Chénier, poète et philosophe enthousiaste, pour qui les faits sans les principes étaient peu de chose, trouvait dans l’œuvre de Mably la vérité tout entière. Des hommes de sens et d’esprit, rayant comme indignes de la moindre étude, treize siècles de l’histoire de France, en plaçaient le vrai commencement vers l’année 1789 ; d’autres la faisaient dater de 1792 avec l’ère républicaine. Dans des opuscules fort goûtés alors, ils expliquaient, d’une manière plus ou moins subtile, plus ou moins forcée, par les révolutions d’Athènes, de Sparte, de Corinthe, de Syracuse, de tous les états libres de l’antiquité, les crises de la révolution française. Un jeune écrivain dont le nom devait être l’un des plus grands noms du siècle, mêlait à sa défense du christianisme contre la philosophie et l’instinct révolutionnaire, les souvenirs de l’héroïsme chevaleresque, et des splendeurs de la monarchie détruite. Il ramenait vers l’histoire, par la poésie, cette société née de la veille qui reniait ses aïeux, se proclamant fille, non du temps, mais de la raison. Parmi ce chaos d’idées ou plutôt de sentiments
historiques, surnageait un livre publié récemment, l’Abrégé des
révolutions de l’ancien gouvernement français, dont il a été parlé plus
haut. Mais ce livre, sans unité, sans largeur de vues, était incapable de
fournir un point de ralliement aux opinions divergentes. Par son double
système, il avait le défaut d’être un véritable tourment, non un repos pour
les esprits attentifs, et, par ses conclusions ultra révolutionnaires, il
creusait un abîme entre le présent et le passé, il laissait Parmi les émigrés compris dans l’amnistie et traités par
le gouvernement avec une faveur particulière, se trouvait M. de Montlosier,
ancien député de la noblesse aux états généraux, attaché depuis sa rentrée en
France au ministère des relations extérieures. Il s’était montré à
l’assemblée nationale l’un des plus fougueux défenseurs des privilèges, et,
du fond de l’exil, en Angleterre, il n’avait cessé de combattre la révolution
de ses démarches et de sa plume. Comme écrivain, il avait un talent inégal,
un savoir confus, peu de logique, mais une certaine force inculte et un
accent déclamatoire capable de faire impression. C’est sur lui que s’arrêta
le choix du premier consul. Il reçut en 1804, par l’intermédiaire du ministre
dont il dépendait, l’ordre de composer un ouvrage où il rendrait compte ; 1° de l’ancien état de Le publiciste à qui cette tâche était donnée se mit à
l’œuvre avec des matériaux recueillis dans un autre temps, lorsqu’il
protestait au nom de l’histoire et du droit contre les réformes de
l’assemblée constituante ; mais son travail ne put s’improviser comme on le
lui demandait et comme lui-même l’avait cru possible. Les mois, des années se
passèrent, et bien avant que le livre commandé fût prêt, la république devint
l’empire, et Bonaparte Napoléon Ier. On ne sait si l’empereur regretta
beaucoup l’absence du nouveau système historique dont l’apparition devait
accompagner son avènement ; mais tout prouve qu’il continua de s’intéresser à
l’ouvrage et à l’auteur. Il attendait un livre qui mît en lumière toutes les
époques d’ordre et de grandeur nationale, où il n’y eût rien d’immolé que les
principes anarchiques, où l’ancienne France et En effet, M. de Montlosier, homme d’une parfaite bonne
foi, mais d’une conviction intraitable, était revenu de l’émigration plein de
ressentiment de la grande défaite de 1791. Cette rancune qui débordait en
lui, son imagination la refoulait au loin dans le passé, et toute sa théorie
de notre histoire en était empreinte. Il avait rapporté de ses luttes
politiques et de son exil d’émigré des formules étranges, nouvelles, plus
énergiques d’expressions et non moins orgueilleuses que celles de
Boulainvillers. Selon lui, le vrai peuple français, la nation primitive,
c’était la noblesse, postérité des hommes libres des trois races mélangées
sur le sol de Ainsi la guerre intérieure était posée comme une nécessité de notre histoire, et ce livre désiré dans des vues de réconciliation entre le passé et le présent, établissait que nul accord entre eux n’était possible ; que toujours, quelle que fût la forme des événements, il y aurait au fond la même chose, deux peuples ennemis sur le même sol. Il eût été difficile d’imaginer un résultat plus contraire aux intentions de celui qui l’avait provoqué. Le manuscrit de M. de Montlosier fut soumis à l’examen
d’une commission qui, sans lui refuser les éloges de politesse, décida qu’il
ne serait pas imprimé. Rentré dans le portefeuille de l’auteur, il y demeura
jusqu’au jour où une révolution l’en fit sortir, celle qui fit tomber
l’empire. Quant à l’empereur, il y eut là pour lui un singulier
désappointement ; mais sa conviction de la puissance de l’histoire et l’idée
de la mettre, comme les autres forces sociales, en régie administrative,
cette pensée de génie et de despotisme ne l’abandonna point, seulement il
n’essaya plus de renouveler le fond de la théorie historique, il se rabattit
sur des régions moins élevées de la science et s’occupa de faire continuer
jusqu’à l’année La révolution avait eu de bonne heure une double tendance
; au dedans l’égalité sociale, au dehors l’agrandissement du territoire. Elle
atteignit, du premier élan de ses conquêtes, la limite du Rhin et des Alpes ;
elle aurait dû marquer là d’une manière invariable les bornes du sol
français, et s’imposer la loi de ne franchir ces bornes que pour combattre,
non pour conquérir ; elle ne le fit pas, et ce fut le grand vice de sa
politique extérieure. Sous le consulat, notre précieuse unité nationale était
déjà compromise par des incorporations qui changeaient d’une manière bizarre
la configuration du territoire et que repoussaient tous les souvenirs. L’empire
se jeta dans cette voie, et bientôt il n’en connut plus d’autre ; ce fut une
course effrénée vers la monarchie universelle, une manie de conquêtes sans
fin, un jeu ruineux et périlleux. Alors, pour trouver des précédents
historiques, on remonta jusqu’au règne de Charlemagne, et l’on établit entre
