RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

 

PREMIER RÉCIT — 561 – 568

Les quatre fils de Chlother Ier — Leur caractère — Leurs mariages — Histoire de Galeswinthe.

 

 

À quelques lieues de Soissons, sur les bords d’une petite rivière, se trouve le village de Braine. C’était, au vie siècle, une de ces immenses fermes où les rois des Francs tenaient leur cour, et qu’ils préféraient aux plus belles villes de la Gaule. L’habitation royale n’avait rien de l’aspect militaire des châteaux du moyen âge, c’était un vaste bâtiment, entouré de portiques d’architecture romaine, quelquefois construit en bois poli avec soin, et orné de sculptures qui ne manquaient pas d’élégance. Autour du principal corps de logis se trouvaient disposés par ordre les logements des officiers du palais, soit barbares, soit romains d’origine, et ceux des chefs de bande qui, selon la coutume germanique, s’étaient mis avec leurs guerriers dans la truste du roi, c’est-à-dire, sous un engagement spécial de vasselage et de fidélité.

D’autres maisons de moindre apparence étaient occupées par un grand nombre de familles qui exerçaient, hommes et femmes, toutes sortes de métiers, depuis l’orfèvrerie et la fabrique des armes jusqu’à l’état de tisserand et de corroyeur, depuis la broderie en soie et en or jusqu’à la plus grossière préparation de la laine et du lin.

La plupart de ces familles étaient gauloises, nées sur la portion du sol que le roi s’était adjugée comme part de conquête, ou transportées violemment de quelque ville voisine pour coloniser le domaine royal ; mais, si l’on en juge par la physionomie des noms propres, il y avait aussi, parmi elles, des germains et d’autres barbares dont les pères étaient venus en Gaule, comme ouvriers ou gens de service à la suite des bandes conquérantes. D’ailleurs, quelle que fût leur origine ou leur genre d’industrie, ces familles étaient placées au même rang et désignées par le même nom, par celui de lites en langue tudesque, et en langue latine par celui de fiscalins, c’est-à-dire attachés au fisc[1]. Des bâtiments d’exploitation agricole, des haras, des étables, des bergeries et des granges, les masures des cultivateurs et les cabanes des serfs du domaine complétaient le village royal, qui ressemblait parfaitement, quoique sur une plus grande échelle, aux villages de l’ancienne Germanie. Dans le site même de ces résidences, il y avait quelque chose qui rappelait le souvenir des paysages d’outre-Rhin ; la plupart d’entre elles se trouvaient sur la lisière et quelques unes au centre des grandes forêts mutilées depuis par la civilisation, et dont nous admirons encore les restes.

Braine fut le séjour favori de Chlother, le dernier des fils de Chlodowig, même après que la mort de ses trois frères lui eut donné la royauté dans toute l’étendue de la Gaule. C’était là qu’il faisait garder, au fond d’un appartement secret, les grands coffres à triple serrure qui contenaient ses richesses en or monnayé, en vases et en bijoux précieux, là aussi qu’il accomplissait les principaux actes de sa puissance royale. Il y convoquait en synode les évêques des villes gauloises, recevait les ambassadeurs des rois étrangers, et présidait les grandes assemblées de la nation franque, suivies de ces festins traditionnels parmi la race teutonique, où des sangliers et des daims entiers étaient servis tout embrochés, et où des tonneaux défoncés occupaient les quatre coins de la salle. Tant qu’il n’était pas appelé au loin par la guerre contre les saxons, les bretons, ou les goths de la Septimanie, Chlother employait son temps à se promener d’un domaine à l’autre. Il allait de Braine à Attigny, d’Attigny à Compiègne, de Compiègne à Verberie, consommant à tour de rôle, dans ses fermes royales, les provisions en nature qui s’y trouvaient rassemblées, se livrant, avec ses leudes de race franque, aux exercices de la chasse, de la pêche ou de la natation, et recrutant ses nombreuses maîtresses parmi les filles des fiscalins. Souvent, du rang de concubines, ces femmes passaient à celui d’épouses et de reines, avec une singulière facilité.

Chlother, dont il n’est pas facile de compter et de classer les mariages, épousa de cette manière une jeune fille de la plus basse naissance, appelée Ingonde, sans renoncer d’ailleurs à ses habitudes déréglées, qu’elle tolérait, comme femme et comme esclave, avec une extrême soumission. Il l’aimait beaucoup, et vivait avec elle en parfaite intelligence ; un jour elle lui dit :

Le roi, mon seigneur, a fait de sa servante ce qu’il lui a plu, et m’a appelée à son lit ; il mettrait le comble à ses bonnes grâces, en accueillant la requête de sa servante. J’ai une sœur nommée Aregonde et attachée à votre service ; daignez lui procurer, je vous prie, un mari qui soit vaillant et qui ait du bien, afin que je n’éprouve pas d’humiliation à cause d’elle.

Cette demande, en piquant la curiosité du roi, éveilla son humeur libertine ; il partit le jour même pour le domaine sur lequel habitait Aregonde, et où elle exerçait quelques uns des métiers alors dévolus aux femmes, comme le tissage et la teinture des étoffes. Chlother, trouvant qu’elle était pour le moins aussi belle que sa sœur, la prit avec lui, l’installa dans la chambre royale et lui donna le titre d’épouse. Au bout de quelques jours, il revint auprès d’Ingonde, et lui dit, avec ce ton de bonhomie sournoise, qui était l’un des traits de son caractère et du caractère germanique :

La grâce que ta douceur désirait de moi, j’ai songé à te l’accorder ; j’ai cherché pour ta sœur un homme riche et sage, et n’ai rien trouvé de mieux que moi-même. Apprends donc que j’ai fait d’elle mon épouse, ce qui, je pense, ne te déplaira pas. — Que mon seigneur, répondit Ingonde, sans paraître émue, et sans se départir aucunement de son esprit de patience et d’abnégation conjugale, que mon seigneur fasse ce qui lui semble à propos, pourvu seulement que sa servante ne perde rien de ses bonnes grâces.

En l’année 561, après une expédition contre l’un de ses fils, dont il punit la révolte en le faisant brûler avec sa femme et ses enfants, Chlother, dans un calme parfait d’esprit et de conscience, revint à sa maison de Braine. Là, il fit ses préparatifs pour la grande chasse d’automne, qui était chez les Francs une espèce de solennité.

