CONSIDÉRATIONS SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE II

 

 

Le roman de la communauté d’origine entre les Francs et les Gaulois, et le roman de la Gaule affranchie par l’assistance des Germains, étaient définitivement balayés et rejetés hors de l’histoire de France. à leur place demeurait, comme seul constant, le fait contre lequel l’orgueil national s’était débattu en vain, la conquête de la Gaule romaine par un peuple de race étrangère. Quel était le vrai caractère de ce fait désormais incontestable ? Quelles avaient dû être ses conséquences politiques ? Jusqu’où s’étaient-elles prolongées dans la suite des siècles écoulés depuis l’établissement de la domination franque ? En subsistait-il encore quelque chose, et par quels liens de souvenirs, de mœurs, d’institutions, la monarchie française se rattachait-elle à l’événement qui semble marquer son berceau ? Voilà le problème historique dont la solution occupa surtout les esprits durant la première moitié du XVIIIe siècle, et qui souleva l’importante controverse où figurent les noms de Boulainvilliers et de Dubos, et le grand nom de Montesquieu. C’est dans la détermination exacte de la nature et des résultats sociaux de la conquête que fut cherché alors le principe essentiel de la monarchie, cette loi fondamentale de l’état que François Hotman, son inventeur, avait fait dériver de l’association spontanée des Francs et des Gaulois dans un même intérêt, dans une même liberté, dans une sorte de communion de la vieille indépendance germanique.

En histoire et généralement dans toutes les parties de la science humaine, les grandes questions n’éclatent pas tout d’un coup, et longtemps avant de devenir l’objet de l’attention publique, elles se traînent obscurément dans quelque livre où peu de personnes les remarquent, et où elles demeurent enfouies jusqu’à ce que leur jour soit venu. À l’époque où toute conscience de la dualité nationale avait péri, et où l’on suivait naïvement jusqu’à la prise de Troie l’origine et les migrations d’un peuple français, à la fin du XIIe siècle, l’auteur d’une chronographie anonyme reconnut la distinction de races et crut en voir des suites manifestes dans l’état social de son temps. Après avoir raconté, de la manière la plus fabuleuse, les aventures des Francs ou Français, et comment l’empereur Valentinien leur fit remise de tout tribut, parce qu’ils l’avaient aidé à exterminer les Alains, le chroniqueur ajoute :

Ainsi délivrés d’impôts, ils n’en voulurent plus payer dans la suite, et nul ne put jamais les y contraindre ; de là vient qu’aujourd’hui cette nation appelle Francs, dans sa langue, ceux qui jouissent d’une pleine liberté, et, quant à ceux qui, parmi elle, vivent dans la condition de tributaires, il est clair qu’ils ne sont pas Francs d’origine, mais que ce sont les fils des Gaulois, assujettis aux Francs par droit de conquête.

Ces paroles n’eurent alors aucun retentissement, et la puissance seigneuriale n’alla pas y chercher des titres historiques dont elle ne sentait aucun besoin. Les Gaulois et leur postérité restèrent dans un complet oubli, et ce ne fut que trois siècles après, au réveil de l’érudition, que des raisonneurs exercés, appliquant la logique à l’histoire, commencèrent à s’occuper d’eux. Le système de la délivrance par les Germains et celui de la descendance commune tranchèrent les principales difficultés de la question, et les esprits spéculatifs n’allèrent pas plus loin ; un seul entre tous, Charles Loyseau, jurisconsulte et publiciste, hasarda les thèses suivantes qui, plus tard, devaient enfanter un système :

La noblesse de France prit son origine de l’ancien mélange des deux peuples qui s’accommodèrent ensemble en ce royaume, à savoir des Gaulois et des Francs qui les vainquirent et assujettirent à eux, sans toutefois les vouloir chasser et exterminer ; mais ils retinrent cette prérogative sur eux, qu’ils voulurent avoir seuls les charges publiques, le maniement des armes et la jouissance des fiefs sans être tenus de contribuer aucuns deniers, soit aux seigneurs particuliers des lieux, soit aux souverains pour les nécessités de l’état : au lieu de quoi, ils demeurèrent seulement tenus de se trouver aux guerres. Quant au peuple vaincu, il fut réduit pour la plupart en une condition de demi servitude. — Pour le regard de nos Français, quand ils conquirent les Gaules, c’est chose certaine qu’ils se firent seigneurs des personnes et des biens d’icelles, j’entends seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu’en la propriété ou seigneurie privée. — Quant aux personnes, ils firent les naturels du pays serfs, non pas toutefois d’entière servitude, mais tels à peu près que ceux que les Romains appelaient ou censitos, seu adscriptitios, ou colonos, seu glebae addictos, qui étaient deux diverses espèces de demi serfs, s’il faut ainsi parler, dont les premiers sont appelés en nos coutumes gens de mainmorte, ou gens de poste, et les derniers, gens de suite ou serfs de suite... Mais quant au peuple vainqueur, il demeura franc de ces espèces de servitude et exempt de toute seigneurie privée. D’où est venu que les Français libres étant mêlés avec les Gaulois qui étaient serfs, le mot de Franc, qui était le nom propre de la nation, a signifié cette liberté...

Ces propositions, jetées çà et là dans des écrits d’ailleurs très hostiles aux privilèges de la noblesse, y demeurèrent presque inaperçues ; elles ne causèrent aucune rumeur, ni dans le monde de la science, ni dans celui des partis politiques, et la question dormit de nouveau jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

Les circonstances étaient alors singulièrement favorables à la production d’une théorie de l’histoire de France, plus savante et plus complète que celle de François Hotman. D’immenses travaux d’érudition, dont la gloire égale presque celle des œuvres littéraires du siècle de Louis XIV, avaient mis à la portée des hommes studieux la plupart des documents historiques du Moyen-Âge, surtout les monuments législatifs, les actes publics et ceux du droit privé, inconnus au siècle précédent. Ces documents, rassemblés dans de vastes recueils, étaient éclaircis et commentés par la science des Duchêne, des Pithou, des Dupuy, des Sainte-Marthe, des Labbe, des Sirmon, des Ducange, des Mabillon, des Baluze. D’un autre côté, le déclin de ce long règne, jusque là si glorieux et si populaire, avait ramené l’agitation dans les idées et fait renaître, en sens divers, les passions politiques.