les deux empires un rapprochement faux et puéril. Napoléon couronné de la
main du pape prêtait à cette illusion que lui-même sembla partager ; mais
entre Charlemagne, quelle qu’ait été l’influence de son génie administratif et de son instinct civilisateur, ne représentait, au plus haut de sa puissance, qu’une nationalité extrêmement restreinte, celle du peuple franc qui dominait toutes les autres sans les avoir effacées et sans avoir détruit leur tendance à la séparation. L’empire des Carolingiens était né pour passer vite, et ce n’était pas à ce type de transition, mais à quelque chose d’homogène et de durable, qu’il eût fallu rattacher l’idée du nouvel état français ; il y avait là une lourde méprise en histoire et en politique. On peut dire qu’au milieu de l’enivrement des succès militaires et malgré ces crises d’ambition qui travaillent les peuples comme les individus, la nation ne voulut fermement et constamment que le maintien de nos limites naturelles. Quelle que soit notre fortune, bonne ou mauvaise, l’idée de les reprendre ne se perdra jamais ; elle est profondément nationale et profondément historique. Elle se réfère non pas aux Francs, qui ne furent qu’un
accident passager et superficiel, en quelque sorte, dans notre nationalité,
mais au fond même, au fond primitif et vivace de cette nationalité, à Pendant que l’empire français dévorait de proche en proche
les états de l’Europe, républiques, principautés, royaumes, que les
événements les plus gigantesques des temps passés se reproduisaient sous nos
yeux, et préparaient des catastrophes qui devaient, en nous frappant, rendre
nos esprits plus ouverts à l’intelligence de l’histoire, les études
historiques se relevaient peu à peu du grand choc de la révolution. La
troisième classe de l’institut renouait le fil un moment brisé des traditions
scientifiques ; elle continuait l’œuvre des bénédictins de la congrégation de
Saint-Maur et tous les travaux commencés sous le patronage des deux derniers
rois. De 1806 à 1814, trois volumes du recueil des historiens, deux du recueil
des ordonnances, et un de l’histoire littéraire de Une des grandes fautes de Bonaparte, consul et empereur, fut d’écarter obstinément de ses combinaisons d’ordre social, la liberté intellectuelle et la liberté politique, de ne voir dans l’une et dans l’autre que des rêveries d’idéologues, de ne pas comprendre que, par le mouvement de tout le XVIIIe siècle, ce double instinct avait reçu chez nous la sanction que donne l’histoire, qu’il fallait compter avec lui comme avec un fait réel. Une fois reposée de l’anarchie et rassasiée de gloire militaire, la nation devait se reprendre à désirer les droits pour lesquels elle avait combattu dix ans et que lui refusait l’empire. Ce principe de vie publique se réveilla tout d’un coup, stimulé par les souffrances inouïes des dernières années du régime impérial, par l’excès de la police, l’immense abus de la conscription, la justice prévôtale des commissions militaires, l’énormité des impôts, la tyrannie des prohibitions commerciales. Au milieu de nos désastres de 1814, il y eut une sorte de résurrection du parti constitutionnel de 1789 ; l’idée de la liberté politique reparut, moins absolue qu’autrefois, cherchant, non le règne impossible de tous sur tous, mais de fortes garanties pour les droits et les intérêts civils. C’est l’accord soudain de cette idée avec les désirs et les projets des partisans de l’ancienne royauté qui amena la restauration que les étrangers, dans leur victoire, n’avaient ni cherchée ni prévue. Toutes choses, en ce monde, ont leur fin dernière, leur
but idéal qu’elles n’atteignent pas toujours, il s’en faut, mais qui n’en est
pas moins marqué dans la logique de l’esprit humain. Quel fut ce but pour la
révolution qui ramena en France et remit sur le trône la famille des Bourbons
? En d’autres termes, quelle fut la tâche politique imposée alors à cette
famille ? la voici : reprendre d’une manière pratique, sur un terrain nivelé,
sur la base d’une société homogène, dans le calme d’un parfait accord entre
le roi et la nation, l’œuvre avortée des grands théoriciens de 1791 ;
remonter historiquement, bien au-delà des dernières luttes, jusqu’aux grandes
époques du rôle social de la royauté, et de là, dominer sur les passions et
les factions contemporaines ; adopter, dans ses principes légitimes et dans
ses résultats nécessaires, la révolution que le peuple français avait faite
et que l’Europe avait reconnue ; enfin, comme gage de cette alliance, joindre
aux vieux insignes de la monarchie les couleurs nationales de 1789, et, selon
la noble expression d’un orateur patriote, placer les fleurs de lis de
Bouvines sur le drapeau d’Austerlitz. Une pareille mission était belle, mais
elle ne fut pas acceptée ; rien de cela ne fut compris par le prince à demi
intelligence, en faveur de qui venait de s’accomplir un événement
providentiel. Louis XVIII et ceux qui, sous son nom, rédigèrent la charte
constitutionnelle, ne surent point s’élever jusqu’à la pensée d’un pacte égal
et définitif entre le présent et le passé de Nous avons considéré que, bien que l’autorité toute entière
résidât en France dans la personne du roi, nos prédécesseurs n’avaient point hésité à en modifier
l’exercice, suivant la différence des temps ; que c’est ainsi que les
communes ont dû leur affranchissement à Louis le Gros, la confirmation et l’extension
de leurs droits à saint Louis et à Philippe le Bel ; que l’ordre judiciaire a
été établi et
développé par les lois de Louis XI, de Henri II et de Charles IX ; enfin,
que Louis XIV a réglé presque toutes les parties de l’administration publique par
différentes ordonnances dont rien encore n’avait surpassé la sagesse. Nous avons dû, à l’exemple des rois nos prédécesseurs, apprécier les
effets des progrès toujours croissants des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès
ont introduits dans la société, la direction imprimée aux esprits depuis un demi-siècle,
et les graves altérations qui en sont résultées : nous avons reconnu que le vœu de nos sujets,
