RÉCITS DES TEMPS MÉROVINGIENS

 

DEUXIÈME RÉCIT — 568 – 575.

Suites du meurtre de Galeswinthe — Guerre civile — Mort de Sighebert.

 

 

Chez les Francs, et en général chez les peuples de race germanique, dès qu’un meurtre avait été commis, le plus proche parent du mort assignait un rendez-vous à tous ses parents ou alliés, les sommant sur leur honneur d’y venir en armes, car l’état de guerre existait dès lors entre le meurtrier et quiconque tenait à sa victime par le moindre lien de parenté. Comme époux de la sœur de Galeswinthe, Sighebert se trouva chargé d’accomplir ce devoir de vengeance. Il envoya des messagers au roi Gonthramn, et celui-ci, sans hésiter un moment entre ses deux frères devenus ennemis, se rangea du côté de l’offensé, soit que les mœurs nationales lui en fissent une loi, soit que le crime odieux et lâche du roi Hilperik l’eût, pour ainsi dire, mis au ban de sa propre famille.

La guerre fut aussitôt déclarée, et les hostilités commencèrent, mais avec une ardeur inégale de la part des deux frères armés contre le troisième. Excité par les cris de vengeance de sa femme Brunehilde, qui avait sur lui un empire absolu, et dont le caractère violemment passionné venait de se révéler tout à coup, Sighebert voulait pousser le combat à outrance ; il ne reculait pas devant la pensée du fratricide ; mais Gonthramn, soit par une inspiration chrétienne, soit par la mollesse de volonté qui lui était naturelle, ne tarda pas à quitter son rôle de co-assaillant pour celui de médiateur. à l’aide des prières et de la menace, il détermina Sighebert à ne point se faire justice, mais à la demander pacifiquement au peuple assemblé selon la loi.

En effet, d’après la loi des Francs, ou pour mieux dire, d’après leurs coutumes nationales, tout homme qui se croyait offensé avait le choix libre entre la guerre privée et le jugement public ; mais, le jugement une fois rendu, la guerre cessait d’être légitime. L’assemblée de justice s’appelait mâl, c’est-à-dire conseil, et, pour y exercer les fonctions d’arbitre, il fallait appartenir à la classe des possesseurs de terres, ou, selon l’expression germanique, à la classe des hommes d’honneur arimans. Plus ou moins nombreux, selon la nature et l’importance des causes qu’ils avaient à débattre, les juges se rendaient en armes à l’assemblée, et siégeaient tout armés sur des bancs disposés en cercle. Avant que les Francs eussent passé le Rhin et conquis la Gaule, ils tenaient leurs cours de justice en plein air, sur des collines consacrées par d’anciens rites religieux.

Après la conquête, devenus chrétiens, ils abandonnèrent cet usage, et le mâl fut convoqué, par les rois ou par les comtes, sous des halles de pierre ou de bois ; mais, en dépit de ce changement, le lieu des séances garda le nom qu’il avait reçu autrefois dans la Germanie païenne, on continua de l’appeler, en langue tudesque, mâl-berg, la montagne du conseil.

Lorsqu’une proclamation publiée dans les trois royaumes Francs eut annoncé que, dans le délai de quarante nuits (c’était l’expression légale), un conseil solennel serait tenu par le roi Gonthramn, pour le rétablissement de la paix entre les rois Hilperik et Sighebert, les principaux chefs et les grands propriétaires, accompagnés de leurs vassaux, se rendirent au lieu indiqué. L’assemblée fut nombreuse ; le roi Gonthramn prit place sur un siége élevé, et le reste des juges sur de simples banquettes, chacun d’eux ayant l’épée au côté et derrière lui un serviteur qui portait son bouclier et sa framée. Cité comme appelant, le roi Sighebert se présenta le premier, et, au nom de sa femme, la reine Brunehilde, il accusa Hilperik d’avoir sciemment pris part au meurtre de Galeswinthe, sœur de Brunehilde. Un délai de quatorze nuits fut donné à l’accusé pour comparaître à son tour et se justifier par serment.

La loi des Francs exigeait que ce serment de justification fût confirmé par celui d’un certain nombre d’hommes libres, six dans les moindres causes, et jusqu’à soixante-douze dans les causes d’une grande importance soit par la gravité des faits, soit par le haut rang des parties. Il fallait que l’accusé se présentât dans l’enceinte formée par les bancs des juges, accompagné de tous les hommes qui devaient jurer avec lui. Trente-six se rangeaient à sa droite et trente-six à sa gauche ; puis, sur l’interpellation du juge principal, il tirait son épée et jurait par les armes qu’il était innocent ; alors les co-jurants, tirant tous à la fois leurs épées, prêtaient sur elles le même serment. Aucun passage, soit des anciennes chroniques, soit des actes contemporains, ne donne à penser que le roi Hilperik ait essayé de se disculper juridiquement du crime qu’on lui imputait ; selon toutes les probabilités, il se présenta seul devant l’assemblée des Francs et s’assit gardant le silence. Sighebert se leva, et, s’adressant aux juges, il dit à trois reprises différentes :

Dites-nous la loi salique. Puis, il reprit une quatrième fois, en montrant Hilperik : je vous somme de nous dire à lui et à moi ce qu’ordonne la loi salique.

Telle était la formule consacrée pour demander jugement contre un adversaire convaincu par son propre aveu ; mais, dans le cas présent, la réponse à cette sommation ne pouvait avoir lieu qu’après de longs débats, car il s’agissait d’une cause à laquelle la loi commune des Francs n’était applicable que par analogie. Dans le but de prévenir, ou tout au moins d’abréger les guerres privées, cette loi établissait qu’en cas de meurtre le coupable paierait aux héritiers du mort une somme d’argent proportionnée à la condition de celui-ci. Pour la vie d’un esclave domestique, on donnait de quinze à trente-cinq sous d’or, pour celle d’un lite d’origine barbare ou d’un tributaire gallo-romain quarante-cinq sous, pour un romain propriétaire cent sous, et le double pour un Franc ou tout autre barbare vivant sous la loi salique. à chacun de ces degrés, l’amende devenait triple si l’homme assassiné, soit esclave ou serf de la glèbe, soit romain ou barbare de naissance, dépendait immédiatement du roi comme serviteur, comme vassal ou comme fonctionnaire public.

Ainsi, pour un colon du fisc, on payait quatre-vingt-dix sous d’or, trois cents sous pour un romain admis à la table royale, et six cents pour un barbare décoré d’un titre d’honneur, ou simplement an-trusti, c’est-à-dire affidé du roi.

Cette amende qui, une fois payée, devait garantir le coupable de poursuites ultérieures et de tout acte de vengeance, s’appelait, en langue germanique, wer-gheld, taxe de sauvegarde, et, en latin, compositio, parce qu’elle terminait la guerre entre l’offenseur et l’offensé. Il n’y avait point de wer-gheld pour le meurtre des personnes royales, et, dans ce tarif de la vie humaine, elles étaient placées en dehors et au-dessus de toute estimation légale. D’un autre côté, les mœurs barbares donnaient, en quelque sorte, au prince le privilège de l’homicide ; et voilà pourquoi, sans étendre par interprétation les termes de la loi salique, il était impossible de dire ce qu’elle ordonnait dans le procès intenté au roi Hilperik, et d’énoncer le taux de la composition qui devait être payée aux parents de Galeswinthe. Ne pouvant juger strictement d’après la loi, l’assemblée procéda par arbitrage et rendit sa sentence peu près dans les termes suivants :

Voici le jugement du très glorieux roi Gonthramn et des nobles hommes siégeant dans le mâl-berg. — les cités de Bordeaux, Limoges, Cahors, Béarn et Bigorre, que Galeswinthe, sœur de la très excellente dame Brunehilde, à son arrivée dans le pays des Francs, reçut, comme chacun sait, à titre de douaire et de présent du matin, deviendront, à partir de ce jour, la propriété de la reine Brunehilde et de ses héritiers, afin que, moyennant cette composition, la paix de Dieu soit désormais rétablie entre les très glorieux seigneurs Hilperik et Sighebert.

Les deux rois s’avancèrent l’un vers l’autre, tenant à la main de petites branches d’arbre qu’ils échangèrent comme signe de la parole qu’ils se donnaient mutuellement, l’un de ne jamais tenter de reprendre ce qu’il venait de perdre par le décret du peuple assemblé, l’autre de ne réclamer sous aucun prétexte une composition plus forte.