La majestueuse unité d’obéissance et d’enthousiasme qui, pendant quarante ans, avait rallié au pied du trône toutes les forces divergentes, tous les instincts de la nation, venait de se rompre par les malheurs publics et le désenchantement des esprits. La France, épuisée de ressources dans la guerre désastreuse de la succession d’Espagne, se lassait de servir en aveugle à l’accomplissement de desseins politiques dont toute la valeur n’a été connue que de nos jours. L’opposition, quoique sourde et contenue, se réveillait de toutes parts ; les différents ordres, les classes de la nation, se détachant du présent, retournaient à leurs vieilles traditions ou cherchaient, dans des projets de réforme, l’espoir d’un avenir meilleur. Cette royauté de Louis XIV, si admirée naguère, objet d’une sorte d’idolâtrie nationale, trouvait de la froideur dans une grande partie de la noblesse, dans les parlements un retour d’indépendance, dans la masse du peuple, la désaffection et le mépris. Des voix de blâme, des conseils sévères parvenaient au vieux monarque du sein de sa propre famille. Son petit-fils, l’héritier du trône, était sous la tutelle morale d’un homme qui lui apprenait que tout despotisme est un mauvais gouvernement, qu’il y a pour l’état des règles supérieures au bon plaisir du roi, et que le corps de la nation doit avoir part aux affaires publiques.

Fénelon (car c’est à lui qu’appartiennent ces maximes), nommé, en 1689, précepteur du duc de Bourgogne, avait accepté cette charge comme une haute mission politique. Il s’était proposé pour tâche de faire succéder à la monarchie absolue, qu’il voyait pencher vers sa ruine, un gouvernement de conseils et d’assemblées qui ne fît rien sans règle et sans contrôle, qui ne se crût pas libre de hasarder, comme lui-même le dit énergiquement, la nation sans la consulter. Tel était le but des enseignements qu’il donnait à son élève et qu’il développait dans des mémoires animés par un sentiment tendre et profond des misères publiques. Il parlait de rendre à la nation ses libertés méconnues et de se rapprocher ainsi de l’ordre, de la justice et de la véritable grandeur ; il présentait les états généraux comme le moyen de salut, comme une institution qu’il serait capital de rétablir, et, en attendant, il proposait une convocation de notables. Ce grand homme croyait également aux droits naturels des peuples et à la puissance de l’histoire. Dans le plan d’une vaste enquête sur l’état de la France, conçu par lui pour l’instruction du duc de Bourgogne, il eut soin de faire entrer le passé comme le présent, les vieilles mœurs, les vieilles institutions, comme les progrès nouveaux de l’industrie et de la richesse nationale. Il demanda, au nom du jeune prince, à tous les intendants du royaume, des informations détaillées sur les antiquités de chaque province, sur les anciens usages et les anciennes formes de gouvernement des pays réunis à la couronne. De pareilles demandes semblaient provoquer un travail d’historien publiciste sur les origines et les révolutions de la société et du pouvoir en France. Quelqu’un répondit à cette sorte d’appel, mais ce ne fut pas l’un des grands érudits de l’époque ; ceux-là, membres, pour la plupart, de congrégations religieuses, étaient étrangers aux intérêts politiques, aux idées générales, et, pour ainsi dire, cantonnés chacun dans un coin de la science. Ce ne fut pas non plus un patriote désintéressé, ce fut un homme d’un savoir médiocre et préoccupé de regrets et de prétentions aristocratiques, le comte de Boulainvilliers.

Cet écrivain, dont le nom est plus connu que les œuvres, issu d’une ancienne famille et épris de la noblesse de sa maison, s’était livré aux études historiques pour en rechercher les titres, les alliances, les souvenirs de toute espèce. Il lut beaucoup avec cette pensée, et, ayant éclairci à son gré ses antiquités domestiques, il s’occupa de celles du pays. Les documents législatifs des deux premières races, imprimés dans la collection de Baluze, furent pour lui l’objet d’une observation attentive et, sur certains points, intelligente. Il avait compris la liberté des mœurs germaniques et s’était passionné pour elle ; il la regardait comme l’ancien droit de la noblesse de France et comme son privilège héréditaire. Tout ce que les siècles modernes avaient successivement abandonné en fait d’indépendance personnelle, le droit de se faire justice soi-même, la guerre privée, le droit de guerre contre le roi, plaisaient à son imagination, et il voulait, sinon les faire revivre, au moins leur donner une plus grande place dans l’histoire.

Misère extrême de nos jours, s’écrie-t-il avec une fierté dédaigneuse dans l’un de ses ouvrages inédits, misère extrême de nos jours qui, loin de se contenter de la sujétion où nous vivons, aspire à porter l’esclavage dans le temps où l’on n’en avait pas l’idée !

À ces élans de liberté à l’égard du pouvoir royal, il joignait une froideur imperturbable en considérant la servitude du peuple au moyen-âge. Enfin il avait, pour le présent comme pour le passé, la conviction d’une égalité native entre tous les gentilshommes, et d’une immense inégalité entre eux et la plus haute classe du tiers-état. Telles furent les idées sous l’influence desquelles se forma son système historique, système dont voici les points essentiels, formulés autant que possible avec le langage même de l’auteur.

La conquête des Gaules est le fondement de l’état français dans lequel nous vivons, c’est à elle qu’il faut rapporter l’ordre politique suivi depuis par la nation ; c’est de là que nous avons tous reçu notre droit primordial. — Les Français  conquérants des Gaules y établirent leur gouvernement tout à fait à part de la nation subjuguée qui, réduite à un état moyen entre la servitude romaine et une sorte de liberté, privée de tout droit politique et en grande partie du droit de propriété, fut destinée par les conquérants au travail et à la culture de la terre. — Les Gaulois devinrent sujets, les Français furent maîtres et seigneurs. Depuis la conquête, les Français originaires ont été les véritables nobles et les seuls capables de l’être. — Tous les Français étaient libres, ils étaient tous égaux et compagnons ; Clovis n’était que le général d’une armée libre qui l’avait choisi pour la conduire dans des entreprises dont le profit devait être commun. — Les Français d’origine, seuls nobles reconnus dans le royaume, jouissaient à ce titre d’avantages réels qui étaient l’exemption de toutes charges pécuniaires, la jouissance des biens réservés au domaine public, l’exercice de la justice entre leurs pareils et sur les Gaulois habitants de leurs terres, la liberté d’attaquer ou de se défendre à main armée, enfin le droit de voter les lois et de délibérer, sur toute espèce de matière, dans l’assemblée générale de la nation.