pour une charte constitutionnelle, était l’expression d’un besoin réel ; mais, en
cédant
à ce vœu, nous avons pris toutes les précautions pour que cette
charte fût digne de nous et du peuple auquel nous sommes fiers de commander... Nous avons cherché les principes de Nous avons remplacé par Il y a ici autant d’inintelligence de l’histoire que de
préoccupation intéressée. L’affranchissement des communes rangé dans la
catégorie des réformes administratives, et rapproché, à ce titre, des lois et
ordonnances du XVIe et du XVIIe siècles, une telle confusion de faits et
d’idées est quelque chose d’énorme. Et que dire de l’intention qui cherche
dans ces méprises et dans l’accolement arbitraire des noms de Louis le Gros,
saint Louis, Philippe le Bel, Louis XI, Henri II, Charles IX et Louis XIV,
des autorités capables de donner à ce qui devait être un pacte réciproque, à Le considérant de la nouvelle loi fondamentale n’a qu’un but, celui de prouver que la royauté fut, de tout temps en France, l’unique pouvoir constituant, qu’elle exerça en tout et sur tout, sans aucune interruption, un droit législatif absolu et universel, prétention historiquement vaine, et de plus injurieuse à la nation qui s’était reconstituée d’elle-même, par sa propre initiative, en 1789. Le pouvoir constituant n’appartient à qui que ce soit
d’une façon permanente et exclusive ; c’est le levier de Pour la première, il n’y a rien de plus que ce que disait
alors l’histoire enseignée dans les collèges : Les communes ont dû leur
affranchissement à Louis le Gros. Quant à ce prétendu renouvellement
de la pairie, annoncé avec emphase comme devant lier tous les
souvenirs à toutes les espérances, réunir les temps anciens et les temps
modernes, ce n’était rien que la résurrection d’un vieux nom appliqué par
fantaisie à une chose d’origine toute récente ; et la chambre des pairs de
1814 tenait plus du sénat de l’empire, ou même du conseil des anciens de la
constitution de l’an III, que de la pairie du moyen âge. Mais le trait le
plus curieux de ce morceau historico politique, est, je crois, celui-ci : Nous avons remplacé
par Sous ces références illusoires du passé au présent, sous les effusions de sentiments plus ou moins sincères qu’amenaient les mots sans cesse prononcés de paix, d’amour, de légitimité, de royauté paternelle, se cachait, pour la restauration, une réalité sombre et périlleuse. C’est qu’elle relevait à l’état de parti organisé, de parti vainqueur sans combat, de parti dans le gouvernement, l’ancienne noblesse, les émigrés, tous les opprimés de la révolution, tous ceux qui la condamnaient dans ses principes et dans ses actes, sans s’inquiéter de faire le partage du bien et du mal, du vrai et du faux, de la violence et du droit. L’amnistie de 1800 était prise à rebours ; la légitimité passant du côté du drapeau anti-révolutionnaire, l’émigration cessait de se considérer comme amnistiée ; c’était elle, à son tour, qui amnistiait la nation. Ainsi la subordination nécessaire des partis à la masse nationale, était subitement rompue ; l’œuvre de fusion dans un nouvel ordre de choses entreprise par Bonaparte, se trouvait arrêtée court ; il y avait tendance en arrière vers un but que personne ne pouvait désigner clairement, ni ceux qui le désiraient, ni ceux qui s’indignaient, ni ceux qui prévoyaient des catastrophes inévitables. Entraîné par la violence de passions et d’opinions obstinément rétrogrades, la royauté de saint Louis et de Henri IV, puissance à qui la tradition et sa propre nature faisaient une loi de l’impartialité, ne pouvait plus remplir son rôle et s’identifier avec la nation tout entière. Un parti, lié avec elle par la fidélité et le malheur, la revendiquait pour lui seul, avec une apparence de droits acquis. Il fallait de deux choses l’une, ou qu’elle pesât sur la nation avec les principes de ce parti, ou qu’elle luttât contre lui pour se soustraire à la tyrannie de ses exigences. C’est dans l’alternative de ces deux tendances contraires, qu’est toute l’histoire de la monarchie restaurée. Là se trouve la fatalité qui la perdit, l’écueil contre lequel elle se brisa, au moment même où elle se croyait le plus sûre de sa force et de son avenir. C’est au milieu de cette nouvelle situation politique, du
trouble moral qu’elle faisait naître et des intérêts opposés qu’elle mettait
en présence, que fut publié, sous ce titre, De Voici les propositions historiques, ou prétendues telles, dont la série constitue ce qu’on peut nommer le corps de son système : L’origine des grandes institutions de Comme il fut permis à tous les hommes libres d’adopter la
loi salique, les distinctions d’origine s’effacèrent. La nationalité
franque, les mœurs et les coutumes germaniques s’étendirent par degrés à tous les
habitants de Vers le douzième siècle, temps où les mœurs franques étaient complètement établies, l’ordre social se distinguait par deux caractères principaux ; la puissance politique et législative était morcelée entre tous les domaines, et il n’y avait plus d’esclaves. — Il y avait, d’un côté, les hommes francs, et de l’autre, la classe des tributaires, classe qui formait l’immense majorité de la population, et que l’établissement des communes éleva tout d’un coup à la franchise, c’est-à-dire à la condition de Franc. — Par l’octroi des chartes de commune, il fut permis aux habitants des villes de former un sénat, de s’imposer des tailles, de rendre ou faire rendre la justice, de battre monnaie, de tenir sur pied une milice réglée. Il n’est pas jusqu’au droit de guerre, ce fameux privilège des Francs, qui ne leur ait été accordé. — Quelque énormes que semblent ces concessions, elles n’avaient en soi rien d’extraordinaire, c’était la pratique ancienne de la monarchie. Au temps de la première et de la deuxième race, les tributaires affranchis, ou pour mieux dire anoblis, sous le nom de Dénariés, participaient sans réserve à tous les droits des hommes francs ; mais, entre les anciens affranchissements et les nouveaux, il y eut de notables différences. — Et d’abord, les affranchissements anciens, qui