À
quelques lieues de Soissons, sur les bords d’une petite rivière, se trouve le
village de Braine. C’était, au vie siècle, une de ces immenses fermes où les
rois des Francs tenaient leur cour, et qu’ils préféraient aux plus belles
villes de D’autres
maisons de moindre apparence étaient occupées par un grand nombre de familles
qui exerçaient, hommes et femmes, toutes sortes de métiers, depuis
l’orfèvrerie et la fabrique des armes jusqu’à l’état de tisserand et de
corroyeur, depuis la broderie en soie et en or jusqu’à la plus grossière
préparation de la laine et du lin. La
plupart de ces familles étaient gauloises, nées sur la portion du sol que le
roi s’était adjugée comme part de conquête, ou transportées violemment de
quelque ville voisine pour coloniser le domaine royal ; mais, si l’on en juge
par la physionomie des noms propres, il y avait aussi, parmi elles, des
germains et d’autres barbares dont les pères étaient venus en Gaule, comme
ouvriers ou gens de service à la suite des bandes conquérantes. D’ailleurs,
quelle que fût leur origine ou leur genre d’industrie, ces familles étaient
placées au même rang et désignées par le même nom, par celui de lites en langue
tudesque, et en langue latine par celui de fiscalins, c’est-à-dire attachés au fisc[1]. Des bâtiments d’exploitation agricole, des haras, des
étables, des bergeries et des granges, les masures des cultivateurs et les
cabanes des serfs du domaine complétaient le village royal, qui ressemblait
parfaitement, quoique sur une plus grande échelle, aux villages de l’ancienne
Germanie. Dans le site même de ces résidences, il y avait quelque chose qui
rappelait le souvenir des paysages d’outre-Rhin ; la plupart d’entre elles se
trouvaient sur la lisière et quelques unes au centre des grandes forêts
mutilées depuis par la civilisation, et dont nous admirons encore les restes. Braine
fut le séjour favori de Chlother, le dernier des fils de Chlodowig, même
après que la mort de ses trois frères lui eut donné la royauté dans toute
l’étendue de Chlother,
dont il n’est pas facile de compter et de classer les mariages, épousa de
cette manière une jeune fille de la plus basse naissance, appelée Ingonde,
sans renoncer d’ailleurs à ses habitudes déréglées, qu’elle tolérait, comme
femme et comme esclave, avec une extrême soumission. Il l’aimait beaucoup, et
vivait avec elle en parfaite intelligence ; un jour elle lui dit : Le roi, mon seigneur, a fait de sa
servante ce qu’il lui a plu, et m’a appelée à son lit ; il mettrait le comble
à ses bonnes grâces, en accueillant la requête de sa servante. J’ai une sœur
nommée Aregonde et attachée à votre service ; daignez lui procurer, je vous
prie, un mari qui soit vaillant et qui ait du bien, afin que je n’éprouve pas
d’humiliation à cause d’elle. Cette
demande, en piquant la curiosité du roi, éveilla son humeur libertine ; il
partit le jour même pour le domaine sur lequel habitait Aregonde, et où elle
exerçait quelques uns des métiers alors dévolus aux femmes, comme le tissage
et la teinture des étoffes. Chlother, trouvant qu’elle était pour le moins
aussi belle que sa sœur, la prit avec lui, l’installa dans la chambre royale
et lui donna le titre d’épouse. Au bout de quelques jours, il revint auprès
d’Ingonde, et lui dit, avec ce ton de bonhomie sournoise, qui était l’un des
traits de son caractère et du caractère germanique : La grâce que ta douceur désirait de moi,
j’ai songé à te l’accorder ; j’ai cherché pour ta sœur un homme riche et
sage, et n’ai rien trouvé de mieux que moi-même. Apprends donc que j’ai fait
d’elle mon épouse, ce qui, je pense, ne te déplaira pas. — Que mon seigneur, répondit
Ingonde, sans paraître émue, et sans se départir aucunement de son esprit
de patience et d’abnégation conjugale, que mon seigneur fasse ce qui lui
semble à propos, pourvu seulement que sa servante ne perde rien de ses bonnes
grâces. En
l’année 561, après une expédition contre l’un de ses fils, dont il punit la
révolte en le faisant brûler avec sa femme et ses enfants, Chlother, dans un
calme parfait d’esprit et de conscience, revint à sa maison de Braine. Là, il
fit ses préparatifs pour la grande chasse d’automne, qui était chez les
Francs une espèce de solennité. Suivi
d’une foule d’hommes, de chevaux et de chiens, le roi se rendit à la forêt de
Cuise, dont celle de Compiègne, dans son état actuel, n’est qu’un mince et
dernier débris. Au milieu de cet exercice violent qui ne convenait plus à son
âge, il fut pris de la fièvre, et, s’étant fait transporter sur son domaine
le plus voisin, il y mourut après cinquante ans de règne. Ses quatre fils,
Haribert, Gonthramn, Hilperik et Sighebert, suivirent son convoi jusqu’à
Soissons, chantant des psaumes et portant à la main des flambeaux de cire. À
peine les funérailles étaient-elles achevées, que le troisième des quatre
frères, Hilperik, partit en grande hâte pour Braine, et força les gardiens de
ce domaine royal à lui remettre les clefs du trésor. Maître de toutes les
richesses que son père avait accumulées, il commença par en distribuer une
partie aux chefs de bande et aux guerriers qui avaient leurs logements, soit