Mon frère, dit alors le roi d’Austrasie, en présence des Francs, hommes d’armes et d’honneur, convoqués selon la loi, sur la montagne du conseil, je te donne à l’avenir paix et sécurité sur la mort de Galeswinthe, sœur de Brunehilde. Dorénavant tu n’as plus à craindre de moi ni plaintes ni poursuites, et si, ce qu’à Dieu ne plaise, il arrivait que, de ma part, ou de celle de mes héritiers, ou de toute autre personne en leur nom, tu fusses inquiété ou cité de nouveau par-devant le mâl pour l’homicide dont il s’agit, et pour la composition que j’ai reçue de toi, cette composition te sera restituée au double.

L’assemblée se sépara, et les deux rois, naguère ennemis mortels, sortirent réconciliés en apparence.

La pensée d’accepter son jugement comme une expiation n’était pas de celles que le roi Hilperik pouvait concevoir : au contraire, il se promit bien de reprendre un jour ses villes, ou d’en saisir l’équivalent sur les domaines de Sighebert. Ce projet, mûri et dissimulé pendant près de cinq ans, se révéla tout à coup en l’année 573. Sans se rendre un compte bien exact de la situation et de l’importance respective des cités dont il regrettait la possession, Hilperick savait que celles de Béarn et de Bigorre étaient à la fois les moins considérables et les plus éloignées du centre de ses domaines. En songeant au moyen de recouvrer par force ce qu’il avait abandonné malgré lui, il trouva que son plan de conquête serait à la fois plus praticable et plus avantageux, si, aux deux petites villes du pied des Pyrénées, il substituait celles de Tours et de Poitiers, grandes, riches, et tout à fait à sa convenance. D’après cette idée, il assembla dans la ville d’Angers, qui lui appartenait, des troupes, dont il donna le commandement à Chlodowig, le plus jeune des trois fils qu’il avait eus d’Audowere, sa première femme.

Avant qu’aucune déclaration de guerre eût été faite, Chlodowig marcha sur Tours. Malgré la force de cette ancienne cité, il y entra sans résistance ; car le roi Sighebert, aussi bien que les deux autres rois, n’avaient de garnison permanente que dans les villes où ils résidaient, et les citoyens, tous ou presque tous gaulois d’origine, se souciaient peu d’appartenir à l’un des rois Francs plutôt qu’à l’autre. Maître de Tours, le fils de Hilperik se dirigea vers Poitiers, qui lui ouvrit ses portes avec la même facilité, et où il établit ses quartiers, comme dans un point central, entre la ville de Tours et celles de Limoges, de Cahors et de Bordeaux, qui lui restaient à conquérir.

À la nouvelle de cette agression inattendue, le roi Sighebert envoya des messagers à son frère Gonthramn, pour lui demander aide et conseil. Le rôle que Gonthramn avait joué six ans auparavant dans la pacification des deux rois semblait l’investir à leur égard d’une sorte de magistrature, du droit de sévir contre celui des deux qui violerait sa parole, et enfreindrait le jugement du peuple. Dans cette pensée, conforme d’ailleurs à l’instinct de justice qui était une des faces de son caractère, il prit sur lui le soin de réprimer la tentative hostile du roi Hilperik, et de l’obliger à se soumettre de nouveau aux conditions du traité de partage, et à la sentence des Francs. Sans adresser à l’infracteur de la paix jurée ni remontrances, ni sommation préalable, Gonthramn fit marcher contre Chlodowig des troupes conduites par le meilleur de ses généraux, Eonius Mummolus, homme d’origine gauloise, qui égalait en intrépidité les plus braves d’entre les Francs, et les surpassait tous en talent militaire.

Mummolus, dont le nom, célèbre alors, reparaîtra plus d’une fois dans ces récits, venait de vaincre dans plusieurs combats, et de repousser jusqu’au-delà des Alpes la nation des Langobards qui, maîtresse du nord de l’Italie, tentait de déborder sur la Gaule, et menaçait d’une conquête les provinces voisines du Rhône. Avec la rapidité de mouvement qui lui avait procuré ses victoires, il partit de Châlons-Sur-Saône, capitale du royaume de Gonthramn, et se dirigea vers la ville de Tours par la route de Nevers et de Bourges.

À son approche, le jeune Chlodowig, qui était revenu à Tours dans l’intention d’y soutenir un siége, prit le parti de battre en retraite, et alla sur la route de Poitiers, à peu de distance de cette ville, occuper une position favorable et y attendre des renforts. Quant aux citoyens de Tours, ils accueillirent pacifiquement le général gallo-romain, qui prit possession de la place au nom du roi Sighebert. Afin de les rendre à l’avenir moins indifférents en politique, Mummolus leur fit prêter, en masse, un serment de fidélité. Aux termes d’une proclamation adressée à l’évêque et au comte de Tours, tous les hommes de la cité et de la banlieue, soit romains, soit Francs, soit de nation quelconque, reçurent l’ordre de s’assembler dans l’église épiscopale, et d’y jurer sur les choses saintes, par le nom de Dieu tout puissant, par l’indivisible trinité et par le jour terrible du jugement, qu’ils garderaient en toute sincérité, et comme de véritables leudes, la foi due à leur seigneur le très glorieux roi Sighebert.

Cependant les renforts qu’attendait Chlodowig arrivèrent à son camp près de Poitiers. C’était une troupe de gens levés dans le voisinage et conduits par Sigher et Basilius, l’un Franc, l’autre romain d’origine, tous deux influents par leurs richesses et zélés partisans du roi Hilperik. Cette troupe, nombreuse mais sans discipline, composée en grande partie de colons et de paysans, forma l’avant-garde de l’armée neustrienne, et ce fut elle qui d’abord en vint aux mains avec les soldats de Mummolus. Malgré beaucoup de bravoure et même d’acharnement au combat, Sigher et Basilius ne purent arrêter dans sa marche sur Poitiers le plus grand ou pour mieux dire le seul tacticien de l’époque. Attaqués à la fois en tête et par le flanc, ils furent, après une perte énorme, culbutés sur les Francs de Chlodowig, qui lâchèrent pied et se débandèrent presque aussitôt. Les deux chefs de volontaires furent tués dans cette déroute, et le fils de Hilperik, n’ayant plus autour de lui assez de monde pour défendre Poitiers, s’enfuit par la route de Saintes. Devenu maître de la ville par cette victoire, Mummolus regarda sa mission comme terminée, et après avoir, comme à Tours, fait prêter par les citoyens le serment de fidélité au roi Sighebert, il repartit pour le royaume de Gonthramn, sans daigner poursuivre les neustriens qui fuyaient en petit nombre avec le fils de leur roi.

Chlodowig ne fit aucune tentative pour rallier ses troupes et revenir sur Poitiers ; mais, soit par crainte de se voir couper la route du nord, soit par une bravade de jeune homme, au lieu de tendre vers Angers, il continua de suivre une direction contraire, et marcha sur Bordeaux, l’une des cinq villes dont il avait ordre de s’emparer. Il arriva aux portes de cette grande cité avec une poignée d’hommes en mauvais équipage, et, à la première sommation qu’il fit au nom de son père, les portes lui furent ouvertes, fait bizarre où se révèle d’une manière frappante l’impuissance administrative de la royauté mérovingienne. Il ne se trouvait pas dans cette grande ville assez de forces militaires pour défendre le droit de souveraineté du roi Sighebert contre une bande de fuyards harassés et dépaysés. Le fils de Hilperik put librement s’y installer en maître, et occuper avec ses gens les hôtels qui appartenaient au fisc, propriétés jadis impériales, recueillies par les rois germains avec l’héritage des Césars.

Il y avait déjà près d’un mois que le jeune Chlodowig résidait à Bordeaux, prenant des airs de conquérant et affectant l’autorité d’un vice-roi, lorsque Sigulf, l’un des gardiens de la marche des Pyrénées, s’avisa de se mettre en campagne et de lui courir sus. Le mark-graf (c’était le titre germanique des gouverneurs de province frontière) fit proclamer le ban de guerre dans toute l’étendue de sa juridiction, depuis l’Adour jusqu’à la Garonne. Ce ban ordonnait, sous peine d’amende, la levée en masse des habitants du pays, population de chasseurs et de bûcherons presque aussi sauvages que les basques de la montagne, et qui souvent s’entendaient avec eux pour piller les convois de marchandises, rançonner les petites villes du voisinage, ou résister aux gouverneurs Francs qui exigeaient comme tribut la dîme de la résine récoltée dans les forêts des Landes. Ceux qui obéirent à l’appel du chef austrasien vinrent au rendez-vous, les uns à pied, les autres à cheval, avec leur armement habituel, c’est-à-dire, en équipage de chasse, l’épieu à la main et la trompe ou le cornet en bandoulière. Conduits par le mark-graf Sigulf, ils entrèrent à Bordeaux, pressant leur marche comme pour une surprise, et se dirigeant vers le quartier de la ville où les neustriens étaient cantonnés.