Le pouvoir souverain des assemblées nationales ne dura pas d’une manière uniforme ni dans son intégrité ; Charles Martel les abolit pendant les vingt-deux ans de sa domination ; Charlemagne les remit en vigueur et restitua ainsi à la nation française un de ses droits naturels et incontestables. — Pendant et depuis son règne, les assemblées communes de la nation firent les lois ; elles réglèrent le gouvernement et la distribution des emplois civils et militaires ; elles décidèrent de la paix et de la guerre, et elles jugèrent souverainement les causes majeures, attentats, conjurations, révoltes, et cela à l’égard de toutes les conditions, sans en excepter la royale ni l’impériale. — À la fin du règne de la seconde race, toutes les parties du royaume étant désunies, on ne trouve plus d’assemblées communes, de véritables parlements. Loin que ce fût un parlement général qui déféra la couronne à Hugues Capet, à l’exclusion de la race de Charlemagne, on peut dire qu’il n’eût pas été possible de transférer la royauté dans une famille qui n’y avait aucun droit, si l’usage des parlements nationaux avait subsisté.

La police des fiefs établie par Charlemagne fut la seule qui, s’étant insensiblement affermie dans le déclin de sa postérité, se trouva dominante après l’usurpation de Hugues Capet. — À cette époque, les nobles, encore égaux entre eux, étaient de fait et de droit les seuls grands de l’état ; eux seuls en possédaient les charges et les honneurs ; eux seuls étaient les conseillers du prince ; eux seuls maniaient les finances et commandaient les armées, ou plutôt eux seuls les composaient. — On ignorait les distinctions des titres aujourd’hui en usage ; les Français ne connaissaient point de princes parmi eux, la parenté des rois ne donnait aucun rang. — Deux grands événements arrivés dans la monarchie ont amené la ruine graduelle de cet ordre de choses. — Le premier fut l’affranchissement des serfs ou gens de main—morte, dont toute la France était peuplée, tant dans les villes que dans les campagnes, et qui étaient, ou les Gaulois d’origine assujettis par la conquête, ou les malheureux que différents accidents avaient réduits en servitude. — Le second fut le progrès par lequel ces serfs s’élevèrent, contre tout droit, à la condition de leurs anciens maîtres. Depuis six cents ans, les roturiers esclaves, d’abord affranchis puis anoblis par les rois, ont usurpé les emplois et les dignités de l’état, tandis que la noblesse, héritière des privilèges de la conquête, les perdait un à un et allait se dégradant de siècle en siècle.

Tous les rois de la troisième race ont voulu son abaissement et travaillé, comme sur un plan formé d’avance, à la ruine des lois primitives et de l’ancienne constitution de l’état ; ce fut pour eux une idée commune d’anéantir les grands seigneurs, de subjuguer la nation, de rendre leur autorité absolue et le gouvernement despotique. — Philippe Auguste commença la destruction de la police des fiefs et des droits originels du baronnage ; Philippe le Bel poursuivit ce projet par la ruse et par la violence ; Louis XI l’avança près de son terme. — Leur postérité est parvenue au but qu’ils s’étaient proposé, mais, pour l’atteindre pleinement, l’administration du cardinal de Richelieu et le règne de Louis XIV ont plus fait, en un demi—siècle, que toutes les entreprises des rois antérieurs n’avaient pu faire en douze cents ans.

Ce système à deux faces, l’une toute démocratique tournée vers la royauté, l’autre toute aristocratique tournée vers le peuple, contenait de trop grandes hardiesses pour qu’il fût possible de lui donner une entière publicité. Les deux écrits du comte de Boulainvillers qui l’exposent et le développent, l’Histoire de l’ancien gouvernement de la France et les Lettres sur les Parlements, circulèrent en copies du vivant de l’auteur, et ne furent imprimés que cinq ans après sa mort, en 1727.

Il y avait là de quoi exciter l’attention générale et remuer vivement les esprits. L’instinct de la liberté politique reparaissait dans cette nouvelle théorie de l’histoire de France, et en outre elle touchait à des passions rivales qu’elle flattait d’un côté et que de l’autre elle irritait en les blessant. Comparée à la théorie, si naïvement simple, de François Hotman, elle marquait un véritable progrès pour le talent d’analyse, la pénétration, la faculté de discerner les problèmes fondamentaux et les points délicats de notre histoire. De grandes questions y étaient entrevues et d’importantes distinctions établies ; ce mot jusque là sans retentissement : Il y a deux races d’hommes dans le pays, était prononcé de manière à frapper toutes les oreilles.

Le vice capital du système de Boulainvillers, pour ce qui regarde les temps antérieurs au XIIe siècle, consistait dans l’omission d’une série entière de faits, celle qui prouve la persistance de la société gallo-romaine sous la domination des Barbares, et dans une fausse idée de la nature et des conséquences de l’établissement germanique en Gaule, idée fournie par la logique, par un raisonnement superficiel, non par l’observation et l’intime connaissance des faits. Pour ce qui suit le XIIe siècle, le gentilhomme publiciste a mieux vu sans avoir mieux jugé ; il a aperçu le grand mouvement de transformation de la société française et le rôle de la royauté dans ces révolutions successives. Ses conclusions, quoique partiales, ses interprétations, quoique erronées, frayèrent le chemin qui devait conduire au vrai. C’était une révolte contre le cours des choses, une protestation impuissante contre les tendances sociales de la civilisation moderne ; mais ces tendances étaient là, pour la première fois, nettement reconnues et signalées.

