HISTOIRE DE LOUVOIS

ET DE SON ADMINISTRATION POLITIQUE ET MILITAIRE JUSQU'A LA PAIX DE NIMÈGUE

TOME PREMIER

 

PAR CAMILLE ROUSSET

PROFESSEUR D'HISTOIRE AU LYCÈE BONAPARTE

PARIS - DIDIER ET Cie - 1862

 

 

AVERTISSEMENT.

CHAPITRE PREMIER.

Introduction. — Caractère de Le Tellier. — Caractère de Louis XIV. — La noblesse. — Les ministres. — Origine et commencements de Le Tellier. — Le Tellier secrétaire d'État. — Sa conduite pendant la Fronde. — Lettre de Mazarin et réponse de Le Tellier. — Éducation de ses enfants. — Louvois. — Mort de Mazarin. — Chute de Fouquet. — Lettre de Le Tellier au marquis de Charost. — Louis XIV et ses ministres. — Louvois secrétaire d'État. — Son mariage. — Etat de l'Europe. — Portrait de la France et de Louis XIV. — Affaire du duc de Créqui. — Préparatifs de guerre contre le pape. — Campagne de Hongrie. — La ligue du Rhin. — Difficultés pour le choix d'un général. — Le comte de Coligny. — Le contingent français. —Marche des Français à travers l'Allemagne. — Montecucculi. — Combat de Kermend. — Bataille de Saint-Gothard. — Premier sentiment des Viennois. — Coligny et La Feuillade. — Ingratitude des Autrichiens. — Souffrances des troupes françaises. — Mécontentement de Louis XIV. — Traité de paix entre l'Empereur et les Turcs. — Jalousie contre la France. — Affaire d'Erfurt. — Retour des troupes françaises. — Coligny injustement traité. — La Feuillade, M. le Prince et les ministres. — Les généraux et les intendants. — Désordres dans l'armée. — Rôle des intendants et des commissaires des guerres. — Expédition de Gigeri. — Lettre de Louvois sur le châtiment d'un soldat.

CHAPITRE II.

L'évêque de Munster. — Guerre entre l'Angleterre et la Hollande. — Intervention de Louis XIV en faveur de la Hollande. — Corps auxiliaire français. — Le marquis de Pradel. — Le marquis de la Vallière. — Rapports des Français et des Hollandais. — Mort de Philippe IV. — Guerre Maritime entre la France et l'Angleterre. — Préparatifs militaires. — Revues de Breteuil et de Mouchy. — Effectif de l'armée. — Conférences de Bréda. — Traité des droits de la reine. — Droit de dévolution. — Turenne et Louvois. — Guerre de Dévolution. — Campagne de 1667. — La Flandre envahie. — Prise de Tournai. — Prise de Douai. — Voyage de la reine. — Marche sur Dendermonde. — Prise de Lille. — Combat de cavalerie. — Départ du roi. — Prise d'Alost. — Établissement du quartier d'hiver. — État sanitaire des troupes. — Misère de la garnison de Charleroi. — Colbert et Louvois. — Impositions. — Contributions. — Le marquis de Bellefonds. — Médiation de la Hollande et de l'Angleterre. — Triple alliance. — Préparatifs pour la campagne de 1668. — Le prince de Condé. — Expédition de Franche-Comté. Capitulation de Besançon et de Salins. — Siège de Dole. — Le comte de Gramont. — Siège de Gray. — Louis XIV et la triple alliance. — Question de la paix et de la guerre. — Les généraux et les ministres. — Armistice. — Louvois en Flandre. — Négociations à Saint-Germain. — Correspondance de Le Tellier et de Louvois. — Traité de Saint-Germain. — Sentiment de Turenne. — Sentiment de Louvois. — Paix d'Aix-la-Chapelle. — Le duc de Luxembourg,. — Promotion de maréchaux de France. — Examen du traité d'Aix-la-Chapelle. — Désarmement. — Conservation des cadres.

CHAPITRE III.