à Braine, soit dans le voisinage. Tous lui jurèrent fidélité en plaçant leurs
mains entre les siennes, le saluèrent par acclamation du titre de koning, et promirent
de le suivre partout où il les conduirait. Alors,
se mettant à leur tête, il marcha droit sur Paris, ancien séjour de Chlodowig
Ier, et plus tard capitale du royaume de son fils aîné Hildebert. Peut-être
Hilperik attachait-il quelque idée de prééminence à la possession d’une ville
habitée jadis par le conquérant de Hilperik
entra à Paris sans aucune opposition, et logea ses guerriers dans les tours
qui défendaient les ponts de la ville, alors environnée par Haribert
obtint, dans le tirage, la part de son oncle Hildebert, c’est-à-dire le
royaume auquel Paris donnait son nom, et qui, s’étendant du nord au sud, tout
en longueur, comprenait Senlis, Melun, Chartres, Tours, Poitiers, Saintes,
Bordeaux et les villes des Pyrénées. Gonthramn eut pour lot, avec le royaume
d’Orléans, part de son oncle Chlodomir, tout le territoire des Burgondes,
depuis Après
que le sort eut assigné aux quatre frères leur part de villes et de domaines,
chacun d’eux jura, sur les reliques des saints, de se contenter de son propre
lot, et de ne rien envahir au-delà, soit par force, soit par ruse. Ce serment
ne tarda pas à être violé ; Hilperik, profitant de l’absence de son frère
Sighebert, qui guerroyait en Germanie, attaqua Reims à l’improviste, et
s’empara de cette ville, ainsi que de plusieurs autres également à sa portée.
Mais il ne jouit pas longtemps de cette conquête ; Sighebert revint
victorieux de sa campagne d’outre-Rhin, reprit ses villes une à une, et,
poursuivant son frère jusque sous les murs de Soissons, le défit dans une
bataille, et entra de force dans la capitale de Au
contraire, le roi Hilperik, sorte d’esprit fort à demi sauvage, n’écoutait
que sa propre fantaisie, même lorsqu’il s’agissait du dogme et de la foi
catholique. L’autorité du clergé lui semblait insupportable, et l’un de ses
grands plaisirs était de casser les testaments faits au profit d’une église
ou d’un monastère. Le caractère et la conduite des évêques étaient le
principal texte de ses plaisanteries et de ses propos de table ; il
qualifiait l’un d’écervelé, l’autre d’insolent, celui-ci de bavard, cet autre
de luxurieux. Les grands biens dont jouissait l’église, et qui allaient
toujours croissant, l’influence des évêques dans les villes, où, depuis le
règne des barbares, ils exerçaient la plupart des prérogatives de l’ancienne
magistrature municipale, toutes ces richesses et cette puissance qu’il
enviait, sans apercevoir aucun moyen de les faire venir à lui, excitaient
vivement sa jalousie. Les plaintes qu’il proférait dans son dépit ne
manquaient pas de bon sens, et souvent on l’entendait répéter : Voilà que notre fisc est appauvri !
Voilà que nos biens s’en vont aux églises ! Personne ne règne, en vérité, si
ce n’est les évêques des villes. Du reste,
les fils de Chlother Ier, à l’exception de Sighebert qui était le plus jeune,
avaient tous à un très haut degré le vice de l’incontinence, ne se contentant
presque jamais d’une seule femme, quittant sans le moindre scrupule celle
qu’ils venaient d’épouser, et la reprenant ensuite, selon le caprice du
moment. Le pieux Gonthramn changea d’épouses à peu près autant de fois que
ses deux frères, et, comme eux, il eut des concubines, dont l’une, appelée
Vénérande, était la fille d’un gaulois attaché au fisc. Le roi Haribert prit
en même temps pour maîtresses deux sœurs d’une grande beauté, qui étaient au
nombre des suivantes de sa femme Ingoberghe. L’une s’appelait Markowefe et
portait l’habit de religieuse, l’autre avait nom Meroflede ; elles étaient
filles d’un ouvrier en laine, barbare d’origine, et lite du domaine
royal. Ingoberghe,
jalouse de l’amour que son mari avait pour ces deux femmes, fit tout ce
qu’elle put pour l’en détourner, et n’y réussit pas. N’osant cependant
maltraiter ses rivales, ni les chasser, elle imagina une sorte de stratagème
qu’elle croyait propre à dégoûter le roi d’une liaison indigne de lui. Elle
fit venir le père des deux jeunes filles, et lui donna des laines à carder
dans la cour du palais. Pendant que cet homme était à l’ouvrage, travaillant
de son mieux pour montrer du zèle, la reine, qui se tenait à une fenêtre,
appela son mari : venez, lui dit-elle, venez
ici voir quelque chose de nouveau. Le roi
vint, regarda de tous ses yeux, et ne voyant rien qu’un cardeur de laine, il
se mit en colère, trouvant la plaisanterie fort mauvaise. L’explication qui
suivit entre les deux époux fut violente, et produisit un effet tout
contraire à celui qu’en attendait Ingoberghe ; ce fut elle que le roi répudia
pour épouser Meroflede. Bientôt,
trouvant qu’une seule femme légitime ne lui suffisait pas, Haribert donna
solennellement le titre d’épouse et de reine à une fille nommée Theodehilde,
dont le père était gardeur de troupeaux. Quelques années après, Meroflede
mourut, et le roi se hâta d’épouser sa sœur Markowefe. Il se trouva ainsi,
d’après les lois de l’église, coupable d’un double sacrilège, comme bigame,
et comme mari d’une femme qui avait reçu le voile de religieuse. Sommé de