On trouve dans le second écrit du comte de Boulainvillers une portion moins étroitement systématique, plus complète, plus étudiée que le reste, l’histoire des états généraux du XIVe et du XVe siècle. Ce travail, entièrement neuf pour l’époque, a depuis servi de base ou de thème à beaucoup d’essais du même genre ; il n’a jamais été refait sur les sources avec un pareil développement.

L’immense intérêt du sujet semble ici entraîner l’auteur hors de ses préoccupations ordinaires et le lancer dans une voie plus large et plus sûre. Au lieu de l’éternel paradoxe de la souveraineté de la noblesse, il présente un tableau animé du concours des grandes classes de la nation au gouvernement de l’état, véritable étude d’historien politique d’où ressort le double contraste de la monarchie des états généraux avec la monarchie absolue, et de l’imposant contrôle des assemblées représentatives avec le contrôle mesquin des parlements. Boulainvillers fut l’homme des états généraux, non seulement comme écrivain, mais comme citoyen ; il en proposa la convocation après la mort de Louis XIV, dans des mémoires présentés au régent. C’est par là que sa renommée de publiciste s’établit à part de son système, et que ses idées politiques eurent de la portée hors de la classe à laquelle, dans ses rêves de liberté exclusive, il voulait borner la nation.

Peu d’hommes de cette classe retrempèrent dans le nouveau système historique leurs vieilles traditions d’indépendance amorties depuis un siècle ; mais tous, ou presque tous, crurent volontiers que leurs familles remontaient jusqu’aux Francs et qu’ils étaient nobles en vertu de la conquête. Un surcroît d’orgueil dont on retrouve la trace dans quelques écrits du temps paraît s’être insinué au cœur des gentilshommes qui, sur la foi de Boulainvilliers, ne virent plus autour d’eux dans la magistrature, les ennoblis, tout le tiers-état, que des fils d’esclaves, esclaves de droit, affranchis par grâce, par surprise ou par rébellion. Ceux dont l’humeur ou les intérêts ne s’accommodaient pas de la portion républicaine du système la rejetèrent et ne prirent que l’autre. C’est ce que fit le duc de Saint-Simon qui a consigné dans quelques pages de ses curieux mémoires l’espèce de version rectifiée qu’il adopta pour son usage. Il y pose, comme fait primitif, non la souveraineté collective et l’égalité de tous les Francs, mais un roi, seul conquérant de la Gaule, distribuant à ses guerriers les terres conquises, selon le grade, les services et la fidélité de chacun.

De là, dit-il, est venue la noblesse, corps unique de l’état, dont les membres reçurent d’abord le nom d’hommes de guerre,  puis celui de nobles, à la différence des vaincus qui, de leur entière servitude, furent appelés serfs.

Il poursuit le développement de cette thèse et disserte sur l’origine des propriétés roturières et la formation du tiers-état, dans un style fort différent de celui de ses peintures de mœurs contemporaines, et dont l’allure embarrassée trahit une grande inexpérience de ces sortes de matières.

Quand bien même l’opinion mise en vogue par le comte de Boulainvillers eût été, ce qu’elle n’était pas, inattaquable du côté de la science, elle aurait inspiré de vives répugnances et trouvé d’ardents contradicteurs. Le tiers-état, qui avait grandi de siècle en siècle sans trop s’inquiéter de ses origines, qui était sorti du règne de Louis XIV, comme de tous les règnes précédents, plus fort, plus riche, plus illustré par les hautes fonctions publiques, ne pouvait accepter patiemment, fût-ce au nom de l’histoire elle-même, une pareille place dans le passé. Aussi les réfutations plébéiennes, mêlées de colère et de raisonnement, ne se firent pas attendre ; un pamphlet remarquable, dont le titre était : Lettre d’un Conseiller du parlement de Rouen, courut quelque temps manuscrit et fut publié en 1730. L’auteur anonyme déclare qu’indigné de voir avilir la majorité de la nation pour rehausser l’état et la gloire de trois ou quatre mille personnes, il veut remettre (c’est lui qui parle) les nobles de niveau avec les citoyens de nos villes et leur donner des frères au lieu d’esclaves. Celui qui se présentait si fièrement contre le champion de la noblesse n’apportait pas dans la controverse une érudition supérieure ; mais il avait une foi complète et presque naïve aux traditions et aux idées de la bourgeoisie. Grâce à cette disposition d’esprit, sa polémique fut comme un miroir où vinrent se refléter fidèlement les croyances des hautes classes roturières, leurs désirs, toutes leurs passions, tous leurs instincts bons ou mauvais. On y trouve à la fois le sentiment de l’égalité civile et l’admiration de la richesse, une aversion décidée pour les privilèges de la naissance, et un aveu sans réserve des privilèges de l’argent.

Voilà pour les doctrines politiques et, quant à l’histoire, le principal argument de l’auteur de la lettre se fonde sur les preuves de la liberté immémoriale des villes de France. Il établit l’existence non interrompue du régime municipal dans un grand nombre de cités, soit du midi, soit du nord de la Gaule, et montre qu’à l’égard de ce droit les souvenirs n’ont jamais péri. Il prouve que les habitants des grandes villes n’eurent jamais besoin d’être exemptés de la servitude personnelle, mais seulement de quelques servitudes réelles et de la justice seigneuriale ; que ce fut là toute la portée de leurs chartes d’affranchissement. Enfin il revendique pour les bourgeois du Moyen-Âge, avec la liberté civile et politique, l’honneur d’avoir été riches, courtois, généreux, et même prodigues à l’égal des gentilshommes. Cet ordre d’idées et de faits le conduit, par une pente naturelle, à s’attacher exclusivement aux restes de la civilisation romaine, comme à la seule base de notre histoire nationale ; il est impossible de faire une abstraction plus complète et plus dédaigneuse de ce qu’il y eut de germanique dans les vieilles institutions et les vieilles mœurs de la France. Les prétentions de la noblesse à l’héritage des Francs sont, de sa part, l’objet de plaisanteries, souvent plus aigres que fines, sur le camp de Mérovée d’où les gentilshommes de nom et d’armes s’imaginent être sortis. Parfois même, quelque chose de triste vient se mêler, d’une façon étrange, au burlesque de l’expression, et, dans les invectives du pamphlétaire du XVIIIe siècle, on croit entendre la voix et les regrets d’un descendant des Siagrius et des Apollinaires :

Je passe avec douleur, dit-il, à ce déluge de barbares français qui inonda la malheureuse Gaule, qui renversa les lois romaines, lesquelles gouvernaient les habitants selon les principes de l’humanité et de la justice, qui y établit en leur place l’ignorance, l’avarice et la cruauté barbaresque. Quelle désolation pour les campagnes et les bourgades de ce pays d’y voir exercer la justice par un caporal barbare, à la place d’un décurion romain !...

