HISTOIRE DE LOUIS XI

par Charles Pinot Duclos

 

 

 

Préface

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PRÉFACE

Je n’entreprendrai point de prouver l’utilité de l’histoire : c’est une vérité trop généralement reconnue pour avoir besoin de preuves. Les sciences et les arts ont différents objets d’utilité, et font la gloire d’une nation : il n’appartient qu’à l’histoire de former les hommes d’état. C’est là qu’ils doivent trouver les règles de leur conduite.

On ne voit sur le théâtre du monde qu’un certain nombre de scènes qui se succèdent et se répètent sans cesse : quand on aperçoit les mêmes fautes suivies régulièrement des mêmes malheurs, on doit raisonnablement penser que si l’on eût connu les premières, on aurait évité les autres. Le passé doit nous éclairer sur l’avenir : la connaissance de l’histoire n’est qu’une expérience anticipée. Sur ce principe les histoires particulières l’emportent sur les générales. Celles-ci peuvent être curieuses ; plusieurs ne méritent qu’on s’en instruise que parce qu’il est honteux de les ignorer : on doit les lire ; mais il faut étudier les histoires particulières.

Si l’on ne voulait connaître que les principaux évènements ; une longue suite de siècles offrirait peu de variétés : des guerres cruelles et souvent injustes, des provinces désolées, des peuples opprimés, des traités jurés et violés. Voilà l’histoire.

Parmi tant de faits pareils la différence ne se fait sentir que dans les ressorts qui les produisent ; c’est aux histoires particulières à nous en instruire. Celles qui concernent notre nation sont les plus intéressantes et les plus utiles pour nous. C’est-là que nous pouvons connaître la constitution fondamentale de la monarchie, les principes du droit public et particulier, et ceux des révolutions. Une des principales est celle qu’on attribue à Louis XI révolution d’autant plus singulière, qu’elle s’est faite sans ébranler l’état, et par degrés insensibles. On a dit que ce prince mit les rois hors de page ; mais ce fut sans annoncer ses entreprises avec un éclat qui ne peut qu’en empêcher ou en retarder le succès. Il sut préparer et saisir les circonstances, s’écarter à propos des formalités, les rétablir dans le besoin, paraître s’y assujettir, pour les faire respecter ; parce qu’elles sont elles-mêmes un des remparts de l’autorité. Par une conduite également souple et ferme, il jeta les fondements de la puissance où sont parvenus ses successeurs ; de sorte que malgré la faiblesse de quelques-uns d’entre eux, l’autorité royale s’est toujours élevée depuis par ce mouvement que Louis XI lui avait imprimé, ou qu’il avait si considérablement augmenté, qu’il en est regardé comme l’auteur. Je ne puis cependant m’empêcher d’observer, qu’en attribuant à un roi les évènements de son règne, on doit distinguer ses actions et ses desseins propres, d’avec les révolutions dont les causes sont plus étendues : souvent le règne des princes n’est que l’époque de ces révolutions ; ils en sont quelquefois les ressorts, rarement les auteurs.

Celui qui règle le sort des empires ; dont le souffle renverse les trônes ; qui tient les cœurs des rois dans sa main, prépare leur élévation et leur chute par des voies impénétrables : le conquérant, le politique, le tyran, le prince faible, ne sont que des instruments entre les mains de Dieu. Ne croyons pas avoir sondé ses décrets et pénétré les premiers principes des évènements, quand nous avons aperçu quelques causes secondes.

Ne bornons pas nos vues à la France, jetons les yeux sur les autres états : nous verrons dans un même temps une influence générale se répandre sur l’Europe, y produire une espèce de fermentation, et en changer la face. Dans le nord, la tyrannie des rois de Danemark annonçait la liberté de la Suède : ce royaume moins opprimé, eût été plus longtemps esclave. L’Angleterre était le théâtre de toutes les horreurs des factions de Lancastre et d’York : la force y réglant les droits, le sceptre appartenait à quiconque osait s’en saisir. Le génie anglais ne s’est jamais plus développé que dans ce temps-là : l’inquiétude, et la fierté de cette nation ne servaient qu’à faire connaître que c’est par l’audace des entreprises qu’on plaît à un peuple libre, et qu’on parvient à l’asservir.