rompre son second mariage par saint Germain, évêque de Paris, il refusa
obstinément, et fut excommunié. Mais le temps n’était pas venu où l’église
devait faire plier sous sa discipline l’orgueil brutal des héritiers de la
conquête ; Haribert ne s’émut point d’une pareille sentence, et garda près de
lui ses deux femmes[2]. Entre
tous les fils de Chlother, Hilperik est celui auquel les récits contemporains
attribuent le plus grand nombre de reines, c’est-à-dire de femmes épousées
d’après la loi des Francs, par l’anneau et par le denier. L’une de ces
reines, Audowere, avait à son service une jeune fille nommée Frédégonde,
d’origine franque, et d’une beauté si remarquable que le roi, dès qu’il l’eut
vue, se prit d’amour pour elle. Cet amour, quelque flatteur qu’il fût,
n’était pas sans danger pour une servante que sa situation mettait à la merci
de la jalousie et des vengeances de sa maîtresse. Mais Frédégonde ne s’en
effraya point ; aussi rusée qu’ambitieuse, elle entreprit d’amener, sans se
compromettre, des motifs légaux de séparation entre le roi et la reine
Audowere. Si l’on en croit une tradition qui avait cours moins d’un siècle
après, elle y réussit, grâce à la connivence d’un évêque et à la simplicité
de la reine. Hilperik venait de se joindre à son frère Sighebert, pour
marcher au-delà du Rhin contre les peuples de la confédération saxonne ; il
avait laissé Audowere enceinte de plusieurs mois. Avant qu’il fût de retour,
la reine accoucha d’une fille, et ne sachant si elle devait la faire baptiser
en l’absence de son mari, elle consulta Frédégonde, qui, parfaitement habile
à dissimuler, ne lui inspirait ni soupçon ni défiance : Madame, répondit la suivante,
lorsque le roi mon seigneur reviendra victorieux, pourrait-il voir sa fille
avec plaisir, si elle n’était pas baptisée ? La
reine prit ce conseil en bonne part, et Frédégonde se mit à préparer
sourdement, à force d’intrigues, le piége qu’elle voulait lui dresser. Quand
le jour du baptême fut venu, à l’heure indiquée pour la cérémonie, le
baptistaire était orné de tentures et de guirlandes ; l’évêque, en habits
pontificaux, était présent ; mais la marraine, noble dame franque, n’arrivait
pas, et on l’attendit en vain. La reine, surprise de ce contretemps, ne
savait que résoudre, quand Frédégonde, qui se tenait près d’elle, lui dit : Qu’y a-t-il besoin de s’inquiéter d’une
marraine ? aucune dame ne vous vaut pour tenir votre fille sur les fonts ; si
vous m’en croyez, tenez-la vous-même. L’évêque,
probablement gagné d’avance, accomplit les rites du baptême, et la reine se
retira sans comprendre de quelle conséquence était pour elle l’acte religieux
qu’elle venait de faire. Au
retour du roi Hilperik, toutes les jeunes filles du domaine royal allèrent à
sa rencontre, portant des fleurs et chantant des vers à sa louange.
Frédégonde, en l’abordant, lui dit : Dieu soit loué de ce que le roi notre
seigneur a remporté la victoire sur ses ennemis, et de ce qu’une fille lui
est née ! Mais avec qui mon seigneur couchera-t-il cette nuit ; car la reine,
ma maîtresse, est aujourd’hui ta commère, et marraine de sa fille Hildeswinde
? — Eh bien ! répondit le roi d’un ton jovial, si je ne puis coucher
avec elle, je coucherai avec toi. Sous
le portique du palais, Hilperik trouva sa femme Audowere tenant entre ses
bras son enfant, qu’elle vint lui présenter avec une joie mêlée d’orgueil ;
mais le roi, affectant un air de regret, lui dit : Femme, dans ta simplicité d’esprit, tu
as fait une chose criminelle ; désormais tu ne peux plus être mon épouse. En
rigide observateur des lois ecclésiastiques, le roi punit par l’exil l’évêque
qui avait baptisé sa fille, et il engagea Audowere à se séparer de lui
sur-le-champ, et à prendre, comme veuve, le voile de religieuse. Pour la
consoler il lui fit don de plusieurs terres appartenant au fisc, et situées
dans le voisinage du Mans. Hilperik épousa Frédégonde, et ce fut au bruit des
fêtes de ce nouveau mariage que la reine répudiée partit pour sa retraite,
où, quinze ans plus tard, elle fut mise à mort par les ordres de son ancienne
servante. Pendant
que les trois fils aînés de Chlother vivaient ainsi dans la débauche, et se
mariaient à des femmes de service, Sighebert, le plus jeune, loin de suivre
leur exemple, en conçut de la honte et du dégoût. Il résolut de n’avoir
qu’une seule épouse, et d’en prendre une qui fût de race royale. Athanaghild,
roi des goths établis en Espagne, avait deux filles en âge d’être mariées, et
dont la cadette, nommée Brunehilde, était fort admirée pour sa beauté ; ce
fut sur elle que s’arrêta le choix de Sighebert. Une ambassade nombreuse
partit de Metz, avec de riches présents, pour aller à Tolède, faire au roi
des goths la demande de sa main. Le chef de cette ambassade, Gog, ou plus
correctement Godeghisel, maire du palais d’Austrasie, homme habile en toutes
sortes de négociations, eut un plein succès dans celle-ci, et amena d’Espagne
la fiancée du roi Sighebert. Partout où passa Brunehilde, dans son long
voyage vers le nord, elle se fit remarquer, disent les contemporains, par la
grâce de ses manières, la prudence de ses discours et son agréable entretien.
