HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE HUITIÈME

 

 

La vie du duc de Bourgogne n’a été jusqu’ici qu’une suite de combats, ou plutôt de fureurs mêlées de quelques prospérités qui ne servaient qu’à l’entraîner vers le précipice où nous allons le voir tomber. Le ciel signale quelquefois avec éclat sa vengeance sur les princes. Dieu pour les punir de leurs fureurs, appesantit son bras sur eux d’une façon visible, et fait servir leur châtiment d’exemple aux peuples mêmes à qui ils devaient celui des vertus. Le duc de Bourgogne n’ayant besoin pour faire la guerre d’autres motifs que de son inquiétude naturelle et de sa valeur féroce, tourna ses armes contre les suisses, sous prétexte qu’ils avaient secouru ceux du comté de Ferette, et qu’ils avaient commis quelques hostilités sur les terres du comte de Romont son allié. Jamais guerre aussi funeste n’eut une première cause plus légère. La querelle s’était élevée à l’occasion d’une charretée de peaux appartenante à un marchand suisse que le comte de Romont avait fait saisir pour quelques droits. Le roi fit, du moins en apparence, tout ce qu’il put pour empêcher cette guerre. Les suisses n’oublièrent rien pour fléchir le duc de Bourgogne. Ils lui offrirent de réparer tous les torts dont on se plaignait, de renoncer en sa faveur à l’alliance de tous les princes, même à celle de France, et de le servir avec six mille hommes. Ils lui représentèrent qu’il ne tirerait aucun avantage de la conquête de la Suisse, et que les seuls mords de ses chevaux valaient mieux que tout leur pays. Les soumissions des suisses ni les avis des plus sages conseillers du duc ne purent l’emporter sur son ambition. La prise de Nancy et quelques légers avantages qu’il avait eus en entrant dans la Suisse, lui persuadèrent que tout devait subir sa loi. Il embrassait déjà dans son cœur la conquête de tous les pays voisins des siens, et croyait porter ses armes victorieuses en Italie.

Le duc ayant assiégé et pris Granson, la garnison qui était de cinq cents hommes, se rendit à discrétion ; quelques auteurs prétendent qu’il y avait une capitulation par laquelle les suisses devaient sortir vies et bagues sauves : le duc aussi barbare que perfide, les livra tous au prévôt de son armée qui en fit pendre quatre cents aux arbres, et fit noyer les cent autres.

Les suisses armés tumultuairement, s’avançaient pour secourir Granson, lorsqu’ils apprirent que cette ville était prise ; ils n’auraient peut-être pas osé passer plus avant ; mais le duc alla les chercher : il fit encore une plus grande faute. Au lieu de tenir la plaine où la victoire était assurée pour lui, il voulut, malgré les avis de tous ses officiers, entrer dans des défilés par où les suisses devaient déboucher. Il se mit à la tête d’un gros des plus braves cavaliers, et chargea les premiers bataillons. Les suisses firent ferme. Le duc qui s’était engagé témérairement n’étant pas soutenu, fut obligé de se retirer pour se rallier et donner le temps au reste de son armée de le joindre. Les suisses profitèrent de l’instant, et le poussèrent avec tant de vigueur, que sa retraite devint une déroute ; la terreur fut générale. Les premiers rangs renversés sur les seconds, et ceux-ci sur ceux qui les suivaient, entraînèrent toute l’armée dans leur fuite ; le duc lui-même si intrépide, s’enfuit jusqu’à Nonroy. Son fou nommé le glorieux, qui lui avait souvent entendu parler de la valeur d’Annibal, lui criait en fuyant avec lui : monseigneur, nous voilà bien annibalés.

Le carnage ne fut pas aussi grand que l’épouvante ; mais tout le bagage, les tentes, les vivres, l’artillerie, et les plus précieux meubles que le duc avait dans son camp pour paraître avec plus de faste aux yeux des étrangers, tout fut pillé. Les suisses connaissaient si peu la valeur d’un si riche butin, qu’ils prirent sa vaisselle d’argent pour de l’étain, et la vendirent au plus vil prix : ils ne firent pas plus de cas des pierreries. Un d’entre eux qui trouva le plus beau diamant du duc, le donna pour un florin. Les vainqueurs, reprirent Granson et les autres châteaux dont le duc s’était rendu maître ; ils détachèrent les corps de leurs compatriotes qui étaient pendus aux arbres, et y pendirent autant de bourguignons.

Le roi eut peine à dissimuler la joie qu’il ressentait de la défaite du duc de Bourgogne. Il avait proposé au commencement de cette année un cas de conscience assez singulier ; savoir,

s’il pouvait, selon Dieu et sa conscience, permettre, souffrir ou tolérer qu’aucuns princes, seigneurs ou communautés qui avaient ou pouvaient avoir querelle contre le duc de Bourgogne, lui fissent la guerre et portassent dommage.

Un prince, qui après des trêves jurées, propose de pareils cas de conscience, paraît vouloir moins dissiper des scrupules ou calmer des remords, que chercher des prétextes et imposer aux peuples. Il fut répondu que,

vu la conduite que le duc avait toujours tenue à l’égard du roi et du royaume, le roi pouvait laisser agir les autres princes, et même leur faire entendre que s’ils voulaient faire la guerre au duc de Bourgogne, il en serait content, et ne s’y opposerait pas ; mais qu’il ne devait ni les solliciter, ni leur donner aucun secours.

Quel exemple de la foi des princes ! Peut-on ne pas détester la bassesse de ceux qui lui suggéraient des subterfuges plus criminels et moins généreux qu’une rupture ouverte.

Louis XI n’ayant rien à craindre du duc de Bourgogne dans la conjoncture présente, porta toute son attention sur des ennemis moins puissants, mais aussi dangereux. Il était instruit que depuis longtemps le roi René entretenait des intelligences avec les ennemis de l’état, et que c’était lui qui avait engagé Charles duc de Calabre son neveu et fils du comte du Maine dans les intrigues du connétable.

Le roi écrivit au parlement qu’il serait fâché de trouver le roi de Naples son oncle aussi coupable qu’on le disait, mais que l’intérêt de l’état devant l’emporter sur tout, il voulait que la cour vît ce qui était à faire pour la sûreté publique, et qu’elle lui envoyât sa délibération pour procéder ainsi qu’il appartiendrait. La réponse du parlement fut que la matière mise en délibération : l’avis de la cour était qu’on pouvait en bonne justice procéder contre le roi de Naples par prise de corps ; mais qu’ayant égard à son grand âge, à l’honneur qu’il avait d’être prince du sang, et sa majesté ne voulant pas qu’on procédât par prise de corps, il devait être ajourné à comparoir en personne devant le roi, ou ceux qui seraient par lui députés en sa cour, suffisamment garnie de pairs, sur peine de bannissement du royaume, et confiscation de corps et de biens. René, au lieu d’obéir, prit la résolution de s’appuyer du duc de Bourgogne en l’instituant son héritier.

L’affaire était assez avancée ; un fils du prince d’Orange avait passé en Piémont avec vingt mille écus pour y lever des troupes et prendre possession de la Provence ; mais la nouvelle de la bataille de Granson changea les dispositions avec les intérêts. Les officiers du duc de Bourgogne qui étaient en Piémont, prirent la fuite ; et quelques provençaux qui conduisaient l’intrigue, ayant été arrêtés, découvrirent tout. Le roi connut alors le danger où il aurait été, si le duc de Bourgogne eût vaincu les suisses. La maison d’Anjou, celle de Savoie, le duc de Milan, allaient attaquer la France de tous côtés. La disgrâce du duc de Bourgogne lui fit perdre tous ses amis, et la crainte les ramena vers le roi. René lui envoya le duc de Calabre pour lui représenter qu’il apprenait avec douleur qu’il avait perdu son amitié, et qu’il le suppliait de faire cesser le scandale que causaient les procédures faites contre un prince du sang, qui ne cherchait qu’à finir tranquillement ses jours.

Le roi préférant toujours aux voies de fait celle de la négociation, envoya des ambassadeurs au roi René. Celui-ci les reçut à Arles, et leur donna des lettres par lesquelles il s’engagea, sur son honneur et sa parole de roi, en jurant sur les évangiles, de n’avoir aucune intelligence, ligue ou alliance avec le duc de Bourgogne, ni avec aucun autre ennemi du roi, et de ne jamais remettre la Provence entre leurs mains. René vint bientôt après trouver le roi à Lyon, et amena avec lui Cossa, grand sénéchal de Provence, homme attaché à son maître, et qui savait le grand art de se conduire suivant les temps, les personnes et les circonstances. Dans la première conférence qu’il eut avec le roi, au lieu de disputer sur les faits, et de chercher des excuses qui ne font le plus souvent que constater et aggraver la faute ;

si le roi mon maître et votre oncle, dit-il à Louis XI, a offert au duc de Bourgogne de l’instituer son héritier, il ne l’a fait que par le conseil de ses meilleurs serviteurs, et spécialement par moi. Vous qui êtes son neveu, vous lui avez fait les plus grands torts en lui prenant ses biens ; nous avons bien voulu mettre le marché en avant avec le duc, pour vous donner envie de nous faire raison, et vous faire connaître que le roi mon maître est votre oncle ; mais nous n’eûmes jamais envie de mener ce marché jusqu’au bout.

Le roi approuva la liberté de Cossa, et n’en devint que plus favorable au roi René.

Il fut arrêté qu’on lèverait la saisie faite sur le duché d’Anjou, mais que le gouvernement n’en serait donné qu’à celui que sa majesté nommerait, et qui lui prêterait serment. En conséquence René remit au roi les provisions du gouvernement avec le nom en blanc. Le roi, pour reconnaître la déférence de René, lui donna encore la mainlevée du duché de Bar et de toutes les terres qui relèvent du comté de Champagne.

La chronique scandaleuse dit :

qu’en ce temps le roi de Cecil appointa et accorda qu’après sa mort le comté de Provence retournerait de plein droit au roi, et serait uni à la couronne ; qu’en ce faisant, la reine d’Angleterre qui était prisonnière du roi Édouard, fût rachetée, et pour sa rançon fût payé cinquante mille écus d’or ; et à cette cause ladite reine d’Angleterre céda et transporta au roi tout le droit qu’elle pouvait avoir à ladite comté de Provence.

L’auteur s’est trompé. La reine Marguerite avait été mise en liberté dès le mois de novembre ; et le sept de mars elle avait cédé tous ses droits au roi, deux mois avant le traité conclu entre Louis XI et René. L’intelligence qui fut rétablie entre le roi et la maison d’Anjou, n’empêcha pas qu’on ne procédât contre le maréchal Rouault, qui fut arrêté parce qu’il avait été accusé par le connétable de Saint Pol d’avoir eu des liaisons trop étroites avec la maison d’Anjou.

Le jugement qui fut rendu à Tours par le conseil, ne fait point mention de ces liaisons ; mais il porte

que le maréchal a fait tenir de faux rôles de gens de guerre, et a commis plusieurs exactions, pour lesquelles il est condamné en vingt mille livres, privé de ses charges, et banni du royaume.

Le bannissement n’eut pas lieu ; le maréchal mourut deux ans après.

Cependant René duc de Lorraine voulant profiter de l’échec que le duc de Bourgogne venait de recevoir devant Granson, était venu trouver le roi à Lyon, et le pressait de lui donner quelques secours. Louis n’osant pas contrevenir ouvertement aux trêves, ne voulait pas non plus abandonner un prince avec qui il avait pris des engagements avant le traité de Soleure. Le dessein du roi était de ne pas s’engager dans la querelle, mais de favoriser, autant qu’il pourrait, les ennemis du duc de Bourgogne. Il se contenta de donner au duc René une légère somme d’argent et une escorte de quatre cents lances pour le conduire à Sarbourg.

Les seigneurs de Nassau, de Bische, de Fenestrange, de Richebourg, et beaucoup de noblesse vinrent le joindre, et le suivirent à Strasbourg, où les suisses lui envoyèrent des députés pour lui offrir le commandement de leur armée. Le duc de Bourgogne conçut tant de dépit d’avoir perdu la bataille de Granson, qu’il tomba dans une mélancolie noire qui altéra fort sa santé. Il ne donnait plus d’ordres qu’avec une fureur qui le faisait redouter de tous ceux qui l’approchaient. Le duc et la duchesse de Savoie vinrent le voir à Lausanne où il était malade, lui marquèrent la part qu’ils prenaient à sa disgrâce, et lui fournirent tous les secours possibles. Charles uniquement occupé de son ressentiment, faisait venir des troupes de tous côtés ; il mit sur pied une armée plus nombreuse que celle qu’il avait à Granson, et marcha pour assiéger Morat, ville située sur le lac de ce nom.

Les suisses avaient eu soin de la bien munir. Le duc fut quinze jours devant la place ; il y donna trois assauts, et fut toujours repoussé avec perte. Ayant appris que les suisses et leurs alliés au nombre d’environ trente mille hommes d’infanterie et de quatre mille de cavalerie, s’avançaient, il voulut juger par lui-même de leurs forces, et marcha à leur rencontre. Les officiers de son armée lui conseillèrent inutilement de lever le siège, et d’attendre les ennemis dans la plaine, où sa cavalerie supérieure à celle des ennemis aurait un grand avantage. La colère l’empêchait de voir les choses telles qu’elles étaient, et la présomption de recevoir des conseils. À peine fut-il en présence des alliés commandés par le duc de Lorraine, qu’il voulut en venir aux mains ; mais une pluie violente le força malgré lui d’attendre jusqu’au lendemain. Pendant ce temps une partie de l’infanterie suisse se rangea derrière une haie vive que la cavalerie ne pouvait percer. Le duc de Bourgogne la fit attaquer par ses francs archers.

Ceux-ci ayant été repoussés avec vigueur, et ne pouvant être soutenus par la cavalerie, le duc voulut les faire retirer ; mais dans le moment même les suisses tombèrent sur eux, les rompirent, et en firent un carnage horrible. Les assiégés firent dans le même instant, une vigoureuse sortie, Galiot de Genouillac, capitaine brave et expérimenté, dont le duc avait méprisé les avis, soutint quelque temps avec deux cents lances l’effort de la garnison ; il fut enfin forcé de céder au nombre, et toute l’armée bourguignonne fut mise en déroute. Cette bataille livrée aussi imprudemment que celle de Granson, fut perdue par les mêmes fautes. Les auteurs parlent différemment du nombre des morts, et les font monter depuis huit jusqu’à vingt mille. Il est certain que la perte fut très  considérable, et qu’il y périt une quantité d’officiers de marque, tels qu’Antoine De Luxembourg, comte de Marle, du Mas, Grimbergh, Rosembois, Mailly, Montaigu, Bournonville et beaucoup d’autres. Les fuyards qui voulaient se retirer à Lausanne, furent coupés par le comte de Gruyère, et taillés en pièces ; quelques troupes qui venaient d’Italie joindre l’armée du duc Charles, furent massacrées par les paysans ; tout le pays de Vaux et les environs de Genève furent saccagés. Le duc s’enfuit à Gex ; mais ne s’y croyant pas en sûreté, il passa les montagnes et se retira à Saint Claude. Le duc de Lorraine se signala plus que personne dans cette journée. Les suisses furent tellement persuadés qu’ils lui avaient obligation de la victoire, qu’ils lui abandonnèrent les munitions, l’artillerie, et généralement tout ce qui se trouva dans le camp des vaincus.

Le duc de Bourgogne craignit d’abord que le roi ne profitât de la conjoncture pour rompre la trêve ; c’était peu connaître le génie de Louis XI qui voyant le duc courir à sa perte, avait grand soin de ne lui pas donner la moindre inquiétude qui pût l’en détourner. La conduite qu’il tenait était bien plus dangereuse pour le duc ; il écrivit à Dammartin de se tenir toujours prêt à agir ; mais il lui recommandait de ne rien entreprendre ; et pendant ce temps-là il travaillait sous-main à débaucher les principaux officiers du duc. Il trouva Campobasso très disposé à trahir son maître : on croit communément que la haine de ce malheureux venait d’un soufflet qu’il avait reçu du duc ; l’avarice y avait encore plus de part.

Comme cet officier avait le commandement des troupes italiennes et le maniement de leur solde, il faisait des gains considérables sur les mortes-payes. Il était très  mécontent que le duc eût réformé une partie des compagnies d’ordonnance italiennes, et qu’il eût réduit la sienne à deux cents hommes. Dans son dépit il se retira de la cour de Bourgogne et passa en Bretagne. Le roi profita de cet instant pour faire des propositions à Campobasso ; celui-ci consentit non seulement à abandonner le duc, mais il offrit de le livrer au roi ou de le tuer. Louis eut horreur de cette perfidie, et en avertit le duc de Bourgogne, qui s’imaginant que cet avis ne lui était donné que pour lui rendre suspects ses meilleurs officiers, n’en eut que plus de confiance pour Campobasso, et le rappela auprès de lui.

Dès que le roi avait vu le duc de Bourgogne s’engager dans la guerre contre les suisses, il s’était avancé jusqu’à Lyon où il passa quelques mois, pour être plus à portée de se déterminer suivant les évènements. La journée de Granson et celle de Morat lui firent bientôt connaître que pour perdre le duc il suffisait, sans prendre d’autres mesures, de l’abandonner à sa propre fureur, à son imprudence et à sa présomption : c’est pourquoi il revint au Plessis-Lès-Tours ; mais il voulut, avant de partir, réprimer les excès du cardinal de La Rovere, dit de saint Pierre Aux Liens, neveu de Sixte IV et légat d’Avignon.