Suivi d’une foule d’hommes, de chevaux et de chiens, le roi se rendit à la forêt de Cuise, dont celle de Compiègne, dans son état actuel, n’est qu’un mince et dernier débris. Au milieu de cet exercice violent qui ne convenait plus à son âge, il fut pris de la fièvre, et, s’étant fait transporter sur son domaine le plus voisin, il y mourut après cinquante ans de règne. Ses quatre fils, Haribert, Gonthramn, Hilperik et Sighebert, suivirent son convoi jusqu’à Soissons, chantant des psaumes et portant à la main des flambeaux de cire.

À peine les funérailles étaient-elles achevées, que le troisième des quatre frères, Hilperik, partit en grande hâte pour Braine, et força les gardiens de ce domaine royal à lui remettre les clefs du trésor. Maître de toutes les richesses que son père avait accumulées, il commença par en distribuer une partie aux chefs de bande et aux guerriers qui avaient leurs logements, soit à Braine, soit dans le voisinage. Tous lui jurèrent fidélité en plaçant leurs mains entre les siennes, le saluèrent par acclamation du titre de koning, et promirent de le suivre partout où il les conduirait.

Alors, se mettant à leur tête, il marcha droit sur Paris, ancien séjour de Chlodowig Ier, et plus tard capitale du royaume de son fils aîné Hildebert.

Peut-être Hilperik attachait-il quelque idée de prééminence à la possession d’une ville habitée jadis par le conquérant de la Gaule ; peut-être n’avait-il d’autre envie que celle de s’approprier le palais impérial, dont les bâtiments et les jardins couvraient, sur une vaste étendue, la rive gauche de la Seine. Cette supposition n’a rien d’improbable, car les vues ambitieuses des rois Francs n’allaient guère au-delà de la perspective d’un gain immédiat et personnel ; et d’ailleurs, tout en conservant une forte teinte de la barbarie germanique, des passions effrénées et une âme impitoyable, Hilperik avait pris quelques uns des goûts de la civilisation romaine. Il aimait à bâtir, se plaisait aux spectacles donnés dans des cirques de bois, et, par-dessus tout, avait la prétention d’être grammairien, théologien et poète. Ses vers latins, où les règles du mètre et de la prosodie étaient rarement observées, trouvaient des admirateurs parmi les nobles gaulois qui applaudissaient en tremblant, et s’écriaient que l’illustre fils des Sicambres l’emportait en beau langage sur les enfants de Romulus et que le fleuve du Wahal en remontrait au Tibre.

Hilperik entra à Paris sans aucune opposition, et logea ses guerriers dans les tours qui défendaient les ponts de la ville, alors environnée par la Seine. Mais, à la nouvelle de ce coup de main, les trois autres frères se réunirent contre celui qui voulait se faire à lui-même sa part de l’héritage paternel, et marchèrent sur Paris à grandes journées, avec des forces supérieures. Hilperik n’osa leur tenir tête, et, renonçant à son entreprise, il se soumit aux chances d’un partage fait de gré à gré. Ce partage de la Gaule entière et d’une portion considérable de la Germanie s’exécuta par un tirage au sort, comme celui qui avait eu lieu, un demi-siècle auparavant, entre les fils de Chlodowig. Il y eut quatre lots, correspondant, avec quelques variations, aux quatre parts de territoire désignées par les noms de royaumes de Paris, royaumes d’Orléans, Neustrie et Austrasie.

Haribert obtint, dans le tirage, la part de son oncle Hildebert, c’est-à-dire le royaume auquel Paris donnait son nom, et qui, s’étendant du nord au sud, tout en longueur, comprenait Senlis, Melun, Chartres, Tours, Poitiers, Saintes, Bordeaux et les villes des Pyrénées. Gonthramn eut pour lot, avec le royaume d’Orléans, part de son oncle Chlodomir, tout le territoire des Burgondes, depuis la Saône et les Vosges, jusqu’aux Alpes et à la mer de Provence. La part de Hilperik fut celle de son père, le royaume de Soissons, que les Francs appelaient Neoster-rike ou royaume d’occident, et qui avait pour limites, au nord, l’Escaut, et au sud, le cours de la Loire. Enfin le royaume d’orient, ou l’Oster-rike, échut à Sighebert, qui réunit dans son partage l’Auvergne, tout le nord-est de la Gaule, et la Germanie jusqu’aux frontières des saxons et des slaves. Il semble, au reste, que les villes aient été comptées une à une, et que leur nombre seul ait servi de base pour la fixation de ces quatre lots ; car, indépendamment de la bizarrerie d’une pareille division territoriale, on trouve encore une foule d’enclaves dont il est impossible de se rendre compte. Rouen et Nantes sont du royaume de Hilperik, et Avranches du royaume de Haribert ; ce dernier possède Marseille, et Gonthramn Aix et Avignon ; enfin Soissons, capitale de la Neustrie, est comme bloquée entre quatre villes, Senlis et Meaux, Laon et Reims, qui appartiennent aux deux royaumes de Paris et d’Austrasie.

Après que le sort eut assigné aux quatre frères leur part de villes et de domaines, chacun d’eux jura, sur les reliques des saints, de se contenter de son propre lot, et de ne rien envahir au-delà, soit par force, soit par ruse. Ce serment ne tarda pas à être violé ; Hilperik, profitant de l’absence de son frère Sighebert, qui guerroyait en Germanie, attaqua Reims à l’improviste, et s’empara de cette ville, ainsi que de plusieurs autres également à sa portée. Mais il ne jouit pas longtemps de cette conquête ; Sighebert revint victorieux de sa campagne d’outre-Rhin, reprit ses villes une à une, et, poursuivant son frère jusque sous les murs de Soissons, le défit dans une bataille, et entra de force dans la capitale de la Neustrie. Suivant le caractère des barbares, dont la fougue est violente, mais de peu de durée, ils se réconcilièrent en faisant de nouveau le serment de ne rien entreprendre l’un contre l’autre. Tous deux étaient d’un naturel turbulent, batailleur et vindicatif ; Haribert et Gonthramn, moins jeunes et moins passionnés, avaient du goût pour la paix et le repos. Au lieu de l’air rude et guerrier de ses ancêtres, le roi Haribert affectait de prendre la contenance calme et un peu lourde des magistrats qui, dans les villes gauloises, rendaient la justice d’après les lois romaines. Il avait même la prétention d’être savant en jurisprudence, et aucun genre de flatterie ne lui était plus agréable que l’éloge de son habileté comme juge dans les causes embrouillées, et de la facilité avec laquelle, quoique germain d’origine et de langage, il s’exprimait et discourait en latin. Chez le roi Gonthramn, par une sacerdotales s’alliaient à des accès de fureur subite, dignes des forêts de la Germanie. Une fois, pour un cor de chasse qu’il avait perdu, il fit mettre plusieurs hommes libres à la torture ; une autre fois, il ordonna la mort d’un noble Franc, soupçonné d’avoir tué un buffle sur le domaine royal. Dans ses heures de sang-froid, il avait un certain sentiment de l’ordre et de la règle, qui se manifestait surtout par son zèle religieux et par sa soumission aux évêques, qui alors étaient la règle vivante.