Institutions militaires. — État de l'armée avant la réforme de 1668. — Vénalité des charges. — Ses abus. — L'entretien des troupes partagé entre le roi et les officiers. — Négligence et malversations des officiers. — Abus des passe-volants. — Conséquences financières et militaires de cet abus. — Insouciance de Le Tellier. — Politique du cardinal Mazarin à l'égard des généraux. — Réclamations du marquis de Bellefonds. — Suppression de la charge de colonel général de l'infanterie. — Abaissement des autres grandes charges — Caractère et génie de Louvois. — Était-il possible de supprimer la vénalité des charges ? — La richesse plus considérée que la naissance. — Les officiers bourgeois. — Formation d'une compagnie. — Enrôlement. — Habillement. — Question de l'uniforme. — Armement. — Le mousquet et la pique. — Le fusil. — Réception de la compagnie. — Prime de levée. — Solde. — Traitement des capitaines. — Gratifications. — Ustensile. — Recherche et punition des passe-volants. — Punition des capitaines. — Les commissaires des guerres. — Affaire du commissaire Aubert — Un passe-volant en 1676. — Punition des officiers de la garnison de Belle-Ile. — Révolte des officiers contre les commissaires. — Affaire du chevalier de Mauconseil. — Éducation militaire du soldat. — Le régiment du roi. — Création des inspecteurs. — Martinet. — Le chevalier de Fourilles. — Indiscipline des officies. —Sévérité de Louvois. — Education des officiers. — Les cadets. — Cornettes ou enseignes. — Sous-lieutenants. — Lieutenants. — Le Sergent est officier. — Il peut devenir lieutenant. — Belle action et avancement du sergent Lafleur. — Major. — Lieutenant-colonel. — Le colonel, premier capitaine du régiment. — Analyse de l'armée. — Maison du roi. — Gardes du corps. — Gendarmes et chevau-légers de la garde. — Mousquetaires. — Corps de la gendarmerie. — Régiments de cavalerie. — Infanterie. — Gardes françaises. — Gardes suisses. — Institution des grenadiers. — Ordre hiérarchique des régiments d'infanterie. — Les vieux et les petite-vieux. — Les régiments à nom fixe et à nom variable. — Avancement du régiment du roi. — Dragons. — Composition des années. — Supériorité de la cavalerie sur l'infanterie — Causes de cette supériorité. — Tactique. — Mousquetaires et piquiers. — Défense d'un bataillon contre un escadron. — Avenir de l'infanterie. — Disposition d'une armée. — Brigades. — Institution des brigadiers. — Maréchaux de camp. — Lieutenants généraux. — Ordre de bataille. — Première ligne. — Deuxième ligne. — Réserve. — Artillerie. — Son organisation spéciale. — Le grand maître. — Les officiers d'artillerie. — Batteries à l'entreprise. — Privilèges du grand maitre. — Louvois restreint son autorité. — Le duc de Mazarin. — Le comte du Lude. — Origine des troupes d'artillerie. — Le régiment des fusiliers. — Les bombardiers. — Rapprochement de l'artillerie et de l'année. — Assimilation de grade. — Dumetz, maréchal de camp. — Les ingénieurs militaires. — Confusion dans le service des fortifications. — Vauban. — Situation des ingénieurs. — Ils commencent à former un corps. Vauban réclame la création d'une troupe spéciale pour le génie. Attelages et transports. — Subsistances. — Magasins. — Avantages des armées françaises sur les armées étrangères. — Hôpitaux. — Sort des soldats estropiés ou infirmes. — Religieux lais. — Origine des Invalides. — Établissement de l'Hôtel des Invalides. — Les ordres réunis de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare. — Mérite de Louvois.

CHAPITRE IV.