Le cardinal, homme violent, et qui regardait une entreprise téméraire comme un titre pour en former une autre, voulait étendre sa légation dans l’archevêché de Lyon. Le roi nomma des commissaires pour examiner les bulles, brefs, rescrits, et généralement tout ce qui partait de Rome, avec ordre de supprimer ce qui serait contraire aux droits de l’église gallicane. Il fit sommer le pape de satisfaire au canon du concile de Constance, concernant la tenue d’un concile général tous les cinq ans, sinon qu’on en convoquerait un national en France ; et pour achever d’intimider la cour de Rome, il fit entrer des troupes dans le comtat. Le légat alors aussi soumis qu’il avait été arrogant, vint trouver le roi. Ce prince, après l’avoir traité d’abord avec assez de hauteur pour le faire rentrer dans son devoir, lui pardonna, et le chargea des affaires de France à Rome.

Le duc de Bourgogne était tombé dans un tel aveuglement, qu’il ne faisait plus un pas qui ne le conduisît au précipice, en lui faisant perdre tous ses amis. La duchesse de Savoie étant venue le trouver pour le consoler, comme elle avait déjà fait en pareille occasion, passa quatre jours avec lui. Le duc ayant alors la tête pleine d’idées funestes, regarda l’alliance de cette princesse comme la première cause de ses malheurs, et donna ordre à Olivier de La Marche de l’arrêter, avec les princes ses enfants, lorsqu’elle se retirerait dans ses états. La Marche se mit en embuscade près de Genève, enveloppa la duchesse avec toute sa suite, et l’enleva. Comme il faisait une nuit très  obscure, quelques domestiques affectionnés sauvèrent le jeune duc à la faveur des ténèbres. La Marche prit alors la duchesse en croupe, donna le second fils et les deux filles de cette princesse à des hommes sûrs, et les amena à Saint Claude. Le duc Charles ayant appris que le duc de Savoie s’était sauvé, pensa faire mourir La Marche, et fit conduire la duchesse au château de Rouvre près de Dijon.

Louis XI n’eut pas plutôt appris que la duchesse de Savoie était prisonnière du duc de Bourgogne, qu’il oublia tous les sujets de plainte qu’elle lui avait donnés, et ne la regarda plus que comme sa sœur. Cette princesse avait pris un très  mauvais parti en s’alliant avec le duc de Bourgogne. Si le duc eût battu les suisses, la Savoie lui devenait nécessaire pour suivre ses conquêtes et entrer en Italie ; il suffisait pour ce prince qu’un pays fût à sa bienséance, pour qu’il prétendît y avoir des droits : d’un autre côté les suisses étant victorieux, la duchesse en avait tout à craindre, après avoir été leur ennemie déclarée ; la bonté du roi la tira de cette situation.

Les états de Savoie voyant le besoin qu’ils avaient de la protection du roi, lui députèrent le comte de Bresse et l’évêque de Genève, tous deux oncles du jeune duc. Louis qui connaissait l’ambition et l’esprit inquiet de ces princes, ne crut pas devoir leur confier la garde de leur neveu. Il en chargea Philbert De Grolée, donna le gouvernement de Piémont au comte de Bresse, celui de Savoie à l’évêque de Genève, et la garde de Montmélian à Miolans, qui jura de ne remettre la ville et le château qu’à sa majesté. Le roi ayant pourvu à la sûreté de la Savoie, ne songea plus qu’à délivrer sa sœur. Il en donna la commission à Chaumont d’Amboise, qui s’en acquitta avec prudence, et amena la duchesse à Tours. Le roi vint au-devant d’elle, et lui dit en l’abordant : madame la bourguignonne, vous soyez la très  bien venue. La duchesse lui répondit qu’elle était bonne française, et prête d’obéir à sa majesté. Le séjour qu’elle fit à Tours ne fut pas long ; le roi n’avait pas moins d’empressement de la voir partir, qu’elle en avait de retourner dans ses états : ils se donnèrent réciproquement des lettres portant serment d’être toujours unis envers et contre tous ; se séparèrent très  contents l’un de l’autre, et leur union n’a jamais cessé depuis.

Galéas duc de Milan ne fut pas des derniers à renoncer à l’alliance du duc de Bourgogne. Les princes ne s’attachent point aux malheureux, et les disgrâces du duc Charles lui faisaient perdre chaque jour quelqu’un de ses alliés. Galéas envoya des ambassadeurs à Louis XI pour renouveler les anciens traités, lui rendre hommage pour Gènes et pour Savonne ; et l’assurer que dans les traités conclus avec le duc de Bourgogne, il n’avait jamais eu dessein de rien faire qui pût déplaire à sa majesté. Le roi sentait bien que le duc de Milan cédait à la nécessité ; mais il s’embarrassait peu des motifs, pourvu qu’il fît perdre au duc de Bourgogne tous ses alliés.

Le duc de Bretagne voyant que tout le monde abandonnait l’alliance de Bourgogne, jugea qu’il y aurait peu de sûreté pour lui à y persévérer. Il voyait le duc Charles trop occupé du soin de se défendre, pour être en état de soutenir d’autres intérêts. Le roi d’Angleterre avait fait la paix avec la France ; et le peu de gloire qu’il avait tiré de son dernier armement, faisait juger qu’il n’en tenterait pas un autre. Le duc de Bretagne comprit qu’il n’avait de parti à prendre que de rechercher l’amitié de Louis XI. Il lui envoya donc son chancelier et Coëtquen son grand maître d’hôtel, en qualité d’ambassadeurs pour jurer la paix conclue à Senlis. La difficulté n’était que sur le serment ; le duc exigeait que le roi jurât sur la croix de Saint Lô ; et Louis ne voulait pas faire ce serment à l’égard de plusieurs articles qui ne lui paraissaient pas assez clairement expliqués, ou qu’il n’avait pas dessein d’exécuter : c’était un mélange bizarre de dévotion et de perfidie. Après s’être communiqué de part et d’autre plusieurs formules de serment, le roi et le duc jurèrent enfin de se défendre mutuellement, et même de se donner avis de ce qu’ils apprendraient au préjudice de l’un ou de l’autre. Jusques-là les deux formules sont pareilles ; mais on ajouta dans le serment du duc, qu’il ne troublerait point le roi dans les jouissances qui lui appartenaient en Bretagne. Cette clause, en reconnaissant les droits du roi, sans les spécifier, pouvait encore devenir un principe de division.

Louis n’ayant plus rien à craindre pour ses états, pensa à secourir ses alliés. Alphonse V roi de Portugal, venait de perdre à Toro la gloire qu’il s’était acquise en Afrique. Cette journée avait décidé de la couronne de Castille en faveur de Ferdinand fils du roi d’Aragon ; on savait d’ailleurs que ces princes, sous prétexte d’apaiser les troubles de Navarre, voulaient usurper cette couronne sur François Phœbus comte de Foix, fils de Magdeleine de France. Louis craignant que le roi d’Aragon ne portât ses forces du côté du Roussillon, y fit marcher un corps de troupes sous le commandement du sire d’Albret et d’Yvon Du Fou. Il y eut quelques escarmouches ; mais comme cette guerre ne convenait ni à la France, ni aux rois d’Aragon et de Castille, on renoua la trêve. Le roi de Portugal espérant que Louis, au lieu de se borner à la défense du Roussillon, lui fournirait des secours, vint en France pour les solliciter. Le roi envoya au-devant de lui jusqu’à Rouen, et lui fit d’autant plus d’honneurs, qu’il ne voulait lui rendre aucuns services. Il lui fit entendre que les défiances continuelles où il était sur le duc de Bourgogne, l’empêchaient de porter ses forces ailleurs. Alphonse naturellement sincère ne soupçonna pas la moindre dissimulation de la part de Louis XI. Il se persuada légèrement qu’il pouvait le réconcilier avec le duc de Bourgogne, et qu’alors il recevrait de l’un et de l’autre de puissants secours. Dans cette confiance il partit de Tours, et alla trouver le duc de Bourgogne devant Nancy.

Le duc de Lorraine, après la bataille de Morat, était descendu le long du Rhin jusqu’à Strasbourg. Ce prince n’avait encore pour lui que la gloire qu’il venait d’acquérir, la bonne volonté de ses sujets, et la haine qu’ils portaient au duc de Bourgogne. Charles, tout vaincu qu’il était, avait encore de puissantes ressources ; sa grande réputation combattait pour lui : il aurait pu se relever et triompher de ses ennemis, s’il eût eu la force de vaincre son caractère. Livré à la plus noire mélancolie, il fut deux mois sans voir personne, tout lui devenait à charge. L’altération de son esprit passa bientôt à son tempérament ; sa santé devint languissante ; il tombait quelquefois dans un abattement extrême, d’où il passait subitement à la fureur. On essayait inutilement de le calmer par des remèdes qui ne rétablissaient pas la tranquillité dans son âme.

Tandis que ce prince demeurât ainsi dans l’inaction, le duc René s’appliquait à se faire des partisans ; leur nombre augmentait tous les jours par l’intérêt qu’inspiraient pour lui sa jeunesse, ses malheurs et la justice de sa cause. La ville d’Épinal s’étant déclarée pour René, ce premier succès réveilla l’espoir de son parti. Ce jeune prince se trouva bientôt à la tête de six mille hommes, animé par la confiance que donne une première victoire. La chaleur d’un parti naissant est plus vive que durable. René sentant bien qu’il ne pourrait pas faire vivre longtemps, dans la discipline, une armée mal payée et composée de gens ramassés, forma le siège de Nancy, persuadé que la prise de la capitale le rendrait maître du reste de ses états. Tout favorisait son projet. Les bourguignons étaient en horreur dans le pays, et la place était fort mal pourvue. La principale force de la garnison consistait en un corps de trois cents anglais commandés par le capitaine Colpin.

Aussitôt que la famine se fit sentir dans la ville, les anglais commencèrent à murmurer, leur capitaine les contint quelque temps ; mais ayant été tué, ils ne gardèrent plus de mesures. Bièvres, gouverneur de la ville, fut forcé de capituler. On convint que la garnison sortirait avec tous les équipages ; que ceux qui demeureraient dans la ville, jouiraient de tous les anciens privilèges, et que les lorrains mêmes qui voudraient suivre le parti du duc de Bourgogne, auraient un mois pour se retirer et disposer de leurs effets. Bièvres étant venu saluer le duc, ce prince l’embrassa, et lui fit des remerciements du bon traitement qu’il avait fait à ses sujets pendant qu’il avait été leur gouverneur. Bièvres, charmé des bontés du vainqueur, ne put s’empêcher de lui dire, les larmes aux yeux : je vois bien que la guerre ne finira que par la mort de mon maître.

Aux premières nouvelles du siège de Nancy, le duc de Bourgogne sortit de l’espèce de léthargie où il était enseveli ; et envoya des ordres dans les provinces pour des levées d’hommes et d’argent : il ne parlait plus qu’avec des menaces terribles ; mais depuis ses disgrâces on le craignait moins, et sa dureté avait extrêmement refroidi le zèle de ses sujets. Las de fournir à ses fureurs, les flamands lui firent dire que :

s’il était pressé par les allemands ou par les suisses, et qu’il n’eût avec lui assez de gens pour s’en retourner franchement en ses pays ; qu’il le leur fît à savoir, et qu’ils exposeraient leurs corps et leurs biens pour l’aller quérir et le ramener sûrement en ses dits pays ; mais que pour faire plus de guerre par lui, ils n’étaient point délibérés de plus aider de gens ni d’argent.

Les princes ne sont pas faits à de pareilles vérités. Cette réponse qui reprochait ouvertement au duc le peu de cas qu’il faisait de la vie et des biens de ses sujets, augmenta encore sa fureur. Son plus grand dépit venait de ce qu’ayant dédaigné les conseils de ses généraux, il ne pouvait imputer ses défaites qu’à lui-même ; mais ses fautes excitaient ses remords, sans lui donner plus de prévoyance.

Louis XI était le seul qu’il redoutât dans ces circonstances ; l’antipathie que ces princes avaient conçue l’un contre l’autre dès leur jeunesse, faisait qu’ils se craignaient mutuellement dans leurs disgrâces ; ils étaient convenus d’avoir une entrevue entre Auxerre et Joigny ; mais Charles apprenant que le roi faisait passer des gendarmes sur les frontières de Picardie et de Champagne, s’imagina que la trêve allait se rompre, et se hâta d’entrer en Lorraine pour secourir Nancy : mais il apprit dans sa marche que la place s’était rendue. Il s’avança aussitôt, dans le dessein de combattre René. Celui-ci ne se croyant pas assez fort pour risquer une bataille, laissa une garnison dans Nancy, et jeta quelques troupes dans ses autres places pour arrêter l’armée bourguignonne pendant qu’il irait solliciter les suisses et les allemands de lui fournir des troupes. Le roi, loin d’abuser de la situation du duc de Bourgogne, lui fit donner de nouveaux avis de la trahison de Campobasso ; mais le duc aveuglé par sa haine contre le roi, regardait comme un piége tout ce qui venait de sa part. Il ne pouvait se persuader que ce prince eût refusé une pareille proposition, surtout après avoir pensé être lui-même plusieurs fois la victime d’un tel attentat. Jean Hardy avait été écartelé pour avoir voulu empoisonner le roi à la sollicitation du duc de Bourgogne. Le connétable avait déclaré que le duc avait encore le même projet, et le parlement venait tout récemment de condamner à mort un nommé Jean Bon, convaincu d’avoir été gagné par le duc Charles pour empoisonner le dauphin.

Cependant le duc de Bourgogne forma le siège de Nancy, et chargea Campobasso de la principale attaque. Celui-ci craignant que le duc, malgré sa prévention, ne vînt enfin à se détromper, crut que pour mettre sa vie en sûreté, il devait consommer un crime dont le projet serait prouvé tôt ou tard. Il s’adressa pour cet effet à Cifron De Baschier, maître d’hôtel du duc de Lorraine, offrant de livrer ou d’assassiner le duc Charles, et en attendant, de tirer le siège en longueur. Il lui expliqua en même temps les desseins de Charles, les projets d’opérations, et les dispositions des attaques. Cifron voulant profiter de ce dernier avis, entreprit de se jeter dans la place avec une troupe de gentilshommes attachés à René. Plusieurs y réussirent ; mais les autres ayant été pris, le duc de Bourgogne ordonna aussitôt qu’on les pendît, prétendant que tout homme qui était arrêté en voulant entrer dans une ville assiégée méritait la mort, suivant les lois de la guerre. Cifron qui était du nombre des prisonniers, demanda à parler au duc pour lui révéler un secret de la plus grande importance qui regardait sa personne, et qu’il ne pouvait dire qu’à lui. Campobasso ne doutant point que ce secret ne fût leur complot, persuada au duc que le prisonnier n’avait d’autre dessein que de sauver ou de prolonger sa vie, et fit presser l’exécution. Cifron, en allant au supplice, répétait si vivement que le duc se repentirait de n’avoir pas voulu l’entendre, que plusieurs vinrent encore pour l’engager à donner l’audience que le prisonnier demandait avec tant d’instance ; mais Campobasso étant maître absolu dans le camp, se mit au-devant de la porte du duc, ne permit pas qu’on pût lui parler, et fit hâter l’exécution.

Le duc de Lorraine usant de représailles, fit pendre aussitôt plus de cent vingt prisonniers bourguignons, et les laissa exposés avec un écriteau portant :

pour la très grande inhumanité, et meurtre cruellement commis en la personne de feu le bon Cifron de Baschier et ses compagnons, après qu’ils ont été pris en bien et loyalement servant leur maître par le duc de Bourgogne, qui par sa tyrannie, ne se peut empêcher de répandre le sang humain, faut ici finir mes jours.

René ayant peu de troupes et de munitions, aurait perdu Nancy aussi facilement qu’il l’avait pris, s’il n’eût pas été secondé par la perfidie de Campobasso, et par l’aveuglement du duc Charles. Ce prince livré à une mélancolie noire qui dégénérait par intervalles en fureur et en aliénation d’esprit, avait négligé de recueillir les débris de son armée ; et lorsque excité par les progrès de son ennemi il s’était mis en campagne, il l’avait fait sans précautions ; et s’avançant avec ce qu’il avait ramassé à la hâte, il s’était contenté d’écrire à Dufay gouverneur du Luxembourg, de faire marcher le ban et l’arrière-ban, ressource qui annonce plus le malheur d’un état, qu’elle n’y remédie. Ce corps qui semble composé de l’élite d’une nation, plus connu par la valeur que par la discipline, n’a pas toujours rendu les services qu’on aurait pu en espérer. Pour surcroît de maux, l’armée fut bientôt désolée par les maladies, et ruinée par les désertions. Le comte de Chimay en ayant fait la revue, crut qu’il était de son devoir de représenter au duc qu’il n’y avait pas trois mille hommes en état de combattre ; mais ce prince furieux, loin de reconnaître la généreuse liberté d’un fidèle sujet, lui répondit :

quand je serais seul, je me battrais ; je vois bien que vous êtes tout Vaudémont.