Au contraire, le roi Hilperik, sorte d’esprit fort à demi sauvage, n’écoutait que sa propre fantaisie, même lorsqu’il s’agissait du dogme et de la foi catholique. L’autorité du clergé lui semblait insupportable, et l’un de ses grands plaisirs était de casser les testaments faits au profit d’une église ou d’un monastère. Le caractère et la conduite des évêques étaient le principal texte de ses plaisanteries et de ses propos de table ; il qualifiait l’un d’écervelé, l’autre d’insolent, celui-ci de bavard, cet autre de luxurieux. Les grands biens dont jouissait l’église, et qui allaient toujours croissant, l’influence des évêques dans les villes, où, depuis le règne des barbares, ils exerçaient la plupart des prérogatives de l’ancienne magistrature municipale, toutes ces richesses et cette puissance qu’il enviait, sans apercevoir aucun moyen de les faire venir à lui, excitaient vivement sa jalousie. Les plaintes qu’il proférait dans son dépit ne manquaient pas de bon sens, et souvent on l’entendait répéter :

Voilà que notre fisc est appauvri ! Voilà que nos biens s’en vont aux églises ! Personne ne règne, en vérité, si ce n’est les évêques des villes.

Du reste, les fils de Chlother Ier, à l’exception de Sighebert qui était le plus jeune, avaient tous à un très haut degré le vice de l’incontinence, ne se contentant presque jamais d’une seule femme, quittant sans le moindre scrupule celle qu’ils venaient d’épouser, et la reprenant ensuite, selon le caprice du moment. Le pieux Gonthramn changea d’épouses à peu près autant de fois que ses deux frères, et, comme eux, il eut des concubines, dont l’une, appelée Vénérande, était la fille d’un gaulois attaché au fisc. Le roi Haribert prit en même temps pour maîtresses deux sœurs d’une grande beauté, qui étaient au nombre des suivantes de sa femme Ingoberghe. L’une s’appelait Markowefe et portait l’habit de religieuse, l’autre avait nom Meroflede ; elles étaient filles d’un ouvrier en laine, barbare d’origine, et lite du domaine royal.

Ingoberghe, jalouse de l’amour que son mari avait pour ces deux femmes, fit tout ce qu’elle put pour l’en détourner, et n’y réussit pas. N’osant cependant maltraiter ses rivales, ni les chasser, elle imagina une sorte de stratagème qu’elle croyait propre à dégoûter le roi d’une liaison indigne de lui. Elle fit venir le père des deux jeunes filles, et lui donna des laines à carder dans la cour du palais. Pendant que cet homme était à l’ouvrage, travaillant de son mieux pour montrer du zèle, la reine, qui se tenait à une fenêtre, appela son mari : venez, lui dit-elle, venez ici voir quelque chose de nouveau. Le roi vint, regarda de tous ses yeux, et ne voyant rien qu’un cardeur de laine, il se mit en colère, trouvant la plaisanterie fort mauvaise. L’explication qui suivit entre les deux époux fut violente, et produisit un effet tout contraire à celui qu’en attendait Ingoberghe ; ce fut elle que le roi répudia pour épouser Meroflede.

Bientôt, trouvant qu’une seule femme légitime ne lui suffisait pas, Haribert donna solennellement le titre d’épouse et de reine à une fille nommée Theodehilde, dont le père était gardeur de troupeaux. Quelques années après, Meroflede mourut, et le roi se hâta d’épouser sa sœur Markowefe. Il se trouva ainsi, d’après les lois de l’église, coupable d’un double sacrilège, comme bigame, et comme mari d’une femme qui avait reçu le voile de religieuse. Sommé de rompre son second mariage par saint Germain, évêque de Paris, il refusa obstinément, et fut excommunié. Mais le temps n’était pas venu où l’église devait faire plier sous sa discipline l’orgueil brutal des héritiers de la conquête ; Haribert ne s’émut point d’une pareille sentence, et garda près de lui ses deux femmes[2].

Entre tous les fils de Chlother, Hilperik est celui auquel les récits contemporains attribuent le plus grand nombre de reines, c’est-à-dire de femmes épousées d’après la loi des Francs, par l’anneau et par le denier. L’une de ces reines, Audowere, avait à son service une jeune fille nommée Frédégonde, d’origine franque, et d’une beauté si remarquable que le roi, dès qu’il l’eut vue, se prit d’amour pour elle. Cet amour, quelque flatteur qu’il fût, n’était pas sans danger pour une servante que sa situation mettait à la merci de la jalousie et des vengeances de sa maîtresse. Mais Frédégonde ne s’en effraya point ; aussi rusée qu’ambitieuse, elle entreprit d’amener, sans se compromettre, des motifs légaux de séparation entre le roi et la reine Audowere. Si l’on en croit une tradition qui avait cours moins d’un siècle après, elle y réussit, grâce à la connivence d’un évêque et à la simplicité de la reine. Hilperik venait de se joindre à son frère Sighebert, pour marcher au-delà du Rhin contre les peuples de la confédération saxonne ; il avait laissé Audowere enceinte de plusieurs mois. Avant qu’il fût de retour, la reine accoucha d’une fille, et ne sachant si elle devait la faire baptiser en l’absence de son mari, elle consulta Frédégonde, qui, parfaitement habile à dissimuler, ne lui inspirait ni soupçon ni défiance :

Madame, répondit la suivante, lorsque le roi mon seigneur reviendra victorieux, pourrait-il voir sa fille avec plaisir, si elle n’était pas baptisée ?

La reine prit ce conseil en bonne part, et Frédégonde se mit à préparer sourdement, à force d’intrigues, le piége qu’elle voulait lui dresser.

Quand le jour du baptême fut venu, à l’heure indiquée pour la cérémonie, le baptistaire était orné de tentures et de guirlandes ; l’évêque, en habits pontificaux, était présent ; mais la marraine, noble dame franque, n’arrivait pas, et on l’attendit en vain. La reine, surprise de ce contretemps, ne savait que résoudre, quand Frédégonde, qui se tenait près d’elle, lui dit :

Qu’y a-t-il besoin de s’inquiéter d’une marraine ? aucune dame ne vous vaut pour tenir votre fille sur les fonts ; si vous m’en croyez, tenez-la vous-même.