Sighebert l’aima, et, toute sa vie, conserva pour elle un attachement
passionné. Ce
fut en l’année 566 que la cérémonie des noces eut lieu, avec un grand
appareil, dans la ville royale de Metz. Tous les seigneurs du royaume
d’Austrasie étaient invités par le roi à prendre part aux fêtes de ce jour.
On vit arriver à Metz, avec leur suite d’hommes et de chevaux, les comtes des
villes et les gouverneurs des provinces septentrionales de Il y
avait alors à la cour du roi d’Austrasie un italien, Venantius Honorius
Clementianus Fortunatus, qui voyageait en Gaule, accueilli partout avec une
grande distinction. C’était un homme d’un esprit superficiel mais agréable,
et qui apportait de son pays quelques restes de cette élégance romaine, déjà
presque effacée au-delà des Alpes. Recommandé au roi Sighebert par ceux des
évêques et des comtes d’Austrasie qui aimaient encore et qui regrettaient
l’ancienne politesse, Fortunatus obtint, à la cour semi-barbare de Metz, une
généreuse hospitalité. Les intendants du fisc royal avaient ordre de lui
fournir un logement, des vivres et des chevaux. Pour témoigner sa gratitude,
il s’était fait le poète de la cour ; il adressait au roi et aux seigneurs
des pièces de vers latins, qui, si elles n’étaient pas toujours parfaitement
comprises, étaient bien reçues et bien payées. Les fêtes du mariage ne
pouvaient se passer d’un épithalame, Venantius Fortunatus en composa un dans
le goût classique, et il le récita devant l’étrange auditoire qui se pressait
autour de lui, avec le même sérieux que s’il eût fait une lecture publique à
Rome sur la place de Trajan. Dans
cette pièce qui n’a d’autre mérite que celui d’être un des derniers et pâles
reflets du bel esprit romain, les deux personnages obligés de tout
épithalame, vénus et l’amour, paraissent avec leur attirail de flèches, de
flambeaux et de roses. L’amour tire une flèche droit au cœur du roi
Sighebert, et va conter à sa mère ce grand triomphe : ma mère, dit-il, j’ai terminé le combat !
alors la déesse et son fils volent à travers les airs jusqu’à la cité de
Metz, entrent dans le palais, et vont orner de fleurs la chambre nuptiale.
Là, une dispute s’engage entre eux sur le mérite des deux époux ; l’amour
tient pour Sighebert, qu’il appelle un nouvel Achille ; mais Vénus préfère
Brunehilde, dont elle fait ainsi le portrait : Ô vierge que j’admire et qu’adorera ton
époux, Brunehilde, plus brillante, plus radieuse que la lampe éthérée, le feu
des pierreries cède à l’éclat de ton visage ; tu es une autre Vénus, et ta
dot est l’empire de la beauté ! Parmi les Néréides qui nagent dans les mers
d’Ibérie, aux sources de l’océan, aucune ne peut se dire ton égale ; aucune
Napée n’est plus belle, et les nymphes des fleuves s’inclinent devant toi !
La blancheur du lait et le rouge le plus vif sont les couleurs de ton teint ;
les lys mêlés aux roses, la pourpre tissée avec l’or, n’offrent rien qui lui
soit comparable, et se retirent du combat. Le saphir, le diamant, le cristal,
l’émeraude et le jaspe sont vaincus ; l’Espagne a mis au monde une perle
nouvelle. Ces
lieux communs mythologiques et ce cliquetis de mots sonores, mais à peu près
vides de sens, plurent au roi Sighebert et à ceux des seigneurs Francs qui,
comme lui, comprenaient quelque peu la poésie latine. à vrai dire, il n’y
avait, chez les principaux chefs barbares, aucun parti pris contre la
civilisation ; tout ce qu’ils étaient capables d’en recevoir, ils le
laissaient volontiers venir à eux ; mais ce vernis de politesse rencontrait
un tel fond d’habitudes sauvages, des mœurs si violentes, et des caractères
si indisciplinables, qu’il ne pouvait pénétrer bien avant. D’ailleurs, après
ces hauts personnages, les seuls à qui la vanité ou l’instinct aristocratique
fît rechercher la compagnie et copier les manières des anciens nobles du
pays, venait la foule des guerriers francs, pour lesquels tout homme sachant
lire, à moins qu’il n’eût fait ses preuves devant eux, était suspect de
lâcheté. Sur le moindre prétexte de guerre, ils recommençaient à piller Harcelés
continuellement par de pareils hôtes, toujours inquiets pour leurs biens ou
pour leur personne, les membres des riches familles indigènes perdaient le
repos d’esprit sans lequel l’étude et les arts périssent ; ou bien, entraînés
eux-mêmes par l’exemple, par un certain instinct d’indépendance brutale que
la civilisation ne peut effacer du cœur de l’homme, ils se jetaient dans la
vie barbare, méprisaient tout, hors la force physique, et devenaient
querelleurs et turbulents. Comme les guerriers francs, ils allaient de nuit
assaillir leurs ennemis dans leurs maisons ou sur les routes, et ils ne
sortaient jamais sans porter sur eux le poignard germanique appelé skramasax, couteau de
sûreté. Voilà comment, dans l’espace d’un siècle et demi, toute culture
intellectuelle, toute élégance de mœurs disparut de Le