Expédition française an secours de Candie assiégée par les Turcs. — Le duc de Revailles. — Affaire du 25 juin 1669. — Mort du duc de Beaufort. — Canonnade du 24 juillet. — Rembarquement et départ des troupes françaises. — Hésitation de Louis XIV. — Projet d'une nouvelle expédition. — Capitulation de Candie. — Le duc de Revailles désavoué. — Fortification des places de Flandre. — Vauban. — Ses débuts. — Affaire des travaux de Brisach. — Erreur de Colbert. — Louvois protège et s'attache Vauban. — Rivalité de Vauban et du chevalier de Clerville. — Citadelle de Lille. — Citadelle d'Arras. — Fortifications de Dunkerque. — Rapports de Louvois et de Vauban. Louvois visite les troupes et les places. — Importation de la houille. — Hostilité de Vauban contre Colbert. — Budget des fortifications pour l'année 1670. — Voyage de Louis XIV en Flandre. — Voyage de Louvois et de Vauban à Pignerol. — Visite de Louvois au duc de Savoie. — Séjour de Vauban en Piémont. — Affaires de Lorraine. — Traités de Vincennes, de Montmartre et de Marsal. — Camp de Saint-Sébastien. — La Lorraine envahie. — Fuite de Charles IV. — Résistance des Lorrains. — Rigueurs ordonnées contre eux. — Prise d'Épinal et de Châté. — Occupation indéfinie de la Lorraine. — Administration des pays conquis. — Discussion entre Louvois et le maréchal de Créqui. — L'intendant Charuel. — La guerre retardée. — Grands travaux de l'année 1671. — Voyage militaire de Louis XIV en Flandre. — Louvois dirige le mouvement des troupes. — Fraudes des officiers et des soldats. — Indignation de Vauban. — Vauban compose pour Louvois le Mémoire pour servir d'instruction sur la conduite des sièges. — La faveur de Louvois auprès de Louis XIV devient prépondérante.

CHAPITRE V.

Mémoire de Louis XIV sur la guerre de Hollande. — Objet de cette guerre. — Troupes étrangères au service de la France. — Levées en Italie. — Levées en Suisse. — Magasins dans l'Electorat de Cologne. — Achat de munitions en Hollande. — Mort de M. de Lionne. — Voyage de Louvois dans l'Électorat de Cologne. — Contrôle de l'armée. — Louvois ministre. — Conflit entre Turenne et les maréchaux. — Campagne de 1672. — Commencement des opérations militaires. — Occupation de Maseick. — Prise de Wesel, Rhinberg, etc. — Passage du Rhin. — Prise d'Arnheim, Dœsbourg, etc. — Examen des fautes attribuées à Louvois. — Affaire de Muiden. — Le marquis de Rochefort. — Lettre du conte d'Estrades. — Rapport du marquis de Rochefort. — Tentative sur Aerdenbourg. — Les Hollandais inondent leur pays. — Opinion de Louis XIV sur cet acte. — Négociations. — Le prince d'Orange. — Renvoi des prisonniers de guerre. — Retour de Louis XIV à Saint-Germain. — L'Empereur et l'Électeur de Brandebourg. — Meurtre des frères de Witt. — Le duc de Luxembourg à Utrecht. — Combat de Woerden. — Orgueil du duc de Luxembourg. — Les contributions. — Violences contre les Hollandais. — Rapports de la cour avec les généraux. — Irritation du prince de Condé contre Turenne. — Turenne maintient son indépendance. — Marche inutile et retraite des Allemands. — Marche du prince d'Orange. — Siège de Charleroi. — Le comte de Montal. — Retraite du prince d'Orange. — Expédition du duc de Luxembourg. — Affaire de Bodegrave et de Swammerdam. — Attitude équivoque de l'Espagne. — Correspondance de Louis XIV et de Louvois. — Fatigue des troupes. — Turenne chasse l'ennemi de la Westphalie. — L'Electeur de Brandebourg fait son accommodement.

CHAPITRE VI.