Ceux-ci, attaqués à l’improviste par un ennemi supérieur en nombre, n’eurent que le temps de monter à cheval et d’y faire monter leur prince qu’ils entourèrent, fuyant avec lui dans la direction du nord. Les gens de Sigulf se mirent à les poursuivre avec acharnement, animés, soit par l’espérance de prendre à merci et de rançonner un fils de roi, soit par un instinct de haine nationale contre les hommes de race franque. Afin de s’exciter mutuellement à la course, ou pour accroître la terreur des fugitifs, ou simplement par une fantaisie de gaieté méridionale, ils sonnaient, en courant, de leurs trompes et de leurs cornets de chasse. Durant tout le jour, penché sur les rênes de son cheval qu’il pressait de l’éperon, Chlodowig entendit derrière lui le son du cor et les cris des chasseurs qui le suivaient à la piste comme un cerf lancé dans le bois. Mais le soir, à mesure que l’obscurité devint plus épaisse, la poursuite se ralentit par degrés, et bientôt les neustriens furent libres de continuer leur route au pas de voyage. C’est ainsi que le jeune Chlodowig regagna les rives de la Loire et les murailles d’Angers d’où il était sorti naguère à la tête d’une armée nombreuse.

Cette fin ridicule d’une expédition entreprise avec insolence produisit dans l’âme du roi Hilperik un sentiment de dépit sombre et furieux. Ce n’était plus seulement la passion du gain, mais encore celle de l’orgueil blessé, qui l’excitait à tout risquer pour reprendre ses conquêtes, et répondre au défi qu’on semblait lui porter. Décidé à venger son honneur d’une manière éclatante, il rassembla sur les bords de la Loire une armée beaucoup plus nombreuse que la première, et il en donna le commandement à Theodebert, l’aîné de ses fils. Le prudent Gonthramn réfléchit cette fois qu’une nouvelle intervention de sa part serait probablement inutile pour la paix, et certainement très coûteuse pour lui. Renonçant au rôle d’arbitre, il adopta un genre de médiation qui, en cas de non-succès, lui permettait de se tenir à l’écart et de ne prendre aucun parti dans la querelle. Il remit à un synode ecclésiastique le soin de réconcilier les deux rois ; et, d’après ses ordres, tous les évêques de son royaume, neutres par position, s’assemblèrent en concile dans une ville neutre, Paris, où, suivant l’acte de partage, aucun des fils de Chlother ne pouvait mettre le pied sans le consentement des deux autres. Le concile adressa au roi de Neustrie les exhortations les plus pressantes pour qu’il gardât la paix jurée et n’envahît plus les droits de son frère. Mais tous les discours et tous les messages furent inutiles. Hilperik, n’écoutant rien, continua ses préparatifs militaires, et les membres du synode retournèrent auprès du roi Gonthramn, apportant pour unique fruit de leur mission l’annonce d’une guerre inévitable.

Cependant Theodebert passa la Loire, et, par un mouvement qui semble offrir quelque apparence de combinaison stratégique, au lieu de marcher d’abord sur Tours, comme avait fait son jeune frère, il se dirigea vers Poitiers, où les chefs austrasiens qui commandaient en Aquitaine venaient de concentrer leurs forces. Gondebald, le principal d’entre eux, eut l’imprudence de hasarder le combat en plaine contre les neustriens beaucoup plus nombreux, et surtout plus animés à cette guerre que les troupes qu’il conduisait ; il fut complètement défait, et perdit tout dans une seule bataille. Les vainqueurs entrèrent à Poitiers ; et Theodebert, maître de cette place au centre de l’Aquitaine austrasienne, put se porter librement vers l’une ou vers l’autre des villes dont il avait mission de s’emparer. Il choisit la direction du nord, et entra sur cette partie du territoire de Tours qui occupe la rive gauche de la Loire. Soit par les ordres de son père, soit d’après sa propre inspiration, il fit au pays une guerre de sauvage, portant la dévastation et le massacre dans tous les lieux où il passait. Les citoyens de Tours virent avec effroi du haut de leurs murailles les nuages de fumée qui, s’élevant de tous côtés autour d’eux, annonçaient l’incendie des campagnes voisines. Quoique liés envers le roi Sighebert par un serment prêté sur les choses saintes, ils firent taire leurs scrupules religieux, et se rendirent à discrétion en implorant la clémence du vainqueur.

Après la soumission de Poitiers et de Tours, l’armée neustrienne alla mettre le siége devant Limoges qui lui ouvrit ses portes, et, de Limoges, elle marcha sur Cahors. Dans cette longue route, son passage fut marqué par la dévastation des campagnes, le pillage des maisons et la profanation des lieux saints. Les églises étaient dépouillées et incendiées, les prêtres mis à mort, les religieuses violées, et les couvents détruits de fond en comble. Au bruit de ces ravages, une terreur universelle se répandit d’un bout à l’autre de l’ancienne province d’Aquitaine, depuis la Loire jusqu’aux Pyrénées. Ce vaste et beau pays où les Francs étaient entrés, soixante ans auparavant, non comme ennemis de la population indigène, mais comme adversaires des goths, ses premiers dominateurs, et comme soldats de la foi orthodoxe contre une puissance hérétique, ce pays privilégié, où la conquête avait passé deux fois sans laisser de traces, où les mœurs romaines se propageaient presque intactes, et où les princes germains d’outre Loire n’étaient guère connus que par leur réputation de parfaits catholiques, fut subitement arraché au repos dont il jouissait depuis un demi-siècle.

Le spectacle de tant de cruautés et de sacrilèges frappait les esprits d’étonnement et de tristesse. On comparait la campagne de Theodebert, en Aquitaine, à la persécution de Dioclétien ; on opposait, avec une surprise naïve, les crimes et les brigandages commis par l’armée de Hilperik aux actes de piété de Chlodowig le Grand, qui avait fondé et enrichi un si grand nombre d’églises. Des invectives et des malédictions en style biblique sortaient de la bouche des évêques et des sénateurs aquitains, dont la foi chrétienne était tout le patriotisme, ou bien ils se racontaient l’un à l’autre, avec un sourire d’espérance, les miracles qui, selon le bruit public, s’opéraient en différents lieux pour punir les excès des barbares. C’était le nom qu’on donnait aux Francs ; mais ce mot n’avait par lui-même aucune signification injurieuse ; il servait en Gaule à désigner la race conquérante, comme celui de romains la race indigène.

Souvent l’accident le plus simple faisait le fond de ces récits populaires que des imaginations frappées coloraient d’une teinte superstitieuse. À quelques lieues de Tours, sur la rive droite de la Loire, se trouvait un couvent célèbre par des reliques de saint Martin ; pendant que les Francs ravageaient la rive gauche, une vingtaine d’entre eux prirent un bateau pour passer à l’autre bord, et piller ce riche monastère. N’ayant pour diriger le bateau, ni rames, ni perches ferrées, ils se servaient de leurs lances, tenant le fer en haut et appuyant l’autre bout au fond de la rivière. En les voyant approcher, les moines, qui ne pouvaient se méprendre sur leurs intentions, vinrent au-devant d’eux, et leur crièrent :

Gardez-vous, ô barbares ! Gardez-vous de descendre ici, car ce monastère appartient au bienheureux Martin.

Mais les Francs n’en débarquèrent pas moins ; ils battirent les religieux, brisèrent les meubles du couvent, enlevèrent tout ce qui s’y trouvait de précieux et en firent des ballots qu’ils empilèrent sur leur embarcation. Le bateau, mal conduit et chargé outre mesure, alla donner dans un de ces bas-fonds qui encombrent le lit de la Loire, et y resta engravé. à la secousse produite par ce temps d’arrêt, plusieurs de ceux qui manœuvraient, en poussant de toutes leurs forces, pour faire marcher la lourde barque, trébuchèrent, et tombèrent en avant, chacun sur le fer de sa lance qui lui entra dans la poitrine ; les autres, saisis à la fois de terreur et de componction, se mirent à crier et à appeler du secours. Quelques uns des religieux qu’ils avaient maltraités, accourant alors, montèrent dans une barque, et virent, non sans étonnement, ce qui était arrivé. Pressés, par les pillards eux-mêmes, de reprendre tout le butin enlevé dans leur maison, ils regagnèrent la rive en chantant l’office des morts pour l’âme de ceux qui venaient de périr d’une manière si imprévue.