L’Espagne si longtemps alliée et amie de la France en devient la rivale aussitôt qu’elle voit augmenter sa propre puissance par la réunion des couronnes de Castille et d’Aragon sur la tête de Ferdinand le catholique. Le règne de ce prince reçoit un nouvel éclat de la découverte du nouveau monde, source de biens et de maux, qui a enrichi et dépeuplé l’Europe.

La maison d’Autriche d’abord plus illustrée que puissante, tombe tout à coup par la faiblesse de ses princes dans un état de langueur qui ne répond ni à ses commencements ni à ce degré de puissance où elle est parvenue depuis. Elle se relève par le mariage de Marie de Bourgogne, et s’étend plus par ses alliances, sa politique, ou plutôt ses intrigues, que les autres princes par des conquêtes et des vertus.

Les suisses las d’être les victimes de l’orgueil et de la tyrannie, secouent le joug, deviennent recommandables par leur valeur ; sages dans leur gouvernement, respectables par leurs mœurs, redoutables à leurs ennemis, fidèles à leurs alliés.

En Italie, Jacques Sforze, un aventurier, se fait un nom dans les armes ; son fils en augmente la gloire, s’empare du Milanais en usurpateur, le gouverne en prince. Les Médicis par leurs richesses et par leur crédit se rendent maîtres de Florence. C’est en gagnant le cœur de leurs concitoyens ; c’est par l’éclat de leurs vertus ; c’est en servant leur patrie, qu’ils trouvent les moyens de l’assujettir. Ils usurpent la souveraineté par les seules voies qui rendent les princes dignes de la conserver.

Autrefois la puissance illimitée des papes les dispensait de se plier à un plan de gouvernement et d’avoir les égards dus aux rois. Ils parlaient, on s’empressait ; ils commandaient, on obéissait. L’abus du pouvoir en est toujours l’écueil. On commença à distinguer le prince du pontife ; on le respectait, mais on le redoutait moins. Dès le temps de Louis XI la cour de Rome n’osait plus hasarder témérairement ses entreprises. Elle employait des mesures, concertait ses desseins, et la diminution de sa puissance, donna naissance à sa politique.

Telles sont les circonstances qui accompagnèrent ou suivirent de près le règne de Louis XI et qui précédèrent de quelques années la plus grande et la plus subite des révolutions ; je veux dire celle qui arriva dans la religion au commencement du seizième siècle, et qui changea totalement les intérêts des princes et le système politique de l’Europe. On voit par ce tableau que le règne de Louis XI est un de ceux qu’il importe le plus de connaître.

Le discours ordinaire de ceux qui n’ont qu’une connaissance médiocre de notre histoire, est de demander ce qu’on peut dire après Philippe de Commines ? Beaucoup de choses qu’il a ignorées ou omises, qui sont très importantes, et dont on a les preuves. On ne peut trop donner d’éloges à cet excellent écrivain : les vues saines, le sens droit et profond, le jugement solide qui règnent dans son ouvrage, lui ont acquis à juste titre la réputation dont il jouit, et qu’il conservera toujours.

Cependant ceux qui font de l’histoire leur étude particulière conviennent qu’il n’a écrit que des mémoires et non pas une histoire. Indépendamment des fautes qui sont relevées dans les notes marginales de la dernière édition, il lui en est échappé plusieurs autres. Je les marquerai hardiment, parce que c’est un de mes devoirs. Toutes les fois que je ne me suis pas trouvé d’accord avec lui, mon sentiment m’est devenu suspect, et je n’y ai persisté qu’après les recherches les plus exactes. Ses fautes ne sont pas ordinairement importantes : mais on peut toujours relever celles des grands hommes ; peut-être sont-ils les seuls qui en soient dignes, et dont la critique soit utile.