Préparatifs pour la campagne de 1673. — Opinion de Turenne et de Condé. — Opinion de Vauban. — Libelles contre les Hollandais. — Lettre de l'intendant Robert. — Stoppa. — Luxembourg. — Le prince d'Orange. — Négociations. — Le prince de Condé à Utrecht. — Projet du siège de Maëstricht. — Rôle de Louvois. — Marche de l'armée royale à travers les Pays-Bas. — Terreur à Bruxelles. — Investissement de Maëstricht. — Changements introduits par Vauban dans les travaux d'approche. — Les parallèles. — Principaux épisodes du siège. — Capitulation de Maëstricht. — Lettres de Colbert à Louis XIV et à Louvois. — Popularité de Louvois. — Le congrès de Cologne. — Courtin. — Dispositions de l'Espagne, de l'Empereur et des Allemands. — Désarmement des villes d'Alsace. — Siège et prise de Trèves. — Correspondance de Courtin et de Louvois. — Lettre de Louvois au prévôt des marchands. — Le tiers-parti. — Difficulté sur la Lorraine. — Prise de Naerden par le prime d'Orange. — Procès de Dupas. — Commencement d'évacuation de la Hollande. — Projet de Louis XIV sur la Franche-Comté. — La guerre déclarée entre l'Espagne et la France. — Inaction du prince de Condé en Flandre. — Rapports de Turenne et de Louvois. — Les intendants. — Charuel. — Camus de Beaulieu. — Déclaration de l'Empereur contre la France. — Marche de Turenne en Allemagne. — Manœuvres de Montecucculi. — Évacuation d'Utrecht et de la plupart des places hollandaises. — Jonction des Impériaux, des Espagnols et des Hollandais. — Siège et prise de Bonn. — Lettre du prince Guillaume de Fürstenberg à Louvois. — Retraite du duc de Luxembourg. — Résultats de la campagne de 1673. — L'opinion se retourne contre Louvois. — Coalition de ses adversaires. — Le Tellier détache le prince de Condé de la coalition. — Entrevue de Louvois et de Turenne. — Lettre de Turenne à Louis XIV. — Lettre de Louvois à Courtin.

NOTE sur un Mémoire inédit de Louis XIV sur la campagne de 1672.

 

AVERTISSEMENT.

 

Ces deux volumes comprennent la première partie de l'Histoire de Louvois, jusqu'au temps de la paix de Nimègue ; deux autres volumes compléteront cette histoire. La paix de Nimègue est, dans la vie de Louvois, ce qu'elle est dans le règne même de Louis XIV, un repos, une halte après de glorieuses fatigues ; elle clôt une série de grands événements. Elle est, non pas seulement un entr'acte, mais le dénouement d'un drame qui est complet en lui-même, encore qu'il indique et appelle une suite. L'histoire de Louvois fait intimement partie de l'histoire politique et militaire du règne de Louis XIV, pendant les trente premières années du règne, ou plutôt elle est cette histoire même. A défaut d'autre preuve, il suffirait d'attester la grande renommée de Louvois. Cependant on parle de Louvois beaucoup plus qu'on ne le connaît ; la place qui lui est faite dans les histoires générales du règne de Louis XIV est en réalité bien petite pour un si grand personnage ; et, comme elle n'a pas été faite à sa mesure, il n'y tient pas tout entier. Il est vrai que les histoires générales ont besoin de matériaux préparés à l'avance ; lorsque ces matériaux manquent ou lorsqu'ils sont défectueux, elles laissent voir, dans leur structure, des vides regrettables ou des remplissages plus fâcheux encore.

Les travaux dont la personne de Louvois a été le sujet sont peu nombreux et peu recommandables ; cependant, la pénurie supposée des informations et des ressources leur a valu beaucoup plus d'estime et de faveur qu'ils n'en méritent. Je veux, surtout parler d'un libelle intitulé : Mémoires ou Essai pour servir à l'histoire de F. M. Le Tellier, marquis de Louvois. Ce libelle, publié au dix-huitième siècle (Amsterdam, 1740), passe généralement pour être l'œuvre de Chamlay ou de Saint-Pouenges, les deux hommes qui certainement ont le mieux connu Louvois. Mais, parce que tous les deux l'ont si bien connu, il est tout à fait impossible que l'un ou l'autre ait fabriqué ce tissu de sottises et d'erreurs grossières. Je ne parlerai pas mieux du Testament politique du marquis de Louvois (Cologne, 1695), qui a voulu se faire accepter comme l'œuvre de Louvois lui-même, et qui n'est sans doute qu'un des nombreux et vulgaires produits de Gatien de Courtils, l'auteur des Mémoires de d'Artagnan. De ces deux mensonges, l'un vaut l'autre. Dans la collection qui a pour titre : Vies des hommes illustres de France, par d'Auvigny (Amsterdam et Paris, 1724), le tome VI renferme une Vie de Louvois ; c'est tout ce que j'ai à en dire.