portaient un homme de la classe des tributaires dans celle des Francs, étaient des actes, purement individuels, sans conséquence pour l’état des conditions et des rangs. Il n’en fut pas de même d’une mesure par laquelle les villes devenaient des espèces de souveraineté, mesure générale qui, s’associant à une autre mesure générale, l’affranchissement des campagnes, créa dans l’état un nouveau peuple, égal en droits à l’ancien peuple, et de beaucoup supérieur en nombre. Il y eut d’autres différences encore plus graves. — Dans les temps anciens, quand un tributaire parvenait à la condition de Franc, il renonçait, dès lors, aux habitudes et aux professions affectées à la classe tributaire, il adoptait les mœurs franques. Ici, au contraire, c’est une classe immense qu’on appelle au partage de tous les droits de la condition franque, en lui laissant les mœurs, les habitudes et les professions serviles. Les rois de la troisième race se firent les patrons et les promoteurs de cette grande innovation qui bouleversait tout dans l’état, les rangs, les mœurs, les lois, la constitution. — Quant à la noblesse, elle n’avait pas le droit de s’opposer à ce que le roi accordât des chartes d’affranchissement aux villes qui lui appartenaient. Elle ne l’essaya pas, au contraire elle fut entraînée par l’exemple, et les hauts barons établirent, comme le suzerain, des communes dans leurs domaines. — Mais on ne se contenta pas de cette marche graduelle et volontaire. Comme il se trouva quelques seigneurs en retard, on
provoqua le changement par des révoltes. Des agents du roi parcouraient les
villes à la manière de nos derniers propagandistes. Partout où les
affranchissements n’étaient point accordés, ils étaient arrachés ; partout où
ils étaient accordés, le roi s’établissait comme le seul maître. —
L’affranchissement des campagnes, qui vint après celui des villes, fut
conduit dans le même esprit. Une ordonnance de Louis X avait proclamé que, selon le droit de
nature, chacun doit être Franc ; cette doctrine des droits de l’homme
eut son effet, les paysans se soulevèrent, et l’on se mit, comme dans ces
derniers temps, à massacrer les nobles et à incendier les châteaux. Ne nous
étonnons point des excès de Là se trouve, comme je l’ai déjà dit, le point culminant
du système de M. de Montlosier ; c’est de là que l’auteur éclate à la fois
contre la puissance royale, l’unité sociale, l’égalité civile, l’ordre
judiciaire, les mœurs romaines et le droit romain. Il le fait avec des
formules d’idées qui lui sont propres, et qui l’emportent de beaucoup en
véhémence sur celles de Boulainvilliers ; on sent que la révolution, avec sa
dureté de langage dans un sens ou dans l’autre, et ses luttes à main armée, a
passé par là. Chez M. de Montlosier, les regrets aristocratiques ont, dans
leur amertume, quelque chose de sauvage ; le dépouillé du Deux peuples divers figurent dans l’état. L’un, tout antique, se retranche vers la dignité et s’empare de tout le lustre ; l’autre, tout nouveau, cherche à acquérir l’importance et s’empare de toute la force. Pendant quelque temps, les deux peuples vivent parallèlement l’un à l’autre, comme s’ils n’avaient aucun rapport de régime et d’origine. à la fin, cependant, ils s’embarrassent, se heurtent et s’attaquent. Mais un peuple nouveau qui n’a rien de droit, pour qui tout est de grâce, convient beaucoup à l’autorité. Ce peuple a pour lui le monarque ; il se saisit, avec son aide, de la magistrature de l’état et de sa législation. Le nouveau magistrat repousse sans cesse une constitution qu’il ne connaît pas ou qu’il n’a connue que dans une situation qui lui rappelle de douloureux souvenirs. Désormais, toutes les lois sont du jour, tous les principes du moment. Il se forme une nouvelle liberté, qui est de détruire l’ancienne liberté ; une nouvelle franchise, qui est de détruire l’ancienne franchise ; le nouveau droit public est de détruire l’ancien droit public. Cependant, auprès de ce peuple nouveau, que deviendra l’ancien peuple ? Il a laissé se former tranquillement ce nouvel ordre social, il espérait y demeurer étranger ; il va s’y trouver enveloppé. Quand il existait seul, il avait façonné à sa manière ses rangs, sa hiérarchie et sa magistrature ; il avait ses comtes, ses pairs, ses seigneurs suzerains et dominants. Les noms se conservent, les réalités sont effacées. L’ancien peuple se voit privé peu à peu de ses anciens juges, de ses lois anciennes, de ses anciennes formes. Il faut qu’il se courbe sous des lois que ses pères n’ont point connues, qu’il adopte des mœurs que ses pères ont repoussées. Il est établi, comme loi de l’état, que ses persécuteurs sont ses juges, ses inférieurs ses souverains. Dans ce renversement général, les lois de Les propriétés mobilières se balancent avec les propriétés immobilières, l’argent avec la terre, les villes avec les châteaux. La science s’élève de son côté pour rivaliser avec le courage, l’esprit avec l’honneur, le commerce et l’industrie avec les armes. Les lois romaines, que les lois franques avaient fait disparaître, reparaissent avec les mœurs romaines, que les mœurs franques avaient effacées. Le nouveau peuple, s’accroissant de plus en plus, se montre partout triomphant. Il défait les anciennes formes ou s’en empare, rompt tous les anciens rangs ou les occupe ; domine les villes, sous le nom de municipalités ; les châteaux, sous le nom de bailliages ; les esprits, sous le nom d’universités ; chasse bientôt l’ancien peuple de toutes ses places, de toutes ses fonctions, de tous ses postes, finit par s’asseoir au conseil du monarque, impose là, de force, son esprit nouveau, ses mœurs nouvelles.... La noblesse (je me servirai désormais de cette expression) la noblesse avait, dans ses terres, des hommes qui étaient sous son gouvernement ; on les lui enlève. Elle avait le droit d’impôt, on l’abolit. Elle avait l’usage de s’assembler dans des fêtes guerrières, on les supprime. Elle faisait elle-même le service de ses fiefs, on l’en dispense. Elle avait le droit de battre monnaie, on s’en empare. Elle avait le droit