mariage de Sighebert, ses pompes, et surtout l’éclat que lui prêtait le rang
de la nouvelle épouse, firent, selon les chroniques du temps, une vive
impression sur l’esprit du roi Hilperik. Au milieu de ses concubines et des
femmes qu’il avait épousées à la manière des anciens chefs germains, sans
beaucoup de cérémonie, il lui sembla qu’il menait une vie moins noble, moins
royale que celle de son jeune frère. Il résolut de prendre, comme lui, une
épouse de haute naissance ; et, pour l’imiter en tout point, il fit partir
une ambassade, chargée d’aller demander au roi des goths la main de
Galeswinthe[4], sa fille aînée. Mais cette demande rencontra des
obstacles qui ne s’étaient pas présentés pour les envoyés de Sighebert. Le
bruit des débauches du roi de Neustrie avait pénétré jusqu’en Espagne ; les
Goths, plus civilisés que les Francs, et surtout plus soumis à la discipline
de l’évangile, disaient hautement que le roi Hilperik menait la vie d’un
païen. De son côté, la fille aîné d’Athanaghild, naturellement timide et d’un
caractère doux et triste, tremblait à l’idée d’aller si loin, et d’appartenir
à un pareil homme. Sa mère Goïswinthe, qui l’aimait tendrement, partageait sa
répugnance, ses craintes et ses pressentiments de malheur ; le roi était
indécis et différait de jour en jour sa réponse définitive. Enfin, pressé par
les ambassadeurs, il refusa de rien conclure avec eux, si leur roi ne
s’engageait par serment à congédier toutes ses femmes, et à vivre selon la
loi de Dieu avec sa nouvelle épouse. Des courriers partirent pour Une
double alliance avec les rois des Francs, ses voisins et ses ennemis
naturels, offrait tant d’avantages politiques au roi Athanaghild, qu’il n’hésita
plus, et sur cette assurance, passa aux articles du traité de mariage. De ce
moment, toute la discussion roula, d’un côté, sur la dot qu’apporterait la
future épouse, de l’autre, sur le douaire qu’elle recevrait de son mari,
après la première nuit des noces, comme présent
du lendemain. En effet, d’après une
coutume observée chez tous les peuples d’origine germaine, il fallait qu’au
réveil de la mariée, l’époux lui fît un don quelconque, pour prix de sa
virginité. Ce présent variait beaucoup de nature et de valeur ; tantôt
c’était une somme d’argent ou quelque meuble précieux, tantôt des attelages
de bœufs ou de chevaux, du bétail, des maisons ou des terres ; mais quel que
fût l’objet de cette donation, il n’y avait qu’un seul mot pour la désigner,
on l’appelait don du matin, morghen-gabe ou morgane-ghiba, selon les différents dialectes de l’idiome germanique.
Les négociations relatives au mariage du roi Hilperik avec la sœur de
Brunehilde, ralenties par l’envoi des courriers, se prolongèrent ainsi jusqu’en
l’année 567 ; elles n’étaient pas encore terminées, lorsqu’un événement
survenu dans L’aîné
des quatre rois francs, Haribert, avait quitté les environs de Paris, sa
résidence habituelle, pour aller près de Bordeaux, dans un de ses domaines,
jouir du climat et des productions de Dites-lui qu’elle se hâte de venir avec
son trésor ; car je veux l’épouser et la rendre grande aux yeux des peuples ;
je veux même qu’auprès de moi elle jouisse de plus d’honneur qu’avec mon
frère qui vient de mourir. Ravie
de cette réponse, Theodehilde fit charger sur plusieurs voitures les
richesses de son mari, et partit pour Châlons-Sur-Saône, résidence du roi
Gonthramn. Mais, à son arrivée, le roi, sans s’occuper d’elle, examina le
bagage, compta les chariots et fit peser les coffres ; puis il dit aux gens
qui l’entouraient : Ne vaut-il pas mieux que ce trésor
m’appartienne plutôt qu’à cette femme, qui ne méritait pas l’honneur que mon
frère lui a fait en la recevant dans son lit ? Tous furent
de cet avis, le trésor de Haribert fut mis en lieu de sûreté, et le roi fit
conduire sous escorte, au monastère d’Arles, celle qui, bien à regret, venait
de lui faire un si beau présent. Aucun
des deux frères de Gonthramn ne lui disputa la possession de l’argent et des
effets précieux qu’il venait de s’approprier par cette ruse ; ils avaient à
débattre, soit avec lui, soit entre eux, des intérêts d’une bien autre
importance. Il s’agissait de réduire à trois parts, au lieu de quatre, la
division du territoire gaulois, et de faire, d’un commun accord, le partage
des villes et des provinces qui formaient le royaume de Haribert. Cette
nouvelle distribution se fit d’une façon encore plus étrange et plus
désordonnée que la première. La ville de Paris fut divisée en trois, et
chacun des frères en reçut une portion égale. Pour éviter le danger d’une
invasion par surpris, aucun ne devait entrer dans la ville sans le
consentement des deux autres, sous peine de perdre non seulement sa part de
Paris, mais sa part entière du royaume de Haribert. Cette clause fut ratifiée
par un serment solennel, sur les reliques de trois saints vénérés, Hilaire,
Martin et Polyeucte, dont l’inimité dans ce monde et dans l’autre fut appelée