L’évêque, probablement gagné d’avance, accomplit les rites du baptême, et la reine se retira sans comprendre de quelle conséquence était pour elle l’acte religieux qu’elle venait de faire.

Au retour du roi Hilperik, toutes les jeunes filles du domaine royal allèrent à sa rencontre, portant des fleurs et chantant des vers à sa louange. Frédégonde, en l’abordant, lui dit :

Dieu soit loué de ce que le roi notre seigneur a remporté la victoire sur ses ennemis, et de ce qu’une fille lui est née ! Mais avec qui mon seigneur couchera-t-il cette nuit ; car la reine, ma maîtresse, est aujourd’hui ta commère, et marraine de sa fille Hildeswinde ? — Eh bien ! répondit le roi d’un ton jovial, si je ne puis coucher avec elle, je coucherai avec toi.

Sous le portique du palais, Hilperik trouva sa femme Audowere tenant entre ses bras son enfant, qu’elle vint lui présenter avec une joie mêlée d’orgueil ; mais le roi, affectant un air de regret, lui dit :

Femme, dans ta simplicité d’esprit, tu as fait une chose criminelle ; désormais tu ne peux plus être mon épouse.

En rigide observateur des lois ecclésiastiques, le roi punit par l’exil l’évêque qui avait baptisé sa fille, et il engagea Audowere à se séparer de lui sur-le-champ, et à prendre, comme veuve, le voile de religieuse. Pour la consoler il lui fit don de plusieurs terres appartenant au fisc, et situées dans le voisinage du Mans. Hilperik épousa Frédégonde, et ce fut au bruit des fêtes de ce nouveau mariage que la reine répudiée partit pour sa retraite, où, quinze ans plus tard, elle fut mise à mort par les ordres de son ancienne servante.

Pendant que les trois fils aînés de Chlother vivaient ainsi dans la débauche, et se mariaient à des femmes de service, Sighebert, le plus jeune, loin de suivre leur exemple, en conçut de la honte et du dégoût. Il résolut de n’avoir qu’une seule épouse, et d’en prendre une qui fût de race royale. Athanaghild, roi des goths établis en Espagne, avait deux filles en âge d’être mariées, et dont la cadette, nommée Brunehilde, était fort admirée pour sa beauté ; ce fut sur elle que s’arrêta le choix de Sighebert. Une ambassade nombreuse partit de Metz, avec de riches présents, pour aller à Tolède, faire au roi des goths la demande de sa main. Le chef de cette ambassade, Gog, ou plus correctement Godeghisel, maire du palais d’Austrasie, homme habile en toutes sortes de négociations, eut un plein succès dans celle-ci, et amena d’Espagne la fiancée du roi Sighebert. Partout où passa Brunehilde, dans son long voyage vers le nord, elle se fit remarquer, disent les contemporains, par la grâce de ses manières, la prudence de ses discours et son agréable entretien. Sighebert l’aima, et, toute sa vie, conserva pour elle un attachement passionné.

Ce fut en l’année 566 que la cérémonie des noces eut lieu, avec un grand appareil, dans la ville royale de Metz. Tous les seigneurs du royaume d’Austrasie étaient invités par le roi à prendre part aux fêtes de ce jour. On vit arriver à Metz, avec leur suite d’hommes et de chevaux, les comtes des villes et les gouverneurs des provinces septentrionales de la Gaule, les chefs patriarcaux des vieilles tribus franques demeurées au-delà du Rhin, et les ducs des Alamans, des Baïwares et des Thorings ou Thuringiens. Dans cette bizarre assemblée, la civilisation et la barbarie s’offraient côte à côte à différents degrés. Il y avait des nobles gaulois, polis et insinuants, des nobles Francs, orgueilleux et brusques, et de vrais sauvages, tout habillés de fourrures, aussi rudes de manières que d’aspect. Le festin nuptial fut splendide et animé par la joie ; les tables étaient couvertes de plats d’or et d’argent ciselés, fruit des pillages de la conquête ; le vin et la bière coulaient sans interruption dans des coupes ornées de pierreries, ou dans les cornes de buffle dont les germains se servaient pour boire. On entendait retentir, dans les vastes salles du palais, les santés et les défis que se portaient les buveurs, des acclamations, des éclats de rire, tout le bruit de la gaîté tudesque. Aux plaisirs du banquet nuptial succéda un genre de divertissement beaucoup plus raffiné, et de nature à n’être goûté que du très petit nombre des convives.

Il y avait alors à la cour du roi d’Austrasie un italien, Venantius Honorius Clementianus Fortunatus, qui voyageait en Gaule, accueilli partout avec une grande distinction. C’était un homme d’un esprit superficiel mais agréable, et qui apportait de son pays quelques restes de cette élégance romaine, déjà presque effacée au-delà des Alpes. Recommandé au roi Sighebert par ceux des évêques et des comtes d’Austrasie qui aimaient encore et qui regrettaient l’ancienne politesse, Fortunatus obtint, à la cour semi-barbare de Metz, une généreuse hospitalité. Les intendants du fisc royal avaient ordre de lui fournir un logement, des vivres et des chevaux. Pour témoigner sa gratitude, il s’était fait le poète de la cour ; il adressait au roi et aux seigneurs des pièces de vers latins, qui, si elles n’étaient pas toujours parfaitement comprises, étaient bien reçues et bien payées. Les fêtes du mariage ne pouvaient se passer d’un épithalame, Venantius Fortunatus en composa un dans le goût classique, et il le récita devant l’étrange auditoire qui se pressait autour de lui, avec le même sérieux que s’il eût fait une lecture publique à Rome sur la place de Trajan.

Dans cette pièce qui n’a d’autre mérite que celui d’être un des derniers et pâles reflets du bel esprit romain, les deux personnages obligés de tout épithalame, vénus et l’amour, paraissent avec leur attirail de flèches, de flambeaux et de roses. L’amour tire une flèche droit au cœur du roi Sighebert, et va conter à sa mère ce grand triomphe : ma mère, dit-il, j’ai terminé le combat ! alors la déesse et son fils volent à travers les airs jusqu’à la cité de Metz, entrent dans le palais, et vont orner de fleurs la chambre nuptiale. Là, une dispute s’engage entre eux sur le mérite des deux époux ; l’amour tient pour Sighebert, qu’il appelle un nouvel Achille ; mais Vénus préfère Brunehilde, dont elle fait ainsi le portrait :

Ô vierge que j’admire et qu’adorera ton époux, Brunehilde, plus brillante, plus radieuse que la lampe éthérée, le feu des pierreries cède à l’éclat de ton visage ; tu es une autre Vénus, et ta dot est l’empire de la beauté ! Parmi les Néréides qui nagent dans les mers d’Ibérie, aux sources de l’océan, aucune ne peut se dire ton égale ; aucune Napée n’est plus belle, et les nymphes des fleuves s’inclinent devant toi ! La blancheur du lait et le rouge le plus vif sont les couleurs de ton teint ; les lys mêlés aux roses, la pourpre tissée avec l’or, n’offrent rien qui lui soit comparable, et se retirent du combat. Le saphir, le diamant, le cristal, l’émeraude et le jaspe sont vaincus ; l’Espagne a mis au monde une perle nouvelle.

