I Alexandre, tranquille désormais sur la sécurité de la Macédoine et sur son ascendant en Grèce, ne s’occupa plus que de l’Asie. La perspective de son âme était en Perse. Jetons un regard sur le théâtre de la guerre qu’il allait entreprendre. La Grèce, à l’époque d’Alexandre, considérant tout ce qui ne parlait pas sa langue et tout ce qui n’adorait passes dieux comme barbare, était infiniment moins instruite que nous ne le sommes aujourd’hui de la géographie, des mœurs, de la religion et de l’histoire de ce vaste empire. Les études récentes du sanscrit, langue monumentale de l’Inde, les poèmes persans de Firdousi, les nombreux historiens arabes, la navigation enfin et les voyages scientifiques nous ont initiés aux notions alors mystérieuses sur ces contrées des deux Asies. Ces civilisations, bien antérieures et bien supérieures à celles de la Grèce, avaient dû coulé, comme des fleuves aux sources cachées, des Indes en Tartarie et en Chine, de la Tartarie et de la Chine en Perse, de la Perse en Assyrie, d’Assyrie en Égypte, d’Égypte en Crète et dans le Péloponnèse. La Grèce, orgueilleuse et légère de sa nature, avait oublié ses ancêtres ; elle avait perfectionné les arts et corrompu les idées de l’Orient. Un étroit espace de mers les séparait. Ce flux incessant et ce reflux alternatif qui porte éternellement les nations voisines les unes sur les autres, comme pour se refouler, se pénétrer et s’incorporer dans l’univers humain, avait répandu de nombreuses colonies grecques sur le continent asiatique de l’Asie Mineure, depuis l’extrémité de la mer Noire jusqu’au golfe d’Alexandrette et au littoral de la Syrie. La Perse à son tour avait reflué de ses bassins et de ses montagnes sur ces colonies, les avait conquises ou subordonnées à son vaste empire, avait traversé plusieurs fois le Bosphore de Thrace avec ses armées, la mer Égée avec ses flottes, et menacé la Grèce continentale jusque dans ses foyers. Salamine, Marathon, les Thermopyles étaient les grands trophées de la Grèce héroïque contre les armées, les flottes, les alliés des Perses. Léonidas d’abord, Xénophon, Philippe de Macédoine ensuite, avaient eu l’audace d’aller attaquer le colosse sur sa base, en Ionie, en Bithynie, en Cappadoce, en Assyrie. Alexandre, instruit par ces expéditions et surtout par son père de la faiblesse de l’empire des Perses sur son propre territoire, avait résolu d’y transplanter de nouveau la Grèce, d’y fonder, avec des éléments asiatiques, un empire retrempé dans le génie macédonien, ou de s’y ensevelir dans sa témérité avec un retentissement de gloire qui effacerait toutes les renommées héroïques de la fable ou de l’histoire. L’entreprise, profondément méditée par Philippe, éclairée par Xénophon, née avec sa première pensée dans l’âme d’Alexandre, grandie avec lui, et devenue en lui une seconde nature, était plus disproportionnée au génie du héros de la Grèce en apparence qu’en réalité. L’empire des Perses, presque sans limites, avait plus de surface que de profondeur, plus de prestige que de solidité. L’Asie fut de tout temps, avant et depuis Alexandre, la tentation, la proie et le tombeau des conquérants. II Nous ne suivrons ici ni Diodore de Sicile, ni Arrien, ni Strabon, ni Hérodote, écrivains étrangers très peu initiés à l’histoire nationale des Perses. L’histoire nationale persane ou arabe nous éclaire mieux aujourd’hui. Les Grecs ont altéré jusqu’aux noms des souverains et des généraux qu’ils avaient à combattre ; ils ont hellénisé les choses et les titres dans l’Inde comme dans la Perse. Nous ne continuerons à nous servir des noms de Cyrus, d’Artaxerxés, de Darius, de Taxile, de Porus, que pour nous plier un moment aux habitudes de l’histoire européenne et de l’oreille des lecteurs. III La géographie de la Perse est aussi mobile que sa destinée ; elle a suivi les vicissitudes de cet empire, tour à tour élargi par la victoire ou rétréci par la décadence. A l’époque d’Alexandre, la Perse n’était bordée légalement au midi que par le golfe Persique et l’océan Indien, à l’orient par l’Oxus et par l’Indus, au nord par la mer Caspienne et par le Caucase, à l’occident par l’Euphrate ; mais de ce côté du moins elle débordait jusque sur l’Assyrie, la Mésopotamie, la