Chimay se retira, en disant que :

s’il fallait combattre, il prouverait qu’il était franc, loyal et issu de bon lieu, et qu’il en donnerait des preuves jusqu’à la mort.

Le roi de Portugal qui était venu trouver le duc de Bourgogne, et qui fut témoin de ses fureurs, comprit qu’il ne devait attendre aucun secours dans ses besoins de la part d’un prince qui ne connaissait pas les siens mêmes, et se retira.

Le duc de Lorraine avait déjà huit mille hommes dont il fit la revue sous Bâle ; mais comme il manquait quelque argent à la somme qu’on leur avait promise, ils voulaient se retirer. On dit qu’il ne s’agissait que de douze florins ; et que si le comte Oswal de Tierstein ne les eût prêtés, René se serait trouvé sans armée. Il n’attendait plus que le secours que les allemands lui avaient promis ; aussitôt qu’il fut arrivé, il s’avança vers Nancy. Il en était temps, tout y manquait : la famine y était au point qu’après avoir mangé les chevaux, on mangeait les chiens, les rats et souris.

Aux approches de René, le comte de Campobasso abandonna l’armée de Bourgogne, et vint avec deux cent lances joindre celle de Lorraine. Les allemands refusèrent de le recevoir, disant qu’ils ne voulaient point de traître parmi eux. Les français qui servaient dans l’armée de Lorraine, refusèrent pareillement deux capitaines italiens qui avaient amené deux cents gendarmes du camp de Charles ; de sorte que ceux-ci se réunirent à Campobasso qui alla se camper au pont de Bussières, afin de tomber sur les bourguignons qui voudraient se sauver du côté du Luxembourg et du pays messin.

Le dimanche 5 janvier le duc de Lorraine fit dire la messe de grand matin à la tête de son armée, et marcha en ordre de bataille. Tous les officiers de Charles étaient d’avis de lever le siège, et d’éviter la bataille. On lui représenta qu’il devait attendre les troupes qu’on levait dans ses provinces, qu’il serait alors supérieur à ses ennemis ; mais qu’il allait indubitablement se perdre s’il en venait aux mains. Le duc rejeta cet avis avec hauteur ; dit qu’il ne fuirait jamais devant un jeune homme, et se mit en marche. Les armées se rencontrèrent bientôt ; René rangea la sienne dans la plaine de Neuville : son avant-garde était de sept mille hommes de pied et de deux mille chevaux. Il donna le commandement de l’infanterie à Guillaume Harser, général des suisses, et celui de la cavalerie au comte de Tierstein ; ils avaient sous eux le bâtard de Vaudémont, Visse, Bassompierre, L’Estang, Sytano, Malortie et Oriole. Le corps de bataille était de huit mille hommes d’infanterie soutenus de quinze cent chevaux à la droite, et de cinq cents à la gauche.

L’arrière-garde n’était que de huit cents hommes de pied qui devaient se porter par-tout, suivant le besoin. René menait le corps de bataille, et avait auprès de lui les comtes de Salins et de Linange, les seigneurs de Bitche, Paffenhausen, Bassompierre, Waltrin, Gerbéviller, Ligneville, Lenoncourt, Jacot De Pavoye, Saint Amand et Blomont. Le duc de Bourgogne se campa près de Jarville, à une demi-lieue de Nancy. Comme il voulut garder ses lignes avec le peu de monde qu’il avait, le corps qu’il opposa au duc René n’était guères que de deux mille hommes ; il donna l’aile droite à Galiot, la gauche à Josse De Lalain, et se mit au centre à la tête des volontaires.

René passa le ruisseau de Hevillecourt qui séparait les deux armées. Les suisses, selon un ancien usage, se jetèrent aussitôt à terre, la baisèrent, résolus de vaincre ou de mourir, et marchèrent en avant.

S’étant aperçus que le chemin était bordé d’artillerie, ils laissèrent quelques bataillons pour amuser l’ennemi, et se coulèrent le long d’une haie pour gagner le flanc. Waltrin remarquant que le duc de Bourgogne n’occupait pas tout le terrain qui s’étendait jusqu’au bois, détacha quatre cents chevaux français pour commencer l’attaque, pendant qu’un autre corps ferait le tour, et prendrait les bourguignons en queue.

Le combat commença avec une ardeur égale ; les lorrains combattaient pour leur patrie, les bourguignons se rappelaient leurs anciennes victoires, et leur valeur était encore excitée par le dépit de leurs dernières défaites : les suisses firent des efforts si extraordinaires, que la victoire ne fut pas longtemps douteuse. Les bourguignons attaqués en même temps de toutes parts, et accablés par le nombre, perdirent courage, et ne songèrent plus qu’à se sauver. Galiot revint plusieurs fois à la charge ; le duc de Bourgogne combattait en soldat, et se portait par-tout. Mais il veut en vain par son exemple rappeler le courage de ses troupes ; la déroute devient générale, lui-même fatigué et blessé est emporté dans la fuite. Claude de Blomont, sénéchal de Saint Dié le poursuivit ; on prétend que le duc lui demanda quartier ; mais Blomont qui était sourd ne sachant ce qu’il disait, le porta par terre d’un coup de lance ; ce malheureux prince accablé de fatigue et du poids de ses armes, ne pouvant se relever, fut foulé et percé de plusieurs coups ; d’autres disent qu’il fut tué par des hommes apostés que Campobasso avait laissés auprès de lui. Les fuyards furent poursuivis jusqu’au pont de Bussières, Campobasso qui s’y était campé ne fit quartier à aucun, tous furent tués ou noyés. René maître du champ de bataille, le fut aussi des munitions qui furent d’un grand secours dans Nancy où la misère était extrême. Le duc de Lorraine y étant entré après la bataille, les habitants le reçurent avec des transports extraordinaires ; mais au lieu de signaler leur joie par une magnificence qui prouve plutôt le faste des princes que l’amour des peuples ; ils lui dressèrent un arc de triomphe qui n’était construit que des têtes de chevaux et de chiens qu’ils avaient mangés pendant le siège.

Bièvres, Contay, La Vieuville, périrent dans cette journée. Antoine et Baudouin, bâtards de Bourgogne, demeurèrent prisonniers avec les comtes de Nassau, de Retel, de Chimay, Olivier de La Marche, Galiot, et beaucoup d’autres.

On s’informa inutilement pendant deux jours du sort du duc de Bourgogne ; on trouva enfin son corps dépouillé, couvert de boue et pris dans la glace : il fallut employer le pic pour l’en retirer. Quoiqu’il fût très  défiguré, son médecin et son secrétaire le reconnurent à plusieurs marques, et particulièrement à la cicatrice de la blessure qu’il avait reçue à la bataille de Montlhéry. Le duc de Lorraine le fit apporter à Nancy, et alla le recevoir en habit de deuil, ayant une barbe d’or qui lui descendait jusqu’à la ceinture, à la mode des anciens preux, quand ils avaient gagné une victoire : il lui jeta de l’eau bénite, et lui prenant la main :

biau cousin, dit-il, vos âmes ait Dieu, vous nous avez fait moult de maux et douleurs.

Le corps resta dans une chapelle jusqu’en 1550 qu’il fut transporté à Saint Donat de Bruges. Ainsi périt Charles dernier duc de Bourgogne, qui n’eut d’autres vertus que celles d’un soldat ; il fut ambitieux, téméraire, sans conduite, sans conseil, ennemi de la paix, et toujours altéré de sang. Il ruina sa maison par ses folles entreprises, fit le malheur de ses sujets, et mérita le sien.

Les grands évènements se répandent d’abord par des bruits sourds qui précédent les courriers les plus diligents. Ce qu’on apprit confusément de la défaite du duc de Bourgogne, irritait la curiosité ; chacun était attentif et cherchait à savoir des particularités qu’on pût annoncer au roi. Lorsque ce prince attendait quelque nouvelle intéressante, il ne pouvait cacher son inquiétude ; et comme si son impatience eût pu hâter les évènements, il ne cessait d’en parler d’avance : je donnerai tant, disait-il, à celui qui premier m’apportera telles nouvelles. Commines et Du Bouchage avaient eu chacun deux cents marcs d’argent pour lui avoir annoncé celle de la bataille de Morat. Il était encore plus impatient de savoir ce qui s’était passé à Nancy. Du Lude ayant passé la nuit à attendre le courrier, fut le premier qui l’aperçut au point du jour ; il l’obligea de lui donner ses lettres, et alla dans l’instant les remettre au roi. Elles venaient de la part de La Trémouille, et contenaient le détail de la défaite du duc Charles ; mais elles ne disaient rien de sa mort. On ignorait encore s’il avait été tué ou fait prisonnier, ou s’il s’était enfui en Allemagne. Le roi avait peine à cacher la joie qu’il ressentait. Il fit venir les principaux de la cour et de la ville, leur montra les lettres, et les fit dîner avec lui. On ne parla que de la nouvelle qu’on venait de recevoir, tous en marquaient une joie vraie ou feinte ; car les mécontents voyaient avec chagrin que le roi serait plus absolu que jamais. Commines fait une peinture du dîner, qui pour être naïve et familière, n’en est que plus expressive, et peint mieux la situation des courtisans que tout ce que je pourrais dire. Je crois devoir rapporter ses propres termes.

Je sais bien, dit-il, que moi et autres, prîmes garde comme ils dîneraient, et de quel appétit ceux qui étaient en cette table ; mais à la vérité (je ne sais si c’était de joie ou de tristesse) un seul par semblant ne mangea la moitié de son saoul, et si n’étaient-ils point honteux de manger avec le roi ; car il n’y avait celui d’entre eux, qui bien souvent n’y eût mangé.

Le lendemain on sut toutes les particularités de la bataille ; la mort de Charles fut confirmée par les lettres du duc de Lorraine. Le roi fit part de cette nouvelle aux principales villes du royaume, et au duc de Bretagne. Deux jours après il apprit la fin tragique de Galéas duc de Milan, qui avait été assassiné au milieu de ses gardes en entrant dans l’église.

Le duc d’Orléans demanda au roi la permission et les moyens de poursuivre les droits qu’il avait sur le Milanais par son aïeule Valentine Visconti ; mais le roi n’était pas alors en état de s’engager dans une telle entreprise, et n’était occupé que du projet de recouvrer la Bourgogne. Il envoya des courriers aux principales villes de Bourgogne, pour leur dire qu’il prenait sous sa protection la personne et les états de Marie, fille et héritière du duc Charles, sa parente et sa filleule ; qu’il espérait la marier avec le dauphin ; que d’ailleurs on n’ignorait pas que la Bourgogne ayant été donnée en apanage à Philippe De France fils du roi Jean, elle retournait de plein droit à la couronne faute d’hoirs mâles. Le roi fit partir en même temps l’amiral et Commines, pour engager les habitants d’Abbeville à se soumettre ; mais pendant qu’ils négociaient avec les principaux, Torcy, gouverneur d’Amiens, les prévint, et entra dans Abbeville par le moyen du peuple dont il était aimé.

Louis XI demanda des subsides à toutes les villes du royaume, afin de réunir à la couronne les états du feu duc de Bourgogne. Il se rendit ensuite sur la frontière de Picardie, après avoir envoyé dans les divers pays de la succession de Bourgogne, des émissaires pour persuader aux peuples de se soumettre volontairement, afin d’éviter une guerre d’autant plus cruelle, qu’ils seraient traités comme rebelles, au lieu qu’en lui rendant l’obéissance qu’ils lui devaient, il confirmerait et augmenterait leurs privilèges.

Aux approches du roi, Ham et Saint Quentin se déclarèrent pour lui, Guillaume Bitche, gouverneur de Péronne, oublia qu’il devait toute sa fortune au duc Charles, et ouvrit ses portes. L’exemple de Péronne entraîna le Tronquay, Roye, Montdidier, Moreüil. Les places qui firent quelque résistance, furent rasées. Les autres intimidées n’attendirent pas qu’on les sommât ; Vervins, Saint Gobin, Marle, Rue, Landrecy, se soumirent. Jean De Châlons prince d’Orange, Georges De La Trémouille sire de Craon, Charles d’Amboise sieur de Chaumont, s’étant rendus à Dijon à la tête de sept cents lances, s’adressèrent aux états assemblés, et les sommèrent de rendre obéissance au roi. Le doute où les états paraissaient être encore de la mort du duc Charles, fit qu’ils demandèrent que le roi donnât sa parole de faire sortir ses troupes de la province, au cas que le duc fût encore vivant ; de maintenir les trêves, et d’accorder une amnistie générale à tous ceux qui auraient servi le duc, et qui étaient encore attachés à la princesse sa fille.

Les commissaires accordèrent tout ce que demandaient les états. Le roi fit sceller l’amnistie, et promit de conserver à chacun ses privilèges, bénéfices, ou charges. Marie exhorta les états à lui garder leur foi, en leur mandant que le duché de Bourgogne n’était point de la maison de France, que le duc Philippe son trisaïeul avait acheté le comté de Charolais du comte d’Armagnac ; que les comtés de Mâcon et d’Auxerre avaient été cédés par le traité d’Arras au duc Philippe le Bon son aïeul, pour lui et ses hoirs mâles et femelles. Les lettres de Marie n’empêchèrent pas les états de jurer obéissance au roi. Le conseil qu’ils avaient déjà établi sous le nom de conseil de la province, dressa un mémoire contenant les très  humbles supplications de la province au roi. Les premiers articles regardaient la fabrique des monnaies, l’administration de la justice, la levée et le payement des gens de guerre. Par les autres articles le roi était supplié de faire rembourser la province d’une somme de cent mille livres qu’elle avait prêtée au feu duc ; d’abolir la plupart des impôts ; d’empêcher de faire passer aucun argent à Rome, et de conserver les bénéfices et charges à ceux qui en étaient pourvus. Aussitôt que le roi eût répondu favorablement à ces demandes, les uns s’empressèrent de prêter serment pour être les premiers en droit de prétendre aux grâces, les autres ne parurent différer que pour se vendre plus cher. On ignore quelle récompense demandaient La Trémouille et Chaumont, qui étaient les premiers négociateurs de cette affaire, mais la réponse que leur fit le roi, mérite d’être rapportée. On voit qu’il pensait à tout :

Messieurs les comtes, j’ai reçu vos lettres, et vous remercie de l’honneur que vous me voulez faire de me mettre à butin avec vous. Je veux bien que vous ayez la moitié de l’argent des restes que vous avez trouvés ; mais je vous supplie que le surplus vous me fassiez mettre ensemble, et vous en aidiez à faire réparer les places qui sont sur les frontières des allemands, et à les pourvoir de ce qui sera nécessaire, en façon que je ne perde rien ; et s’il ne vous sert de rien, je vous prie envoyez-le moi. Touchant les vins du duc de Bourgogne qui sont en ses celliers, je suis content que vous les ayez. À Péronne ce 9 février.

Les négociations du roi réussissaient en Bourgogne ; mais elles n’avaient pas le même succès en Flandre et en Artois. L’amiral et Commines n’avaient rien obtenu de ceux d’Arras ; Ravestein qui y commandait, n’écoutait que son devoir.

La Vacquerie pensionnaire de cette ville, fit voir qu’elle appartenait incontestablement à Marie ; mais Crèvecœur seigneur de Querdes, ayant succédé à Ravestein, eut des vues toutes différentes. Comme ses biens étaient en deçà de la Somme aux environs d’Amiens, il préféra ses intérêts à ceux de sa souveraine. La Vacquerie gagné par les offres de Louis, cessa d’être persuadé des droits de Marie, ou du moins de les défendre. Pendant qu’on négociait avec eux, le chancelier Hugonet, Imbercourt, Ferry de Cluny nommé à l’évêché de Terouane, le comte De Grandpré et La Grutuse vinrent de la part de la jeune duchesse de Bourgogne trouver le roi pour lui annoncer qu’elle prenait le gouvernement de ses états, et qu’elle avait formé son conseil de la duchesse douairière, de Ravestein, du chancelier, et d’Imbercourt. Le roi leur déclara que son intention était de faire le mariage du dauphin avec Marie de Bourgogne ; et en attendant, de se mettre en possession des provinces réversibles à la couronne, et qu’il garderait les autres jusqu’à ce que la princesse fût en âge, et lui eût rendu hommage.

Il ajouta que ce mariage était le seul moyen de terminer des guerres qui duraient depuis trop longtemps, et qui sans cela se renouvelleraient toujours ; qu’il aimait la princesse, mais qu’avant tout il devait soutenir les droits de sa couronne, et qu’il avait des forces suffisantes pour les faire valoir, si on refusait de les reconnaître. Hugonet et Imbercourt voyant le roi à la tête d’une puissante armée ; que toutes les villes lui ouvraient leurs portes, que l’autorité de la duchesse était mal affermie, et que les provinces réclamaient des privilèges que les derniers ducs leur avaient ôtés, résolurent de s’accommoder au temps. Ils convinrent que le mariage du dauphin et de Marie était la seule voie de conciliation avantageuse pour les deux partis, promirent d’y travailler, et consentirent que des Querdes gouvernât Arras sous l’autorité du roi. On convint que :

les états d’Artois enverraient des députés pour prêter serment au roi ; que sa majesté nommerait les officiers pour la garde de la province et l’administration de la justice, jusqu’à ce que Mademoiselle De Bourgogne eût fait son hommage. Il est dit qu’au cas que Mademoiselle de Bourgogne refuse de rendre hommage, ou qu’elle se marie avec quelque ennemi du roi, l’Artois demeurera à sa majesté, qui promet de défendre et protéger le pays, et d’en conserver toutes les franchises et immunités. Les troupes sortiront du pays sitôt que les états auront prêté serment. Tous les officiers seront maintenus dans leurs charges et emplois.