Pendant que ces choses se passaient en Aquitaine, le roi Sighebert rassemblait toutes les forces de son royaume pour marcher contre Theodebert, ou contraindre Hilperik à le rappeler et à rentrer dans les limites que lui assignait le traité de partage. Il appela aux armes, non seulement les Francs des bords de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, mais encore toutes les tribus germaines, qui, au-delà de ce dernier fleuve, reconnaissaient l’autorité ou le patronage des fils de Merowig.

Tels étaient les Sweves ou Swabes et les Alamans, derniers débris de deux confédérations autrefois puissantes ; les Thorings et les Baïwares, qui conservaient leur nationalité sous des ducs héréditaires ; enfin, plusieurs peuplades de la basse-Germanie, détachées soit de gré, soit de force, de la redoutable ligue des saxons, ennemie et rivale de l’empire Franc. Ces nations transrhénanes, comme on les appelait alors, étaient entièrement païennes, ou, si les plus rapprochées de la frontière gauloise avaient reçu quelques semences de christianisme, elles y mêlaient, d’une manière bizarre, les pratiques de leur ancien culte, sacrifiant des animaux, et jusqu’à des hommes dans les circonstances solennelles. à ces dispositions féroces se joignaient une soif de pillage et un instinct de conquête qui les poussaient vers l’occident, et les stimulaient à passer le grand fleuve pour aller, comme les Francs, prendre leur part du butin et des terres de la Gaule.

Ceux-ci le savaient, et ils observaient avec défiance les moindres mouvements de leurs frères d’origine, toujours prêts à émigrer sur leurs traces, et à tenter sur eux une conquête. Ce fut pour écarter ce danger que Chlodowig le Grand livra aux Swabes et aux Alamans réunis la fameuse bataille de Tolbiac. D’autres victoires, remportées par les successeurs de Chlodowig, suivirent la défaite de cette avant-garde des populations d’outre Rhin.

Theoderik soumit la nation thuringienne et plusieurs tribus des saxons ; et Sighebert lui-même signala contre ces derniers son activité et son courage. Comme roi de la France orientale, et gardien de la frontière commune, il avait maintenu les peuples germaniques dans la crainte et le respect de la royauté franque ; mais, en les enrôlant dans son armée et en les menant sous ses drapeaux jusqu’au centre de la Gaule, il devait réveiller en eux cette vieille passion de jalousie e de conquête, et soulever un orage menaçant à la fois pour les gaulois et pour les Francs.

Aussi, à la nouvelle de ce grand armement de l’Austrasie, un sentiment d’inquiétude se répandit, non seulement parmi les sujets de Hilperik, mais encore parmi ceux de Gonthramn qui, lui-même, partagea leurs craintes. Malgré son peu de penchant à chercher querelle sans avoir été longuement et vivement provoqué, il n’hésita pas à considérer la levée en masse des nations païennes d’outre Rhin, comme un acte d’hostilité contre tout ce qu’il y avait de chrétiens en Gaule, et il répondit favorablement à la demande de secours que lui adressa Hilperik.

Les deux rois eurent une entrevue, dit l’auteur contemporain, et firent alliance, se jurant l’un à l’autre qu’aucun d’eux ne laisserait périr son frère.

Prévoyant que le plan de Sighebert serait de marcher vers le sud-ouest, et de gagner un point quelconque de la route entre Paris et Tours, Hilperik transporta ses forces sur la partie orientale du cours de la Seine, afin d’en défendre le passage. Gonthramn, de son côté, garnit de troupes sa frontière du nord, qui n’était protégée par aucune défense naturelle, et vint lui-même à Troyes où il s’établit en observation.

Ce fut en l’année 574 que les troupes du roi d’Austrasie, après plusieurs jours de marche, arrivèrent près d’Arcis sur Aube. Sighebert fit halte en cet endroit, et attendit, avant d’aller plus loin, le rapport de ses éclaireurs. Pour entrer dans le royaume de Hilperik sans changer de direction, il devait passer la Seine un peu au-dessus de son confluent avec l’Aube, dans un lieu nommé alors les douze ponts, et aujourd’hui Pont sur Seine ; mais tous les ponts avaient été rompus, tous les bateaux enlevés, et le roi de Neustrie se tenait campé non loin de là, prêt à livrer bataille, si l’on tentait le passage à gué. à moins de dix lieues vers le sud, la Seine avec ses deux rives faisait partie des états, ou comme on s’exprimait alors, du lot de Gonthramn. Sighebert ne balança pas à le sommer de lui livrer passage sur ses terres. Le message qu’il lui envoya était bref et significatif :

Si tu ne me permets de passer ce fleuve à travers ton lot, je marcherai sur toi avec toute mon armée.

La présence de cette redoutable armée agit de la manière la plus forte sur l’imagination du roi Gonthramn, et les mêmes motifs de crainte qui l’avaient déterminé à se coaliser avec Hilperik le portèrent à rompre cette alliance et à violer son serment. Tous les détails qu’il recevait de ses espions et des gens du pays sur le nombre et l’aspect des troupes austrasiennes, lui présentaient sous des couleurs effrayantes le danger auquel un refus devait l’exposer. En effet, si les armées des rois mérovingiens étaient d’ordinaire sans discipline, celle-là passait en turbulence farouche tout ce qu’on avait vu depuis l’époque des grandes invasions. Les bataillons d’élite se composaient de la population franque la moins civilisée et la moins chrétienne, celle qui habitait vers le Rhin ; et le gros des troupes était une horde de barbares dans toute la force du terme. C’était de ces figures étranges qui avaient parcouru la Gaule au temps d’Attila et de Chlodowig, et qu’on ne retrouvait plus que dans les récits populaires ; de ces guerriers aux moustache pendantes et aux cheveux relevés en aigrette sur le sommet de la tête, qui lançaient leur hache d’armes au visage de l’ennemi, ou le harponnaient de loin avec leur javelot à crochets. Une pareille armée ne pouvait se passer de brigandage, même en pays ami ; mais Gonthramn aima mieux s’exposer à quelque déprédation de courte durée que d’encourir les chances d’une invasion et d’une conquête. Il céda le passage, probablement par le pont de Troyes ; et dans cette ville même, il eut une entrevue avec son frère Sighebert, auquel il promit par serment une paix inviolable et une sincère amitié.

À la nouvelle de cette trahison, Hilperik se hâta d’abandonner ses positions sur la rive gauche de la Seine, et de gagner, par une retraite précipitée, l’intérieur de son royaume. Il marcha sans s’arrêter jusqu’aux environs de Chartres, et campa sur les bords du Loir, près du bourg d’Avallocium qui maintenant se nomme Alluye. Durant cette longue route, il fut constamment suivi et serré de près par les troupes ennemies. Plusieurs fois Sighebert, croyant qu’il allait faire halte, le fit sommer, selon la coutume germanique, de prendre jour pour le combat ; mais, au lieu de répondre, le roi de Neustrie forçait de vitesse et continuait sa marche. à peine fut-il établi dans ses nouvelles positions, qu’un héraut de l’armée austrasienne lui apporta le message suivant :

Si tu n’es pas un homme de rien, prépare un champ de bataille et accepte le combat.

Jamais un pareil défi porté à un homme de race franque ne restait sans réponse ; mais Hilperik avait perdu toute sa fierté originelle. Après d’inutiles efforts pour échapper à son ennemi, poussé à bout, et ne se sentant pas le courage du sanglier aux abois, il eut recours à la prière, et demanda la paix en promettant satisfaction.

Sighebert, malgré son naturel violent, ne manquait pas de générosité ; il consentit à oublier tout, pourvu seulement que les villes de Tours, Poitiers, Limoges et Cahors, lui fussent rendues sans délai, et que l’armée de Theodebert repassât la Loire. Vaincu de son propre aveu, et pour la seconde fois déchu de ses espérances de conquête, Hilperik, comme un animal pris au piége, se montra tout à fait radouci ; il eut même un de ces accès de bonhomie qui, dans le caractère germanique, semblaient faire intermittence avec la férocité la plus brutale et l’égoïsme le plus rusé.