Bithynie, la Cappadoce, l’Ionie, la Palestine et l’Égypte. A l’exception de la Chine en Asie, des Indes et de l’Europe, on peut dire qu’elle était la monarchie universelle des deux Asies et de la meilleure partie de l’Afrique. Son histoire se perdait dans la distance des temps comme ses frontières dans la distance de l’espace. Le Dahistan, livre historique compilé par les anciens Guèbres ou adorateurs du feu, fait remonter la chronologie dynastique des Perses bien au delà de Kaïomurs ou Cyrus, que les Grecs et les Hébreux reconnaissaient comme le fondateur de cette monarchie. Selon le Daghistan, monument plus national et plus authentique, l’empire avait été fondé par un sage, un prophète, un civilisateur divin, nommé Mahabad. On lui attribue non seulement toutes les lois et toute la religion, mais toute l’agriculture, toutes les industries, tous les arts. Un âge d’or persan, c’est-à-dire une époque d’ordre et de paix, dura plusieurs siècles sons treize successeurs de Mahabad. Le dernier de ces princes de la dynastie de Mahabad se nommait Azen-Abad. Dégoûté du monde et des hommes, qui commençaient à se corrompre, il abdiqua lâchement la souveraineté, et se retira dans le désert pour n’avoir de commerce qu’avec le Ciel. Son absence décomposa l’empire : l’anarchie et le brigandage prirent la place des rois. La Perse, après de longs troubles, recourut à un autre sage ou prophète nommé Iy, qui fonda une sorte de théocratie ou de droit divin, gouvernant au nom de l’inspiration prophétique. La dynastie Iynienne posséda le trône jusqu’à l’avènement de Kaïomurs ou Cyrus. Ces événements, dans l’histoire persane, comportent une succession infinie de siècles sans aucun rapport avec la brièveté des temps que l’Occident attribue à lai durée du monde. IV Kaïomurs ou Cyrus conquit la souveraineté par sa renommée de sagesse, régénéra les mœurs et les lois, subjugua les ennemis de la Perse, et fonda une de ces nombreuses capitales de la Perse qui attestent leur existence et leur splendeur par des ruines monumentales, mais dont le nom est aujourd’hui inconnu. Le troisième prince de cette dynastie, le fameux Gemschid, inventa le vin, et donna à cette liqueur le nom de généreux poison, pour signifier la force et l’ivresse. Il construisit Persépolis, dont les débris, visités de siècle en siècle par tant de voyageurs, attestent par leur masse et par leur perfection une civilisation dont nous n’avons plus la mesure. On y visite encore aujourd’hui une salle massive supportée par des colonnes de rocher, appelée le lieu du trône de Gemschid. On peut lire dans le voyageur Chardin la description des ruines de Persépolis : c’est un des mystères de l’imagination qui donne à l’histoire les proportions de la fable. Gemschid, à l’imitation des Indes, dont la religion, la théogonie et les mœurs s’infiltraient en Perse, partagea les Persans en quatre classes ou castes : la première composée des hommes saints ou pieux occupés du culte etde la prière, chose supérieure à toutes les autres occupations humaines ; la seconde, des poètes, des écrivains, des savants ; la troisième, des guerriers dévoués par état à la défense de la patrie ; la quatrième, des agriculteurs, dés ouvriers et des commerçants, utiles indirectement à tous en travaillant pour eux seuls. Il cultiva l’astronomie, et introduisit en Perse l’année solaire. La prospérité de Gemschid l’ayant amolli, il fut détrôné par son neveu Zohak, qui gouvernait sous lui la Syrie. Fugitif en Chine, c’est-à-dire en Tartarie chinoise, il fut livré par trahison à Zohak et scié entre deux planches avec une arête de poisson. On croit que le féroce Zohak était le Nemrod de la Bible. Ses cruautés sont d’un démon plus que d’un homme. Un simple forgeron d’Ispahan, nommé Kiawek, à qui Zohak faisait demander ses deux fils pour les sacrifier â ses caprices, déploya comme étendard de liberté son tablier de forge, souleva contre lui le peuple entier, le déposa, le supplicia, et couronna à sa place le jeune Feridoun, prince d’une dynastie proscrite. Feridoun, en reconnaissance du trône, convertit en étendard royal le tablier du forgeron, l’enrichit de pierres précieuses, et cet étendard fut l’oriflamme de la Perse jusqu’à la conquête mahométane par Omar. Le poète persan Sadi donne en quatre vers l’idée des vertus de Feridoun, le Henri IV de la Perse. Feridoun n’était cependant pas un ange, dit-il. Il n’était pas composé de ces substances incorruptibles,