d’être jugée par ses pairs, on l’envoie à des commissions de roturiers. Elle mettait une grande importance à ne point payer de tributs, on l’impose. Enfin, après lui avoir fait subir toutes les injustices, toutes les tyrannies, toutes les spoliations, on imagine, pour couronner toutes ces manœuvres, de la présenter elle-même comme coupable de tyrannie et de spoliations. Tel est le système qui est poursuivi pendant trois siècles. Dans ces pages si étrangement passionnées, sous cette colère qui s’attaque à l’œuvre des siècles écoulés depuis le douzième, il y avait, à l’état de germe, un nouvel aperçu historique, et, si l’auteur a mal conclu, il a nettement posé les deux termes de la question. M. de Montlosier dit vrai : la grande lutte sociale des sept derniers siècles eut lieu entre les traditions de la vie civile, et les instincts de la vie barbare adoucis par le christianisme et colorés par le sentiment de l’honneur et par la foi d’homme à homme ; entre l’égalité devant la loi, et l’inégalité héréditaire sous la sanction de la coutume ; entre l’unité nationale, et le morcellement de la souveraineté ; entre les mœurs romaines, et les mœurs germaniques. Admirateur enthousiaste du monde féodal qu’il n’avait vu qu’en rêve, et dont il embrassait les derniers vestiges, il fit un système pour prouver que toute liberté et tout pouvoir étaient le droit de la noblesse, et l’effet sérieux de ce système fut de signaler, d’une manière plus frappante, l’apparition du tiers-état sur la scène politique. Quelque dose d’extravagance qu’il y eût au fond de sa théorie, le premier il a senti vivement d’où procède l’ordre social moderne, et assigné au XIIe siècle son véritable caractère, en y plaçant une révolution mère de toutes celles qui sont venues depuis. C’est le mérite qu’il faut lui reconnaître, et, sur ce point, l’esprit de parti a servi à donner plus de puissance et de vie à ses aperçus d’historien. Il a vu le mieux ce qu’il haïssait le plus, ce qu’il aurait voulu détruire, dans le passé comme dans le présent. Le système de M. de Montlosier qui, s’il eût paru sous
l’empire, n’aurait eu d’autre poids que celui d’une opinion isolée, puisait
dans l’état des choses et des esprits une véritable importance. Beaucoup de
personnes se souviennent d’avoir été frappées de l’espèce de fatalité qui
semblait écrite dans ces formules, revenant presque à chaque page du livre : Deux grands ennemis, l’ancien peuple et le nouveau
peuple. On voyait se refléter là, de siècle en siècle, la division
actuelle des partis. Ce fut surtout après les cent jours et l’invasion de
1815, après la réaction violente qui, en 1816, frappa au hasard, et sans
épargner le sang, sur les hommes de l’empire et de la révolution, que cette
vue de Contre le nouveau système qui, rattachant la roture à la foule sans nom des tributaires de toute race, lui attribuait une origine ignoblement servile, nous relevâmes l’opinion de l’asservissement par la conquête, le système de Boulainvilliers ; je dis nous, parce que je suis l’un de ceux qui, vers 1820, firent de la polémique sociale avec l’antagonisme des Francs et des Gaulois. M. Guizot en fit la thèse principale d’un de ses plus célèbres pamphlets, de son manifeste de rupture avec le pouvoir qui, après six années d’une politique indécise, venait de s’abandonner franchement au parti contre-révolutionnaire. Voici quelques phrases dont la hauteur d’accent montre que, sous cette forme d’emprunt, la lutte des intérêts présents était encore vive et sérieuse : Je me sers de ces mots, parce qu’ils sont clairs et
vrais. La révolution a été une guerre, la vraie guerre, telle que le
monde la connaît entre peuples étrangers. Depuis plus de treize siècles, C’est une chose déplorable que la guerre entre deux peuples qui portent le même nom, parlent la même langue, ont vécu treize siècles sur le même sol. En dépit des causes qui les séparent, en dépit des combats publics ou secrets qu’ils se livrent incessamment, le cours du temps les rapproche, les mêle, les unit par d’innombrables liens, et les enveloppe dans une destinée commune, qui ne laisse voir, à la fin, qu’une seule et même nation, là où existent réellement encore deux races distinctes, deux situations sociales profondément diverses. Francs et Gaulois, seigneurs et paysans, nobles et
roturiers, tous, bien longtemps avant la révolution, s’appelaient également
Français, avaient également Le système de Boulainvilliers, non seulement accepté par des plébéiens défenseurs des droits populaires, mais soutenu par eux dogmatiquement, c’était là un singulier phénomène. En politique, cela voulait dire que ceux qui trouvaient bon de s’intituler fils des vaincus du Ve siècle étaient les vainqueurs de la veille, sûrs de leur cause pour le lendemain ; en histoire, c’était le terme extrême de la décomposition des anciens partis. Des deux grandes hypothèses historiques du XVIIIe siècle, l’une, celle de Dubos, la négation de tout exercice du droit de conquête par les Francs, venait d’être mise en œuvre par M. de Montlosier dans une théorie ultra aristocratique ; l’autre, celle de l’asservissement des Gaulois, passait de la noblesse à la roture. Ainsi, toutes les deux se trouvaient au service de passions politiques diamétralement contraires à celles que, dans l’origine, elles avaient servies ou flattées. Cet étrange revirement devait être, et fut en effet, leur dernier signe de vie. J’aborde une époque de travaux remarquables et de grands progrès en histoire. L’année 1820, qui vit finir l’espoir d’une transaction pacifique entre les deux partis que la révolution avait créés, qui remit tout aux chances plus ou moins prochaines, plus ou moins éloignées d’une crise sociale, eut, par compensation, cela d’heureux, qu’elle marque la date d’un beau mouvement de rénovation dans les sciences morales et politiques. Ceux qui refusaient leur adhésion aux doctrines et aux projets du gouvernement (et la plupart des intelligences jeunes et fortes furent de ce nombre), exclus de la carrière des fonctions publiques, se renfermèrent, en attendant l’avenir, dans