Il s’inquiéta de ce que deviendraient les habitants des quatre villes qui s’étaient soumises à lui :

Pardonne-leur, dit-il à son frère, et ne mets pas la faute sur eux, car s’ils ont manqué à la foi qu’ils te devaient, c’est que je les y ai contraints par le fer et par le feu.

Sighebert fut assez humain pour écouter cette recommandation.

Les deux rois paraissaient très satisfaits l’un de l’autre, mais un grand mécontentement régnait dans l’armée austrasienne. Les hommes enrôlés dans les contrées d’outre Rhin murmuraient de ce qu’une paix inattendue venait les frustrer du butin qu’ils s’étaient promis d’amasser en Gaule.

Ils s’indignaient d’avoir été emmenés si loin de chez eux pour ne pas se battre et pour ne rien gagner ; ils accusaient le roi Sighebert de s’être retiré du jeu dès qu’il avait fallu combattre. Tout le camp était en rumeur, et une émeute violente se préparait. Le roi, sans témoigner aucune émotion, monta à cheval, et galopant vers les groupes où vociféraient les plus mutins :

Qu’avez-vous, leur dit-il, et que demandez-vous ? — La bataille ! cria-t-on de toutes parts. Donne-nous l’occasion de nous battre et de gagner des richesses, autrement nous ne retournons pas dans notre pays.

Cette menace pouvait amener une nouvelle conquête territoriale au sein de la Gaule, et le démembrement de la domination franque ; mais Sighebert n’en fut nullement troublé ; et joignant à une contenance ferme des paroles de douceur et des promesses, il parvint, sans trop de peine, à calmer cette colère de sauvages.

Le camp fut levé, et l’armée se mit en marche pour regagner les bords du Rhin. Elle prit le chemin de Paris, mais ne passa point par cette ville, dont Sighebert, fidèle à ses engagements, respectait la neutralité. Sur toute leur route les colonnes austrasiennes ravagèrent les lieux qu’elles traversaient, et les environs de Paris se ressentirent longtemps de leur passage. La plupart des bourgs et des villages furent incendiés, les maisons pillées, et beaucoup d’hommes emmenés en servitude, sans qu’il fût possible au roi de prévenir ou d’empêcher de tels excès.

Il parlait et conjurait, dit l’ancien narrateur, pour que ces choses n’eussent pas lieu, mais il ne pouvait prévaloir contre la fureur des gens venus de l’autre côté du Rhin.

Ces païens n’entraient dans les églises que pour y commettre des vols. Dans la riche basilique de Saint-Denis, l’un des capitaines de l’armée prit une pièce d’étoffe de soie brochée d’or et semée de pierres précieuses qui couvrait le tombeau du martyr ; un autre ne craignit pas de monter sur le tombeau même pour atteindre de là, et abattre avec sa lance une colombe en or, figure du saint-esprit, suspendue aux lambris de la chapelle.

Ces pillages et ces profanations indignaient Sighebert comme roi et comme chrétien ; mais, sentant qu’il ne pouvait rien sur l’esprit de ses soldats, il agit envers eux comme son aïeul Chlodowig envers celui qui avait brisé le vase de Reims. Tant que l’armée fut en marche, il laissa faire, et dissimula son dépit ; mais au retour, quand ces hommes indisciplinables, regagnant chacun sa tribu et sa maison, se furent dispersés en différents lieux, il fit saisir un à un, et mettre à mort ceux qui s’étaient le plus signalés par des actes de mutinerie et de brigandage.

Il paraît que de semblables dévastations eurent lieu au passage des austrasiens sur la frontière septentrionale du royaume de Gonthramn, et que ce grief, qu’il ressentit vivement, amena de la mésintelligence entre lui et Sighebert. D’un autre côté, les dispositions pacifiques du roi de Neustrie ne furent pas de longue durée ; dès qu’il se vit hors de danger, il revint à son idée fixe, et tourna de nouveau un regard de convoitise vers les villes d’Aquitaine qu’il avait un moment possédées.

La brouillerie qui venait d’éclater entre ses deux frères, lui parut une circonstance favorable pour la reprise de son projet de conquête ; il s’empressa de saisir l’occasion, et, moins d’un an après la conclusion de la paix, il envoya dire à Gonthramn :

Que mon frère vienne avec moi, voyons-nous, et, d’un commun accord, poursuivons notre ennemi Sighebert.

Cette proposition fut très bien accueillie ; les deux rois eurent ensemble une entrevue, se firent des présents d’amitié, et conclurent une alliance offensive contre leur frère d’Austrasie. Hilperik, plein de confiance, fit marche de nouvelles troupes vers la Loire, sous le commandement de son fils Theodebert, qui passa ce fleuve pour la seconde fois en l’année 575 ; lui-même entra avec une armée sur le territoire de Reims, frontière occidentale du royaume d’Austrasie. Son invasion fut accompagnée des mêmes ravages que la campagne de Theodebert en Aquitaine ; il incendia les villages, détruisit les récoltes, et pilla tout ce qui pouvait s’emporter.

La nouvelle de ces brigandages parvint à Sighebert en même temps que celle de la coalition formée contre lui. Il avait pardonné à Hilperik, et résisté aux sollicitations de sa femme, qui ne voulait ni paix ni trêve avec le meurtrier de Galeswinthe ; son indignation fut celle d’un homme simple de cœur et fougueux de caractère, qui découvre qu’on s’est joué de sa bonne foi. Il éclata en invectives et en imprécations. Mais cette colère bouillante, espèce de fièvre dont l’accès pouvait se calmer de nouveau par la soumission de l’ennemi, était trop peu sûre pour contenter Brunehilde.

Elle déploya tout ce qu’elle avait d’influence sur son mari pour lui insinuer dans l’âme un désir de vengeance plus réfléchi, et diriger tous ses ressentiments vers un but unique, le fratricide. En finir avec l’assassin, tel était le cri de la sœur de Galeswinthe, et Sighebert l’écouta cette fois. Ce fut avec la pensée d’un duel à mort qu’il proclama de nouveau son ban de guerre contre Hilperik, parmi les Francs orientaux et les peuples d’outre Rhin.

Pour exciter ces gens si peu traitables à se battre en déterminés, le roi d’Austrasie leur promit tout : de l’argent, le pillage, et jusqu’à des terres et des villes dans la Gaule. Il marcha directement vers l’ouest au secours de la province rémoise ; ce qui le dispensa de s’inquiéter de la manière dont il passerait la Seine. à son approche, Hilperik, évitant le combat comme dans la campagne précédente, fit sa retraite en longeant le cours de la Marne, et alla vers la Seine-inférieure chercher une position favorable. Sighebert le poursuivit jusque sous les murs de Paris ; mais il s’arrêta là, tenté par l’idée d’occuper cette ville, qu’on regardait alors comme très forte, d’en faire sa place d’armes, et au besoin une place de refuge. Quelque prudente que fût cette idée, le roi d’Austrasie, en y obéissant, fit un acte de témérité devant lequel il eût reculé sans doute, si sa passion de vengeance n’avait fait taire en lui tout scrupule et toute crainte.

En vertu du traité de partage, conclu huit ans auparavant, Paris, divisé en trois lots, était cependant une ville neutre, interdite à chacun des trois fils de Chlother par le serment le plus sacré, et par toutes les terreurs de la religion.

Nul d’entre eux, jusque-là, n’avait osé enfreindre ce serment, et braver les malédictions prononcées contre celui qui le violerait. Sighebert en eut le courage, aimant mieux risquer son âme que de négliger un seul moyen de succès dans la poursuite de ses desseins. Paris, en effet, lui était nécessaire comme point d’appui, et, pour employer une locution toute moderne, comme base de ses opérations ultérieures, soit qu’il voulût agir contre Hilperik à l’ouest, ou au sud contre Theodebert. Il somma donc la ville de le recevoir, en dépit du traité, et il y entra sans aucune résistance, car elle n’était gardée contre lui que par la protection de saint Polyeucte, de saint Hilaire et de saint Martin.