le musc et l’ambre ; c’est par la justice et la clémence qu’il parvint à
faire le grand et le beau. Sois juste et clément, ô prince, et tu seras un
Feridoun ! Assiégé dans sa vieillesse par l’ingratitude et l’ambition de ses enfants, Feridoun partagea entre eux son immense empire : à Selm, le pays compris aujourd’hui dans l’empire ottoman asiatique ; à Thor, la Tartarie et les bords de la Chine ; à Ergi, la Perse centrale. Cette libéralité de la moitié du monde ne satisfit pas l’ambition de Selm et de Thor : ils tuèrent par jalousie leur frère Ergi, et envoyèrent sa tète coupée à son père. Un petit ils de Feridoun, nommé Minu-Tcher, vengea à la fois son père et son aïeul. Feridoun, rétabli dans sa puissance par son petit-fils, mourut dans la paix. Sa mémoire est chère à la Perse ; c’est le Salomon d’Ispahan. Regardez, disait-il à ses fils, chaque jour de votre vie comme une feuille de votre histoire, et veillez ainsi à ce qu’il n’y soit rien écrit qui accuse votre règne devant la postérité. Un héros nommé Roustem remplit, sous le règne de Feridoun et sous le règne suivant, de vertus surhumaines et d’exploits réels et fabuleux l’histoire des Perses. Il était fils de Zal, premier ministre du roi Minu-Tcher. Il replaça sur le trône de Perse le premier roide la dynastie kaiannienne, nommé Kaikobad. Les exploits de Roland et des chevaliers héroïques compagnons de Charlemagne sont évidemment calqués sur la vie de Roustem. Il n’y a ni roman, ni poème, ni drame supérieur à certaines actions du héros persan. C’est sous le second roi de cette dynastie, Lohrasp, qu’un général ou satrape persan, nommé Butchalnasse, conquit la Judée et emmena en captivité les Juifs, gouvernés par un fils de David. Ce nom, qui signifie en persan fortune de la victoire, fut converti par les Juifs en celui de Nabuchodonosor. V Le second fils de Lohrasp, le célèbre Guhstasp, second Roustem par le merveilleux de ses aventures, succéda à la puissance presque universelle de son père. Ce fut sous son règne et par sa piété envers son maître Zoroastre que la Perse réforma ou plutôt vicia d’idolâtrie la religion plus pure qu’elle avait, dans l’origine des temps, empruntée des brahmanes de l’Inde et des philosophes primitifs de la Chine. Zoroastre est une sorte de Moise persan. Son histoire vraie ne peut être recomposée, en la dégageant des fables, qu’à l’aide des traditions orientales des mages, ses disciples, des monuments sculptés de Persépolis et des épopées historiques de Ferdousi. VI Il était de race royale ; il descendait du sage et pieux Feridoun. Il sort sans douleur du sein de sa mère ; une lumière céleste émane de son corps et éclaire la chambre où il vient de naître. Des miracles sans nombre signalent la protection divine sur ce prophète pendant son enfance. Il médite jusqu’à trente ans sa doctrine. A cet âge il commence, suivi de sa famille, son apostolat. Un fleuve se présente sans pont et sans bateau pour qu’on le traverse : les flots portent Zoroastre et ses disciples. Il pleure par pressentiment des contradictions que les mensonges régnants préparaient à sa vie et à ses doctrines. Il a son agonie des Oliviers, comme le Christ ; comme Moïse il s’entretient face à face avec le bon principe sur une montagne. Il en redescend son livre dans la main. Il revient au palais de Gusthasp : on lui en interdit l’accès ; il y entre par le toit. Il y lit les premiers chapitres de son livre ; la profondeur des connaissances de cet Aristote de la Perse et la sublimité de ses dogmes ébranlent le roi et ses conseillers. Gusthasp, converti aussi par des prodiges, adopte la nouvelle foi, et prête au sage la force de la puissance civile ; les brahmes eux-mêmes renoncent à leur idolâtrie symbolique. Zoroastre et le roi subjuguent, comme Mahomet, les princes voisins à la loi nouvelle par le glaive. L’empire et la capitale se soulèvent derrière eux pendant leur campagne sainte. Zoroastre disparaît sur une montagne, soit qu’il tombe martyr dans le combat, soit qu’il se retire dans la solitude pour mourir inconnu