sur la tête de celui qui manquerait à sa parole. De
même que Paris, les villes de Senlis et de Marseille furent divisées, mais en
deux parts seulement, la première entre Hilperik et Sighebert, la seconde
entre Sighebert et Gonthramn. Des autres villes, on forma trois lots,
probablement d’après le calcul des impôts qu’on y percevait, et sans aucun
égard à leur position respective. La confusion géographique devint encore
plus grande, les enclaves se multiplièrent, les royaumes furent, pour ainsi
dire, enchevêtrés l’un dans l’autre. Le roi Gonthramn obtint, par le tirage
au sort, Melun, Saintes, Agen et Périgueux. Meaux, Vendôme, Avranches, Tours,
Poitiers, Albi, Conserans et les villes des Basses-Pyrénées, échurent à
Sighebert. Enfin, dans la part de Hilperik, se trouvaient, avec plusieurs
villes que les historiens ne désignent pas, Limoges, Cahors et Bordeaux, les
cités aujourd’hui détruites de Bigorre et de Béarn, et les cantons des
Hautes-Pyrénées. Les
Pyrénées orientales se trouvaient, à cette époque, en dehors du territoire
soumis aux Francs ; elles appartenaient aux goths d’Espagne qui, par ce
passage, communiquaient avec le territoire qu’ils possédaient en Gaule depuis
le cours de l’Aude jusqu’au Rhône. Ainsi, le roi de Neustrie, qui n’avait pas
eu jusque-là une seule ville au À
travers tous les incidents de cette longue négociation, Galeswinthe n’avait
cessé d’éprouver une grande répugnance pour l’homme auquel on la destinait,
et de vagues inquiétudes sur l’avenir. Les promesses faites au nom du roi
Hilperik par les ambassadeurs Francs, n’avaient pu la rassurer. Dès qu’elle
apprit que son sort venait d’être fixé d’une manière irrévocable, saisie d’un
mouvement de terreur, elle courut vers sa mère, et jetant ses bras autour
d’elle, comme un enfant qui cherche du secours, elle la tint embrassée plus
d’une heure en pleurant, et sans dire un mot. Les ambassadeurs francs se
présentèrent pour saluer la fiancée de leur roi, et prendre ses ordres pour
le départ ; mais, à la vue de ces deux femmes sanglotant sur le sein l’une de
l’autre et se serrant si étroitement qu’elles paraissaient liées ensemble,
tout rudes qu’ils étaient, ils furent émus et n’osèrent parler de voyage. Ils
laissèrent passer deux jours, et le troisième, ils vinrent de nouveau se
présenter devant la reine, en lui annonçant cette fois qu’ils avaient hâte de
partir, lui parlant de l’impatience de leur roi et de la longueur du chemin.
La reine pleura, et demanda pour sa fille encore un jour de délai. Mais le
lendemain, quand on vint lui dire que tout était prêt pour le départ : Un seul jour encore, répondit-elle,
et je ne demanderai plus rien ; savez-vous que là où vous emmenez ma fille,
il n’y aura plus de mère pour elle ? Mais
tous les retards possibles étaient épuisés ; Athanaghild interposa son
autorité de roi et de père ; et, malgré les larmes de la reine, Galeswinthe
fut remise entre les mains de ceux qui avaient mission de la conduire auprès
de son futur époux. Une
longue file de cavaliers, de voitures et de chariots de bagage, traversa les
rues de Tolède, et se dirigea vers la porte du nord. Le roi suivit à cheval
le cortège de sa fille jusqu’à un pont jeté sur le Tage, à quelque distance
de la ville ; mais la reine ne put se résoudre à retourner si vite, et voulut
aller au-delà. Quittant son propre char, elle s’assit auprès de Galeswinthe,
et, d’étape en étape, de journée en journée, elle se laissa entraîner à plus
de cent milles de distance. Chaque jour elle disait : c’est jusque-là que je
veux aller, et, parvenue à ce terme, elle passait outre. à l’approche des
montagnes, les chemins devinrent difficiles ; elle ne s’en aperçut pas, et
voulut encore aller plus loin. Mais comme les gens qui la suivaient,
grossissant beaucoup le cortège, augmentaient les embarras et les dangers du
voyage, les seigneurs goths résolurent de ne pas permettre que leur reine fît
un mille de plus. Il fallut se résigner à une séparation inévitable, et de
nouvelles scènes de tendresse, mais plus calmes, eurent lieu entre la mère et
la fille. La reine exprima, en paroles douces, sa tristesse et ses craintes
maternelles : Sois heureuse, dit-elle ; mais
j’ai peur pour toi ; prends garde, ma fille, prends bien garde... À ces
mots, qui s’accordaient trop bien avec ses propres pressentiments,
Galeswinthe pleura et répondit : Dieu le
veut, il faut que je me soumette ; et la
triste séparation s’accomplit. Un
partage se fit dans ce nombreux cortège ; cavaliers et chariots se
divisèrent, les uns continuant à marcher en avant, les autres retournant vers
Tolède. Avant de monter sur le char qui devait la ramener en arrière, la
reine des goths s’arrêta au bord de la route, et fixant ses yeux vers le
chariot de sa fille, elle ne cessa de le regarder, debout et immobile,
jusqu’à ce qu’il disparût dans l’éloignement et dans les détours du chemin.