Ces lieux communs mythologiques et ce cliquetis de mots sonores, mais à peu près vides de sens, plurent au roi Sighebert et à ceux des seigneurs Francs qui, comme lui, comprenaient quelque peu la poésie latine. à vrai dire, il n’y avait, chez les principaux chefs barbares, aucun parti pris contre la civilisation ; tout ce qu’ils étaient capables d’en recevoir, ils le laissaient volontiers venir à eux ; mais ce vernis de politesse rencontrait un tel fond d’habitudes sauvages, des mœurs si violentes, et des caractères si indisciplinables, qu’il ne pouvait pénétrer bien avant. D’ailleurs, après ces hauts personnages, les seuls à qui la vanité ou l’instinct aristocratique fît rechercher la compagnie et copier les manières des anciens nobles du pays, venait la foule des guerriers francs, pour lesquels tout homme sachant lire, à moins qu’il n’eût fait ses preuves devant eux, était suspect de lâcheté. Sur le moindre prétexte de guerre, ils recommençaient à piller la Gaule comme au temps de la première invasion ; ils enlevaient, pour les faire fondre, les vases précieux des églises, et cherchaient de l’or jusque dans les tombeaux. En temps de paix, leur principale occupation était de machiner des ruses pour exproprier leurs voisins de race gauloise, et d’aller sur les grands chemins attaquer, à coups de lances ou d’épées, ceux dont ils voulaient se venger. Les plus pacifiques passaient le jour à fourbir leurs armes, à chasser ou à s’enivrer. En leur donnant à boire, on obtenait tout d’eux, jusqu’à la promesse de protéger de leur crédit, auprès du roi, tel ou tel candidat pour un évêché devenu vacant.

Harcelés continuellement par de pareils hôtes, toujours inquiets pour leurs biens ou pour leur personne, les membres des riches familles indigènes perdaient le repos d’esprit sans lequel l’étude et les arts périssent ; ou bien, entraînés eux-mêmes par l’exemple, par un certain instinct d’indépendance brutale que la civilisation ne peut effacer du cœur de l’homme, ils se jetaient dans la vie barbare, méprisaient tout, hors la force physique, et devenaient querelleurs et turbulents. Comme les guerriers francs, ils allaient de nuit assaillir leurs ennemis dans leurs maisons ou sur les routes, et ils ne sortaient jamais sans porter sur eux le poignard germanique appelé skramasax, couteau de sûreté. Voilà comment, dans l’espace d’un siècle et demi, toute culture intellectuelle, toute élégance de mœurs disparut de la Gaule, par la seule force des choses, sans que ce déplorable changement fût l’ouvrage d’une volonté malfaisante et d’une hostilité systématique contre la civilisation romaine[3].

Le mariage de Sighebert, ses pompes, et surtout l’éclat que lui prêtait le rang de la nouvelle épouse, firent, selon les chroniques du temps, une vive impression sur l’esprit du roi Hilperik. Au milieu de ses concubines et des femmes qu’il avait épousées à la manière des anciens chefs germains, sans beaucoup de cérémonie, il lui sembla qu’il menait une vie moins noble, moins royale que celle de son jeune frère. Il résolut de prendre, comme lui, une épouse de haute naissance ; et, pour l’imiter en tout point, il fit partir une ambassade, chargée d’aller demander au roi des goths la main de Galeswinthe[4], sa fille aînée. Mais cette demande rencontra des obstacles qui ne s’étaient pas présentés pour les envoyés de Sighebert. Le bruit des débauches du roi de Neustrie avait pénétré jusqu’en Espagne ; les Goths, plus civilisés que les Francs, et surtout plus soumis à la discipline de l’évangile, disaient hautement que le roi Hilperik menait la vie d’un païen. De son côté, la fille aîné d’Athanaghild, naturellement timide et d’un caractère doux et triste, tremblait à l’idée d’aller si loin, et d’appartenir à un pareil homme. Sa mère Goïswinthe, qui l’aimait tendrement, partageait sa répugnance, ses craintes et ses pressentiments de malheur ; le roi était indécis et différait de jour en jour sa réponse définitive. Enfin, pressé par les ambassadeurs, il refusa de rien conclure avec eux, si leur roi ne s’engageait par serment à congédier toutes ses femmes, et à vivre selon la loi de Dieu avec sa nouvelle épouse. Des courriers partirent pour la Gaule, et revinrent apportant de la part du roi Hilperik une promesse formelle d’abandonner tout ce qu’il avait de reines et de concubines, pourvu qu’il obtînt une femme digne de lui et fille d’un roi.

Une double alliance avec les rois des Francs, ses voisins et ses ennemis naturels, offrait tant d’avantages politiques au roi Athanaghild, qu’il n’hésita plus, et sur cette assurance, passa aux articles du traité de mariage. De ce moment, toute la discussion roula, d’un côté, sur la dot qu’apporterait la future épouse, de l’autre, sur le douaire qu’elle recevrait de son mari, après la première nuit des noces, comme présent du lendemain. En effet, d’après une coutume observée chez tous les peuples d’origine germaine, il fallait qu’au réveil de la mariée, l’époux lui fît un don quelconque, pour prix de sa virginité. Ce présent variait beaucoup de nature et de valeur ; tantôt c’était une somme d’argent ou quelque meuble précieux, tantôt des attelages de bœufs ou de chevaux, du bétail, des maisons ou des terres ; mais quel que fût l’objet de cette donation, il n’y avait qu’un seul mot pour la désigner, on l’appelait don du matin, morghen-gabe ou morgane-ghiba, selon les différents dialectes de l’idiome germanique. Les négociations relatives au mariage du roi Hilperik avec la sœur de Brunehilde, ralenties par l’envoi des courriers, se prolongèrent ainsi jusqu’en l’année 567 ; elles n’étaient pas encore terminées, lorsqu’un événement survenu dans la Gaule en rendit la conclusion plus facile.