Après avoir établi ses quartiers à Paris, le roi Sighebert s’occupa premièrement d’envoyer des troupes contre le fils de Hilperik qui, parcourant en Aquitaine la même route que l’année précédente, venait d’arriver à Limoges. Entre la ville de Tours et celle de Chartres, une bande de terre, comprenant les pays de Châteaudun et de Vendôme, appartenait au royaume d’Austrasie ; Sighebert résolut d’y lever une armée, afin de ménager les forces qu’il avait amenées avec lui. Ses messagers allèrent de bourgade en bourgade, publiant une proclamation qui enjoignait à tout homme libre de se trouver au rendez-vous de guerre, équipé de son mieux d’armes quelconques, depuis la cuirasse et la lance jusqu’au bâton ferré et au simple couteau. Mais, ni dans les villes ni hors des villes, personne ne répondit à l’appel ; et, malgré l’amende de soixante sols d’or prononcée contre celui qui résistait aux ordonnances royales, les habitants de Châteaudun, de Vendôme et des environs de Tours ne s’armèrent point, et ne quittèrent point leurs maisons. Ces gens savaient que leur pays était compris dans le partage de Sighebert, et que les impôts levés chez eux se rendaient au fisc d’Austrasie, mais c’était tout, et comme le roi dont ils dépendaient ne leur faisait sentir par aucun acte son autorité administrative, comme cet ordre était le premier qu’ils eussent jamais reçu de lui, ils y firent peu d’attention.

Cette résistance passive devait, si elle se prolongeait, contraindre le roi d’Austrasie à diviser ses forces. Pour la faire cesser promptement et sans violence, il envoya sur les lieux ses deux plus habiles négociateurs, Godeghisel, maire du palais, et Gonthramn, surnommé Bose, c’est-à-dire le malin, homme d’intrigue et de savoir-faire, doué, malgré son origine tudesque, d’une souplesse d’esprit qui n’appartenait guère qu’à la race gallo-romaine. Les deux austrasiens réussirent dans leur mission, et passèrent bientôt la Loire à la tête d’une armée indigène, mal équipée mais assez nombreuse pour ne pas craindre d’en venir aux mains avec les Francs de Theodebert.

Ceux-ci, déjà fort alarmés par la nouvelle de l’invasion austrasienne, le furent encore plus lorsqu’ils apprirent que des troupes s’avançaient contre eux, et que la retraite leur était coupée. Mais, quel que fût le découragement de ses soldats, Theodebert, en véritable chef germain, résolut de marcher à l’ennemi. Il sortit de Limoges, et alla prendre position sur les bords de la Charente, à huit ou dix milles d’Angoulême ; durant ce trajet, beaucoup de ses gens désertèrent, de sorte qu’au moment de livrer bataille, il resta presque abandonné ; il n’en combattit pas moins avec une grande bravoure, et fut tué dans la mêlée. Les paysans gaulois dont se composait l’armée de Godeghisel et de Gonthramn Bose n’avaient point, comme les Francs, une sorte de culte pour les descendants de Merowig ; sans égard pour la longue chevelure qui distinguait le fils du roi Hilperik, ils le dépouillèrent comme le reste des morts, et le laissèrent nu sur le champ de bataille. Mais un chef austrasien, nommé Arnulf, eut horreur de cette profanation ; quoique ennemi de Theodebert, il enleva avec respect le corps du jeune prince ; puis, l’ayant lavé selon la coutume, et habillé de riches vêtements, il le fit ensevelir à ses frais dans la ville d’Angoulême.

Cependant le roi Gonthramn, cédant encore une fois à son goût pour le repos ou à l’impression de la crainte, venait de se réconcilier avec Sighebert. Hilperik apprit cette nouvelle trahison en même temps que la mort de son fils, et la perte de son armée d’Aquitaine. Réduit par ce double malheur à un état complet de désespoir, et ne songeant plus qu’à sauver sa vie, il quitta les bords de la Seine, traversa rapidement tout son royaume, et alla se réfugier dans les murs de Tournai avec sa femme, ses enfants, et ses guerriers les plus fidèles. La force de cette ville, première capitale de l’empire Franc, l’avait déterminé à la prendre pour asile. Dans l’attente d’un siége, il s’occupait d’y rassembler des hommes et des munitions de guerre, pendant que Sighebert, libre de ses mouvements dans toute l’étendue de la Neustrie, s’emparait des villes de ce royaume. Ayant occupé celles qui se trouvaient au nord et à lest de Paris, il se porta vers l’occident, résolu de livrer ce qu’il venait de conquérir, cités et territoire, en solde à ses guerriers d’outre-Rhin. Ce projet fut pour tous les Francs, même pour ceux du royaume d’Austrasie, une cause de vives inquiétudes. Les austrasiens étaient peu désireux d’avoir pour voisins en Gaule des gens qu’ils regardaient comme leurs ennemis naturels ; et de leur côté les neustriens se voyaient menacés de l’expropriation, de l’asservissement politique, de tous les maux qu’entraîne une conquête territoriale.

Les premiers firent entendre au roi des remontrances et des murmures ; les seconds transigèrent avec lui. Après avoir délibéré sur ce qu’il convenait de faire dans une conjoncture aussi périlleuse, les seigneurs et les arimans de la Neustrie adressèrent à Sighebert un message conçu en ces termes :

Les Francs qui autrefois regardaient du côté du roi Hildebert, et qui depuis sont devenus hommes-liges du roi Hilperik, veulent maintenant se tourner vers toi, et se proposent, si tu viens les trouver, de t’établir roi sur eux.

Tel était le langage tant soit peu bizarre de la politique germaine, et c’est de cette manière que les Francs exerçaient leur droit de quitter le prince qui les gouvernait, et de passer sous l’obéissance d’un autre descendant de Merowig. La puissance royale, pour chacun des fils de Chlother, consistait bien moins dans l’étendue et la richesse des territoires qui formaient son royaume, que dans le nombre des hommes de guerre qui s’étaient rangés sous son patronage, et qui, selon l’expression germanique, obéissaient à sa bouche. Il n’y avait rien de fixe ni de stable dans la répartition de la population franque entre les rois dont elle faisait la force ; elle ne répondait pas exactement aux circonscriptions territoriales, et l’un des princes pouvait avoir des vassaux dans le royaume d’un autre. Parmi ces vassaux ou leudes les plus dévoués, les plus utiles, comme on s’exprimait alors, étaient ceux qui, habitant près du roi, et formant autour de sa personne une garde permanente, avaient pour salaire la vie commune à sa table ou sur les fruits de son domaine. Il y avait moins à compter sur la foi de ceux qui, domiciliés au loin, et vivant dans leurs propres maisons, jouissaient, par concession royale, du feod ou de la solde en terres. C’est cette dernière classe d’hommes qui, pour sauver ses propriétés, déserta la cause de Hilperik, et offrit la royauté à Sighebert ; l’autre, plus fidèle mais moins nombreuse, avait suivi le roi fugitif jusque dans les murs de Tournai.

Sighebert reçut avec joie le message et l’offre des neustriens ; il leur garantit par serment qu’aucune ville ne serait livrée à ses soldats, et promit de se rendre à l’assemblée où il devait être inauguré selon a coutume de ses ancêtres. Ensuite il alla jusqu’à Rouen faire une sorte de reconnaissance militaire, et revint à Paris après s’être assuré qu’aucune ville forte de l’ouest n’était disposée à tenir contre lui.

Afin de prémunir son mari contre un retour d’affection fraternelle, et de veiller par elle-même à l’accomplissement de sa vengeance, Brunehilde quitta la ville de Metz pour se rendre auprès de Sighebert. Elle avait une telle confiance dans la certitude de son triomphe, qu’elle voulut faire ce voyage accompagnée de ses deux filles, Ingonde et Chlodeswinde, et de son fils Hildebert, enfant de quatre ans. Ses chariots de bagage contenaient de grandes richesses et ce qu’elle avait de plus précieux en ornements d’or et en bijoux. Il semble que, par une vanité de femme, elle voulût éblouir les yeux, et se montrer magnifique dans sa parure, en même temps que terrible pour ses ennemis. Cette princesse, jeune encore, et d’une beauté remarquable, répondait mieux que les autres épouses mérovingiennes à l’idée que la population gauloise se faisait d’une reine d’après les traditions de l’empire romain. Fille de roi, et née dans un pays où la royauté, quoique d’origine barbare, avait des allures tout impériales, elle commandait le respect par la dignité de ses manières et par la noblesse de sa naissance. Le jour de son entrée à Paris, les habitants se portèrent en foule à sa rencontre, le clergé des églises et les gens de famille sénatoriale s’empressèrent de venir la saluer ; mais l’homme que sa dignité à la fois ecclésiastique et municipale plaçait à la tête de la ville, l’évêque Germanus, aujourd’hui honoré comme saint, ne se présenta pas.