Si l’on excepte la clause qui semble imposer à Marie de Bourgogne la nécessité de ne se marier que de l’agrément du roi, la capitulation était juste ; l’Artois avait toujours relevé de la couronne ; Philippe Le Bon ne s’était exempté d’en faire hommage que par le traité d’Arras ; cette exemption n’était que pour un temps, et ce temps était expiré. Malgré ces conventions, le roi essuya plusieurs difficultés avant que d’être en pleine possession d’Arras, qui était en ce temps-là partagé en ville et en cité. Des Querdes livra la cité, mais les bourgeois étaient encore maîtres de la ville qui était fortifiée, et la cité ne l’était pas. Il y avait d’ailleurs entre l’une et l’autre une de ces animosités qui sans avoir ordinairement de fondement réel, influent néanmoins dans les affaires les plus graves. Il suffisait que la cité eût reçu le roi, pour que la ville refusât de le recevoir, de sorte qu’il fut obligé de se fortifier dans le quartier qu’il occupait, d’y faire élever un boulevard, et de former le siège de la ville.

Cependant les ambassadeurs de la princesse de Bourgogne retournèrent auprès d’elle. S’ils s’étaient un peu trop relâché de leurs instructions au sujet d’Arras, Marie fit encore une plus grande faute en assemblant les états de Flandre à Gand. Cette assemblée tumultueuse s’empara du gouvernement. Le peuple plus fait pour la licence que pour la liberté, ne se vit pas plutôt maître de l’autorité, qu’il exerça la tyrannie. Il voulut imposer des lois à sa souveraine.

Touteville et Baradot vinrent en qualité d’ambassadeurs des trois états de Flandre, demander au roi de ne rien entreprendre contre la trêve de Soleure, et de défendre la princesse héritière de Bourgogne, comme il y était obligé. Ils ajoutèrent, pour donner plus de poids à leur commission, que Marie voulait se gouverner par le conseil de ses trois états. Le roi, pour éviter de répondre aux premiers articles, saisit ce qu’ils avançaient au sujet des états, et leur dit qu’ils étaient mal informés de l’intention de leur maîtresse, qu’il la savait mieux qu’eux, et que loin de vouloir se laisser conduire par les états du pays, elle avait déjà choisi un conseil qui les désavouerait.

Ces ambassadeurs peu accoutumés à négocier, abandonnèrent les principaux articles de leur commission, pour ne s’occuper que de ce qui les regardait personnellement. Ils répondirent qu’ils n’avançaient rien dont ils ne fussent sûrs, et offrirent de faire voir leurs instructions. Après plusieurs contestations qui toutes faisaient perdre de vue le point essentiel de la négociation, le roi leur montra la lettre que les ambassadeurs de Marie lui avaient remise. Elle était écrite en partie de la main de la duchesse douairière, en partie de celle de la jeune duchesse, et en partie par Ravestein. Ces différentes écritures étaient pour rendre plus authentique la lettre par laquelle le roi était prié de s’adresser pour toutes les affaires à la duchesse douairière, à Ravestein, à Imbercourt, au chancelier Hugonet, et non à d’autres.

Le roi qui n’avait d’autre dessein que d’entretenir la dissension entre la duchesse et ses sujets, permit aux ambassadeurs d’emporter la lettre, et un désir de vengeance les fit partir avec autant d’empressement que s’ils eussent réussi dans leur commission.

Louis ne sentit peut-être pas toute la conséquence de ce qu’il venait de faire. S’il était de son intérêt de nourrir la discorde à la cour de la princesse, il ne l’était pas moins de ne pas sacrifier ceux qui étaient le plus portés pour la France. Touteville et Baradot se présentèrent aux états, et reprochèrent à la duchesse la lettre qu’elle avait écrite. Comme elle ne croyait pas que le roi s’en fût dessaisi, elle nia qu’elle l’eût écrite ; mais elle lui fut aussitôt présentée. Les gantois furieux, arrêtèrent Hugonet et Imbercourt. Outre la haine secrète que le peuple a naturellement contre les hommes en place, et qui se développe dès qu’elle peut éclater, Imbercourt et le chancelier avaient des ennemis particuliers et puissants. L’évêque de Liége leur reprochait les malheurs de ses états ; le comte de Saint Pol, fils du connétable, voulait venger la mort de son père qu’ils avaient livré : plusieurs autres croyant avoir sujet de s’en plaindre, excitaient le peuple déjà trop animé. Les services que ces deux hommes avaient rendus et qu’ils pouvaient encore rendre, ne purent balancer des haines particulières, et la fureur aveugle d’une vile populace toujours timide ou cruelle.

On nomma des commissaires pour travailler à leur procès. L’accusation se réduisait à trois chefs ; d’avoir concouru à faire rendre Arras au roi ; d’avoir pris de l’argent de la ville de Gand pour un procès qu’ils avaient jugé en sa faveur ; et d’avoir entrepris plusieurs choses contre les privilèges de la ville, pendant qu’ils avaient eu le maniement des affaires sous le feu duc. Quoique les accusés eussent pu se défendre sur leurs intentions, et sur la conjoncture des temps à l’égard du premier chef, il paraissait le plus grave, cependant les gantois n’y insistèrent pas, parce qu’ils n’étaient pas fâchés de voir la duchesse affaiblie par la perte d’Arras. Les accusés répondirent sur le second et le troisième chef ; qu’ils avaient jugé le procès selon leur conscience ; qu’ils n’avaient point exigé d’argent, et qu’ils ne l’avaient reçu qu’après le jugement, comme un salaire de leurs peines. Quant aux privilèges des gantois ; que c’étaient eux-mêmes qui avaient consenti à les perdre. Les défenses des accusés ne furent point écoutées ; on les appliqua à la question ; et nonobstant leur appel au parlement, ils furent condamnés, et exécutés le jeudi saint.

La princesse n’eut pas plutôt appris cette sentence, qu’elle alla se présenter aux juges pour défendre l’innocence, ou demander la grâce de ses deux plus fidèles sujets. Les juges la repoussant avec dureté, l’obligèrent de se retirer. Elle court sur la place, les cheveux épars et en habit de deuil, elle voit sur l’échafaud ces deux malheureux à qui on avait donné la question si cruellement, qu’ils ne pouvaient ni se tenir debout, ni se mettre à genoux pour recevoir le coup de la mort. La princesse s’adressa au peuple en suppliante. Plusieurs émus de ce spectacle, touchés de l’innocence, et frappés de l’abaissement où ils voyaient leur souveraine, veulent s’opposer à l’exécution ; mais le plus grand nombre insensible à la pitié, demande à grands cris le sang des deux infortunés, et leur fait trancher la tête aux yeux même de la princesse.

La ville d’Arras demandant à capituler, le roi fit expédier des lettres par lesquelles en conservant les anciens privilèges de la ville et de la cité, il accordait ceux de la noblesse à tous les habitants, avec exemption de ban et arrière-ban. Mais lorsque tout était presque conclu, le roi s’étant éloigné, le parti qui lui était opposé dans la ville reprit le dessus, et recommença à tirer contre la cité. Les garnisons de Lille, Douai et Valenciennes, firent un détachement de cinq cents chevaux et de mille hommes de pied, sous le commandement d’Arci et du jeune Salazar, qui entreprirent de se jeter dans la place. Du Lude qui commandait en l’absence du roi, marcha au-devant d’eux, en tua six cents, fit presque tout le reste prisonnier, et pressa le siège de la ville avec plus de vigueur que jamais. Les habitants se voyant hors d’état de se défendre plus longtemps, envoyèrent des députés au roi qui était à Heldin, pour lui demander la permission d’aller représenter à la duchesse Marie que la ville ne pouvait plus tenir ; le roi leur répondit qu’ils étaient sages, et que c’était à eux à savoir ce qu’ils devaient faire. Les députés contents de cette réponse, partirent ; mais ils furent arrêtés en chemin et ramenés à Hesdin. On les traita d’abord avec douceur, et lorsqu’ils étaient dans la plus grande sécurité, on vint prendre les douze principaux, et on leur trancha la tête.

Celle d’Oudard de Bussy, chef de la députation, fut exposée dans le marché d’Hesdin, coiffée d’un chaperon fourré, parce que le roi ayant donné à cet homme une charge dans le parlement, il le regardait comme traître. Il serait difficile d’excuser le supplice des autres ; la réponse que le roi leur avait faite, était une espèce d’engagement de sa part, ou du moins une équivoque peu digne d’un prince.

Cette exécution épouvanta si fort les habitants d’Arras, qu’ils implorèrent la clémence du roi. Ce prince leur accorda une amnistie, les fit désarmer, et les taxa à cinquante mille écus.

Commines a tort de dire que la capitulation fut assez mal tenue, et qu’on fit mourir plusieurs personnes. Il confond ici l’exécution des députés avec celle qu’il suppose qu’on fit dans Arras. d’ailleurs la capitulation était du premier avril ; les habitants d’Arras la violèrent eux-mêmes aussitôt que le roi s’éloigna pour aller s’emparer d’Hesdin ; ils firent venir des troupes de Douai, et tirèrent sur la cité, de sorte que Du Lude fut obligé de recommencer le siège de la ville, où le roi n’entra que le quatre de mai. Commines qui écrivait de mémoire longtemps après que les faits étaient arrivés, est bien excusable dans des méprises si peu importantes ; mais il ne l’est peut-être pas tant lorsqu’il avance que le roi ne voulait pas que le dauphin épousât Marie de Bourgogne. Comme ce fait est très  important ; qu’il est encore intéressant de nos jours, et que la plupart de ceux qui déplorent avec raison que ce mariage n’ait pas été fait, ne sont que les échos de Commines, il mérite un peu plus de discussion.

Il est certain que le passage de la succession de Bourgogne dans la maison d’Autriche, a été pendant plus de deux siècles le principe d’une guerre presque continuelle, dont le germe n’est pas encore détruit ; mais il ne paraît pas que Louis XI ait refusé, comme on le suppose communément, de réunir cette succession à la couronne par le mariage du dauphin avec Marie De Bourgogne. Commines prétend que ce prince lui avait dit plusieurs fois que si le duc Charles venait à mourir, il tâcherait de faire ce mariage ; ou si Marie s’y opposait à cause de la disproportion d’âge, de la faire épouser à quelque prince du sang ; que le roi était encore dans ces dispositions huit jours avant la mort du duc ; mais qu’aussitôt après il changea de dessein : qu’il résolut alors de s’emparer de la plus grande partie de la succession, et de partager le reste entre ses favoris et quelques princes d’Allemagne, afin de les intéresser dans son projet, et de s’en faire un appui ; que le jour même qu’il apprit la mort du duc, il promit à plusieurs de ceux qui étaient auprès de lui les terres de ce prince. Il n’y a personne qui en lisant cet endroit de Commines, ne soit fondé à croire que le roi avait absolument abandonné son premier projet. Je sais de quel poids doit être le sentiment de Commines, qui ayant le sens le plus droit, et vivant dans la familiarité de Louis XI devait être à portée de connaître son caractère ; ainsi je me contenterai de rapporter des faits qui paraissent opposés au sentiment de Commines. Le lecteur en jugera. Ce n’est pas Louis XI que j’entreprends de justifier, c’est la vérité que je veux éclaircir.

Ce prince avait déjà proposé au duc Charles le mariage du dauphin avec Marie de Bourgogne. Après la mort du duc, la première pensée de Louis XI fut de le conclure. Il en écrivit à Craon et aux états de Bourgogne. Hugonet et Imbercourt en firent mention dans le projet pour la réduction d’Arras. Sur le bruit qui se répandit que Mademoiselle De Bourgogne allait épouser Maximilien d’Autriche, fils de l’empereur Frédéric III le roi envoya une instruction qui prouve qu’il tentait toutes les voies possibles pour parvenir à ce mariage, en donnant ordre à Mouy de s’adresser à Lannoy :

il lui promet de très  grandes récompenses pour lui et pour tous ceux qu’il emploiera ; il ajoute que son désir a toujours été et est encore que cette alliance se fasse, et par ce moyen d’unir tous ces pays à la couronne ; que le plus grand service qu’on lui puisse rendre est de faire réussir ce projet ; qu’il faut voir si les flamands qui sont du royaume, pourraient r’avoir Mademoiselle De Bourgogne, et entreprendre cette affaire ; qu’il reconnaîtrait ce service, non seulement en leur continuant leurs privilèges, mais en leur en donnant de nouveaux, et leur faisant tant de bien qu’ils en seraient contents ; que si après toutes ces offres les flamands ne voulaient pas consentir à ce mariage, on ait à leur déclarer que le roi prétend retirer tout ce qui est du royaume, et laisser seulement le reste au mari futur de Mademoiselle De Bourgogne.

On voit que Louis XI employait à la fois les offres et les menaces pour terminer cette affaire qu’il avait infiniment à cœur. Quoique le duc Charles eût proposé lui-même le mariage de sa fille avec le dauphin, peut-être ne l’eût-il jamais conclu par l’aversion qu’il avait contre le roi.

Louis XI pouvait avoir une haine aussi violente que celle dont il était lui-même l’objet ; mais il ne paraît pas qu’elle se soit étendue sur la postérité du duc. d’ailleurs toute la vie de Louis prouve assez qu’il n’écoutait pas son ressentiment au préjudice de ses intérêts ; il ne les méconnaissait guères, et les cherchait toujours. Il est vrai qu’il entra d’abord à main armée dans les états de la jeune duchesse de Bourgogne, parce qu’il voulait commencer par réunir à la couronne les provinces qui y étaient réversibles ; ce qui n’aurait pas été aussi facile, lorsque la duchesse aurait épousé un prince puissant et ennemi de la France. Les spéculatifs, au lieu d’examiner la conduite de Louis, ne se déterminent que sur la connaissance qu’ils ont de son caractère ; et supposent qu’un principe de jalousie empêcha ce prince de conclure ce mariage, parce qu’il craignait que son fils ne fût trop puissant, étant à la fois dauphin et duc de Bourgogne. Louis était assez jaloux de son autorité pour concevoir cette crainte ; cependant nous ne pouvons pas douter qu’il n’ait sincèrement désiré ce mariage ; mais peut-être n’a-t-il pas pris pour y parvenir les mesures les plus justes ; ainsi en le justifiant à certains égards, on pourrait d’un autre côté lui faire des reproches qui n’en seraient pas moins graves contre la politique ; mais ce ne seraient pas précisément ceux qu’on a coutume de lui faire.

Il ne sut pas profiter de ses avantages pour déterminer Marie De Bourgogne en faveur du dauphin. Elle y était déjà très  disposée. Avec beaucoup de droiture dans l’esprit et dans le cœur, elle ignorait cette politique fausse et raffinée qui écartant la vérité pour courir au-devant des objets, ne voit que ceux que l’imagination enfante. Elle avait été témoin de toutes les horreurs de la guerre entre le roi et le duc son père. Elle voulait en étouffer le germe, rendre ses sujets heureux, et former une alliance qui pût assurer leur bonheur. C’est pourquoi elle consentait à épouser le dauphin, malgré tous les efforts de ceux qui étaient opposés à la France, et particulièrement de la dame d’Hallwin sa dame d’honneur. Celle-ci alléguait continuellement la grande jeunesse du dauphin, et ne cessait de dire que la princesse avait besoin d’un homme et non pas d’un enfant.

Louis XI fit une faute irréparable en sacrifiant aux ambassadeurs des états de Gand les lettres qui furent si funestes à Hugonet et Imbercourt. Il perdit dès ce moment toute la confiance de Marie, et ne put jamais la regagner.

Commines fait encore à Louis XI un reproche qui n’est pas fondé, quand il dit qu’on aurait pu faire épouser Marie de Bourgogne au comte d’Angoulême. Il était de l’intérêt du roi de la marier avec le dauphin ; mais le projet de ce mariage venant à échouer, il n’était assurément pas de sa politique de la faire épouser à un prince du sang, et de le rendre aussi puissant que l’avaient été les ducs de Bourgogne Jean, Philippe et Charles : ils avaient été les ennemis les plus redoutables de la France ; et le roi n’était alors occupé qu’à retirer les provinces que Philippe le Bon avait arrachées par le traité d’Arras. C’eût été sans doute un grand avantage pour la France et pour l’Europe entière que les Pays-Bas eussent été unis à la couronne, les évènements ne l’ont que trop appris ; mais Louis XI ne pouvait pas prévoir que sa postérité et celle du duc d’Orléans seraient si-tôt éteintes, et que la couronne passerait au fils du comte d’Angoulême.