Galeswinthe, triste mais résignée, continua sa route vers le nord. Son
escorte, composée de seigneurs et de guerriers des deux nations, Goths et
Francs, traversa les Pyrénées, puis les villes de Narbonne et de Carcassonne,
sans sortir du royaume des Goths, qui s’étendait jusque-là ; ensuite elle se
dirigea, par la route de Poitiers et de Tours, vers la cité de Rouen où
devait avoir lieu la célébration du mariage[5]. Aux portes de chaque grande ville, le cortège faisait
halte, et tout se disposait pour une entrée solennelle ; les cavaliers
jetaient bas leurs manteaux de route, découvraient les harnais de leurs chevaux,
et s’armaient de leurs boucliers suspendus à l’arçon de la selle. La fiancée
du roi de Neustrie quittait son lourd chariot de voyage pour un char de
parade, élevé en forme de tour, et tout couvert de plaques d’argent. Le poète
contemporain à qui sont empruntés ces détails, la vit entrer ainsi à
Poitiers, où elle se reposa quelques jours ; il dit qu’on admirait la pompe
de son équipage, mais il ne parle point de sa beauté[6]. Cependant
Hilperik, fidèle à sa promesse, avait répudié ses femmes et congédié ses
maîtresses. Frédégonde elle-même, la plus belle de toutes, la favorite entre
celles qu’il avait décorées du nom de reines, ne put échapper à cette
proscription générale ; elle s’y soumit avec une résignation apparente, avec
une bonne grâce qui aurait trompé un homme beaucoup plus fin que le roi
Hilperik. Il semblait qu’elle reconnût sincèrement que ce divorce était
nécessaire, que le mariage d’une femme comme elle avec un roi ne pouvait être
sérieux, et que son devoir était de céder la place à une reine vraiment digne
de ce titre. Seulement, elle demanda, pour dernière faveur, de ne pas être
éloignée du palais, et de rentrer, comme autrefois, parmi les femmes
qu’employait le service royal. Sous ce masque d’humilité, il y avait une
profondeur d’astuce et d’ambition féminine, contre laquelle le roi de
Neustrie ne se tint nullement en garde. Depuis le jour où il s’était épris de
l’idée d’épouser une fille de race royale, il croyait ne plus aimer
Frédégonde, et ne remarquait plus sa beauté ; car l’esprit du fils de
Chlother, comme en général l’esprit des barbares, était peu capable de
recevoir à la fois des impressions de nature diverse. Ce fut donc sans
arrière-pensée, non par faiblesse de cœur mais par simple défaut de jugement,
qu’il permit à son ancienne favorite de rester près de lui, dans la maison
que devait habiter sa nouvelle épouse. Les
noces de Galeswinthe furent célébrées avec autant d’appareil et de
magnificence que celles de sa sœur Brunehilde ; il y eut même, cette fois,
pour la mariée des honneurs extraordinaires ; et tous les Francs de Galeswinthe
se fit remarquer, durant les fêtes de son mariage, par la bonté gracieuse
qu’elle témoignait aux convives ; elle les accueillait comme si elle les eût
déjà connus ; aux uns, elle offrait des présents, aux autres elle adressait
des paroles douces et bienveillantes ; tous l’assuraient de leur dévouement,
et lui souhaitaient une longue et heureuse vie. Ces vœux, qui ne devaient
point se réaliser pour elle, l’accompagnèrent jusqu’à la chambre nuptiale ;
et le lendemain, à son lever, elle reçut le présent du matin, avec le
cérémonial prescrit par les coutumes germaniques. En présence de témoins
choisis, le roi Hilperik prit dans sa main droite la main de sa nouvelle
épouse, et, de l’autre, il jeta sur elle un brin de paille, en prononçant à
haute voix les noms des cinq villes qui devaient, à l’avenir, être la
propriété de la reine. L’acte de cette donation perpétuelle et irrévocable
fut aussitôt dressé en langue latine ; il ne s’est point conservé jusqu’à
nous ; mais on peut aisément s’en figurer la teneur, d’après les formules
consacrées et le style usité dans les autres monuments de l’époque
mérovingienne : Puisque Dieu a commandé que l’homme
abandonne père et mère pour s’attacher à sa femme, qu’ils soient deux en une
même chair, et qu’on ne sépare point ceux que le Seigneur a unis, moi,
Hilperik roi des Francs, homme illustre, à toi Galeswinthe, ma femme bien
aimée, que j’ai épousée suivant la loi salique, par le sou et le denier, je
donne aujourd’hui par tendresse d’amour, sous le nom de dot et de morgane-ghiba,
les cités de Bordeaux, Cahors, Limoges, Béarn et Bigorre, avec leur
territoire et leur population. Je veux qu’à compter de ce jour, tu les
tiennes et possèdes en propriété perpétuelle, et je te les livre, transfère
et confirme par la présente charte, comme je l’ai fait par le brin de paille
et par le handelang[7]. Les
premiers mois de mariage furent, sinon heureux, du moins paisibles pour la
nouvelle reine ; douce et patiente, elle supportait avec résignation tout ce
qu’il y avait de brusquerie sauvage dans le caractère de son mari.