C’était un homme de civilisation autant que de foi chrétienne, une de ces organisations délicates à qui la vue du monde romain, gouverné par des barbares, causait d’incroyables dégoûts, et qui s’épuisait dans une lutte inutile contre la force brutale et contre les passions des rois. Dès le commencement de la guerre civile, saint Germain avait essayé de s’interposer comme médiateur entre Hilperik et Sighebert, et à l’arrivée de ce dernier, il avait renouvelé en vain ses sollicitations et ses remontrances. La fatigue et le découragement altérèrent sa santé ; il tomba malade, et au milieu de ses souffrances corporelles, le présent et l’avenir de la Gaule s’offraient à lui sous des couleurs encore plus sombres.

Pourquoi, s’écriait-il, n’avons-nous pas un moment de repos ? pourquoi ne pouvons-nous pas dire, comme les apôtres dans l’intervalle de deux persécutions : voici enfin des jours supportables ?

Retenu par la maladie, et ne pouvant faire entendre à Brunehilde ses exhortations en faveur de la paix, il les lui adressa par écrit. Cette lettre qui fut remise par un clerc d’origine franque, nommé Gondulf, et qui s’est conservée jusqu’à nous, commence par des excuses respectueuses et des protestations d’attachement ; puis elle continue de la manière suivante :

Répéterai-je les bruits qui courent dans le public ? Ils me consternent, et je voudrais pouvoir les dérober à la connaissance de votre piété. On dit que c’est par vos conseils et votre instigation que le très glorieux roi Sighebert s’acharne si obstinément à la ruine de ce pays. Si je rapporte de semblables propos, ce n’est pas que j’y ajoute foi, c’est afin de vous supplier de ne fournir aucun prétexte à de si graves imputations. quoique déjà, depuis longtemps, ce pays soit loin d’être heureux, nous ne désespérons pas encore de la miséricorde divine qui peut arrêter le bras de la vengeance, pourvu que ceux qui gouvernent ne se laissent pas dominer par des pensées de meurtre, par la cupidité, source de tout mal, et par la colère qui fait perdre le sens... Dieu le sait, et cela me suffit ; j’ai souhaité de mourir pour que leur vie soit prolongée, j’ai souhaité de mourir avant eux, afin de ne point voir de mes yeux leur ruine et celle de ce pays. mais ils ne se lassent point d’être en querelle et en guerre, chacun rejetant la faute sur l’autre, n’ayant nul souci du jugement de Dieu, et ne voulant rien laisser à la décision de la toute-puissance divine. Puisque aucun d’eux ne daigne m’écouter, c’est à vous que j’adresse mes instances ; car si, grâce à leurs discordes, le royaume tombe à sa perte, il n’y aura pas là un grand triomphe pour vous ni pour vos enfants. Que ce pays ait à se féliciter de vous avoir reçue ; montrez que vous y venez pour le sauver et non pour le perdre ; en calmant la colère du roi, en lui persuadant d’attendre avec patience le jugement de Dieu, vous ferez tomber à néant les mauvais propos du peuple.

C’est avec tristesse que je vous écris ces choses ; car je sais comment se précipitent rois et nations à force d’offenser Dieu. Quiconque espère en la puissance de son propre bras, sera confondu et n’obtiendra point la victoire ; quiconque se repose avec confiance sur la multitude de ses gens, loin d’être à l’abri du danger, tombera en péril de mort ; quiconque s’enorgueillit de ses richesses en or et en argent, subira l’opprobre et la désolation avant que son avarice soit satisfaite. Voilà ce que nous lisons dans les écritures... C’est une victoire sans honneur que de vaincre son frère, que de faire tomber dans l’humiliation une famille de parents, et de ruiner la propriété fondée par nos ancêtres. En se battant l’un contre l’autre, c’est contre eux-mêmes qu’ils combattent, chacun d’eux travaille à détruire son propre bonheur, et l’ennemi qui les regarde et qui approche se réjouit en voyant qu’ils se perdent... nous lisons que la reine Esther fut l’instrument de Dieu pour le salut de tout un peuple ; faites éclater votre prudence et la sincérité de votre foi, en détournant le seigneur roi Sighebert d’une entreprise condamnée par la loi divine, et en faisant que le peuple jouisse du bien de la paix, jusqu’à ce que le juge éternel prononce dans sa justice. L’homme qui mettrait de côté l’affection fraternelle, qui mépriserait les paroles d’une épouse, qui refuserait de se rendre à la vérité, cet homme, tous les prophètes élèvent la voix contre lui, tous les apôtres le maudissent et Dieu lui-même le jugera dans sa toute-puissance.

Le sentiment de tristesse empreint ans chaque phrase de cette lettre, la gravité un peu hautaine du style, et jusqu’à cette manière dédaigneuse de parler des rois sans les nommer, tout cela avait quelque chose d’imposant ; mais tout cela fut inutile. Brunehilde possédait au plus haut degré ce caractère vindicatif et implacable dont la vieille poésie germanique a personnifié le type dans une femme qui porte le même nom. Elle ne tint compte ni des menaces de la religion, ni de ces vieux avertissements de l’expérience humaine sur l’instabilité de la fortune. Loin de réfléchir à la situation vraiment critique où elle se trouverait placée si son mari essuyait quelque revers, elle se montra plus impatiente que jamais de le voir partir pour aller à Tournai, porter les derniers coups et compléter sa victoire par un fratricide. Sighebert envoya d’abord une partie de ses troupes investir la place de Tournai et en commencer le siége ; lui-même fit ses préparatifs pour se rendre au lieu où il devait être inauguré comme roi des Francs occidentaux. Paris, ni toute autre ville, ne pouvait convenir pour cette cérémonie qui devait s’accomplir en plein air au milieu d’un camp. On choisit pour lieu d’assemblée l’un des domaines fiscaux du royaume de Neustrie, celui de Vitry sur la Scarpe, soit parce qu’il était peu éloigné de Tournai, soit parce que sa position septentrionale en faisait un rendez-vous commode pour la population franque, moins clairsemée en Gaule à mesure qu’on remontait vers le nord. Au moment du départ, lorsque le roi se mit en route escorté de ses cavaliers d’élite, tous régulièrement armés de boucliers peints et de lances à banderoles, un homme pâle, en habits sacerdotaux, parut au-devant de lui ; c’était l’évêque Germain, qui venait de s’arracher à son lit de souffrance pour faire une dernière et solennelle tentative :

Roi Sighebert, dit-il, si tu pars sans intention de mettre à mort ton frère, tu reviendras vivant et victorieux ; mais si tu as une autre pensée, tu mourras ; car le seigneur a dit par la bouche de Salomon : la fosse que tu creuses pour que ton frère y tombe, te fera tomber toi-même.

Le roi ne fut nullement troublé de cette allocution inattendue ; son parti était pris et il se croyait sûr de la victoire. Sans répondre un seul mot, il passa outre, et bientôt il perdit de vue les portes de la ville où sa femme et ses trois enfants restaient pour attendre son retour.

Le passage de Sighebert à travers le royaume qui allait lui appartenir par élection fut comme un triomphe anticipé. Les habitants gaulois et le clergé des villes venaient processionnellement à sa rencontre ; les Francs montaient à cheval pour se joindre à son cortège. Partout les acclamations retentissaient en langue tudesque et en langue romaine. Des bords de la Seine à ceux de la Somme, les gallo-romains étaient, quant au nombre, la population dominante ; mais à partir de ce dernier fleuve vers le nord, une teinte germanique de plus en plus forte commençait à se montrer. Plus on avançait, plus les hommes de race franque devenaient nombreux parmi la masse indigène ; ils ne formaient pas simplement, comme dans les provinces centrales de la Gaule, de petites bandes de guerriers oisifs, cantonnées de loin en loin : ils vivaient à l’état de tribu et en colonies agricoles, au bord des marécages et des forêts de la province belgique. Vitry, près de Douai, se trouvait, pour ainsi dire, sur la limite de ces deux régions ; les Francs du nord, cultivateurs et fermiers, et les Francs du sud, vassaux militaires, purent aisément s’y réunir pour l’inauguration du nouveau roi. Parmi les grands propriétaires et les chefs du royaume de Neustrie, un seul, nommé Ansowald, ne se trouva pas au rendez-vous ; son absence fut remarquée, et lui fit dans la suite un grand renom de fidélité au malheur.