l’étude et les travaux solitaires. Ce temps d’arrêt, unique peut-être, où le repos n’était pas de l’oppression, où la délivrance apparaissait comme certaine, fut fécond pour les esprits contraints de se replier sur eux-mêmes, et de borner leur activité aux choses purement spéculatives. Il n’y eut pas, durant dix années, cette absorption de toutes les capacités, cette prodigieuse dépense d’hommes publics que font les gouvernements nationaux et populaires. En s’appliquant aux recherches studieuses, la jeunesse du parti rejeté loin des affaires y porta toute l’ardeur de ses espérances combattues, et le stoïcisme de son attachement aux principes qu’on voulait détruire. Ainsi, il y eut, pour les lettres, une classe d’hommes jeunes et dévoués, dont l’ambition n’avait de chances que par elles ; il y eut une passion de renouvellement littéraire associée par l’opinion aux honneurs et à la popularité de l’opposition politique. Le professorat s’éleva au rang de puissance sociale ; il y avait pour lui des ovations et des couronnes civiques, et, chose qui peut-être ne se reverra plus, il y avait des salons où le succès était pour la parole la plus grave, sur les questions les plus élevées de la philosophie morale, de l’histoire et de l’esthétique. L’histoire surtout eut une large part dans ce travail des esprits et dans ces encouragements du monde. On avait soif d’apprendre, sur ce passé, dont l’ombre
semblait encore menaçante, la vérité toute entière, et de là vinrent,
spécialement pour les études historiques, dix années telles que Or, comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer, toutes les tentatives faites, avant 1789, pour répondre à la première de ces tâches, ont été bonnes et grandes ; mais celles qui ont eu pour objet de répondre à la seconde, furent presque toutes mesquines et fausses. Le succès en ce genre était réservé à des temps postérieurs ; l’ordre logique des idées et la nature des travaux le voulaient ainsi, et, de plus, il y eut à cela des motifs irrésistibles, nés de circonstances extérieures, étrangères au développement de la science. L’histoire donne des leçons, et, à son tour, elle en reçoit ; son maître est l’expérience, qui lui enseigne, d’époque en époque, à mieux voir et à mieux juger. Ce sont les événements, jusque-là inouïs, des cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du Moyen-Âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques, à tirer des écrits des bénédictins ce que ces savants hommes n’avaient point vu, ce qu’ils avaient vu d’une façon partielle et incomplète, sans en rien conclure, sans en mesurer la portée. Il leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. Ils ont étudié curieusement les lois, les actes publics, les formules judiciaires, les contrats privés ; ils ont discuté, classé, analysé les textes, fait dans les actes le partage du vrai et du faux avec une étonnante sagacité ; mais le sens politique de tout cela, mais ce qu’il y a de vivant pour l’imagination, sous cette écriture morte, mais la vue de la société elle-même et de ses éléments divers, soit jeunes, soit vieux, soit barbares, soit civilisés, leur échappe, et de là viennent les vides et l’insuffisance de leurs travaux. Cette vue, nous l’avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l’histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l’empire élevé sur les ruines de la république française, qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XIV. Ainsi s’est élevée au XIXe siècle une école historique nouvelle ; c’est le nom qui lui a été donné, quoiqu’à vrai dire il n’y ait pas école, car il n’y a pas un maître et des disciples, une doctrine et des adeptes ; mais une diversité d’esprits, de méthodes et de recherches, et, dans cette diversité, ce qui est remarquable, une grande analogie d’instincts, de tendances et de but. Pour tous, le but commun est de s’attaquer aux problèmes fondamentaux et de poser, d’une manière définitive, les bases de notre histoire nationale. Aussi, depuis cette renaissance des études historiques, la science de nos origines, des vieilles institutions et des vieilles mœurs a-t-elle atteint un degré de certitude et de fixité dont elle était loin jusque-là. C’est depuis ce temps que les systèmes ne roulent plus les uns sur les autres, que les opinions ne sont plus individuelles, que les questions ne sont plus traitées le même jour d’une façon contradictoire, que les solutions données par un écrivain de sens et de savoir sont acceptées par tous les autres, qu’il y a, sur les points essentiels, un consentement unanime, un travail progressif où chacun ajoute quelque chose à l’œuvre de ses devanciers. Dans le siècle dernier, aucune opinion n’était réellement assise ; autant de dissertations nouvelles, autant de nouvelles solutions ; aucune erreur n’était définitivement condamnée, aucune vérité définitivement reconnue. Où l’un ne voyait que du droit romain, l’autre n’apercevait que les mœurs et les lois germaniques ; où l’un trouvait la monarchie pure, l’autre admirait la pure liberté. Il y avait une perpétuelle préoccupation quant à de prétendues lois fondamentales et aux principes du droit public français. La question des bénéfices royaux sous la première race s’embrouillait par le dogme moderne de l’inaliénabilité du domaine ; la souveraineté absolue du roi jetait un nuage sur le problème de l’établissement des communes ; le fait légal, sans cesse présent, empêchait d’avoir une vue nette du fait réel. On peut juger de la valeur et du degré d’originalité des travaux historiques modernes, par la nature des questions résolues d’une manière neuve ou posée pour la première fois, depuis vingt ans. Le nombre de ces questions est énorme ; je ferai un recensement sommaire de celles qui méritent d’être signalées comme capitales : Le problème, si difficile et si important, de nos origines
nationales, les races primitives, leur filiation, leurs diversités de
caractère et d’instincts sociaux ont été l’objet de recherches plus
approfondies, de distinctions plus sûres, plus variées, plus délicates. Sur