D’ailleurs, Hilperik eut quelque temps pour elle une véritable affection ; il
l’aima d’abord par vanité, joyeux d’avoir en elle une épouse aussi noble que
celle de son frère ; puis, lorsqu’il fut un peu blasé sur ce contentement
d’amour-propre, il l’aima par avarice, à cause des grandes sommes d’argent et
du grand nombre d’objets précieux qu’elle avait apportés. Mais après s’être complu
quelque temps dans le calcul de toutes ces richesses, il cessa d’y trouver du
plaisir, et dès-lors aucun attrait ne l’attacha plus à Galeswinthe. Ce qu’il
y avait en elle de beauté morale, son peu d’orgueil, sa charité envers les
pauvres, n’était pas de nature à le charmer ; car il n’avait de sens et d’âme
que pour la beauté corporelle. Ainsi le moment arriva bientôt où, en dépit de
ses propres résolutions, Hilperik ne ressentit auprès de sa femme que de la
froideur et de l’ennui. Ce
moment, épié par Frédégonde, fut mis à profit par elle avec son adresse
ordinaire. Il lui suffit de se montrer comme par hasard sur le passage du
roi, pour que la comparaison de sa figure avec celle de Galeswinthe fît
revivre, dans le cœur de cet homme sensuel, une passion mal éteinte par
quelques bouffées d’amour-propre. Frédégonde fut reprise pour concubine, et
fit éclat de son nouveau triomphe ; elle affecta même envers l’épouse
dédaignée des airs hautains et méprisants. Doublement blessée comme femme et
comme reine, Galeswinthe pleura d’abord en silence ; puis elle osa se
plaindre, et dire au roi qu’il n’y avait plus dans sa maison aucun honneur
pour elle, mais des injures et des affronts qu’elle ne pouvait supporter.
Elle demanda comme une grâce d’être répudiée, et offrit d’abandonner tout ce
qu’elle avait apporté avec elle, pourvu seulement qu’il lui fût permis de
retourner dans son pays. L’abandon volontaire d’un riche trésor, le
désintéressement par fierté d’âme, étaient des choses incompréhensibles pour
le roi Hilperik ; et, n’en ayant pas la moindre idée, il ne pouvait y croire.
Aussi, malgré leur sincérité, les paroles de la triste Galeswinthe ne lui
inspirèrent d’autre sentiment qu’une défiance sombre, et la crainte de
perdre, par une rupture ouverte, des richesses qu’il s’estimait heureux
d’avoir en sa possession. Maîtrisant ses émotions et dissimulant sa pensée
avec la ruse du sauvage, il changea tout d’un coup de manières, prit une voix
douce et caressante, fit des protestations de repentir et d’amour qui trompèrent
la fille d’Athanaghild. Elle ne parlait plus de séparation, et se flattait
d’un retour sincère, lorsqu’une nuit, par l’ordre du roi, un serviteur affidé
fut introduit dans sa chambre, et l’étrangla pendant qu’elle dormait. En la
trouvant morte dans son lit, Hilperik joua la surprise et l’affliction, il
fit même semblant de verser des larmes, et, quelques jours après, il rendit à
Frédégonde tous les droits d’épouse et de reine. Ainsi périt cette jeune femme qu’une sorte de révélation intérieure semblait avertir d’avance du sort qui lui était réservé, figure mélancolique et douce qui traversa la barbarie mérovingienne, comme une apparition d’un autre siècle. Malgré l’affaiblissement du sens moral au milieu de crimes et de malheurs sans nombre, il y eut des âmes profondément émues d’une infortune si peu méritée, et leurs sympathies prirent, selon l’esprit du temps, une couleur superstitieuse. On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi. De semblables récits peuvent nous faire sourire, nous qui les lisons dans de vieux livres, écrits pour des hommes d’un autre âge ; mais, au vie siècle, quand ces légendes passaient de bouche en bouche, comme l’expression vivante et poétique des sentiments et de la foi populaires, on devenait pensif, et l’on pleurait en les entendant raconter. |
[1]
Fiscalini, Liti,
Lidi, Lazi.
Voyez le Recueil des historiens de
[2] Greg. Turon., Hist. Franc., l. IV, apud script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 215 et séq.
[3] Greg. Turon., Hist. Franc., l. IV, apud script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 227, de Andarchio et Urso. — Ibid., l. IX, p. 342, de Sichario et Chramnisindo. — Ibid., l. IV, p. 210, de Cautino episcopo, et Catone presbytero.
[4] J’adopte, pour l’orthographe de ce nom, la forme propre au dialecte gothique ; celle qui répond au dialecte des Francs est Galeswinde ou Gaïleswinde.
[5] Hadriani Valesii Rer. francic. , l. IX, p. 24.
[6] Vanantii Fortunati carmin., l. VI, p. 562. — Il est plus que probable que Fortunatus apprit de la bouche des personnes qui accompagnaient Galeswinthe les circonstances du départ et même les mots touchants qui, au milieu de phrases déclamatoires, se rencontrent dans sa pièce de vers. Voilà pourquoi j’ai considéré cette pièce comme un document historique.
[7] Handelang ou handelag, du mot hand, main, exprimait, en langue germanique, l’action de livrer, donner, transmettre de sa main.