L’aîné des quatre rois francs, Haribert, avait quitté les environs de Paris, sa résidence habituelle, pour aller près de Bordeaux, dans un de ses domaines, jouir du climat et des productions de la Gaule méridionale. Il y mourut presque subitement, et sa mort amena, dans l’empire des Francs, une nouvelle révolution territoriale. Dès qu’il eut fermé les yeux, l’une de ses femmes, Theodehilde, qui était la fille d’un berger, mit la main sur le trésor royal ; et, afin de conserver le titre de reine, elle envoya proposer à Gonthramn de la prendre pour épouse. Le roi accueillit très bien ce message, et répondit avec un air de parfaite sincérité :

Dites-lui qu’elle se hâte de venir avec son trésor ; car je veux l’épouser et la rendre grande aux yeux des peuples ; je veux même qu’auprès de moi elle jouisse de plus d’honneur qu’avec mon frère qui vient de mourir.

Ravie de cette réponse, Theodehilde fit charger sur plusieurs voitures les richesses de son mari, et partit pour Châlons-Sur-Saône, résidence du roi Gonthramn. Mais, à son arrivée, le roi, sans s’occuper d’elle, examina le bagage, compta les chariots et fit peser les coffres ; puis il dit aux gens qui l’entouraient :

Ne vaut-il pas mieux que ce trésor m’appartienne plutôt qu’à cette femme, qui ne méritait pas l’honneur que mon frère lui a fait en la recevant dans son lit ?

Tous furent de cet avis, le trésor de Haribert fut mis en lieu de sûreté, et le roi fit conduire sous escorte, au monastère d’Arles, celle qui, bien à regret, venait de lui faire un si beau présent.

Aucun des deux frères de Gonthramn ne lui disputa la possession de l’argent et des effets précieux qu’il venait de s’approprier par cette ruse ; ils avaient à débattre, soit avec lui, soit entre eux, des intérêts d’une bien autre importance. Il s’agissait de réduire à trois parts, au lieu de quatre, la division du territoire gaulois, et de faire, d’un commun accord, le partage des villes et des provinces qui formaient le royaume de Haribert. Cette nouvelle distribution se fit d’une façon encore plus étrange et plus désordonnée que la première. La ville de Paris fut divisée en trois, et chacun des frères en reçut une portion égale. Pour éviter le danger d’une invasion par surpris, aucun ne devait entrer dans la ville sans le consentement des deux autres, sous peine de perdre non seulement sa part de Paris, mais sa part entière du royaume de Haribert. Cette clause fut ratifiée par un serment solennel, sur les reliques de trois saints vénérés, Hilaire, Martin et Polyeucte, dont l’inimité dans ce monde et dans l’autre fut appelée sur la tête de celui qui manquerait à sa parole.

De même que Paris, les villes de Senlis et de Marseille furent divisées, mais en deux parts seulement, la première entre Hilperik et Sighebert, la seconde entre Sighebert et Gonthramn. Des autres villes, on forma trois lots, probablement d’après le calcul des impôts qu’on y percevait, et sans aucun égard à leur position respective. La confusion géographique devint encore plus grande, les enclaves se multiplièrent, les royaumes furent, pour ainsi dire, enchevêtrés l’un dans l’autre. Le roi Gonthramn obtint, par le tirage au sort, Melun, Saintes, Agen et Périgueux. Meaux, Vendôme, Avranches, Tours, Poitiers, Albi, Conserans et les villes des Basses-Pyrénées, échurent à Sighebert. Enfin, dans la part de Hilperik, se trouvaient, avec plusieurs villes que les historiens ne désignent pas, Limoges, Cahors et Bordeaux, les cités aujourd’hui détruites de Bigorre et de Béarn, et les cantons des Hautes-Pyrénées.

Les Pyrénées orientales se trouvaient, à cette époque, en dehors du territoire soumis aux Francs ; elles appartenaient aux goths d’Espagne qui, par ce passage, communiquaient avec le territoire qu’ils possédaient en Gaule depuis le cours de l’Aude jusqu’au Rhône. Ainsi, le roi de Neustrie, qui n’avait pas eu jusque-là une seule ville au midi de la Loire, devint le plus proche voisin du roi des goths, son futur beau-père. Cette situation réciproque fournit au traité de mariage une nouvelle base, et en amena presque aussitôt la conclusion. Parmi les villes que Hilperik venait d’acquérir, plusieurs confinaient à la frontière du royaume d’Athanaghild ; d’autres étaient disséminées dans l’Aquitaine, province autrefois enlevée aux goths par les victoires de Chlodowig le Grand. Stipuler que ces villes, que ses ancêtres avaient perdues, seraient données pour douaire à sa fille, c’était faire un coup d’adroit politique ; et le roi des Goths n’y manqua pas. Soit défaut d’intelligence pour des combinaisons supérieures à celles de l’intérêt du moment, soit désir de conclure à tout prix son mariage avec Galeswinthe, le roi Hilperik n’hésita point à promettre, pour douaire et pour présent du matin, les villes de Limoges, Cahors et Bordeaux, et celles des Pyrénées avec leur territoire. La confusion qui régnait dans les idées des nations germaniques, entre le droit de possession territoriale et le droit de gouvernement pouvait quelque jour mettre ces villes hors de la domination franque, mais le roi de Neustrie ne prévoyait pas de si loin. Tout entier à une seule pensée, il ne songea qu’à stipuler, en retour de ce qu’il abandonnerait, la remise entre ses mains d’une dot considérable en argent et en objets de grand prix : ce point convenu, il n’y eut plus aucun obstacle, et le mariage fut décidé.

À travers tous les incidents de cette longue négociation, Galeswinthe n’avait cessé d’éprouver une grande répugnance pour l’homme auquel on la destinait, et de vagues inquiétudes sur l’avenir. Les promesses faites au nom du roi Hilperik par les ambassadeurs Francs, n’avaient pu la rassurer. Dès qu’elle apprit que son sort venait d’être fixé d’une manière irrévocable, saisie d’un mouvement de terreur, elle courut vers sa mère, et jetant ses bras autour d’elle, comme un enfant qui cherche du secours, elle la tint embrassée plus d’une heure en pleurant, et sans dire un mot. Les ambassadeurs francs se présentèrent pour saluer la fiancée de leur roi, et prendre ses ordres pour le départ ; mais, à la vue de ces deux femmes sanglotant sur le sein l’une de l’autre et se serrant si étroitement qu’elles paraissaient liées ensemble, tout rudes qu’ils étaient, ils furent émus et n’osèrent parler de voyage. Ils laissèrent passer deux jours, et le troisième, ils vinrent de nouveau se présenter devant la reine, en lui annonçant cette fois qu’ils avaient hâte de partir, lui parlant de l’impatience de leur roi et de la longueur du chemin. La reine pleura, et demanda pour sa fille encore un jour de délai. Mais le lendemain, quand on vint lui dire que tout était prêt pour le départ :

Un seul jour encore, répondit-elle, et je ne demanderai plus rien ; savez-vous que là où vous emmenez ma fille, il n’y aura plus de mère pour elle ?