Il est encore important d’observer que Commines ne passa en France qu’en 1472. La douzième année du règne de Louis XI. Il ne pouvait savoir que par des récits ce qui était arrivé dans le royaume jusqu’à ce jour-là. Ses mémoires ne commencent qu’à la guerre du bien public. Louis XI avait alors quarante-deux ans. On conjecture par les mémoires de Commines, qu’il les composa vers l’an 1491, huit ans après la mort du roi, et 27 depuis les premiers évènements qu’il rapporte. Comme il n’écrivait que de mémoire, il ne s’est pas toujours rappelé les faits exactement. Oserais-je avancer une proposition, qui pour avoir l’air d’un paradoxe, n’en est pas peut-être moins vraie : ce ne sont pas toujours les auteurs contemporains qui sont le plus en état d’écrire l’histoire. Ils ne peuvent donner que des mémoires dont la postérité fait usage ; ils sont souvent opposés les uns aux autres. C’est du sein même de cette contrariété que nous tirons la vérité. d’ailleurs ils ignorent les ressorts cachés des faits qu’ils rapportent ; au lieu que les actes les plus secrets du ministère devenant publics après une longue suite d’années, lorsqu’ils sont sans conséquence, nous entrons dans un sanctuaire qui était impénétrable à nos aïeux.

L’homme de la cour le plus instruit, ne peut jamais l’être aussi parfaitement qu’un historien à qui l’on remettrait les actes, les lettres, les traités, les comptes, et généralement tout ce qui sert de fondement à l’histoire. Voilà précisément quelle est la collection des pièces qui sont en dépôt à la bibliothèque du roi, et sur lesquelles j’ai composé cette histoire.

Feu M. l’abbé le Grand, l’homme le plus laborieux, a passé trente ans à former ce recueil sur lequel il avait composé des annales plutôt qu’une histoire. Son travail m’a été extrêmement utile, et m’en a épargné beaucoup. C’est une reconnaissance que je lui dois, et que je ne saurais trop publier. Cependant je n’ai point suivi son plan ; j’ai encore moins adopté ses vues. Comme il avait toujours eu Louis XI pour objet de ses études, il s’était accoutumé à regarder ce prince comme le plus grand roi de la monarchie. On croit par un sentiment secret, inconnu peut-être à celui qui l’éprouve, participer à la gloire de ceux dont on s’occupe. Il jugeait dignes d’attention les moindres évènements de ce règne ; tous lui paraissaient d’une égale importance.

Malgré toutes les recherches de M. l’abbé le Grand, malgré les soins qu’il s’est donnés, j’ai éprouvé que les collections qui abondent en superflu, manquent quelquefois du nécessaire, et que les compilations les plus étendues sont celles qui exigent le plus de critique et de discussion. J’ai vérifié les pièces importantes avec ceux dont la profession est d’en juger. Tous les dépôts m’ont été ouverts par les ordres de M. Le comte de Maurepas, à qui le roi a confié le département des lettres, des sciences et des arts ; comme s’il eût consulté ceux qui les cultivent.

Je ne me suis pas contenté de lire les imprimés et les manuscrits, j’ai eu recours aux personnes les mieux instruites de notre histoire. J’ai tiré un très grand avantage des conseils de M. Berthier conseiller honoraire au parlement, et de Mmes de Foncemagne et Secousse, de l’académie des belles-lettres. Je les prie de me pardonner si je déclare publiquement les obligations que je leur ai. J’ai cru que la reconnaissance pouvait me dispenser de leur en demander la permission que leur modestie m’aurait refusée.

Je ne me suis point attaché à rapporter tous ces petits faits qu’on lit sans les retenir, qui font languir l’attention, qui n’ont jamais eu d’autre mérite que l’intérêt actuel, et qui doivent comme tous les faibles objets, disparaître dans l’éloignement.