Mais ces ressentiments de la bourgeoisie qui s’échappaient ainsi en saillies plus ou moins vives, plus ou moins piquantes, couvaient silencieusement dans l’âme d’un homme d’un talent mûr, d’un esprit subtil et réfléchi. Jean-Baptiste Dubos, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, célèbre alors comme littérateur et comme publiciste, entreprit non seulement d’abattre le système historique de Boulainvilliers, mais encore d’extirper la racine de tout système fondé pareillement sur la distinction des vainqueurs et des vaincus de la Gaule. C’est dans ce but qu’il composa le plus grand ouvrage qui, jusqu’alors, eût été fait sur les origines de l’histoire de France, un livre encore lu de nos jours avec profit et intérêt, l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules. L’esprit de ce livre, où un immense appareil d’érudition sert d’échafaudage à un argument logique, peut se formuler en très peu de mots et se réduire aux assertions suivantes :

La conquête de la Gaule par les Francs est une illusion historique. Les Francs sont venus en Gaule comme alliés, non comme ennemis des Romains. — Leurs rois ont reçu des empereurs les dignités qui conféraient le gouvernement de cette province, et par un traité formel ils ont succédé aux droits de l’empire. — L’administration du pays, l’état des personnes, l’ordre civil et politique sont restés avec eux exactement les mêmes qu’auparavant. — Il n’y a donc eu, aux Ve et VIe siècles, ni intrusion d’un peuple ennemi, ni domination d’une race sur l’autre, ni asservissement des Gaulois. — C’est quatre siècles plus tard que le démembrement de la souveraineté et le changement des offices en seigneuries produisirent des effets tout semblables à ceux de l’invasion étrangère, élevèrent entre les rois et le peuple une caste dominatrice et firent de la Gaule un véritable pays de conquête.

Ainsi le fait de la conquête était retranché du Ve siècle pour être reporté au Xe avec toutes ses conséquences, et, par cette opération de chimie historique, la loi fondamentale de Boulainvilliers, le droit de victoire, s’évanouissait sans qu’il fût besoin d’en discuter la valeur ou l’étendue. En outre, tout ce dont l’établissement des Francs se trouvait déchargé en violences, en tyrannie, en barbarie, tombait à la charge de l’établissement féodal, berceau de la noblesse et de la noblesse seule, la royauté demeurant, comme la bourgeoisie, une pure émanation de la vieille société romaine.

Dans le projet et la pensée intime de son œuvre, l’abbé Dubos obéit, du moins on peut le croire, à l’influence de traditions domestiques ; car il était fils d’un marchand de Beauvais, ancien bourgeois et échevin de cette ville. Une chose certaine, c’est que le mode d’exécution lui fut en grande partie suggéré par sa science dans le droit public et son intelligence de la diplomatie. Non seulement il avait étudié à fond la politique extérieure, les intérêts mutuels et les diverses relations des états, mais encore il avait rempli avec succès plusieurs missions délicates auprès des cours étrangères. De ses travaux et de ses emplois, il avait rapporté une merveilleuse souplesse d’esprit et la tendance à considérer l’histoire principalement du point de vue des alliances offensives ou défensives, des négociations et des traités. C’est sur la théorie de ces transactions politiques qu’il fonda son nouveau système ; il chercha une raison d’alliance entre les Romains et les Francs, et, dès qu’il l’eut trouvée, il en induisit audacieusement l’existence et la durée non interrompue de leur alliance fondée sur le voisinage et un intérêt commun. Il profita, ou plutôt il abusa des moindres indications favorables à sa thèse, des moindres traits épars chez les historiens, les géographes, les poètes et les panégyristes, torturant les textes, traduisant faux, interprétant à sa guise, et conservant, dans ses plus grands écarts, quelque chose de contenu, de patient, de finement persuasif qui tenait, en lui, du caractère et des habitudes diplomatiques. Il parvint ainsi à former une démonstration invincible en apparence, à enlacer le lecteur dans un réseau de preuves, toutes fort légères, mais dont la multiplicité étonne l’esprit et ne lui permet plus de se reconnaître. Raisonnant comme si les relations de l’empire romain avec un peuple barbare avaient dû ressembler à celles qu’entretiennent les puissances de l’Europe moderne, il fait planer, au-dessus de l’histoire réelle du Ve et du VIe siècle, une histoire imaginaire toute remplie de traités et de négociations entre les Francs, l’empire et une prétendue république des provinces armoricaines.

Voici quelle série de faits, pour la plupart donnés par l’hypothèse ou par la conjecture, occupe, dans son livre, l’espace de temps compris entre la fin du IIIe siècle et le règne de l’empereur Justinien.

L’époque de l’établissement des Francs sur les bords du Rhin est celle du premier et du principal traité d’alliance entre ce peuple et les Romains. Dès-lors les deux nations furent unies par une amitié constante, à peu près de la même manière que la France et la Suisse, depuis le règne de Louis XI. — Les Romains ne déclarèrent jamais la guerre à toute la nation des Francs, et la masse de celle-ci prit souvent les armes en faveur de l’empire contre celle de ses propres tribus qui violait la paix jurée. — Il était de l’intérêt des Romains d’être constamment alliés des Francs, parce que ces derniers mettaient la frontière de l’empire à couvert de l’invasion des autres Barbares ; c’est pour cela qu’à Rome on comblait d’honneurs et de dignités les chefs de la nation franque. — Les anciens traités d’alliance furent renouvelés au commencement du Ve siècle par Stilicon au nom de l’empereur Honorius, vers 450, par Aetius, au nom de Valentinien III, et vers 460, par Aegidius, pour les Gallo-romains, alors séparés de l’Italie, à cause de leur aversion contre la tyrannie de Ricimer. — Childéric, roi des Francs, reçut de l’empereur Anthémius le titre et l’autorité de maître de la milice des Gaules ; son fils Clovis obtint la même faveur après son avènement, et il cumula cette dignité romaine avec le titre de roi de sa nation. — En l’année 509, il fut fait consul par l’empereur Anastase, et cette nouvelle dignité lui donna dans les affaires civiles le même pouvoir qu’il avait déjà dans les affaires de la guerre ; il devint empereur de fait pour les Gaulois, protecteur et chef de tous les citoyens romains établis dans la Gaule, lieutenant et soldat de l’empire contre les Goths et les Burgondes. — Vers l’année 540, ses deux fils Childebert et Clotaire, et Théodebert, son petit-fils, obtinrent, par une cession authentique de l’empereur Justinien, la pleine souveraineté de toutes les Gaules.