les populations de l’ancienne Gaule et de Le fait de la conquête a été étudié dans ses conséquences
politiques et civiles ; la société gallo-romaine et la société des
conquérants germains ont été analysées chacune à part. L’état des personnes
dans les deux races, la classification des conditions sociales, les institutions
politiques, les institutions locales ont été envisagées d’une manière plus
nette, plus exacte, plus conforme au vrai sens des textes originaux. On a
cherché à se faire une juste idée des effets de l’invasion des barbares sur
l’état moral de La perpétuité du droit romain après la chute de l’empire, et la conservation plus ou moins entière du régime municipal ont été reconnues et établies sur des preuves incontestables. On a étudié les variations de l’état franc dans son organisation intérieure et dans ses rapports avec les peuples voisins. On a fixé le caractère, si mal déterminé jusque-là, de la royauté et des assemblées nationales sous les deux premières races ; on a rattaché à des transformations de la société, à des mouvements nationaux, à de grandes nécessités politiques, les causes des révolutions successives qui renversèrent les deux dynasties franques. Une grande place, mais sans exagération soit romanesque, soit philosophique, a été donnée à Charlemagne, comme administrateur et législateur. On a analysé et décrit son gouvernement sous toutes ses faces. On a suivi la marche et recherché les causes du démembrement de son empire ; on l’a expliqué par la grande loi de la séparation des états formés en dépit des convenances naturelles et des répugnances nationales. Le régime féodal a été considéré d’une manière calme et impartiale, comme une révolution nécessaire. On a étudié, d’époque en époque, le vasselage, la hiérarchie des terres et des services, toute l’organisation, tous les éléments de la société féodale, dans leur variété et leur complexité. On a remarqué, dans le fractionnement du territoire sous la féodalité, des divisions correspondantes aux divisions naturelles et physiques, et d’autres provenant de variétés morales parmi la population mélangée, à différents degrés, de barbares et de Gallo-Romains. Des recherches spéciales ont fait éclater sous un nouveau jour le fait d’une nationalité méridionale, opposée, jusqu’au XIIIe siècle, à la nationalité française, et distincte de celle-ci, par la langue, l’esprit, les mœurs, l’état social, toute la civilisation. La grande question du mouvement communal, celle que sa popularité croissante pourrait faire nommer, entre toutes, la question du siècle, a été mise pour la première fois à son véritable rang. On a reconnu l’étendue et la puissance de ce mouvement révolutionnaire ; on a recherché, par l’analyse, les divers principes, les éléments multiples de la formation des communes ; on a suivi leur destinée dans ses progrès, ses fluctuations, sa décadence ; on a accordé une large part à l’impulsion populaire dans l’affranchissement ou, pour mieux dire, la renaissance des villes municipales. Le caractère nouveau, le rôle vraiment libéral de la royauté sous la troisième race, point de vue conforme à la tradition des classes bourgeoises, mais rejeté par la théorie philosophique, a passé définitivement dans la science. Les efforts du pouvoir royal pour se faire une place en dehors de la féodalité, les travaux politiques de Louis le Gros, les travaux législatifs de Philippe Auguste et de saint Louis ont reçu leur appréciation dernière, selon la justice et le bon sens. On a donné toute son importance à la grande lutte des légistes contre l’aristocratie féodale ; on a recherché les origines et signalé fortement l’apparition du tiers-état. Son histoire manquait, elle était faussée, en sens contraire, par ses amis et par ses ennemis ; on a suivi son développement graduel à travers les progrès et à travers la décadence des communes proprement dites. La renaissance du droit civil, la transformation des
coutumes, le progrès, lent mais continu, vers l’unité de législation, l’unité
de territoire, l’unité administrative, l’unité d’esprit national, tout cela a
été reconnu et décrit sans prévention d’aucun genre. On a établi, avec une
grande abondance d’aperçus, les rapports intimes qui existent entre
l’histoire politique de En revanche, elle s’est portée, avec un remarquable succès, sur une époque toute récente, la révolution de 1789. La question de ce grand mouvement et de ses phases diverses a été posée nettement ; une loi était trouvée dans ce désordre, la loi des révolutions combattues, loi dont l’inévitable fatalité a quelque chose de triste et d’effrayant, mais qu’il est impossible de ne pas reconnaître dans la réalité et dans l’histoire. Tels sont les problèmes historiques dont la réunion forme ce qu’on pourrait nommer le fond commun des études actuelles. Quand bien même on n’admettrait pas, comme définitives, toutes les solutions qu’ils ont reçues, il faudrait avouer qu’ils indiquent, en histoire, un mouvement et une liberté d’esprit supérieurs à ce qui s’était vu jusqu’à nous. Dans cette masse de recherches et d’aperçus, il y a des choses qui appartiennent aux esprits les plus divers et aux méthodes les plus dissemblables ; c’est la propriété du siècle, je la laisserai indivise. Tous ceux qui, avec plus ou moins de bonheur, ont mis la main à ce travail des vingt dernières années sont assez connus du public ; citer les noms serait inutile et il ne m’appartient pas d’assigner les rangs. Je ne parlerai que d’une seule œuvre, celle de M. Guizot, parce qu’elle est la plus vaste qui ait encore été exécutée sur les origines, le fond et la suite de l’histoire de France ; six volumes d’histoire critique ; trois cours professés avec un immense éclat composent cette œuvre dont l’ensemble est vraiment imposant. Les Essais sur l’histoire de France, l’Histoire de la civilisation européenne et l’Histoire de la civilisation française sont trois parties d’un même tout, trois phases successives du même travail continué durant dix années. Chaque fois que l’auteur a repris son sujet, les révolutions de la société en Gaule depuis la chute de l’empire romain, il a montré plus de profondeur dans l’analyse, plus de hauteur et de fermeté dans les vues. Tout en poursuivant le cours de ses découvertes personnelles, il a eu constamment l’œil ouvert sur les opinions scientifiques qui se produisaient à côté de lui, et, les contrôlant, les modifiant, leur donnant plus de précision ou d’étendue, il les a réunies aux siennes dans un admirable éclectisme. Ses travaux sont devenus ainsi le fondement le plus solide, le plus fidèle miroir de la science historique moderne dans ce qu’elle a de certain et d’invariable. Il a ouvert, comme historien de nos vieilles institutions, l’ère de la science proprement dite ; avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes. Qu’on regarde les écrits de ceux qui, depuis la