Des communautés ou des familles ne trouveront point ici des particularités qui pourraient peut-être les intéresser, mais qui seraient de la dernière indifférence pour le public ; à moins qu’elles ne soient importantes, et qu’elles ne servent à faire connaître le prince dont j’écris la vie. On ne doit pas admettre dans une histoire tout ce qui peut entrer dans un journal ou des annales. L’historien doit chercher à s’instruire des moindres détails, parce qu’ils peuvent servir à l’éclairer ; et qu’il doit examiner tout ce qui a rapport à son sujet : mais il doit les épargner au lecteur. Ce sont des instruments nécessaires à celui qui construit l’édifice, inutiles à celui qui l’habite. L’historien doit tout lire, et ne doit écrire que ce qui mérite d’être lu. Je n’ai omis aucun des faits qui sont dignes de quelque attention ; je me suis particulièrement arrêté sur ceux qui concernent les lois, le gouvernement, et dont les suites se font encore sentir aujourd’hui. Je n’ai pas eu moins d’attention à peindre les mœurs, parce qu’elles sont ordinairement le principe ou la suite des révolutions.

On verra combien les vertus et les vices des hommes dépendent des mœurs de leur siècle ; qu’ils n’ont presque jamais de principes sûrs, et n’agissent que par imitation ; que les siècles les moins polis sont les plus vicieux, et que la vertu s’épure à mesure que l’esprit s’éclaire : nous sentons alors que nos véritables intérêts dépendent d’être unis à l’intérêt commun. Ce que j’avance au sujet d’une nation peut s’appliquer aux particuliers. Les hommes privés de lumières sont toujours dans l’occasion du crime ; au lieu qu’un homme d’esprit, n’eût-il que des vues d’intérêt, sent qu’il n’a point de meilleur parti à prendre que d’être honnête homme. On est bien près de suivre la vertu, quand on est obligé de rougir du vice.

Dans des temps peu éclairés on conservait une réputation de probité en faisant des actions qui déshonoreraient aujourd’hui. J’en pourrais rapporter plusieurs exemples ; mais je crois qu’on doit respecter jusqu’aux fantômes de vertu que le temps a consacrés, et qui peuvent être même des objets d’émulation à la faveur de l’obscurité qui en couvre les défauts. Pour mieux développer le caractère de Louis XI j’ai tâché de faire connaître le génie de son siècle. Je n’ai eu aucun égard aux idées populaires. Plusieurs personnes seront peut-être étonnées de ne pas trouver tous mes jugements d’accord avec ceux qu’elles ont pu se former d’avance et sans examen. Je ne crains point de heurter les préjugés : c’est le premier pas vers la vérité. Je n’ai admis que les faits consacrés par des pièces authentiques et des auteurs contemporains. J’ai eu grand soin de conserver les traits particuliers qui caractérisent l’homme et l’exposent à nos yeux dépouillé de tous les dehors imposants du trône : mais j’ai méprisé les traditions populaires ; content de les supprimer, je n’ai pas cru qu’elles méritassent d’être réfutées, à moins qu’il n’en résultât quelque éclaircissement utile. Je n’en ai pas moins relevé et condamné les fautes de Louis XI sans m’appuyer sur des fables qui ne doivent leur naissance qu’à des bruits populaires. Le commun des hommes ne connaissant guère l’histoire que par une tradition vague, il n’est pas étonnant que cette tradition se ressente de l’ignorance et de la grossièreté du peuple qui en est dépositaire.

Je ne donne point de pièces justificatives, parce que j’aurais fait trop de volumes, à ne choisir que les plus importantes. Ceux qui voudront les consulter, les trouveront à la bibliothèque du roi.

À l’égard de l’ordre que j’ai suivi, il est à propos d’observer que du temps de Louis XI l’année commençait à pâques. Ce n’est qu’en 1564, que le commencement en a été fixé au 1er de janvier. J’ai suivi le nouveau style ; mais j’ai marqué au commencement de chaque année la date du jour de pâques, afin qu’on fût en état de comparer les deux styles. Quand il s’est trouvé des faits qui concouraient ensemble et se croisaient, j’ai préféré l’ordre de la matière à celui des dates : une plus grande exactitude serait elle-même une source de confusion.

Voilà mes engagements : le lecteur jugera si je les ai remplis.