Cette fameuse cession qui, en réalité, ne s’étendit qu’au territoire méridional déjà cédé par les Ostrogoths, forme le couronnement de l’édifice fantastique élevé par l’abbé Dubos. Arrivé là, l’auteur met fin au récit, et ne s’occupe plus que des conclusions qui sont l’objet de son dernier livre, le plus curieux, parce qu’il donne le sens et, pour ainsi dire, le mot de tout l’ouvrage. Dans ce dernier livre, qui est un tableau général de l’état des Gaules durant le VIe siècle et les trois siècles suivants, se trouvent mises en lumière, avec assez d’art, les questions résolues ou tranchées par le nouveau système. C’est là que sont réunies et groupées, de manière à se fortifier mutuellement, toutes les propositions ayant une portée politique, et entre autres celle-ci :

Que le gouvernement des rois de la première et de la seconde race, continuation de celui des empereurs, fut une monarchie pure et non une aristocratie ; que, sous ce gouvernement, les Gaulois conservèrent le droit romain et la pleine possession de leur ancien état social ; que chaque cité des Gaules conserva son sénat municipal, sa milice et le droit d’administration dans ses propres affaires ; que les Francs et les Gallo-romains vivaient, avec des lois différentes, sur un pied d’égalité ; qu’ils étaient également admis à tous les emplois publics et soumis à tous les impôts.

Le temps et le progrès des idées historiques ont opéré le partage de ce qu’il y a d’excessif ou de légitime, d’absurde ou de probable dans les inductions et les conjectures de l’antagoniste du comte de Boulainvillers. La fable d’un envahissement sans conquête, et l’hypothèse d’une royauté gallo franque parfaitement ressemblante, d’un côté au pouvoir impérial des Césars, et de l’autre à la royauté des temps modernes, tout cela a péri ; mais le travail fait par l’écrivain, pour trouver des preuves à l’appui de ses vues systématiques, a frayé de nouvelles voies à la science. Dans ce genre d’ouvrage, la passion politique peut devenir un aiguillon puissant pour l’esprit de recherches et de découvertes ; si elle ferme sur certains points l’intelligence, elle l’ouvre et l’excite sur d’autres ; elle suggère des aperçus, des divinations, parfois même des élans de génie auxquels l’étude désintéressée et le pur zèle de la vérité n’auraient pas conduit. Quoi qu’il en soit pour Dubos, nous lui devons le premier exemple d’une attention vive et patiente dirigée vers la partie romaine de nos origines nationales. C’est lui qui a retiré du domaine de la simple tradition le grand fait de la persistance de l’ancienne société civile sous la domination des Barbares, et qui, pour la première fois, l’a fait entrer dans la science.

On peut, sans exagération, dire que la belle doctrine de Savigny, sur la perpétuité du droit romain, se trouve en germe dans l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française.

Ce livre eut à la fois un grand succès de parti et un grand succès littéraire ; il fut classé dans l’opinion comme le meilleur antidote contre le venin des systèmes aristocratiques. Il produisit une forte impression sur les bénédictins eux-mêmes, ces apôtres de la science calme et impartiale, et ses nouveautés les plus aventureuses trouvèrent crédit auprès de don Bouquet, le premier auteur du vaste recueil des historiens de la France et des Gaules. Lorsque Montesquieu, terminant son immortel ouvrage de l’Esprit des Lois, voulut jeter un regard sur les problèmes fondamentaux de notre histoire, il se vit en présence de deux systèmes rivaux qui ralliaient, dans des sphères différentes, les convictions et les passions contemporaines. Dubos venait de mourir, et Boulainvillers était mort depuis plus de vingt ans ; mais ces deux hommes, personnifications de deux grandes théories d’histoire et de politique, semblaient encore des figures vivantes assises sur les débris du passé dont elles expliquaient, chacune en sens contraire, la loi et les rapports avec le présent ; leur puissance sur les esprits qu’ils divisaient l’obligea de s’occuper d’eux, et de donner sur eux son jugement.

M. le comte de Boulainvilliers, dit-il, et M. l’abbé Dubos, ont fait chacun un système, dont l’un semble être une conjuration contre le tiers-état, et l’autre une conjuration contre la noblesse. Lorsque le soleil donna à Phaéton son char à conduire, il lui dit : Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste ; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la terre. N’allez point trop à droite, vous tomberiez dans la constellation du serpent ; n’allez point trop à gauche, vous iriez dans celle de l’autel : tenez-vous entre les deux.

Ces traits légers d’une critique pleine de grâce et de sens ne suffisaient pas à la gravité du sujet ; l’auteur de l’Esprit des Lois voulut s’expliquer plus nettement et faire aux deux systèmes opposés la part exacte du mérite et du blâme ; il ne tint pas la balance d’une main assez ferme, et son impartialité fléchit. Boulainvillers obtint plus de faveur et d’indulgence que son adversaire ; il avait traité des droits politiques de la nation, des assemblées délibérantes, du pouvoir législatif, d’une foule de points dont l’abbé Dubos, exclusivement cantonné dans la tradition romaine, faisait une entière abstraction. De plus, sa hardiesse de pensée, sa fierté d’homme libre et de gentilhomme, plaisaient à l’imagination de Montesquieu, et peut-être aussi l’homme de génie lui savait-il quelque gré de ses préjugés nobiliaires dont lui-même n’était pas exempt. De là vinrent ces mots empreints d’une bienveillance protectrice :

Comme son ouvrage est écrit sans aucun art et qu’il y parle avec cette simplicité, cette franchise et cette ingénuité de l’ancienne noblesse dont il était sorti, tout le monde est capable de juger et des belles choses qu’il dit, et des erreurs dans lesquelles il tombe. Ainsi je ne l’examinerai point, je dirai seulement qu’il avait plus d’esprit que de lumières, plus de lumières que de savoir ; mais ce savoir n’était point méprisable, parce que, de notre histoire et de nos lois, il savait très bien les grandes choses.