Et cependant ce ne sont ni les informations ni les ressources qui manquent. En fondant le Dépôt de la Guerre, après avoir fondé les Invalides, Louvois s'est créé des titres sérieux et durables à l'estime et à la reconnaissance publique. Par le Dépôt de la Guerre, il s'est livré lui-même et tout entier aux investigations des historiens ; sa vie officielle et privée est là, jour par jour, heure par heure, pendant trente ans. Et qu'on ne croie pas que le Dépôt de la Guerre soit un réduit inaccessible, un lieu saint, comme les Archives des Affaires Étrangères, par exemple : On y entre le plus facilement du monde, on y est traité avec la bienveillance la plus intelligente et la plus libérale. J'y suis entré facilement et j'y ai été traité libéralement. C'est pour moi une-satisfaction toute personnelle, encore plus qu'un devoir, d'en témoigner publiquement ma reconnaissance à M. le maréchal Vaillant, alors ministre de la Guerre, ainsi qu'à M. le général Blondel, directeur du Dépôt[1]. Comment donc ai-je été le premier, je ne veux pas dire à connaître, mais à fouiller, en ce qui concerne Louvois, des richesses ouvertes et offertes à tous ? Quel est l'épouvantail qui a tenu les curieux à distance ? Je ne sais, à moins que ce soit l'abondance même, la profusion, l'immensité de ces richesses.

De 1661 à 1691, la correspondance de Louvois ne remplit guère moins de neuf cents volumes. Il est vrai qu'un certain nombre ne sont que des copies ou transcrits ; mais les minutes et les autres pièces originales y comptent pour plus des deux tiers[2]. C'est donc pour le moins six cents volumes qu'il faut étudier si l'on veut connaître à fond cette grande époque. Cc labeur a été le mien pendant beaucoup d'années. Je ne m'en plains ni ne m'en vante. Les années que j'ai passées là sont certainement celles qui m'ont donné le plus de bonheur intellectuel et de jouissances parfaites. Nouer un commerce intime et de tête à tête avec les plus grands hommes d'un grand siècle ; tenir entre ses mains les lettres originales de Louis XIV, de Louvois, de Turenne, de Condé, de Vauban, de Luxembourg, et de tant d'autres, dont l'écriture semble encore fraiche, comme si elle était tracée d'hier ; démêler sans peine tous les secrets de la politique et de la guerre ; assister à la conception et à l'éclosion des événements ; surprendre l'histoire, pour ainsi dire à l'état natif, quelle plus heureuse fortune et quelle plus, grande joie ! Je vivais au sein même de la vérité ; j'en étais inondé, pénétré, enivré. Mais aujourd'hui, je le dis sincèrement, ma joie est mêlée d'une grande inquiétude ; cette vérité historique dont j'ai eu la révélation première, ai-je bien la force et le talent qu'il faut pour la communiquer ? C'était mon vœu le plus ardent, et j'y ai fait tous mes efforts ; personne plus que moi ne souffrira et ne se plaindra de leur insuffisance.