Dans les circonstances où il se trouvait alors, et instruit par le passé, il ne lui convenait pas que l’héritière de Bourgogne épousât un prince du sang. Il est vrai qu’il était encore plus désavantageux que cette succession passât à Maximilien ; mais Louis XI n’aurait pas plus réussi pour tout autre prince de son sang que pour le dauphin, après avoir perdu la confiance de Marie, et redoublé l’aversion des flamands. Il fit dans cette occasion faute sur faute, puisque ayant échoué dans son premier projet, il ne songea pas à la princesse Anne héritière de Bretagne. Les suites de cette négligence n’auraient pas été moins funestes à la France que la perte des Pays-Bas, si cette dernière faute n’eût pas été réparée sous le règne suivant. Le seul parti que Louis XI tira de la conjoncture présente, fut de semer la division dans la maison royale d’Angleterre, en persuadant à Édouard IV que le duc de Clarence allait épouser Marie de Bourgogne, et que la duchesse douairière conduisait cette intrigue. Soit que le duc de Clarence eût ce dessein, soit qu’Édouard ne cherchât qu’un prétexte pour satisfaire sa haine contre lui, depuis qu’il était entré dans le parti de Warwick, il le fit arrêter. Le duc de Gloucester ne songeant qu’à détruire ses frères l’un par l’autre, pour se frayer un chemin au trône, aigrit encore l’esprit d’Édouard contre le duc de Clarence. Ce malheureux prince fut aussitôt jugé coupable ; toute la grâce qu’on lui fit, fut de lui laisser le choix du genre de mort : il demanda d’être noyé dans un tonneau de Malvoisie, ce qui fut exécuté.

Louis, pour s’assurer des anglais, faisait régulièrement payer des pensions aux principaux de la cour d’Édouard : l’alliance des suisses ne lui coûtait pas moins ; ils reçurent cette année plus de soixante-dix mille livres. Malgré toutes ces dépenses extraordinaires, le roi n’en négligeait aucune de nécessaire ou d’utile ; il fit bâtir un pont sur la Charente près de Cognac, fit clore de murs les Sables d’Olonne, réparer Montaigu frontière de Poitou et de Bretagne, et fortifier Arras. Il donna le commandement de cette dernière place à Jean De Daillon qu’il appelait ordinairement maître Jean des habiletés, parce qu’il songeait toujours à ses propres intérêts dans les services qu’il rendait à son maître.

Le roi venait ordinairement se délasser de ses travaux à notre Dame de la victoire près de Senlis où il faisait bâtir ; mais il n’était jamais longtemps dans le repos ; il alla à Cambrai où il fut reçu, en confirmant aux habitants leurs privilèges. Dans le temps qu’il y était, il apprit que ses troupes avaient surpris Tournay par l’intrigue d’Olivier le Dain. Cet homme ayant persuadé au roi qu’il pourrait employer utilement pour son service les connaissances qu’il avait dans la ville de Gand, eut ordre de s’y rendre. Il crut relever par le faste la bassesse de son origine ; il n’en fut que plus ridicule aux yeux de ses compatriotes.

Lorsqu’on lui donna audience, il demanda à parler en particulier à la princesse de Bourgogne ; on lui répondit que cela ne se pouvait pas. Le Dain n’ayant ni l’adresse de gagner les esprits, ni la fermeté qui impose, tomba dans le mépris, du mépris on passa aux menaces, la peur le saisit, et il se sauva à Tournay. Ce fut là qu’il résolut de réparer par quelque service le mauvais succès qu’il avait eu à Gand. Il gagna plusieurs habitants, et fit donner avis à Colard de Mouy qui était à Saint-Quentin, de s’avancer secrètement vers Tournay. Mouy envoya devant lui Navarrot d’Anglade à la tête de vingt-cinq lances, et le suivit de si près, que Le Dain et les bourgeois qui étaient du complot ayant ouvert la barrière, il se rendit maître de la ville, avant que les magistrats se fussent aperçu de son arrivée.

Le Dain se trouvant alors le plus fort, fit arrêter ceux qui pouvaient faire soulever le peuple, et les envoya à Paris, où ils demeurèrent prisonniers jusqu’à la mort du roi. d’Anglade fit dès le lendemain avec ses 25 lances une course jusqu’aux portes de Lannoy ; la terreur se répandit dans le pays ; les flamands abandonnèrent Mortagne, et les français y entrèrent. Mouy ayant assuré la prise de Tournay, sortit avec une partie de la garnison et quelques pièces de canon, marcha à Leuse qui appartenait au duc De Nemours, surprit le château et le rasa. Les flamands brûlèrent par représailles le château de Chin appartenant à Mouy ; celui-ci les atteignit dans leur retraite, en tua cent et en prit trois qu’il fit pendre. Il y avait tous les jours des escarmouches entre les flamands et la garnison de Tournay. Pendant ce temps-là le roi assiégeait Bouchain. Tanneguy Du Châtel y fut tué d’un coup qui était destiné à ce prince auprès de qui il était. Louis le regretta beaucoup, et pressa si vigoureusement la place, qu’il l’emporta d’assaut. Le Quesnoy ne tint que deux jours ; Avesne fit plus de résistance.

Cette place appartenait au sire d’Albret qui était dans le parti du roi ; mais Mingoual y commandait pour la princesse Marie, et Paruels et Culembourg s’y jetèrent avec huit cents hommes, résolus de défendre la place. Le roi eut recours à la feinte, et fit inviter ces deux officiers à dîner sous prétexte d’une conférence. Dammartin profita de l’instant, gagna plusieurs bourgeois, et surprit la ville. Comme on avait tiré sur celui qui allait pour la sommer, le roi voulut en faire un exemple, on passa tout au fil de l’épée, les maisons furent pillées, les murs rasés, et les fossés comblés. Les garnisons de Douai, de Saint Omer et d’Aire qui tenaient pour Marie ; celles d’Arras, de Térouenne et de Béthune, qui étaient au roi, faisaient tous les jours des courses les unes sur les autres, pillaient, brûlaient les châteaux, enlevaient les bestiaux, et commettaient toutes les horreurs d’une guerre cruelle. Des Querdes et Du Lude marchèrent contre Saint Omer, et emportèrent d’abord un boulevard ; mais les habitants en élevèrent un autre aussitôt, et réparaient les ouvrages avec plus de promptitude qu’on ne les ruinait. Louis irrité de la résistance, fit dire au gouverneur, qui était Philippes, fils d’Antoine, bâtard de Bourgogne, que s’il ne rendait la place, il ferait mourir à ses yeux son père qu’il tenait prisonnier. Philippes répondit qu’il aurait une douleur mortelle de perdre son père, mais que son devoir lui était encore plus cher, et qu’il connaissait trop le roi pour craindre qu’il se déshonorât par une action si barbare.

Si tous les sièges ne réussissaient pas, le pays n’en était pas moins ravagé ; la guerre qui se fait avec égal avantage, n’en est que plus sanglante ; Cassel fut brûlé ; Dammartin eut ordre de faire un fourrage si étendu qu’il pût ruiner le pays.

Faites si bien le dégât, lui écrivit le roi, qu’on n’y retourne plus ; car vous êtes aussi bien officier de la couronne comme je suis, et si suis-je roi, vous êtes grand-maître.

Louis XI pensait que ceux qui sont les plus élevés dans l’état, sont aussi les plus obligés à le servir. C’est par cette raison que sans être mécontent d’un officier, il lui ôtait son emploi dès que l’âge ou quelqu’autre raison le rendait incapable de le remplir.

Les flamands cherchant quelqu’un qu’ils pussent opposer aux français, et qui eût un grand intérêt à réussir dans cette guerre, jetèrent les yeux sur Adolphe duc de Gueldre qu’ils tirèrent du château de Courtrai où il était prisonnier depuis plusieurs années pour les cruautés qu’il avait exercées contre son père. Ils lui promirent de lui faire épouser leur princesse, s’il pouvait chasser les français, et surtout recouvrer Tournay.

Adolphe animé par des motifs si puissants, se mit à leur tête, et commença par brûler les faubourgs de Tournay. Pendant la nuit, Mouy et La Sauvagere sortirent avec mille chevaux et deux mille hommes de pied, et attaquèrent le duc de Gueldre. La division qui était entre les gantois et ceux de Bruges qui composaient son armée, fit qu’ils marchèrent avec si peu d’ordre, que La Sauvagere, à la tête de quarante lances, les enfonça du premier choc ; le duc y fut tué, l’épouvante s’empara de son armée, tous périrent ou prirent la fuite.

Les flamands s’étant rassemblés deux jours après au pont d’Espierre au nombre de quatre mille, Mouy marcha contre eux, les battit, en tua douze cent, et fit neuf cents prisonniers ; le reste prit la fuite, et la plupart furent noyés.

La mort du duc de Gueldre décida le mariage de Marie de Bourgogne. Les concurrents étaient le dauphin, le duc Maximilien, fils de l’empereur Frédéric III, Jean fils d’Adolphe, duc de Clèves, et le duc de Gueldre. Nous avons vu ce qui empêcha le roi de réussir pour le dauphin. À l’égard du fils du duc de Clèves, la princesse avait, dit-on, de la répugnance pour lui ; de sorte qu’après la mort du duc de Gueldre, Maximilien se trouva sans concurrent. Les deux partis se réunirent en sa faveur. Les flamands prétendirent que la princesse ne ferait que se conformer aux volontés du feu duc son père qui l’avait promise à Maximilien, et que la princesse même lui avait écrit pour ratifier la promesse de son père. Le roi ne pouvant plus se flatter de marier le dauphin avec Marie, essaya du moins d’empêcher ce mariage avec Maximilien. Il fit voir par deux scellés du feu duc Charles que ce prince s’était engagé avec le duc de Savoie depuis les paroles données à Maximilien. Comme il ne comptait pas beaucoup sur ces titres, il résolut d’empêcher Édouard de faire alliance avec Maximilien qui allait devenir le plus grand ennemi des français.

Guy, archevêque de Vienne, Olivier le Roux, et plusieurs autres passèrent pour cet effet en Angleterre ; Édouard nomma des commissaires de son côté : l’argent que le roi fit répandre fit plus que toutes les négociations ; les difficultés furent levées ou prévenues, et la trêve qui n’était que de sept ans, fut prolongée pour la vie des deux rois et pour un an au-delà.

Le duc de Bretagne voyant que le roi était d’accord avec Édouard IV craignit de se trouver sans appui. Les difficultés sur la forme du serment qu’il devait prêter au roi, duraient encore. Plus scrupuleux sur la forme que sur l’exécution des traités, il demandait continuellement de nouvelles explications. La nécessité où il se trouvait dissipa tous ses doutes ; il ratifia et jura le traité de Senlis, et le convertit en ligue offensive et défensive. Par un traité particulier il était dispensé de servir de sa personne et de fournir des secours, si le roi portait la guerre hors du royaume. Il est bon de remarquer que ces princes convinrent de jurer leur traité sur telles reliques que l’un des deux voudrait administrer à l’autre, excepté sur le corps de Jésus-Christ et sur la croix Saint Lô. Quel assemblage de superstitions et de précautions frauduleuses ! Malgré la réserve de cet article, le duc jura le traité sur le corps de Jésus Christ et sur la croix de Saint Lô, que deux chanoines d’Angers apportèrent à Nantes. Du Bouchage s’y rendit aussi avec le protonotaire Jean de Montaigu et Jean Chambon maître des requêtes, pour être présents au serment.

Le roi désirant plus que jamais de conserver ses alliés, envoya Jean Rapine son maître d’hôtel, et Brisé un de ses écuyers, pour renouveler toutes les alliances qu’il avait avec le duc de Lorraine. Il renoua aussi avec les vénitiens l’union que leur attachement à la maison de Bourgogne avait altérée ; et voulant faire un dernier effort pour rompre le mariage de Marie avec Maximilien, il fit passer en Allemagne Robert Gaguin général des mathurins, avec ordre, s’il trouvait lieu à quelque négociation, de prendre le caractère d’ambassadeur, de faire voir aux électeurs les alliances qui avaient été de tout temps entre l’empire et les rois de France, et de représenter que l’héritière de Bourgogne étant du sang de France, et sujette du roi, les lois du royaume ne lui permettaient pas de se marier sans le consentement du chef de sa maison et de son souverain. Gaguin se rendit à Cologne où il apprit que Maximilien devait s’arrêter. Il présenta ses lettres de créance au duc de Juliers qui lui répondit qu’il avait donné sa parole à Maximilien, et qu’il n’y pouvait manquer avec honneur. Gaguin jugea sur la réponse du duc de Juliers, qu’il était inutile de présenter ses lettres aux autres princes, et partit de Cologne le même jour que Maximilien.

Les flamands furent obligés de faire les frais du voyage de leur nouveau prince, qui était aussi pauvre que l’empereur son père était avare. Maximilien fit son entrée à Gand, suivi des électeurs de Trèves et de Mayence, des marquis de Brandebourg et de Bade, des ducs de Saxe et de Bavière, et de la plupart des princes de l’empire. Le lendemain il épousa la duchesse de Bourgogne.

Pendant les préparatifs des noces de Marie et de Maximilien, la Flandre était le théâtre de la plus cruelle guerre ; Orchies, Fresne, Saint Sauveur, Marchiennes, Harbec et Saint Amand, furent réduites en cendres.

Le roi craignant que la soumission de la Bourgogne ne fût pas aussi constante qu’elle avait été prompte, n’avait confié cette province qu’à ceux dont il croyait la fidélité assurée. Craon en avait été fait gouverneur, avec pouvoir d’assembler les états, de commander la noblesse, de convoquer le ban et l’arrière-ban des provinces de Dauphiné, Lyonnais, Forès, Beaujolais et Champagne ; et de faire justice ou grâce. Philippe de Hothberg, alors aîné de la maison de Bade, fut fait maréchal de Bourgogne ; Philippe Pot fut nommé chevalier du parlement, qui fut créé par lettres du 18 de mars, pour être composé de gens notables. Jean De Damas fut conservé dans le gouvernement de Mâcon, avec six gentilshommes pour servir sous lui. Tout paraissait tranquille en Bourgogne lorsque Jean de Châlons, prince d’Orange, repassa dans le parti de la duchesse avec autant de légèreté qu’il l’avait abandonné. Il s’était flatté d’être le maître de la Franche-Comté, dont le roi se contenterait d’être le souverain. Louis n’aimait pas les sujets si puissants ; trouvant que le prince d’Orange ne l’était déjà que trop par les grands biens qu’il possédait, il s’était contenté de lui en donner la lieutenance générale sous Craon.

Le prince d’Orange ne put souffrir de se voir subordonné à un homme qu’il regardait comme son inférieur. Il se joignit à Jean de Clèves, et entreprit de chasser les français de la Comté. Plusieurs gentilshommes étaient encore attachés à la princesse Marie, les uns ouvertement, et les autres n’attendaient qu’une occasion de se déclarer. Les deux frères Claude et Guillaume De Vaudrey, donnèrent le signal, ramassèrent quelques troupes, se joignirent au prince d’Orange, et pour inspirer la confiance à leur parti par quelques succès, se saisirent de Vesoul, de Rochefort et d’Auxonne.

Craon voulant étouffer la révolte dans sa naissance, tenta de reprendre Vesoul, mais il tomba lui-même dans une embuscade. Vaudrey choisit une nuit très  obscure, fit sortir les trompettes, les dispersa, et fit sonner la charge de tous côtés. Craon se crut enveloppé, et ne songea plus qu’à prendre la fuite. Vaudrey attentif aux moindres mouvements, tomba tout à coup sur les français, dont la retraite devint une déroute : il y en eut un grand nombre de tués sur la place, les autres furent massacrés dans leur fuite par les paysans, ou se noyèrent dans la Saône. Craon se sauva dans Grey. Le roi fut si irrité de cette perte, qu’il écrivit à Craon de tâcher de prendre le prince d’Orange, et de le faire pendre ou brûler. On lui fit son procès comme à un traître ; et son effigie fut pendue dans toutes les villes de Bourgogne.

Le roi fit en même temps avancer des troupes contre les comtois qui étaient entrés en Bourgogne. Les suisses craignant d’avoir les français pour voisins, laissaient passer tous ceux qui voulaient se joindre aux rebelles. Quoique le roi leur fît payer régulièrement leurs pensions, et qu’ils eussent signé le 25 avril à Lucerne un traité par lequel ils s’engageaient de n’empêcher le roi en aucune manière de faire valoir ses droits sur la Franche-Comté, ils en signèrent un autre à Zurich avec la duchesse de Bourgogne. Le canton de Lucerne n’y prit aucune part, et s’empressa même de renouveler au roi toutes les protestations du plus inviolable attachement, et l’assura que l’assemblée tenue à Zurich n’était en aucune façon contraire aux alliances jurées avec la France, et qu’on avait même publié par tous les cantons un ban qui défendait sous peine de confiscation de corps et de biens, de porter les armes contre le roi.

Malgré toutes ces assurances de fidélité, le ban fut très  mal gardé. Il se trouva un grand nombre de suisses à la solde du prince d’Orange, qui s’embarrassant peu des peines imaginaires que le roi faisait prononcer contre lui, avait chassé les français de la Franche-Comté. Il ne leur restait plus que la ville de Grey, dont Hugues De Châlons, surnommé Château Guyon, voulut faire le siège. Il s’en approchait déjà avec un corps de cavalerie en attendant qu’il fût joint par son infanterie. Craon ne lui donna pas le temps de rassembler ses troupes, et marcha à sa rencontre. Le choc fut très  rude, et la victoire disputée ; mais enfin Château Guyon fut battu, perdit douze cent hommes, et demeura prisonnier.