Quant au publiciste plébéien, pour lui la sévérité de l’illustre critique fut entière et sa clairvoyance impitoyable. Montesquieu aperçut, d’un coup d’œil, tout ce qu’il y avait chez l’abbé Dubos de choses hasardées, fausses, mal comprises, de conjectures sans fondement, d’inductions légères, de conclusions erronées, et il dit ce qu’il voyait dans un admirable morceau qui a toute la véhémence de la polémique personnelle. J’en citerai la plus grande partie. Dans cette longue étude sur un sujet aride, où il faut poursuivre des idées, et souvent des fantômes d’idées, à travers des volumes médiocres ou mauvais de style, c’est un charme que de rencontrer enfin quelque chose qui ait la double vie de la pensée et de l’expression :

Cet ouvrage (le livre de l’établissement de la monarchie française) a séduit beaucoup de gens, parce qu’il est écrit avec beaucoup d’art, parce qu’on y suppose éternellement ce qui est en question, parce que, plus on y manque de preuves, plus on y multiplie les probabilités, parce qu’une infinité de conjectures sont mises en principe, et qu’on en tire, comme conséquences, d’autres conjectures. Le lecteur oublie qu’il a douté pour commencer à croire. Et comme une érudition sans fin est placée, non pas dans le système, mais à côté du système, l’esprit est distrait par des accessoires et ne s’occupe plus du principal... Si le système de M. l’abbé Dubos avait eu de bons fondements, il n’aurait pas été obligé de faire trois mortels volumes pour le prouver ; il aurait tout trouvé dans son sujet ; et, sans aller chercher de toutes parts ce qui en était loin, la raison elle-même se serait chargée de placer cette vérité dans la chaîne des autres vérités. L’histoire et nos lois lui auraient dit : Ne prenez pas tant de peine, nous rendrons témoignage de vous.

M. l’abbé Dubos veut ôter toute espèce d’idée que les Francs soient entrés dans les Gaules en conquérants : selon lui, nos rois, appelés par les peuples, n’ont fait que se mettre à la place et succéder aux droits des empereurs romains. Cette prétention ne peut pas s’appliquer au temps où Clovis, entrant dans les Gaules, saccagea et prit les villes ; elle ne peut pas s’appliquer non plus au temps où il défit Syagrius, officier romain, et conquit le pays qu’il tenait : elle ne peut donc se rapporter qu’à celui où Clovis, devenu maître d’une grande partie des Gaules par la violence, aurait été appelé, par le choix et l’amour des peuples, à la domination du reste du pays. Et il ne suffit pas que Clovis ait été reçu, il faut qu’il ait été appelé ; il faut que M. l’abbé Dubos prouve que les peuples ont mieux aimé vivre sous la domination de Clovis, que de vivre sous la domination des Romains ou sous leurs propres lois.

Or, les Romains de cette partie des Gaules qui n’avait point encore été envahie par les Barbares étaient, selon M. l’abbé Dubos, de deux sortes : les uns étaient de la confédération Armorique, et avaient chassé les officiers de l’empereur pour se défendre eux-mêmes contre les Barbares et se gouverner par leurs propres lois ; les autres obéissaient aux officiers romains. Or, M. l’abbé Dubos prouve-t-il que les Romains, qui étaient encore soumis à l’empire, aient appelé Clovis ? Point du tout. Prouve-t-il que la république des Armoriques aient appelé Clovis et fait même quelque traité avec lui ? Point du tout encore. Bien loin qu’il puisse nous dire quelle fut la destinée de cette république, il n’en saurait pas même montrer l’existence, et quoiqu’il la suive depuis le temps d’Honorius jusqu’à la conquête de Clovis, quoiqu’il y rapporte avec un art admirable tous les événements de ces temps-là, elle est restée invisible dans les auteurs...

Les Francs étaient donc les meilleurs amis des Romains, eux qui leur firent, eux qui en reçurent des maux effroyables ? Les Francs étaient amis des Romains, eux qui, après les avoir assujettis par leurs armes, les opprimèrent de sang-froid par leurs lois ? Ils étaient amis des Romains, comme les Tartares qui conquirent la Chine étaient amis des Chinois. Si quelques évêques catholiques ont voulu se servir des Francs pour détruire des rois ariens, s’ensuit-il qu’ils aient désiré de vivre sous des peuples barbares ? En peut-on conclure que les Francs eussent des égards particuliers pour les Romains ?... Les Francs n’ont point voulu et n’ont pas même pu tout changer, et même peu de vainqueurs ont eu cette manie. Mais pour que toutes les conséquences de M. l’abbé Dubos fussent vraies, il aurait fallu que non seulement ils n’eussent rien changé chez les Romains, mais encore qu’ils se fussent changés eux-mêmes...