La cérémonie eut lieu dans une plaine bordée par les tentes et les baraques de ceux qui, n’ayant pu se loger dans les bâtiments du domaine de Vitry, étaient contraints de bivouaquer en plein champ. Les Francs, en armes, formèrent un vaste cercle au milieu duquel se plaça le roi Sighebert, entouré de ses officiers et des seigneurs de haut rang.

Quatre soldats robustes s’avancèrent, tenant un bouclier sur lequel ils firent asseoir le roi, et qu’ils soulevèrent ensuite à la hauteur de leurs épaules. Sur cette espèce de trône ambulant, Sighebert fit trois fois le tour du cercle, escorté par les seigneurs et salué par la multitude qui, pour rendre ses acclamations plus bruyantes, applaudissait en frappant du plat de l’épée sur les boucliers garnis de fer. Après le troisième tour, selon les anciens rites germaniques, l’inauguration royale était complète, et de ce moment Sighebert eut le droit de s’intituler roi des Francs, tant de l’oster que du neoster-rike. Le reste du jour et plusieurs des jours suivants se passèrent en réjouissances, en combats simulés et en festins somptueux, dans lesquels le roi, épuisant les provisions de la ferme de Vitry, faisait à tout venant les honneurs de son nouveau domaine.

À quelques milles de là, Tournai, bloqué par les troupes austrasiennes, était le théâtre de scènes bien différentes. Autant que sa grossière organisation le rendait capable de souffrance morale, Hilperik ressentait les chagrins d’un roi trahi et dépossédé ; Frédégonde, dans ses accès de terreur et de désespoir, avait des emportements de bête sauvage. à son arrivée dans les murs de Tournai, elle se trouvait enceinte et presque à terme ; bientôt elle accoucha d’un fils au milieu du tumulte d’un siége et de la crainte de la mort qui l’obsédait jour et nuit. Son premier mouvement fut d’abandonner et de laisser périr, faute de soins et de nourriture, l’enfant qu’elle regardait comme une nouvelle cause de danger ; mais ce ne fut qu’une mauvaise pensée et l’instinct maternel reprit le dessus. Le nouveau-né, présenté au baptême et tenu sur les fonts par l’évêque de Tournai, reçut, contre la coutume des Francs, un nom étranger à la langue germanique ; celui de Samson, que ses parents, dans leur détresse, choisirent comme un présage de délivrance.

Jugeant sa position presque désespérée, le roi attendait l’événement dans une sorte d’impassibilité ; mais la reine, moins lente d’esprit, s’ingéniait de mille manières, faisait des projets d’évasion et observait autour d’elle pour épier la moindre lueur d’espérance. Parmi les hommes qui étaient venus à Tournai partager la fortune de leur prince, elle en remarqua deux dont le visage ou les discours indiquaient un sentiment profond de sympathie et de dévouement : c’étaient deux jeunes gens nés au pays de Térouanne, Francs d’origine, et disposés par caractère à ce fanatisme de loyauté qui fut le point d’honneur des vassaux du moyen-âge. Frédégonde mit en usage, pour gagner l’esprit de ces hommes, toute son adresse et tous les prestiges de son rang : elle les fit venir auprès d’elle, leur parla de ses malheurs et de son peu d’espoir, leur monta la tête avec des boissons enivrantes ; et, quand elle crut les avoir en quelque sorte fascinés, elle leur parla d’aller à Vitry assassiner le roi Sighebert. Les jeunes soldats promirent de faire tout ce que la reine leur commanderait ; et alors elle donna de sa propre main à chacun d’eux un long couteau à gaine, ou, comme disaient les Francs, un skramasax, dont elle avait, par surcroît de précautions, empoisonné la lame.

Allez, leur dit-elle, et si vous revenez vivants, je vous comblerai d’honneurs, vous et votre postérité ; si vous succombez, je distribuerai pour vous des aumônes à tous les lieux saints.

Les deux jeunes gens sortirent de Tournai, et, se donnant pour des déserteurs, ils traversèrent les lignes des austrasiens et prirent la route qui conduisait au domaine royal de Vitry. Quand ils y arrivèrent, toutes les salles retentissaient encore de la joie des fêtes et des banquets. Ils dirent qu’ils étaient du royaume de Neustrie, qu’ils venaient pour saluer le roi Sighebert et pour lui parler. Dans ces jours de royauté nouvelle, Sighebert était tenu de se montrer affable et de donner audience à quiconque venait réclamer de lui protection ou justice. Les neustriens sollicitèrent un moment d’entretien à l’écart, ce qui leur fut accordé sans peine ; le couteau que chacun d’eux portait à la ceinture n’excita pas le moindre soupçon, c’était une partie du costume germanique.

Pendant que le roi les écoutait avec bienveillance, ayant l’un à sa droite, et l’autre à sa gauche, ils tirèrent à la fois leurs skramasax, et lui en portèrent en même temps deux coups à travers les côtes. Sighebert poussa un cri et tomba mort. à ce cri le camérier du roi, Hareghisel, et un Goth nommé Sighila, accoururent l’épée à la main ; le premier fut tué et le second blessé par les assassins qui se défendaient avec une sorte de rage extatique. Mais d’autres hommes armés survinrent aussitôt, la chambre se remplit de monde, et les deux neustriens assaillis de toutes parts succombèrent dans une lutte inégale. à la nouvelle de ces événements, les Austrasiens qui faisaient le siége de Tournai se hâtèrent de plier bagage et de reprendre le chemin de leur pays. Chacun d’eux était pressé d’aller voir ce qui se passait chez lui ; car la mort imprévue du roi devait être en Austrasie le signal d’une foule de désordres, de violences et de brigandages. Cette nombreuse et redoutable armée s’écoula ainsi vers le Rhin, laissant Hilperik sans ennemi et libre de se transporter où il voudrait. échappé à une mort presque infaillible, il quitta les murs de Tournai pour aller reprendre possession de son royaume.

Le domaine de Vitry, témoin de tant d’événements, fut le lieu où il se rendit d’abord. Il n’y retrouva plus la brillante assemblée des neustriens, tous étaient retournés à leurs affaires, mais seulement quelques serviteurs austrasiens qui gardaient le corps de Sighebert. Hilperik vit ce cadavre sans remords et sans haine, et il voulut que son frère eût des funérailles dignes d’un roi. Par son ordre, Sighebert fut revêtu, selon la coutume germanique, d’habits et d’arme d’un grand prix, et enseveli avec pompe dans le village de Lambres sur la Scarpe.

Telle fut la fin de ce long drame qui s’ouvre par un meurtre et qui se dénoue par un meurtre ; véritable tragédie où rien ne manque, ni les passions, ni les caractères, ni cette sombre fatalité qui était l’âme de la tragédie antique, et qui donne aux accidents de la vie réelle tout le grandiose de la poésie. Le sceau d’une destinée irrésistible n’est, dans aucune histoire, plus fortement empreint que dans celle des rois de la dynastie mérovingienne. Ces fils de conquérants à demi sauvages, nés avec les idées de leurs pères au milieu des jouissances du luxe et des tentations du pouvoir, n’avaient dans leurs passions et leurs désirs ni règle ni mesure. Vainement des hommes plus éclairés qu’eux sur les affaires de ce monde et sur la conduite de la vie élevaient la voix pour leur conseiller la modération et la prudence, ils n’écoutaient rien : ils se perdaient faute de comprendre ; et l’on disait : le doigt de Dieu est là. C’était la formule chrétienne ; mais, à les voir suivre en aveugles, et comme des barques emmenées à la dérive, le courant de leurs instincts brutaux et de leurs passions désordonnées, on pouvait, sans être un prophète, deviner et prédire la fin qui les attendait presque tous.

Un jour que la famille de Hilperik, rétablie dans ses grandeurs, résidait au palais de Braine, deux évêques gaulois, Salvius d’Albi et Grégoire de Tours, après avoir reçu audience, se promenaient ensemble autour du palais. Au milieu de la conversation, Salvius, comme frappé d’une idée, s’interrompit tout à coup et dit à Grégoire :

Est-ce que tu ne vois pas quelque chose au-dessus du toit de ce bâtiment ? — Je vois, répondit l’évêque de Tours, le nouveau belvédère que le roi vient d’y faire élever. — Et tu n’aperçois rien de plus ? — Rien du tout, repartit Grégoire ; si tu vois autre chose, dis-moi ce que c’est. L’évêque Salvius fit un grand soupir et reprit : je vois le glaive de la colère de Dieu suspendu sur cette maison.

Cinq ans après, le roi de Neustrie avait péri de mort violente.