Marigny voulant venger la défaite de Château Guyon, entra dans le Charolais, brûla les faubourgs de Saint Gengou, et prit plusieurs petites places. Ces succès relevèrent le parti que la duchesse avait dans Dijon. Un nommé Chretiennot y prit les armes pour elle, et fut sur le point de se rendre maître de la ville. La sédition de la capitale se communiqua aux autres villes. Les échevins de Châlons commençaient à parlementer avec Toulongeon qui était à leurs portes, lorsque Damas gouverneur du Mâconnais y accourut, et contint les habitants. Craon ayant été assez heureux pour reprendre les places qu’on avait perdues dans le Charolais, rentra en Franche-Comté, fit tomber dans une embuscade une partie de la garnison de Dôle, et en tua huit cents. Ce succès le détermina à former le siège de la place. Elle était défendue par un corps de suisses, malgré la foi des traités et des paroles qu’ils venaient de donner tout récemment. Montbaillon en était gouverneur, et la garnison était commandée par un bourgeois de Berne. Craon fit battre la place pendant huit jours ; et sans examiner si la brèche était assez grande, il fit donner deux assauts où les français furent repoussés avec perte de plus de mille hommes. Le bruit s’étant répandu en même temps que les suisses venaient au secours des assiégés, la terreur saisit les assiégeants. Craon décampa si précipitamment, qu’il abandonna son canon ; les deux frères Vaudrey profitant du désordre des français, les attaquèrent dans leur retraite, et les défirent entièrement.

La consternation fut générale ; les ennemis marchèrent tout de suite à Grey. La place était bien munie, et défendue par Salazar, brave et expérimenté capitaine. Il n’eût pas été aisé de l’emporter, si l’on n’eût employé la trahison. Les Vaudrey gagnèrent les habitants, et firent leur approche à la faveur d’un vent violent qui dérobait le bruit de leur marche. Soixante soldats déterminés escaladèrent les murs par différents endroits, s’emparèrent d’une porte et l’ouvrirent aux autres ; les rues furent à l’instant remplies d’ennemis. On se battait dans l’obscurité. Les français voyant qu’ils avaient à combattre les soldats et les bourgeois, mirent le feu à la ville pour se venger de la trahison des habitants, et sortirent au travers des flammes. Salazar se réfugia dans le château avec une centaine d’hommes. Les français qui voulurent se sauver dans la campagne, tombèrent dans la cavalerie ennemie, qui les tailla presque tous en pièces.

Ce malheur quoique très grand aurait pu avoir des suites encore plus funestes, et entraîner la perte de tout ce que le roi possédait en Bourgogne, si Maximilien n’eût recherché la paix pour s’affermir dans ses nouveaux états. Il proposa au roi de terminer tous leurs différends par un accord. Le roi répondit qu’il n’avait pris les armes que pour maintenir ses droits ; que la princesse Marie retenait des provinces qui étaient réversibles de droit à la couronne ; qu’elle en occupait d’autres dont elle devait faire hommage, et qu’il était prêt de faire la paix, pourvu que ce fût en conservant les droits de sa couronne. Le roi pour prouver la sincérité de ses intentions, nomma le chancelier Doriole, Philippe Pot seigneur de La Roche, Crèvecœur, Bitche et Boutillac qui se rendirent à Lens, et convinrent avec les commissaires de Maximilien d’une trêve, sans en déterminer la durée, supposant qu’elle serait suivie de la paix. Il paraît que la Bourgogne et la Franche-Comté n’étaient point comprises dans la trêve, ce qui mit le roi en état d’y jeter toutes ses forces.

Louis plus mécontent encore de la conduite que des mauvais succès de Craon, lui ôta son gouvernement, et le relégua chez lui. On l’accusait d’avoir plus songé à ses affaires qu’à celles du roi. L’avarice était sa grande passion, et l’on n’ignore pas de combien de malversations elle est l’origine. Il se retira avec des richesses qui ne prouvaient pas son innocence. Le roi donna le gouvernement à Charles De Chaumont d’Amboise, également recommandable par la probité, le désintéressement et la valeur. Louis écrivit aux états de Bourgogne pour les assurer qu’il ne permettrait jamais que cette province fût séparée de la couronne, et qu’il était si persuadé de leur fidélité, qu’il allait rappeler les francs archers.

Les dépenses et les armements que le roi était obligé de faire pour continuer la guerre, ou pour conserver la paix, s’il parvenait à la faire, l’empêchaient de fournir les secours qu’il avait promis à Alphonse roi de Portugal, qui était encore en France. Louis lui fit rendre de très  grands honneurs ; mais il lui fit aussi comprendre l’impossibilité où il était de tenir sa parole, et que la nécessité de ses affaires l’obligeait de reconnaître Ferdinand et Isabelle pour roi et reine de Castille.

Alphonse, témoin de la situation du roi, reçut ses excuses, céda à la nécessité, et résolut de se faire moine. Il fit part de son dessein à son fils, le pressa de se faire couronner, se retira ensuite, et se cacha avec tant de soin, qu’on s’imagina qu’il avait passé les mers pour aller à Jérusalem : dévotion encore à la mode dans ces temps-là. On le trouva enfin dans un village près de Honfleur ; on lui fit entendre de la part du roi qu’il devait se préparer à partir ; on leva même une taxe en Normandie pour les frais de son voyage ; et Antoine De Foudras maître d’hôtel du roi, fut chargé de l’embarquement. Le roi ne s’était déterminé à reconnaître Ferdinand et Isabelle, que sur ce qu’il apprit par le moyen du protonotaire Lucena et Jean Lopez de Valde Masso, ses pensionnaires en Castille, que Marie et Maximilien négociaient avec Ferdinand ; et que celui-ci consentait à quitter l’alliance de la France, pourvu qu’on lui fît les mêmes avantages. Il sut de plus que Ferdinand avait dessein de marier avec le prince de Galles sa fille Isabelle, princesse des Asturies, quoiqu’elle eût été promise au prince de Capoue fils de Ferdinand roi de Naples.

On demandait seulement à Édouard qu’il fournît au roi de Castille des secours contre la France et le Portugal. L’habileté du roi rompit toutes les mesures de ses ennemis. d’ailleurs il n’y avait point de puissance qui ne craignît d’avoir affaire contre lui, depuis la mort du duc de Bourgogne. Ses armes le faisaient redouter au-dehors, les exemples qu’il avait faits du connétable de Saint Pol et de plusieurs autres, contenaient les mécontents ; et l’exécution qu’il fit faire cette année du duc de Nemours, acheva d’étouffer tout esprit de révolte. Jacques d’Armagnac duc de Nemours, était fils de Bernard d’Armagnac comte de La Marche et de Perdriac, qui avait été gouverneur de Louis XI. Ce prince par reconnaissance pour le père, avait comblé le fils de bienfaits. Il lui avait fait épouser sa cousine fille du comte du Maine ; lui avait confié le commandement de ses armées, et l’avait décoré du titre de duc et pair : grâce d’autant plus singulière qu’on ne l’avait encore accordée qu’à des princes du sang, et même à un assez petit nombre. Le duc de Nemours ne paya le roi que d’ingratitude. Il se déclara des premiers dans la guerre du bien public.

On trouve dans une chronique manuscrite qu’il proposa à Du Lau de tuer le roi. Il se ligua avec le comte d’Armagnac, et prit le parti du duc de Guyenne ; les accusateurs du connétable et le connétable lui-même, chargèrent Nemours. Il avait toujours besoin de grâce, et n’en était jamais digne. Après l’avoir eue plusieurs fois, il avait été obligé pour l’obtenir encore de renoncer aux privilèges de duc et pair. Depuis il fut accusé d’avoir des relations en Angleterre et avec d’autres ennemis de l’état ; d’avoir proposé de faire enfermer le roi, de tuer le dauphin, et de partager le royaume. Le roi lassé d’exercer inutilement sa clémence, fit arrêter le duc de Nemours à Carlat. La duchesse qui était en couche, en fut si saisie qu’elle en mourut.

Nemours fut amené à la bastille, et renfermé dans une cage. Le comte de Beaujeu, le chancelier, Boufile-Le-Juge gouverneur du Roussillon, Montaigu et plusieurs présidents et conseillers du parlement, furent nommés pour lui faire son procès. Lorsqu’il fut instruit, le roi s’en fit rendre compte, et manda aux principales villes du royaume d’envoyer des députés pour assister au jugement. Ayant appris qu’on avait fait sortir le duc de Nemours de la cage où il était pour l’interroger, il blâma l’indulgence des juges, ordonna que le prisonnier fût interrogé dans sa cage ; qu’on lui donnât la question, et fixa lui-même la forme de l’interrogatoire.

Nemours ne doutant plus de sa perte, eut recours aux supplications ; il implora la clémence du roi, et lui demanda de ne pas déshonorer ses enfants par le supplice honteux de leur père. Louis XI était inflexible lorsqu’il s’était une fois déterminé à punir ; le duc De Nemours fut condamné à perdre la tête, et fut exécuté aux halles. Jamais exécution ne se fit avec tant d’appareil. Nemours fut conduit au supplice sur un cheval couvert d’une housse noire, on tendit de noir la chambre où il se confessa ; on fit un échafaud neuf, quoiqu’il y en eût toujours un subsistant ; et l’on mit dessous les enfants du coupable, afin que le sang de leur père coulât sur eux. La confiscation des terres du duc de Nemours fut partagée entre ses juges et les favoris du roi, tels que Pierre De Bourbon, Boufile-Le-Juge, Lenoncourt, Commines, et plusieurs autres. Le roi donna en même temps à Du Lude les terres confisquées sur le prince d’Orange. Cette principauté fut réunie au Dauphiné. Ancesune en fut nommé gouverneur. Louis XI voulant prévenir les conspirations en semant la défiance entre les complices, donna un édit par lequel il déclara que tous ceux qui auraient connaissance de quelque entreprise contre le roi, la reine et le dauphin, et n’en avertiraient pas, seraient réputés complices, et punis comme tels. On se servit pour condamner M. de Thou de cet édit, qui était alors généralement oublié, ignoré même de la plupart des juges, et que la haine d’un ministre fit revivre.

Louis traita au commencement de cette année avec Bernard de La Tour, de ses droits sur le comté de Boulogne. Philippe, duc de Bourgogne, s’en était emparé en 1419. Louis l’ayant repris l’année dernière, pouvait le garder par droit de conquête. Jamais la maison de La Tour ne l’avait possédé ; mais comme Bernard descendant par sa mère des anciens comtes d’Auvergne, avait des droits sur ce comté ; le roi lui donna en échange celui de Lauraguais de même valeur. Quelques mois après il en fit hommage à la vierge dans l’église de Boulogne-Sur-Mer, offrit un cœur d’or du poids de treize marcs, et ordonna par lettres patentes données à Hesdin au mois d’avril, que ses successeurs feraient le même hommage avec pareille offrande.

Maximilien étant devenu par son mariage l’ennemi naturel de la France, aurait été aussi redoutable que le feu duc Charles, s’il eût été soutenu par les anglais. Mais l’argent que Louis faisait répandre parmi eux, y faisait échouer toutes les sollicitations d’un prince indigent. Édouard par reconnaissance, ou plutôt par intérêt, et dans l’espérance de tirer de nouvelles contributions, envoya les chevaliers Howard et Tonstal avec le docteur Langton pour chercher les moyens de faire succéder la paix à la trêve qui venait d’être prolongée pour un an au-delà de la vie des deux rois.

Louis voulant pénétrer le secret des instructions de ces ambassadeurs, chargea de cet emploi Boufile-Le-Juge, qu’on nommait le comte de Castres depuis que le roi lui avait donné ce comté, qui faisait partie de la confiscation des biens du duc de Nemours. Le comte de Castres mania si adroitement l’esprit du docteur Langton, qu’il apprit que le plus grand désir d’Édouard était de marier la princesse Élizabeth sa fille avec le dauphin ; que Hasting favori d’Édouard était absolument dans les intérêts de la France ; mais que plusieurs murmuraient de ce qu’on différait trop longtemps le payement de la rançon de Marguerite.

Le roi fit payer sur le champ dix mille écus à compte de cette rançon. Édouard, que ses plaisirs plus que ses affaires mettaient toujours dans le besoin d’argent, reçut celui-ci si à propos ; et la reconnaissance des princes est si vive dans ces occasions, qu’il manda à ses ambassadeurs de conclure la paix. Louis n’ayant rien à craindre des anglais, tourna ses vues du côté des liégeois et des princes d’Allemagne, qu’il tâcha d’engager dans son parti contre Maximilien.

Les liégeois n’avaient que trop présent le souvenir de leurs malheurs ; ils représentaient que leur pays était ruiné, et leurs villes sans défense ; que leurs terres relevaient de l’empereur père de Maximilien ; qu’ils avaient déjà été sommés de fournir des secours à ce prince, et que s’ils osaient se déclarer contre lui, ils seraient mis au ban de l’empire ; que la seule grâce qu’ils pouvaient attendre, était qu’on leur permît de garder la neutralité, et que c’était aussi l’unique moyen de se relever de leurs pertes, et de se mettre en état de servir la France dans la suite. Le roi ne fut pas content de cette réponse, et quoiqu’il ne fût guères en droit de rien exiger des liégeois après les avoir abandonnés comme il avait fait dans leurs disgrâces, il leur fit dire qu’il y avait toujours eu une étroite alliance entre les états de Liége et les rois de France ; au lieu que les trois derniers ducs de Bourgogne avaient été les destructeurs de leur pays ; qu’ils ne pouvaient garder la neutralité ; qu’il fallait absolument qu’ils se déclarassent, et qu’ils choisissent entre sa protection et son ressentiment.

Cependant le roi convint avec le comte de Montbéliard, moyennant six mille livres que les français seraient reçus dans ses états. Le duc de Virtemberg donna aussi son scellé de se déclarer pour la France. Le duc Sigismond d’Autriche à qui le roi faisait une pension, cherchait à la conserver sans se déclarer contre Maximilien, et voulait pour cet effet rétablir l’intelligence entre ces princes ;

mais avant que mettre le mien, disait le roi, je veux bien savoir s’il sera mon ami.

L’empereur Frédéric écrivit dans ce même temps au roi, une lettre dans laquelle il se plaignait de ce que ce prince s’était emparé de Cambrai ; qu’il y avait mis les fleurs de lys à la place de l’aigle impériale ; qu’il était entré en Franche-Comté, et portait ses armes contre des villes qui relevaient de l’empire ; qu’il violait l’alliance qui était de tout temps entre la France et l’empire ; que lui et le duc Maximilien son fils ne désiraient que la paix ; mais que si on la refusait, il prenait Dieu et les hommes à témoin qu’il était forcé à faire la guerre, et qu’il défendrait les droits de son fils, les siens, et ceux de l’empire.

Le roi répondit à l’empereur qu’il avait tort de lui reprocher d’avoir violé les anciennes alliances, et encore plus de lui déclarer la guerre après tous les services que les empereurs avaient reçus des rois de France ; que le devoir d’un empereur était de maintenir la paix entre les princes chrétiens, et de se réunir avec eux contre les infidèles. Ces lettres ne contenaient de part et d’autre qu’un étalage de principes vagues qui ne conciliaient pas les intérêts opposés, et ne produisirent aucun effet. L’empereur, sans rompre ouvertement avec la France, fournissait des troupes à Maximilien ; et le roi fortifié des anglais et des suisses, se préparait à soutenir ses droits, et peut-être à les régler sur ses succès. Ce prince ne faisant jamais la guerre que forcément, recevait tous ceux qui recherchaient son alliance. Il rendit son amitié à Philippe de Savoie, et lui accorda des pensions considérables en lui faisant signer les articles de l’édit du mois de décembre précédent, qui ordonnait de donner avis de tous les complots dont on aurait connaissance. Philippe jura de servir le roi envers et contre tous, et nommément contre Maximilien, ne réservant que la maison de Savoie.

Le roi donna en même temps au bâtard Antoine de Bourgogne le comté d’Ostrevant, la chastellenie de Bapaume, et la ville de Bouchain. Des dons si considérables, quoique faits dans de nouvelles conquêtes, excitèrent le zèle du parlement, qui sur la réquisition des gens du roi, renouvela l’opposition qu’il avait déjà faite en 1470 aux aliénations, protestant contre tout ce que le roi ferait au contraire. En effet tant de libéralités ne pouvaient se faire qu’au préjudice des peuples, et obligeaient le roi à des emprunts ou à des impositions. Il est vrai qu’excepté ses dévotions et ses offrandes, qui étaient très  onéreuses, toutes ses dépenses avaient le bien public pour objet, et sur-tout la conservation des sujets ; ce qui a fait dire à Molinet, historien du duc Maximilien, que Louis aimait mieux perdre dix mille écus, que de risquer la vie d’un archer.