Quelle vivacité de style, quelle verve de raison et quelle fermeté de vue ! Le fait de la conquête a repris sa place, il est là, donné dans sa vraie mesure, avec sa véritable couleur, avec ses conséquences politiques. En le posant comme un point inébranlable, le grand publiciste a élevé une barrière contre la confusion introduite par le système de Dubos entre tous les éléments de notre histoire ; mais lui-même ébranle son œuvre et, dans un moment d’inadvertance, il fait une brèche par laquelle cette confusion devait rentrer sous d’autres formes. Pour cela, il lui suffit de quelques lignes dans lesquelles il admet, comme un fait historique, le choix libre des lois personnelles sous la première et la seconde race, et donne à cette grave erreur l’immense autorité de son nom :

Les enfants, dit-il, suivaient la loi de leur père, les femmes celle de leur mari, les veuves revenaient à leur loi, les affranchis avaient celle de leur patron. Ce n’est pas tout, chacun pouvait prendre la loi qu’il voulait ; la constitution de Lothaire exigea que ce choix fût rendu public... Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans le pays des Francs ? Et pourquoi le droit romain s’y perdit-il peu à peu, pendant que, dans le domaine des Visigoths, le droit romain s’étendit et eut une autorité générale ? Je dis que le droit romain perdit son usage chez les Francs à cause des grands avantages qu’il y avait à être Franc, Barbare, ou homme vivant sous la loi salique ; tout le monde fut porté à quitter le droit romain pour vivre sous la loi salique ; il fut seulement retenu par les ecclésiastiques, parce qu’ils n’eurent point d’intérêt à changer...

Singulier et triste exemple de la faiblesse de l’attention humaine dans ceux même qui sont doués de génie. Montesquieu ne s’aperçoit pas que cette conquête des Barbares, qu’il vient de caractériser si énergiquement, s’anéantit sous sa plume, qu’elle ne fait que paraître et disparaître comme une vaine fantasmagorie ; que, si chacun pouvait à son gré devenir membre de la nation conquérante, il n’y a plus sérieusement ni vainqueurs, ni vaincus, ni Francs, ni Romains ; que ce sont des distinctions sans valeur dans l’histoire de nos origines. Avec cette faculté laissée aux vaincus de prendre la loi, c’est-à-dire les privilèges de la race victorieuse, que devient l’orgueil des Francs, leur mépris pour les Romains, l’oppression légale que, selon Montesquieu lui-même, ils firent peser sur eux, en un mot cette cruelle différence (l’expression lui appartient) qui, établie entre les deux races à tous les degrés de la condition sociale, prolongea pour les indigènes les misères de l’invasion ? Montesquieu fut induit en erreur par deux textes qu’il examina trop légèrement. Le premier est le titre 41 d’une ancienne rédaction de la loi salique. On y lit : Si quelque homme libre tue un Franc, ou un Barbare, ou un homme vivant sous la loi salique... ce qui semble dire qu’il y avait des hommes de race non germanique, des Romains qui vivaient sous cette loi. Mais la leçon est fausse, comme on peut le voir, si on la rapproche des variantes qu’offrent les différents manuscrits, et surtout de la rédaction amendée par Charlemagne, la plus correcte et la plus claire de toutes. Il est évident que le monosyllabe ou, en latin aut, s’est redoublé par inadvertance des copistes, que le vrai sens de l’article est celui-ci : Si quelque homme libre tue un Franc ou un Barbare vivant sous la loi salique, et qu’il n’y a pas dans cet article la moindre place pour les Gallo-Romains.

Le second texte pris à faux par l’illustre écrivain est la constitution promulguée à Rome, en 824, par Lothaire, fils de Louis le Débonnaire, afin de terminer la querelle des Romains avec leur évêque Eugène II. C’est une ordonnance uniquement faite pour les habitants de la ville et de son territoire, et non, comme trop de savants l’ont cru, un capitulaire général applicable aux hommes de race romaine dans toute l’étendue de l’empire frank. Nous voulons, dit cette constitution traduite ici littéralement avec ses bizarreries grammaticales,

Nous voulons que tout le sénat et le peuple romain soit interrogé et qu’il lui soit demandé sous quelle loi il veut vivre, afin que dorénavant il s’y maintienne ; et, en outre, qu’il leur soit déclaré que s’ils viennent à transgresser la loi dont ils auront fait profession, ils seront passibles de toutes les pénalités établies par elle, selon la décision du seigneur pape et la nôtre.

Une autre rédaction du même acte, qui se trouve jointe, on ne sait pourquoi, à tous les recueils des lois lombardes, porte, il est vrai, ces simples mots :

Nous voulons que tout le peuple romain...

Le mot sénat y est omis ; mais cette omission ne suffisait nullement pour causer la méprise : car si, dans tous les royaumes fondés par les conquérants germains, les indigènes, les provinciaux de l’empire, furent appelés Romains et distingués ainsi des hommes de l’autre race, jamais aucun acte public, ni en Gaule, ni en Espagne, ni dans l’Italie lombarde, ne leur donna le nom collectif de peuple romain. Ce nom, restreint aux habitants de Rome et du duché de Rome, fut, dans la langue diplomatique du Moyen-Âge, une appellation spéciale, et comme un dernier titre de noblesse, pour les citoyens de la ville éternelle.

Les trois livres de l’Esprit des Lois où Montesquieu a jeté, avec tant de puissance, mais d’une manière si capricieuse et si désordonnée, ses vues sur l’origine de nos institutions nationales, contiennent, parmi beaucoup d’aperçus fins et de solutions vraies, plus d’une erreur de ce genre.

Celle-là, introduite dans la science grâce à un tel patronage, et placée désormais hors de la sphère du doute, devint la pierre angulaire d’un nouveau système qui, par une sorte de tour d’adresse, fit voir au tiers-état ses ancêtres ou ses représentants dès le berceau de la monarchie, siégeant dans les grandes assemblées politiques, ayant part à tous les droits de la souveraineté. C’est la théorie historique à laquelle l’abbé de Mably attacha son nom, et qui prit faveur dans la dernière moitié du XVIIIe siècle. Je me hâte d’arriver à ce nom célèbre parmi les historiens dogmatiques de nos origines et de nos lois, et je néglige quelques écrits où ne manquent ni le savoir, ni le talent, mais qui n’influèrent en rien sur ce qu’on pourrait appeler le courant des croyances publiques. Le plus considérable, celui du comte du Buat, intitulé les Origines, est un ouvrage confusément mêlé de faux et de vrai, sans méthode, sans chronologie, sans intelligence des textes et, malgré cela, remarquable par un certain sentiment de l’étendue et de la variété des questions à résoudre, par une grande liberté d’esprit, par les efforts que l’auteur fait, à l’aide d’une érudition puisée en Allemagne, pour se détacher des préjugés historiques qu’entretenaient, dans la France d’alors, la puissance des vieilles institutions et la force des habitudes nationales.