Mais tous les retards possibles étaient épuisés ; Athanaghild interposa son autorité de roi et de père ; et, malgré les larmes de la reine, Galeswinthe fut remise entre les mains de ceux qui avaient mission de la conduire auprès de son futur époux.

Une longue file de cavaliers, de voitures et de chariots de bagage, traversa les rues de Tolède, et se dirigea vers la porte du nord. Le roi suivit à cheval le cortège de sa fille jusqu’à un pont jeté sur le Tage, à quelque distance de la ville ; mais la reine ne put se résoudre à retourner si vite, et voulut aller au-delà. Quittant son propre char, elle s’assit auprès de Galeswinthe, et, d’étape en étape, de journée en journée, elle se laissa entraîner à plus de cent milles de distance. Chaque jour elle disait : c’est jusque-là que je veux aller, et, parvenue à ce terme, elle passait outre. à l’approche des montagnes, les chemins devinrent difficiles ; elle ne s’en aperçut pas, et voulut encore aller plus loin. Mais comme les gens qui la suivaient, grossissant beaucoup le cortège, augmentaient les embarras et les dangers du voyage, les seigneurs goths résolurent de ne pas permettre que leur reine fît un mille de plus. Il fallut se résigner à une séparation inévitable, et de nouvelles scènes de tendresse, mais plus calmes, eurent lieu entre la mère et la fille. La reine exprima, en paroles douces, sa tristesse et ses craintes maternelles :

Sois heureuse, dit-elle ; mais j’ai peur pour toi ; prends garde, ma fille, prends bien garde...

À ces mots, qui s’accordaient trop bien avec ses propres pressentiments, Galeswinthe pleura et répondit : Dieu le veut, il faut que je me soumette ; et la triste séparation s’accomplit.

Un partage se fit dans ce nombreux cortège ; cavaliers et chariots se divisèrent, les uns continuant à marcher en avant, les autres retournant vers Tolède. Avant de monter sur le char qui devait la ramener en arrière, la reine des goths s’arrêta au bord de la route, et fixant ses yeux vers le chariot de sa fille, elle ne cessa de le regarder, debout et immobile, jusqu’à ce qu’il disparût dans l’éloignement et dans les détours du chemin. Galeswinthe, triste mais résignée, continua sa route vers le nord. Son escorte, composée de seigneurs et de guerriers des deux nations, Goths et Francs, traversa les Pyrénées, puis les villes de Narbonne et de Carcassonne, sans sortir du royaume des Goths, qui s’étendait jusque-là ; ensuite elle se dirigea, par la route de Poitiers et de Tours, vers la cité de Rouen où devait avoir lieu la célébration du mariage[5]. Aux portes de chaque grande ville, le cortège faisait halte, et tout se disposait pour une entrée solennelle ; les cavaliers jetaient bas leurs manteaux de route, découvraient les harnais de leurs chevaux, et s’armaient de leurs boucliers suspendus à l’arçon de la selle. La fiancée du roi de Neustrie quittait son lourd chariot de voyage pour un char de parade, élevé en forme de tour, et tout couvert de plaques d’argent. Le poète contemporain à qui sont empruntés ces détails, la vit entrer ainsi à Poitiers, où elle se reposa quelques jours ; il dit qu’on admirait la pompe de son équipage, mais il ne parle point de sa beauté[6].

Cependant Hilperik, fidèle à sa promesse, avait répudié ses femmes et congédié ses maîtresses. Frédégonde elle-même, la plus belle de toutes, la favorite entre celles qu’il avait décorées du nom de reines, ne put échapper à cette proscription générale ; elle s’y soumit avec une résignation apparente, avec une bonne grâce qui aurait trompé un homme beaucoup plus fin que le roi Hilperik. Il semblait qu’elle reconnût sincèrement que ce divorce était nécessaire, que le mariage d’une femme comme elle avec un roi ne pouvait être sérieux, et que son devoir était de céder la place à une reine vraiment digne de ce titre. Seulement, elle demanda, pour dernière faveur, de ne pas être éloignée du palais, et de rentrer, comme autrefois, parmi les femmes qu’employait le service royal. Sous ce masque d’humilité, il y avait une profondeur d’astuce et d’ambition féminine, contre laquelle le roi de Neustrie ne se tint nullement en garde. Depuis le jour où il s’était épris de l’idée d’épouser une fille de race royale, il croyait ne plus aimer Frédégonde, et ne remarquait plus sa beauté ; car l’esprit du fils de Chlother, comme en général l’esprit des barbares, était peu capable de recevoir à la fois des impressions de nature diverse. Ce fut donc sans arrière-pensée, non par faiblesse de cœur mais par simple défaut de jugement, qu’il permit à son ancienne favorite de rester près de lui, dans la maison que devait habiter sa nouvelle épouse.

Les noces de Galeswinthe furent célébrées avec autant d’appareil et de magnificence que celles de sa sœur Brunehilde ; il y eut même, cette fois, pour la mariée des honneurs extraordinaires ; et tous les Francs de la Neustrie, seigneurs et simples guerriers, lui jurèrent fidélité comme à un roi. Rangés en demi-cercle, ils tirèrent tous à la fois leurs épées, et les brandirent en l’air en prononçant une vieille formule païenne, qui dévouait au tranchant du glaive celui qui violerait son serment. Ensuite le roi lui-même renouvela solennellement sa promesse de constance et de foi conjugale ; posant sa main sur une châsse qui contenait des reliques, il jura de ne jamais répudier la fille du roi des goths, et tant qu’elle vivrait, de ne prendre aucune autre femme.