Ce prince voulant que toutes ses entreprises parussent fondées sur un droit, comprit qu’il ne pourrait pas étendre aussi loin qu’il l’aurait désiré, celui de réversion à l’égard de plusieurs provinces ; c’est pourquoi il imagina d’attaquer la mémoire du feu duc Charles, et de lui faire son procès pour crime de rébellion et de félonie. Comme il s’agissait des pairies de Bourgogne, de Flandre et d’Artois, le roi pour s’appuyer d’abord d’une apparence de justice et de modération, fit offrir au duc et à la duchesse d’Autriche de s’en rapporter au jugement des pairs, juges naturels de cette question. On cita pour exemples les procès entre le roi Philippe le Hardi et Charles roi des deux Siciles, pour la succession d’Alphonse comte de Poitiers ; entre Charles le Bel et Eude duc de Bourgogne, à cause de l’apanage de Philippe le Long, dont Eude prétendait que sa femme fille de ce roi, devait hériter ; entre Charles V et Philippe duc d’Orléans. Le roi proposait au duc et à la duchesse de se trouver à l’assemblée, ou d’y envoyer des personnes en leur nom pour défendre leurs droits. Le pape, le roi des romains, et les électeurs de l’empire, étaient invités d’y envoyer des ministres, pourvu que l’affaire fût jugée en France ; parce que les lois du royaume ne permettaient pas qu’elle le fût ailleurs.

Ces offres ayant été rejetées, comme on devait s’y attendre, on commença à procéder criminellement contre la mémoire du feu duc Charles. Les choses furent reprises de fort loin. On rappela tout ce qui s’était passé sous les rois Charles VI et Charles VII le meurtre du duc d’Orléans, l’entrée des anglais en France, les alliances des ducs de Bourgogne avec eux, la proscription du dauphin, les incendies, les massacres, et toutes les horreurs auxquelles le royaume avait été en proie. On passa à la guerre du bien public, aux traités de Conflans et de Péronne.

On insista particulièrement sur la perfidie qui avait donné lieu à ce dernier ; et l’on fit voir que le duc avait violé sa parole. On représenta le procès-verbal de ce qui s’était passé à Péronne, avec le sauf-conduit envoyé au roi par le duc Charles. Il est à propos de remarquer qu’on en a trouvé l’original, assez différent de la lettre qui est insérée dans le procès-verbal. Voici la copie transcrite sur l’original même :

Monsieur, très  humblement en votre bonne grâce je me recommande, vous remerciant, monsieur, du cardinal salue qu’il vous a plu m’envoyer, lequel m’a dit le désir qu’avez de me voir, dont, monsieur, en toute humilité je vous remercie, auquel sur cette matière et autres je l’y déclare mon intention, comme par l’y le pourrez, s’il vous plaît, savoir, et pourrez sûrement venir, aller, et retourner, vous suppliant, monsieur, qu’il vous plaise recevoir du cardinal lesdites matières par la manière que je l’y ai baillé ; laquelle il vous déclarera. Monsieur, je prie à Dieu qu’il vous doit bonne vie et longue. Ecrit de la main de votre très  humble et très  obéissant sujet. Charles.

La lettre énoncée dans le procès-verbal, est différente de celle qu’on vient de lire, en ce que le sauf-conduit y est prononcé en termes beaucoup plus forts et plus précis que dans la première.

Je vous jure et promets, dit le duc, par ma foi et sur mon honneur, que vous pouvez venir demourer et séjourner, et vous en retourner sûrement à votre bon plaisir, toutes fois qu’il vous plaira, franchement et quittement, sans ce qu’aucun empêchement de ce faire soit donné à vous ni à nuls de vos gens par moi, ni par autre, quelconque cas qui soit ou puisse avenir : en témoin de ce, j’ai écrit et signé cette cédule de ma main. en la ville de Péronne le huitième jour d’octobre l’an 1468. Votre très  humble et très  obéissant sujet, Charles.

Antoine et Baudouin, bâtards de Bourgogne, Antoine et Philippe De Crèvecœur, Bitche et Fery De Cluny, certifièrent que cette dernière lettre était de la main du duc de Bourgogne. Bitche ajouta qu’il l’avait vu écrire, et que ce fut lui qui la donna au porteur. Il faut donc que ce prince en ait écrit deux sur le même sujet, ce qui n’est guères vraisemblable, ou que celle qu’il envoya ne fût pas conforme à sa minute, ou que cette dernière ait été fabriquée. Un procès fait avec tant de passion et d’animosité que celui-ci, rend un peu suspectes les pièces qu’on y emploie. Quoique le duc Charles eût sujet de se plaindre du roi, il est certain qu’il viola le droit des gens à Péronne. Dans les crimes qu’on lui reprochait, on appuyait sur ceux qui pouvaient rendre sa mémoire odieuse. On avançait qu’il avait été complice d’Ithier, de Hardi, du connétable, et du duc De Nemours. Le duc de Bourgogne avait eût assez de part à plusieurs de ces crimes, pour donner lieu aux suppositions qu’on ajoutait à la réalité. On formait aussi des accusations si outrées, qu’elles ne pouvaient qu’affaiblir celles qui étaient les mieux fondées. On faisait par exemple un crime à la duchesse, des lettres qu’elle avait écrites aux états de Bourgogne après la mort de son père, et d’avoir recherché l’alliance des suisses, comme s’il n’était pas permis à une princesse souveraine de faire les traités qu’elle juge à propos.

Tandis qu’on instruisait ce procès, le roi était sur la frontière, et cherchait à gagner les gouverneurs des places. Mais pour ne pas se renfermer uniquement dans la négociation, il fit investir Condé qui couvrait Valenciennes, dont il aurait bien voulu se rendre maître, afin d’assurer ses conquêtes dans le Hainaut. Mingoual défendait la place avec trois cents hommes de bonnes troupes. Le roi en fit le siège, et chargea Mouy de couper la communication de Valenciennes ; précaution inutile, parce que la haine qui était entre Mingoual et Galiot, gouverneur de Valenciennes, suffisait pour les empêcher de se secourir réciproquement.

Les peuples ne sont que trop souvent les victimes de ces petits intérêts personnels. La place fut bientôt forcée de capituler. Plusieurs allemands passèrent au service du roi, mais jamais on ne put corrompre la fidélité de Mingoual, qui se retira auprès de Maximilien. Le roi conserva les privilèges de la ville, la fit réparer, y mit garnison, et en partit le même jour. Les châteaux de Trélon et de Bossu se rendirent à la première sommation. La consternation se répandait dans le pays, et les conquêtes auraient été poussées fort loin, si Maximilien n’eût promptement assemblé son armée. Les partis coururent alors de part et d’autre ; les avantages devinrent à peu près égaux, ce qui rendait le pays encore plus malheureux. Bossu et Trélon furent repris. Les français abandonnèrent et brûlèrent le château de ville. Le roi craignant que Maximilien n’en voulût à Condé, donna ordre à Mouy d’assembler tous les habitants dans l’église principale, sous prétexte de rendre grâces à Dieu d’une victoire remportée. Pendant ce temps-là, le soldat pilla la ville, chargea le meilleur butin sur des bateaux, et brûla le reste. La garnison de Mortagne en usa avec autant de perfidie. Galiot sortit de Valenciennes avec huit mille hommes, et fit une course jusqu’aux portes du Quesnoy. Dammartin irrité de cette bravade, tomba sur les ennemis, et les poussa jusqu’à la vue de Maximilien.

Ce prince étonné d’une action si hardie, envoya le comte de Chimay faire des propositions de paix. Le roi qui comptait encore plus sur sa négociation que sur ses armes, reçut favorablement Chimay. d’ailleurs les vénitiens étaient devenus suspects par la paix qu’ils venaient de faire avec Sigismond duc d’Autriche. Les suisses paraissaient jaloux des conquêtes du roi ; et la duchesse douairière de Bourgogne ne cessait de solliciter son frère Édouard IV de se déclarer contre les français. Édouard n’en avait aucune envie, mais il se servait de la conjoncture pour tirer continuellement de l’argent de France.

Toutes ces circonstances inspirèrent au roi un désir sincère de faire la paix. Depuis qu’il était entré dans Cambrai, les habitants avaient été si contents de la manière dont ils étaient gouvernés, que de leur propre mouvement, ils avaient passé un acte par lequel ils déclaraient qu’autrefois ils étaient du royaume de France ; qu’ils étaient alors traités avec justice et bonté ; que depuis qu’ils en avaient été séparés, ils avaient été exposés à toutes sortes de violences, sans avoir jamais été secourus par les empereurs ; que pour ces raisons ils se remettaient sous la souveraineté du roi.

Louis voulant reconnaître la bonne volonté de Cambrai, et satisfaire en même temps aux plaintes de l’empereur, ordonna que l’on remît l’aigle impériale partout où l’on avait mis les fleurs de lys, et rendit aux habitants leur liberté, sans autre condition de leur part que de garder la neutralité, et de reconnaître toujours sa juridiction et son droit. Le roi convint ensuite avec Chimay d’une trêve de dix jours qui fut prolongée pour un an.

Louis promit par ce traité de rendre à Maximilien tout ce qu’il avait pris dans le Haynaut et la Franche-Comté ; que la liberté du commerce serait rétablie ; et que chacun jouirait paisiblement de ses biens. On comprit dans la trêve presque tous les princes et états de l’Europe, sans faire mention du pape. Les conservateurs devaient s’assembler tous les quinze jours alternativement sur les terres de France et de Flandre, pour décider les différends qui pourraient naître à l’occasion de la trêve. Chacune des parties nomma en même temps six arbitres pour travailler à la paix avec pouvoir de choisir un sur-arbitre dans six mois, s’ils ne pouvaient s’accorder. À peine la trêve fut-elle signée, que le roi fit évacuer le Quesnoy, Bouchain, Tournay et plusieurs autres villes dont la plupart des habitants regrettaient la domination française.

Chaumont d’Amboise qui commandait en Bourgogne, n’ayant pas eu d’abord connaissance de la trêve, prit Seurre, Verdun, Mont-Saugeon, et assiégea Beaune qui s’était révoltée. Simon de Quingey, Guillaume Vaudray et Cottebrune assemblaient des troupes pour la secourir, et avaient déjà surpris Verdun ; Chaumont les attaqua avant qu’ils s’y fussent fortifiés, les fit prisonniers, et tailla en pièces huit cents suisses ou allemands qu’ils avaient avec eux. Il retourna tout de suite devant Beaune, et la força de se rendre à des conditions très  dures. Tous les vins furent saisis, et les habitants payèrent encore quarante mille écus pour se racheter du pillage total. Le roi ayant appris que le Berry était sur le point de se révolter, y envoya Du Bouchage avec le pouvoir le plus absolu, et tout fut soumis. Du Bouchage s’était déjà acquitté avec succès de plusieurs commissions pareilles. Quand Louis XI se déterminait à rendre quelqu’un dépositaire de son autorité, il la lui confiait sans limites, de peur que l’irrésolution et le temps de demander et d’attendre des ordres, ne fissent échouer les entreprises.

Nous avons vu avec quelle légèreté le prince d’Orange avait pris et quitté le parti du roi. L’arrêt rendu contre lui ne laissait pas de l’inquiéter : il entreprit, pour s’y soustraire par une révolution, de faire empoisonner le roi, et chargea de ce crime un nommé Jean Renond. Cet homme ayant été valet à Lyon d’un facteur des Médicis, avait pris la route de Florence pour y tenter fortune par le moyen de son ancien maître. Il fut arrêté en chemin et conduit à Saint Claude où commandait Erbains. Celui-ci l’envoya au prince d’Orange, qui après l’avoir questionné et fait examiner par le bâtard d’Orange, reconnut que c’était un homme déterminé, cherchant à faire fortune, incapable d’avoir horreur d’un crime, et hardi à le commettre. Il le prit en particulier, et le fit jurer sur les évangiles qu’il exécuterait tout ce qui lui serait commandé : comme si les serments pouvaient obliger au crime ; ou que les scélérats ne dussent respecter que ceux qu’il n’est pas permis de remplir. Renond aussi peu scrupuleux sur les serments que sur le crime, et avide de la récompense, fit tout ce qu’on exigea de lui. Le prince d’Orange lui dit alors que le roi après avoir entendu la messe, avait coutume de baiser les coins de l’autel, et qu’il fallait les frotter d’une liqueur empoisonnée.

Renond prit le poison, et se disposait, à partir lorsque le prince d’Orange fit part du projet à Erbains. Celui-ci lui dit qu’il avait eu tort de se fier à un français, et qu’il avait un homme plus sûr, pourvu qu’on ensevelît le secret, en faisant périr Renond. Il fut aussitôt arrêté et conduit à Salins ; mais il trouva le moyen de se sauver, et se rendit à Bourges par des chemins détournés. Il se fit présenter au roi, lui fit le détail de ce qu’on vient de voir ; et pour le toucher par un endroit sensible, ajouta qu’ayant fait un voeu dans sa prison à notre-dame du Puy et à saint Jacques, les fers étaient à l’instant tombés de ses mains. Il s’étendit fort sur ce prétendu miracle, discours aussi familier aux scélérats que le crime même.

Le roi le fit conduire au parlement avec une lettre conçue en ces termes :

nos amés et féaux, le prince de trente deniers nous a voulu faire empoisonner ; mais Dieu, notre-dame et monsieur s Martin nous en ont préservé et gardé comme vous verrez par le double des informations que nous vous envoyons, afin que vous la fassiez lire la salle ouverte devant tout le monde, et que chacun connaisse la grande trahison et mauvaiseté dudit prince. donné à Cambrai le sixième jour de juin.

La cour fit lire à la barre de la grand-chambre toutes les informations, et rendit public le crime du prince d’Orange, qu’elle avait déjà condamné à mort.

Ce fut peut-être en action de grâces de la découverte de cette conspiration, que le roi fit à son retour tant de dépenses en dévotions. Il fit ramasser jusqu’à deux mille marcs d’argent pour en faire un treillis autour de la chasse de s Martin, et rebâtir l’église de la victoire près de Senlis. La dévotion de ce prince qui allait quelquefois jusqu’à la superstition, ne l’empêcha jamais de maintenir les droits de sa couronne.

Quand il en était question, il ne se piquait plus d’une dévotion puérile ; il conservait des égards extérieurs pour les ministres de l’église, mais il ne leur permettait pas de passer les limites de leur pouvoir. On lui porta des plaintes contre certains religieux mendiants soi disants inquisiteurs de la foi, qui vexaient extrêmement ses sujets des montagnes de Dauphiné. Il fit défendre à ces audacieux moines d’inquiéter ses sujets, se réservant à lui et à son conseil ces sortes de matières.

La justice et la fermeté de Louis XI éclatèrent encore davantage dans l’affaire des Médicis dont il prit la défense contre le pape. La famille des Médicis était la plus puissante qu’il y eût à Florence. Côme de Médicis surnommé Le Grand lui donna un nouvel éclat ; il était gonfalonier et presque souverain de la république. Il devait ses richesses au commerce, son autorité à ses richesses, et sa considération à l’usage qu’il faisait de l’un et de l’autre. Défenseur des malheureux, protecteur des lettres, il était supérieur à la plupart des princes, puisqu’il était un grand homme.

Sa fortune et sa vertu excitèrent l’envie. Le malheur manquait à sa gloire ; ses ennemis la rendirent parfaite. Il fut banni de Florence ; mais bientôt les besoins de l’état le firent rappeler, et son autorité fut plus grande que jamais, parce qu’elle devint nécessaire. Elle passa à son fils Pierre, et ses petits-fils Laurent et Julien la soutinrent avec dignité.

Les ennemis de Médicis étaient plus cachés que détruits. Les Pazzi et les Salviati qui étaient après eux les plus considérables dans l’état, ne cherchaient qu’une occasion de les détruire. La famille des Pazzi était très  nombreuse ; ils s’étaient souvent alliés avec les Médicis, et Blanche sœur de Laurent et de Julien, était actuellement mariée avec Guillaume Pazzi ; mais les liens du sang ne forment pas toujours ceux de l’amitié, et ne prévalent jamais contre l’ambition. Le comte Jérôme de La Rovere neveu du pape, se plaignait que les Médicis l’avaient empêché d’être seigneur d’Imola, et se ligua avec leurs ennemis. Après avoir longtemps cherché ensemble les moyens de les perdre, ils n’en trouvèrent point d’autre que de les assassiner. L’exécution de ce projet était extrêmement difficile ; il fallait tuer les deux frères dans un même instant et au milieu d’un peuple dont ils étaient chéris.

Les Pazzi et François Salviati, archevêque de Pise, chefs de la conjuration, y engagèrent tous ceux qui par leur inquiétude, leur misère ou leurs crimes désiraient une révolution, tels que Bandini, Bagnioni, Maffei, Poggio fils du fameux Poggio, Monte-Secco, et quantité d’autres. Les conjurés fixèrent l’exécution de leur dessein au dimanche 26 d’avril ; le lieu était l’église, et le signal l’élévation de l’hostie. Tant de circonstances respectables firent horreur à Monte-Secco qui était soldat ; il refusa d’y prêter sa main : Bagnioni qui était prêtre prit sa place, et se chargea de tuer Laurent dans le temps que François Pazzi et Bandini poignarderaient Julien son frère.