renaissance des lettres, ont voulu donner une vue complète de l’histoire
sociale de Les efforts de l’école historique moderne ont eu pour principal objet d’établir, sur des données positives, la nature, l’origine et le caractère des grandes institutions civiles et politiques du moyen-âge. Y a-t-il une conclusion supérieure qui se déduise plus particulièrement de la masse des problèmes posés ou résolus ? Y a-t-il un système qui soit, en quelque sorte, la voix de la science actuelle, qui, n’appartenant à personne d’une manière exclusive, soit le résultat des travaux de tous ? Je crois qu’il y en a un, et que, s’il n’est pas encore tout à fait dégagé de ses enveloppes, parfaitement distinct, parfaitement sensible à toutes les intelligences, on peut le définir et le nommer. Considérée en elle-même, la science historique de nos jours n’a pour aucun point de doctrine, pour aucune tradition séparée des autres, ni prédilection, ni répugnance ; elle comprend tout, elle est curieuse de tout, elle admet tout dans la mesure de son importance véritable. Mais, si l’on rapproche ses aperçus les plus généraux des dernières théories produites par la science du XVIIIe siècle, du système de Mably et de celui de mademoiselle de Lezardière, elle apparaîtra, dans son ensemble, comme une réhabilitation de l’élément romain de notre histoire. La tradition romaine, cette vieille tradition des classes bourgeoises, eut, dans sa destinée, des phases bien diverses. Conservée isolément jusqu’à la fin du XVIIe siècle, elle se transforma, dans le livre de Dubos, en un système absolu et exclusif ; elle absorba, en quelque façon, toute l’histoire de France. Depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution de 1789, par une sorte de réaction contre Dubos, elle fut de plus en plus délaissée, méconnue, et, pour ainsi dire, bannie de notre histoire. Elle y rentra par l’opuscule de Thouret, qui réunit, côte à côte, comme deux moitiés de la vérité, les systèmes contradictoires de Dubos et de Mably. Depuis Thouret jusqu’à ce jour, le mouvement de réaction a continué, non point en faveur de Dubos, mais en faveur de la vérité, révélée et compromise à la fois par sa thèse extravagante. L’élément romain que la théorie philosophique repoussait, en s’attachant aux souvenirs, fort embellis par elle, de la liberté barbare, s’est relevé du mépris, grâce à trois choses, le sens commun, l’expérience et l’étude. Le travail intime et caché de l’histoire a été de lui rendre son importance, et de lui assigner invariablement la place qu’il a droit d’occuper. Le point extrême de cette réaction anti-germanique qui,
chose inévitable, eut son moment de fougue et d’excès, se trouve dans
l’ouvrage de M. Raynouard, intitulé Histoire du droit municipal en France.
Né dans le pays qui fut, de ce côté des Alpes, la première province romaine,
le célèbre académicien semble avoir porté, dans ses recherches, une sorte de
patriotisme méridional, qui se plaisait à rattacher Il voit après, tout ce qu’il voyait avant, surtout le
régime municipal qu’il fait déborder hors des villes, transformant les
tribunaux d’origine barbare en débris conservés des institutions romaines. Il
reste tellement enfoncé dans sa conviction de la perpétuité du municipe
gallo-romain, qu’il n’aperçoit, en aucune façon, le mouvement de la
révolution communale du XIIe siècle. Il n’a aucun sentiment des différences
qui apparaissent dans la destinée des villes au Moyen-Âge, selon les diverses
régions du territoire ; le nom de France lui suffit pour qu’il induise et
affirme les mêmes choses sur le nord et le En résumé, le nouveau caractère, le cachet d’originalité que la théorie de l’histoire de France a reçu des études contemporaines, consiste, pour elle, à être une comme l’est maintenant la nation, à ne plus contenir deux systèmes se niant l’un l’autre et répondant à deux traditions de nature et d’origine opposées, la tradition romaine et la tradition germanique. La plus large part a été donnée à la tradition romaine, elle lui appartient désormais, et un retour en sens contraire est impossible. Chacun des travaux considérables qui se sont faits depuis le commencement du siècle a été un pas dans cette voie ; on s’y presse aujourd’hui, et l’on y entre par tous les points, surtout par l’étude historique du droit, qui rallie, à travers l’espace de quatorze siècles, notre code civil aux codes impériaux. Il semble que cette révolution scientifique soit une conséquence et un reflet de la révolution sociale accomplie il y a cinquante ans, car elle est faite à son image ; elle met fin aux systèmes inconciliables, comme celle-ci a détruit, pour jamais, la séparation des ordres. On ne verra plus notre histoire tourner dans un cercle sans repos, être tantôt germaine et aristocratique, tantôt romaine et monarchique, selon le courant de l’opinion, selon que l’écrivain sera noble ou roturier. Son point de départ, son principe, sa fin dernière, sont fixés dorénavant ; elle est l’histoire de tous, écrite pour tous ; elle embrasse, elle associe toutes les traditions que le pays a conservées ; mais elle place en avant de toutes, celles du plus grand nombre, celles de la masse nationale, la filiation gallo-romaine par le sang, par les lois, par la langue, par les idées. |