Galeswinthe se fit remarquer, durant les fêtes de son mariage, par la bonté gracieuse qu’elle témoignait aux convives ; elle les accueillait comme si elle les eût déjà connus ; aux uns, elle offrait des présents, aux autres elle adressait des paroles douces et bienveillantes ; tous l’assuraient de leur dévouement, et lui souhaitaient une longue et heureuse vie. Ces vœux, qui ne devaient point se réaliser pour elle, l’accompagnèrent jusqu’à la chambre nuptiale ; et le lendemain, à son lever, elle reçut le présent du matin, avec le cérémonial prescrit par les coutumes germaniques. En présence de témoins choisis, le roi Hilperik prit dans sa main droite la main de sa nouvelle épouse, et, de l’autre, il jeta sur elle un brin de paille, en prononçant à haute voix les noms des cinq villes qui devaient, à l’avenir, être la propriété de la reine. L’acte de cette donation perpétuelle et irrévocable fut aussitôt dressé en langue latine ; il ne s’est point conservé jusqu’à nous ; mais on peut aisément s’en figurer la teneur, d’après les formules consacrées et le style usité dans les autres monuments de l’époque mérovingienne :

Puisque Dieu a commandé que l’homme abandonne père et mère pour s’attacher à sa femme, qu’ils soient deux en une même chair, et qu’on ne sépare point ceux que le Seigneur a unis, moi, Hilperik roi des Francs, homme illustre, à toi Galeswinthe, ma femme bien aimée, que j’ai épousée suivant la loi salique, par le sou et le denier, je donne aujourd’hui par tendresse d’amour, sous le nom de dot et de morgane-ghiba, les cités de Bordeaux, Cahors, Limoges, Béarn et Bigorre, avec leur territoire et leur population. Je veux qu’à compter de ce jour, tu les tiennes et possèdes en propriété perpétuelle, et je te les livre, transfère et confirme par la présente charte, comme je l’ai fait par le brin de paille et par le handelang[7].

Les premiers mois de mariage furent, sinon heureux, du moins paisibles pour la nouvelle reine ; douce et patiente, elle supportait avec résignation tout ce qu’il y avait de brusquerie sauvage dans le caractère de son mari. D’ailleurs, Hilperik eut quelque temps pour elle une véritable affection ; il l’aima d’abord par vanité, joyeux d’avoir en elle une épouse aussi noble que celle de son frère ; puis, lorsqu’il fut un peu blasé sur ce contentement d’amour-propre, il l’aima par avarice, à cause des grandes sommes d’argent et du grand nombre d’objets précieux qu’elle avait apportés. Mais après s’être complu quelque temps dans le calcul de toutes ces richesses, il cessa d’y trouver du plaisir, et dès-lors aucun attrait ne l’attacha plus à Galeswinthe. Ce qu’il y avait en elle de beauté morale, son peu d’orgueil, sa charité envers les pauvres, n’était pas de nature à le charmer ; car il n’avait de sens et d’âme que pour la beauté corporelle. Ainsi le moment arriva bientôt où, en dépit de ses propres résolutions, Hilperik ne ressentit auprès de sa femme que de la froideur et de l’ennui.

Ce moment, épié par Frédégonde, fut mis à profit par elle avec son adresse ordinaire. Il lui suffit de se montrer comme par hasard sur le passage du roi, pour que la comparaison de sa figure avec celle de Galeswinthe fît revivre, dans le cœur de cet homme sensuel, une passion mal éteinte par quelques bouffées d’amour-propre. Frédégonde fut reprise pour concubine, et fit éclat de son nouveau triomphe ; elle affecta même envers l’épouse dédaignée des airs hautains et méprisants. Doublement blessée comme femme et comme reine, Galeswinthe pleura d’abord en silence ; puis elle osa se plaindre, et dire au roi qu’il n’y avait plus dans sa maison aucun honneur pour elle, mais des injures et des affronts qu’elle ne pouvait supporter. Elle demanda comme une grâce d’être répudiée, et offrit d’abandonner tout ce qu’elle avait apporté avec elle, pourvu seulement qu’il lui fût permis de retourner dans son pays. L’abandon volontaire d’un riche trésor, le désintéressement par fierté d’âme, étaient des choses incompréhensibles pour le roi Hilperik ; et, n’en ayant pas la moindre idée, il ne pouvait y croire. Aussi, malgré leur sincérité, les paroles de la triste Galeswinthe ne lui inspirèrent d’autre sentiment qu’une défiance sombre, et la crainte de perdre, par une rupture ouverte, des richesses qu’il s’estimait heureux d’avoir en sa possession. Maîtrisant ses émotions et dissimulant sa pensée avec la ruse du sauvage, il changea tout d’un coup de manières, prit une voix douce et caressante, fit des protestations de repentir et d’amour qui trompèrent la fille d’Athanaghild. Elle ne parlait plus de séparation, et se flattait d’un retour sincère, lorsqu’une nuit, par l’ordre du roi, un serviteur affidé fut introduit dans sa chambre, et l’étrangla pendant qu’elle dormait. En la trouvant morte dans son lit, Hilperik joua la surprise et l’affliction, il fit même semblant de verser des larmes, et, quelques jours après, il rendit à Frédégonde tous les droits d’épouse et de reine.

Ainsi périt cette jeune femme qu’une sorte de révélation intérieure semblait avertir d’avance du sort qui lui était réservé, figure mélancolique et douce qui traversa la barbarie mérovingienne, comme une apparition d’un autre siècle. Malgré l’affaiblissement du sens moral au milieu de crimes et de malheurs sans nombre, il y eut des âmes profondément émues d’une infortune si peu méritée, et leurs sympathies prirent, selon l’esprit du temps, une couleur superstitieuse. On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi. De semblables récits peuvent nous faire sourire, nous qui les lisons dans de vieux livres, écrits pour des hommes d’un autre âge ; mais, au vie siècle, quand ces légendes passaient de bouche en bouche, comme l’expression vivante et poétique des sentiments et de la foi populaires, on devenait pensif, et l’on pleurait en les entendant raconter.

 

 

 



[1] Fiscalini, Liti, Lidi, Lazi. Voyez le Recueil des historiens de la France et des Gaules, t. IV, passim, et Considérations, chapitre V.

[2] Greg. Turon., Hist. Franc., l. IV, apud script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 215 et séq.

[3] Greg. Turon., Hist. Franc., l. IV, apud script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 227, de Andarchio et Urso. — Ibid., l. IX, p. 342, de Sichario et Chramnisindo. — Ibid., l. IV, p. 210, de Cautino episcopo, et Catone presbytero.

[4] J’adopte, pour l’orthographe de ce nom, la forme propre au dialecte gothique ; celle qui répond au dialecte des Francs est Galeswinde ou Gaïleswinde.

[5] Hadriani Valesii Rer. francic. , l. IX, p. 24.

[6] Vanantii Fortunati carmin., l. VI, p. 562. — Il est plus que probable que Fortunatus apprit de la bouche des personnes qui accompagnaient Galeswinthe les circonstances du départ et même les mots touchants qui, au milieu de phrases déclamatoires, se rencontrent dans sa pièce de vers. Voilà pourquoi j’ai considéré cette pièce comme un document historique.

[7] Handelang ou handelag, du mot hand, main, exprimait, en langue germanique, l’action de livrer, donner, transmettre de sa main.