VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

ALPHONSE DE LAMARTINE

PARIS — 1859

 

 

LIVRE I. — LIVRE II. — LIVRE III. — LIVRE IV. — LIVRE V. — LIVRE VI. — LIVRE VII. — LIVRE VIII. — LIVRE IX.

 

PRÉFACE.

Les sources grecques et latines dans lesquelles nous avons puisé nos autorités pour cette histoire d’Alexandre sont ouvertes à tout le monde, mais elles sont rarement explorées. Nous nous contenterons de les indiquer ici.

Si nous avions voulu nous borner au travail facile de traduire Quinte-Curce en l’abrégeant, nous aurions écrit une histoire intéressante comme la sienne, mais plus fabuleuse que réelle, une épopée héroïque et non une histoire. Ce n’est pas ce que ce temps-ci demande : il veut de la vérité pour en tirer de l’enseignement. La géographie, les mœurs des peuples, la guerre, la politique, voilà les quatre objets de l’histoire écrite avec tant de philosophie et avec tant de talent de nos jours. C’est pour apporter à notre tour, non plus d’intérêt, mais plus de philosophie dans l’histoire d’Alexandre le Grand, que nous entreprenons ce long travail. Mais cette philosophie reposerait sur des nuages si nous la faisions porter sur des fables grecques ou sur des légendes asiatiques. Nous avons donc cherché le réel à travers l’imaginaire. Nous avons été puissamment assisté dans cette recherche du réel par l’admirable livre de critique savante de M. de Sainte-Croix, intitulé : Examen critique des anciens historiens d’Alexandre le Grand. Ce livre, trop peu connu du vulgaire des lecteurs, est non seulement l’œuvre d’un érudit, mais l’œuvre d’un philosophe et d’un politique. Ce n’est pas seulement l’histoire restaurée, c’est l’histoire raisonnée. M. de Sainte-Croix est le Montesquieu d’Alexandre.

C’est grâce aux directions et aux discussions de ce savant homme que nous avons pu discerner le plus oit moins d’authenticité qui s’attache, pour chaque événement de la vie d’Alexandre, aux traditions contemporaines ou aux compositions historiques que l’antiquité nous a transmises sur ces événements. C’est avec lui que nous avons compulsé d’abord Diodore de Sicile, qui écrivit d’après les Mémoires alors existants des généraux Ptolémée et Aristobule, compagnons d’Alexandre, et d’Eumène de Cardée, secrétaire du héros, tous témoins ou acteurs des faits relatés par eux. Flavius Arrien, historien et homme d’État, dont nous possédons trois volumes sèchement écrits, mais sagement pensés, nous a prêté son excellente critique. C’est un homme qui répugne aux fables et aux exagérations ; il élague toutes les fantasmagories de l’enthousiasme ; il rapetisse un peu l’histoire, mais il lui donne la solidité d’une démonstration.

Plutarque, qui a écrit lui-même une vie d’Alexandre, tient le milieu entre les crédulités de Quinte-Curce et l’esprit critique d’Arrien. Il déroule à sa large manière son histoire comme un poigne, et il réfléchit en racontant.

On a attribué à Quinte-Curce plus d’inexactitudes qu’il n’en a commises. En le confrontant avec les écrivains contemporains d’Alexandre ou avec Arrien, copiste de ces contemporains, on rend plus de justice à Quinte-Curce. Il a plus brodé qu’il n’a faussé la vérité. Il est exact, mais il est déclamatoire. Cependant on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il a le don si rare de l’intérêt. Son récit vit de la vie de ses personnages, et son éloquence, quoique trop ornée, n’est que l’amplification de son texte.

Rollin a dans son récit les superstitions et les naïvetés de Plutarque : c’est le Plutarque français. Son point de vue exclusivement hébreu dans l’histoire de l’univers fausse nécessairement pour lui le sens des événements ; mais les événements eux-mêmes sont sincèrement et majestueusement déroulés sous sa plume. On en peut dire autant de Bossuet, aigle de coup d’œil, qui ne veut voir qu’un point de l’espace et du temps. Le crédule Duverdier, le paradoxal Linguet, le savant de Bury, le philosophe Mably, le politique Montesquieu, l’universel Voltaire ont laissé également en France ou des récits complets, ou des aperçus remarquables sur le caractère, les guerres, les établissements d’Alexandre. Polybe dans l’antiquité, Follard dans les temps modernes ont éclairé ce qu’il y a de ténébreux ou de conjectural dans les campagnes et dans les batailles les plus célèbres d’Alexandre. Enfin, quant à la géographie de la partie la plus avérée de ces campagnes en Europe et en Asie Mineure, nous avons eu la bonne fortune, pour la bien comprendre, de lavoir de nos propres yeux, depuis le Péloponnèse jusqu’à Byzance, depuis le mont Hémus et la Macédoine jusqu’au Taurus et à la Syrie, depuis la Syrie jusqu’aux confins de la Mésopotamie, premiers et principaux champs de bataille du conquérant de l’Asie.

Si l’on nous demande maintenant : Pourquoi, après tant d’historiens, écrivez-vous la vie d’Alexandre ? Nous répondrons deux choses : premièrement, nous nous sommes donné la tâche d’écrire, dans l’ouvrage intitulé le Civilisateur, l’histoire de tous les hommes illustres qui ont fait faire un pas à l’humanité dans les lettres, dans la religion, dans la philosophie, dans la politique. — A tous ces titres Alexandre avait sa place, et peut-être la plus large place, dans cette encyclopédie des grandes individualités humaines. Il a jeté un monde sur l’autre et il les a fondus tous les deux.

Secondement, nous pensons et nous avons toujours pensé que l’histoire était un livre sans fin, sur lequel chaque génération devait à son tour écrire une ligne. — Pourquoi ? nous dira-t-on encore. — Voici pourquoi. Les choses humaines ne sont en elles-mêmes que ce qu’elles paraissent être. Comme les paysages, comme les horizons, comme les montagnes, l’histoire change d’aspect selon la place d’où on les regarde. C’est le point de vue qui donne sa forme, sa grandeur, sa petitesse, son mirage ou sa vérité à l’objet.

Or chaque siècle nouveau considère d’un point de vue différent l’histoire d’Alexandre. La Grèce la considérait du point de vue de sa vanité nationale et de ses fables théogoniques ; Rome, du point de vue de l’art de la guerre, de la conquête du monde ; l’Arabie, du point de vue de l’islamisme ; le moyen âge, du point de vue des miracles opérés par le doigt de Dieu pour préparer l’avènement de son verbe par la fusion des peuples ; le siècle de Bossuet, du point de vue biblique, qui fait jouer le rôle universel à la petite tribu de Juda sur la scène de l’Orient et de l’Occident ; le siècle de Rollin, du point de vue de l’accomplissement des prophéties hébraïques ; le dix-huitième siècle, du point de vue de la politique, du commerce et des arts ; enfin le dix-neuvième siècle, où nous vivons, du point de vue de la recherche de la vérité et de l’étude de l’homme dans tous les âges.

C’est celui où nous nous plaçons.

Il résulte, selon nous, de ce changement perpétuel de points de vues du genre humain dans la manière de considérer les hommes ou les événements historiques, que l’histoire toujours faite est cependant toujours à refaire, et que, toutes les fois que l’esprit du temps demande à changer le côté sous lequel il considérait sous une seule face les événements ou les hommes de l’antiquité, des historiens plus modernes ont le droit de faire tourner la statue d’un grand homme sur sa base et de le peindre à leur tour sous d’autres traits, jusqu’à ce que toutes les faces de l’histoire aient passé sous les yeux de la dernière postérité.