Tout était disposé pour ce forfait. Laurent de Médicis était déjà à l’église ; l’office commençait. Pazzi et Bandini impatiens de ne pas voir arriver Julien, allèrent le chercher, et l’amenèrent avec eux. Les deux Médicis prirent leurs places : l’archevêque de Pise ne doutant plus du succès, sortit avec Poggio et quelques conjurés pour s’emparer du palais et s’assurer des magistrats. Soit hasard, soit soupçon, à peine furent-ils entrés que les portes furent fermées sur eux. Dans ce même temps les assassins qui étaient dans l’église se jetèrent sur les Médicis : Bandini et Pazzi poignardèrent Julien ; mais Laurent se défendit contre Maffei et Bagnioni, et se réfugia dans la sacristie avec le secours de quelques amis, et surtout d’un homme qu’il avait tiré de prison depuis deux jours, et qui lui sauva la vie au péril de la sienne.

On ne peut représenter le désordre et les clameurs du peuple qui était dans l’église ; chacun craignait pour sa vie. Jacques Pazzi chef de cette famille monte à cheval, et court par la ville en criant : vive le peuple et la liberté ; personne ne se joint à lui ; la consternation tient les esprits en suspens. Bientôt les amis des Médicis reprennent courage ; ils retirent Laurent de son asile, et le conduisent chez lui en triomphe. On fit main basse sur les conjurés ; ceux qui étaient dans le palais voyant ce qui se passait dans la ville, s’unirent à la vengeance publique ; et pour se signaler, pendirent à une fenêtre l’archevêque de Pise et Poggio ; François Pazzi fut arrêté et subit le même sort. Le cardinal de La Rovere, petit neveu du pape, eut peine à échapper à la fureur du peuple, et ne dut son salut qu’à la crainte qu’inspiraient deux mille hommes que le pape avait fait avancer pour soutenir la conjuration.

Les troupes voyant que l’entreprise avait échoué, s’en vengèrent en faisant le dégât dans la campagne ; le peuple usait de représailles sur tous ceux qu’il soupçonnait d’être du parti des Pazzi. Le roi de Naples s’étant joint au pape dans l’espérance de profiter de la confusion de la république. Les florentins imploraient du secours de tous côtés, et envoyèrent en France Gui et Antoine Vesnucci. Le roi craignit d’abord de s’engager dans les guerres d’Italie. Sanseverin voulant lui persuader de profiter des troubles pour y faire des conquêtes, Louis répondit que toutes les conquêtes éloignées étaient toujours onéreuses et jamais utiles à la France. Cependant le pape porta ses entreprises à un tel excès, que le roi fit passer Commines à Milan, afin d’engager la duchesse à se joindre à lui et aux vénitiens pour pacifier ces troubles. La duchesse envoya trois cent hommes d’armes qui arrivèrent à propos pour soutenir les florentins qui étaient vivement pressés par les troupes du pape et du roi de Naples.

L’arrivée de l’ambassadeur de France, et l’intérêt que le roi paraissait prendre à l’état de Florence donnèrent beaucoup d’inquiétude au pape. Le cardinal de Pavie lui écrivit à ce sujet : on voit par sa lettre que la politique de la cour de Rome a toujours été la même. Le cardinal marque expressément :

qu’il faut user de remise avec l’ambassadeur du roi ; que s’il est dangereux d’offenser ce prince, il ne l’est pas moins de paraître effrayé et d’abandonner l’entreprise ; que lorsqu’on sera obligé de répondre, on doit user de termes vagues, et représenter qu’il est étonnant qu’un roi si sage, qui a paru si attaché au s siège, se soit laissé surprendre en ajoutant foi à des impostures.

Si l’on entre dans la discussion du fait, ajoute le cardinal, on justifiera la conduite du pape, en faisant voir qu’il n’a pu se dispenser de châtier les florentins qui ont fait mourir tant d’ecclésiastiques ; que sa sainteté se serait contentée d’un signe de repentir, mais qu’ils sont endurcis dans le crime, et tombés dans l’hérésie ; qu’on est surpris que le roi communique avec eux ; que néanmoins sa sainteté veut bien avoir égard à la prière d’un si grand roi, mais que l’affaire est trop importante pour ne pas consulter le sacré collège ; qu’il ne peut pas l’assembler sitôt, à cause de l’absence ou de l’éloignement de plusieurs cardinaux ; que les ambassadeurs peuvent demeurer tranquilles, et qu’on les fera avertir aussitôt qu’on pourra tenir une congrégation.

Le pape suivit le conseil du cardinal de Pavie ; mais le roi prit cette affaire avec chaleur, et fit sentir à l’empereur, au duc de Bavière, et à la plupart des princes, l’intérêt commun qu’ils avaient à venger les florentins, afin de prévenir par le châtiment de cette conjuration, celles qu’on pourrait former contre eux. Il convoqua un concile national, défendit tout commerce avec la cour de Rome, et l’entrée du royaume à ceux qui avaient eu part à l’assassinat des Médicis.

Le pape se plaignit à l’empereur de la protection que le roi accordait aux Médicis, et insista particulièrement sur l’article du concile qui le choquait plus que toute autre chose. Il se récriait contre l’injure qu’il prétendait que le roi faisait au saint siège, et priait l’empereur de représenter à ce prince le tort qu’il avait de préférer les intérêts d’un marchand à ceux de Dieu et de l’église.

Sixte en attendant qu’il eût des forces plus réelles, lançait des excommunications contre les florentins, qu’il traitait de rebelles et d’hérétiques, parce qu’ils ne s’étaient pas laissé égorger par une troupe de scélérats, et qu’ils osaient défendre leur liberté contre lui. Quoiqu’il fît beaucoup valoir les intérêts de Dieu et de l’église, on n’en apercevait que de purement humains et même de fort injustes. Il n’avait pas moins de tort dans le mépris qu’il affectait pour les Médicis qu’il traitait de marchands, lui dont l’origine était si obscure, qu’il avait eu le choix de ses parents : on prétendait qu’il avait été pêcheur, et qu’il avait engagé les Rovere par ses bienfaits à l’associer à leur famille. Il aurait dû, autant par amour propre que par justice, avoir plus d’égards pour les hommes qui s’élèvent eux-mêmes. Les Médicis n’ont pas été moins utiles à leur patrie dans le temps où le pape les traitait de marchands, que lorsqu’ils sont devenus princes. Sixte osa encore avancer dans l’instruction d’un de ses nonces, qu’il était prêt d’assembler un concile, pourvu que les rois voulussent y rendre compte eux-mêmes de leur conduite et de leurs entreprises sur l’église. Louis tout pieux qu’il était ou qu’il affectait de le paraître, était également instruit et jaloux de ses droits. Ennuyé des remises du pape, il indiqua le concile à Lyon. On écrivit alors sur l’utilité d’un concile national, et l’on fit voir que la discipline ecclésiastique n’étant pas uniforme par-tout, il était nécessaire que les prélats d’un même état s’assemblassent de temps en temps sous l’autorité du souverain pour constater et maintenir la pureté de la doctrine et des mœurs. Le roi protesta en plein conseil de sa vénération pour le pape et pour le saint siège ; mais il déclara en même temps qu’il croyait qu’il était du bien de l’église et de l’état d’assembler un concile général, et qu’il voulait que les prélats, abbés, chapitres et universités du royaume s’y disposassent par un synode national. L’assemblée fut commencée à Orléans et continuée à Lyon l’année suivante. Ce fut là qu’on renouvela les décrets du concile de Constance, et particulièrement celui qui prononce que les conciles généraux tiennent leur pouvoir immédiatement de Dieu, et que le pape leur est soumis. Principes trop connus pour être rappelés, trop constants pour avoir besoin de preuves, et sur lesquels je n’insisterai pas.

Le roi fit savoir ses intentions au pape et aux autres princes d’Italie. Le pape, suivant son premier projet, tirait toujours les choses en longueur, et s’appliquait surtout à jeter le trouble dans les états qui lui étaient opposés. Il souleva Gènes contre le duc de Milan, engagea les suisses à lui déclarer la guerre, et feignit pour apaiser le roi, d’accorder aux Médicis une trêve qu’il gardait ou violait selon ses intérêts et les circonstances. Commines revint de Florence après y avoir résidé un an. Laurent De Médicis remercia le roi de lui avoir envoyé un ministre si sage. Les différends qui étaient entre le roi et Maximilien, étaient encore plus intéressants que ceux de Florence. On devait s’assembler pour convertir la trêve en une paix durable. Les commissaires étaient nommés, et Cousinot avait rassemblé toutes les pièces qui concernaient les droits du roi sur les états du duc de Bourgogne.

Sigismond d’Autriche, attaché à Maximilien par le sang, et au roi par la reconnaissance, désirait ardemment de rétablir l’union entre ces princes ; mais n’ayant aucun crédit ni sur l’un, ni sur l’autre, ses efforts étaient plus louables qu’utiles. Le congrès fut indiqué à Boulogne. Le roi nomma le procureur général Saint Romain, et Halley avocat général, tous deux fort instruits du droit public, pour ses plénipotentiaires. Avant de partir, ils déclarèrent au parlement que quelqu’accommodement qu’ils pussent faire, ils protestaient d’avance de nullité de tout ce qu’ils accorderaient de contraire aux droits du roi.

Les commissaires de Maximilien ouvrirent les conférences par établir la possession des biens dont jouissait le duc Charles au jour de sa mort. Ils soutinrent que cette possession était un titre suffisant pour exiger que le roi se désistât de ses prétentions, et rendît tout ce qu’il avait pris depuis la mort du duc. Les plénipotentiaires du roi opposaient à ces demandes que les lois du royaume défendent toute aliénation du domaine, et réunissent faute d’hoirs mâles tout ce qui a été donné à titre d’apanage. Ils soutenaient que les ducs de Bourgogne n’avaient pu posséder autrement ce duché, et que le comté y ayant été uni, n’en pouvait être séparé. Que toute pairie était réversible à la couronne ; et sur ce principe ils demandaient la Flandre. On ne pouvait pas non plus disputer au roi Lille, Douai et Orchies, puisque Charles V n’avait cédé ces places au duc Philippe que pour lui et ses enfants mâles. à l’égard du comté de Boulogne, outre que le duc de Bourgogne l’avait usurpé, le roi le possédait à titre de conquête, et de plus avait acheté les droits de la maison de La Tour. Les ministres de Maximilien avouèrent qu’ils n’étaient pas en état de répondre sur tous les articles, et demandèrent du temps pour s’instruire ; ainsi le congrès fut rompu au bout de trois mois. Le roi entretenait toujours l’alliance avec l’Angleterre. La moitié de la rançon de la reine Marguerite était déjà payée. Charles De Martigny évêque d’Elne, et La Tissaye ambassadeurs de France auprès d’Édouard, lui représentèrent que la duchesse douairière de Bourgogne ne cessait de favoriser les ennemis du roi. Que c’était sur les terres qui lui avaient été cédées pour son douaire, que s’assemblaient les troupes du duc d’Autriche. Que l’on consentait à donner encore à cette princesse le revenu de Chaveins et de La Parriere, à condition qu’elle tiendrait ces terres du roi, et qu’elle cesserait d’être son ennemie.

L’évêque d’Elne proposa ensuite de prolonger pour cent ans après la mort des deux rois, la trêve qu’ils avaient conclue pour leur vie, et de continuer chaque année pendant tout ce temps, le payement des cinquante mille écus stipulés par le traité d’Amiens. Édouard goûtait assez ces propositions ; mais ce qu’il avait le plus à cœur, était le mariage de sa fille Élisabeth avec le dauphin. Il chargea Tonstal et Langton ses ambassadeurs, de demander qu’on fît les fiançailles. Secondement, que si Élisabeth venait à mourir, on fît le mariage de Marie sa sœur avec le dauphin. Troisièmement, qu’Élisabeth étant âgée de douze ans, et nubile, pût jouir de son douaire de soixante mille livres, puisque le retardement ne venait pas d’elle. Le roi fit répondre à Édouard qu’il ne désirait rien tant que l’accomplissement du mariage du dauphin avec la princesse. Qu’on ne pouvait prendre trop de sûretés pour ce mariage ; qu’il fallait demander les dispenses, afin que la princesse Marie épousât le dauphin si Élizabeth venait à mourir. Quant au douaire qu’on demandait dès le moment présent, le roi proposa l’affaire à son conseil, qui répondit tout d’une voix que le douaire ne pouvait être acquis que par la consommation du mariage, et qu’il n’avait jamais été porté par le contrat que ce payement dût s’anticiper.

Quoique la réponse du roi fût très  raisonnable, il fut obligé, pour lui donner plus de poids, de payer à Édouard dix mille écus à compte sur la seconde moitié de la rançon de la reine Marguerite. L’argent levait ordinairement les scrupules d’Édouard. Nous verrons dans la suite ce qui fit manquer le mariage du dauphin avec Élisabeth. Louis voulut faire cette année un arrangement au sujet des comtés de Roussillon et de Cerdagne. Il avait déjà marié toutes les sœurs du feu duc de Savoie ; il maria encore cette année Anne, fille d’Amédée et d’Yolande de France, avec Frédéric prince de Tarente, second fils de Ferdinand roi de Naples. Le roi promet par le contrat de donner à Frédéric en considération de ce mariage, le Roussillon et la Cerdagne, pourvu qu’on puisse en obtenir l’agrément des rois d’Aragon et de Castille, sinon le roi lui donnera une terre érigée en comté, de la valeur de douze mille livres de rente. Le roi de Naples s’engage de donner à son fils deux cents mille ducats, qui seront employés à l’achat d’une terre dans le royaume.

Zurita en recherchant les motifs de cette alliance, prétend que Louis espérait par le moyen du roi de Naples engager Mathias roi de Hongrie à continuer la guerre contre l’empereur, qui ne pourrait plus donner de secours à son fils Maximilien. Il n’y a pas d’apparence que ce fût là le motif du roi, puisque dans ce temps-là même le pape fit la paix entre Mathias et Frédéric. On pourrait croire que le roi prévoyant par ses infirmités qu’il mourrait avant la majorité de son fils, ne voulait pas lui laisser une source de guerres continuelles : il aimait mieux remettre le Roussillon et la Cerdagne à une personne tierce, qu’au roi d’Aragon, contre qui il les disputait depuis si longtemps ; mais le roi d’Aragon refusait de consentir à cet arrangement. Ferdinand son fils roi de Castille, s’y prêtait plus volontiers. Il était en guerre avec le Portugal, et craignait la diversion que la France pouvait faire du côté du Roussillon. Mendoza dit le cardinal d’Espagne, abbé de Fécamp, entreprit d’être médiateur entre les rois de France et de Castille. Il leur fit comprendre que le Roussillon était un faible objet en comparaison de leurs intérêts présents ; qu’ils devaient se réunir et s’occuper de l’affaire la plus importante, qui était pour Louis de soutenir ses droits sur la succession de Bourgogne, et pour Ferdinand de s’affermir sur le trône de Castille.

Après bien des conférences, on convint que le roi garderait les comtés de Roussillon et de Cerdagne, jusqu’à ce qu’on lui eût rendu deux cents cinquante mille écus, ou qu’il payerait pareille somme si on consentait à les lui céder ; que cependant il y aurait une trêve de trois mois, dans laquelle serait compris le roi d’Aragon. Ce prince parut très  mécontent de ce traité, il reprocha à son fils de se relâcher de ses droits, et lui dit que Louis était sûr de l’avantage toutes les fois qu’on entrait en négociation avec lui. Ferdinand fit entendre à son père qu’il cédait au temps, mais qu’il saisirait la première occasion de rentrer dans le Roussillon.

Le roi d’Aragon accepta la trêve, qui fut fort mal observée. Bac et Callard s’étant fortifiés dans le château de Roquebrune, faisaient des courses dans le Roussillon, dans le Lampourdan, et jusqu’en France, ce qui fit dire au roi qu’il ne suffisait pas de faire la paix avec le roi de Castille, si elle n’était signée par les rois Bac et Callard. La paix succéda à la trêve, et fut signée à Saint Jean de Luz. Louis promit de n’assister directement ni indirectement Alphonse roi de Portugal, Jean son fils, ni Jeanne, que les espagnols appelaient communément la Bertranne, parce qu’ils prétendaient qu’elle était fille de Bertrand de La Cueva. Ferdinand et Isabelle renoncèrent à l’alliance de Maximilien.

L’évêque de Lombez, Odet Daidie, et Souplainville, après avoir signé le traité de paix pour le roi, furent chargés de convenir avec les commissaires de Castille des réparations des dommages que la guerre avait causés. Peu de temps après, (19 janvier 1479) Jean II roi d’Aragon, mourut à Barcelone âgé de quatre-vingt-deux ans, laissant si peu de bien, qu’on fut obligé de vendre ses meubles pour payer ses domestiques et ses funérailles. Éléonore reine de Navarre sa fille, mourut trois semaines après. Elle nomma pour son unique héritier son petit-fils François Phœbus, fils de Magdeleine de France. Éléonore connaissait parfaitement les intérêts et les caractères des princes de son temps.

Elle recommanda en mourant à son petit-fils et à ses peuples, de rester attachés à la France, et de se défier du roi de Castille son frère, qui ne pensait qu’à s’emparer de la Navarre. Cette crainte ne fut que trop justifiée dans la suite.