Les documents du Dépôt de la Guerre sont, à très-peu près, absolument inédits ; c'est à peine s'il en a été publié çà et là quelques parcelles, des échantillons de minerai en quelque sorte. Il n'y a guère eu qu'un essai de publication un peu importante ; au dernier siècle, le P. Griffet a donné un Recueil de lettres pour servir d'éclaircissement à l'histoire militaire du règne de Louis XIV (Paris, 1760). Des huit volumes qui composent ce recueil, sept se rapportent au temps de Louvois. Mais qu'est-ce que sept volumes in-12 pour six cents volumes in-folio de pièces originales ? Même pour un choix de lettres, il y a des lacunes sans excuse : rien avant l'année 1676 ; rien ou presque rien sur les années 1676 et 1677, les années de Condé, de Bouchain, de Valenciennes, de Cambrai, de Saint-Orner, de Cassel ! Rien de 1681 à 1688 ! Passons sur ce qui manque ; prenons ce qu'on nous donne. L'avertissement qui précède ce recueil de lettres assure qu'on a tâché de les arranger avec ordre en mettant ensemble celles qui ont rapport à un même objet. C'est ici le cas ou jamais de rappeler que l'intention ne doit pas être réputée pour le fait ; car il est difficile de voir un recueil moins ordonné. Pour rétablir la série chronologique des documents, j'ai dû faire un premier travail qui m'a tout de suite démontré la nécessité d'en faire un second. Les erreurs de dates, de jours, de mois, d'années même, les fautes dans les noms propres, les négligences de copiste qui se traduisent parfois en véritables et grossiers contre-sens, abondent malheureusement dans ce recueil ; il faut que l'impression n'ait pas été surveillée, ni la copie collationnée sur les originaux. C'est le travail qu'il m'a fallu faire et que j'ai cependant regretté d'avoir entrepris ; car j'aurais eu moins de peine et de temps perdu à copier directement les pièces originales, comme j'ai fait pour celles qui n'existent pas dans le recueil imprimé. Je n'en parle que pour mettre en garde les travailleurs contre l'autorité absolue de cette compilation, dont je ne veux cependant pas trop médire, puisque, .à tout prendre et ces réserves faites, elle peut être encore de quelque utilité.

On voit comment et pourquoi le Dépôt de la Guerre a été la source principale où j'ai puisé les éléments de l'Histoire de Louvois ; j'y ai ajouté quelques renseignements accessoires tirés des autres collections publiques et dépôts d'archives. En comparant ces documents avec les histoires générales ou militaires du règne de Louis XIV, même les plus estimées, j'ai constaté dans les livres bien des lacunes et bien des erreurs ; j'ai essayé de combler les unes et de rectifier les autres : mais partout et toujours je me suis fondé sur les preuves authentiques ; j'ai voulu que chaque fait ou chaque opinion fût accompagnée des siennes. Voilà pourquoi j'ai beaucoup cité ; il m'a semblé aussi qu'en laissant parler les personnages, au lieu de me substituer à eux, j'y gagnais de donner plus de vie au drame, et d'intérêt même au récit. Enfin j'ai tenté de faire pour l'histoire militaire d'une partie considérable du règne de Louis XIV, ce qu'un maître éminent a fait pour l'histoire diplomatique de ce temps-là. Je demande humblement pardon à M. Mignet d'oser avouer que j'ai voulu le prendre pour modèle et pour guide, l'ayant suivi de si loin et si mal imité.

J'ajoute un mot seulement. Dans les embarras de ce long travail, comme dans les difficultés de ma profession, j'ai toujours trouvé, promptes â m'encourager, un petit nombre d'amitiés rares, quelques-unes illustres, toutes précieuses et tenant au plus profond de mon âme. Je leur fais hommage de ce livre.

 

 

 



[1] Il faut que j'acquitte une dette envers MM. les employés des archives du Dépôt, MM. Turpin, Lacroix, Huguenin. Si quelqu'un a dû lasser leur complaisance et leur patience, c'est moi ; mais l'une et l'autre sont au-dessus de toute épreuve.

[2] Voir, de 1601 à 1691, la série des archives du Dépôt de la Guerre. Je ferai remarquer seulement que les derniers tomes de chaque année renferment souvent des pièces qui appartiennent à l'année suivante ; l'attribution de ces tomes n'est donc pas toujours d'une rigoureuse exactitude. On rencontre aussi de temps en temps, à titre de supplément, des recueils de pièces afférentes à des années diverses.

Il faut remarquer que, Louvois étant mort le 6 juillet 1691, on doit porter au compte de sa correspondance cinquante volumes environ de cette année 1691.