et pour laisser des doutes sur son immortalité. Ses écrits, sous le nom de Zends, se répandent en Asie. Leur interprétation divise le magisme ou religion de Zoroastre en soixante dix sectes ; un concile de mages et de brahmes les réconcilie sons Artaxerxés, un des premiers successeurs de Gusthasp. La réputation, non de sa divinité, mais de sa sagesse inspirée, lui survit depuis vingt-cinq siècles. Persépolis devient la capitale religieuse, la Rome de la Perse. Le fond de cette doctrine de Zoroastre est le sidérisme ou le culte de Dieu dans son plus magnifique ouvrage, le ciel et le feu céleste. On ne peut s’empêcher de reconnaître soit une trace de la Chine dans Zoroastre, soit une trace de Zoroastre dans la Chine, par le culte chinois du Tien ou du ciel. Les deux cultes comme les deux races se touchaient sous Gusthasp et sous ses successeurs. L’adoration des deux divinités égales, le bon et le mauvais principe, précédait en Perse Zoroastre. Il détruit cette égalité sacrilège, et constate la supériorité d’Ormuzd, le bien, sur Ahriman, le mal. Mais au-dessus de ces deux principes, simples phénomènes pour lui, il divinise un seul principe supérieur à ces dieux secondaires dans un dieu unique et parfait, dernière expression de la sagesse humaine et de la piété de la terre. Le feu n’est pour lui que le symbole de l’hommage et la victime du sacrifice. La législation qu’il fit découler de ce dogme consiste dans le travail de la terre bénie parle feu des astres, dans l’ordre maintenu par l’hérédité des professions et par la hiérarchie des castes, dans la morale puisée, comme partout, dans le livre non écrit de la conscience, dans une politique de justice, de bienfaisance et dé paix. Les mœurs seules, comme dans tout l’Orient, restèrent fort au-dessous des pures aspirations du prophète. Tel est littéralement la doctrine de Zoroastre ou le magisme. Son danger était de laisser facilement confondre aux peuples superstitieux le symbole divin du feu avec la Divinité elle-même. Les religions glissent facilement de l’image à la réalité, du symbolisme à l’idolâtrie : c’est ce qui devait arriver aux Perses. Mahomet, en répudiant tout symbole comme indigne de contenir l’idée de Dieu, détruisit plus tard en Perse la religion de Zoroastre. VII Le soulèvement de l’ancien culte contre la nouvelle foi ne tarda pas à entraîner Gusthasp dans des guerres religieuses funestes. Son fils Isfundiar, zélé pour la cause du nouveau prophète, signala cette guerre sainte par des exploits inconnus depuis Roustem, et rétablit la puissance de son père : L’ingratitude de Gusthasp le força à la révolte ; il fut tué par Roustem, le héros de la Perse. Le culte de Zoroastre prévalut pourtant par l’apostolat armé d’un règne de soixante ans. Gusthasp mourant légua le trône à son petit-fils Bahman. Bahman laissa le sceptre à sa fille Homaï. C’est elle qui fit construire à Persépolis, centre du magisme de Zoroastre, la célèbre salle souterraine de Chekel-Minar ou des quarante colonnes, qui étonne encore de nos jours l’imagination des antiquaires. La reine Homaï fut mère de Darab Ier, ou Darius, qui soutint la première guerre grecque contre Philippe, père d’Alexandre. Tel était l’état de la Perse à l’époque où le fils de Philippe se préparait à affronter en Asie cette monarchie si vaste et si ébranlée. Il n’est pas douteux que ce prince, aussi politique que guerrier, n’ait profité du moment où la guerre entre les deux cultes, encore mal pacifiée, dissolvait le patriotisme des Perses, pour fondre sur l’Asie. Alexandre devait y trouver des partisans dans tous ceux qui détestaient dans le second Darab (ou Darius) le sectateur de Zoroastre et le persécuteur des brahmes. VIII Ce Darius II, selon les historiens persans, était fils de Darius Ier ou Darab. Selon les historiens grecs les choses et les noms changent ici de signification et d’aspect. Leur version parait plus conforme à la vérité. On peut supposer que, par flatterie ou par crainte, les Persans aient altéré la généalogie de Darab Il ou du Darius d’Alexandre. Écoutons les Grecs et les Hébreux, plus indépendants et par conséquent plus dignes de foi. Selon ces écrivains, mais à travers l’altération des noms et la confusion des dates, on recompose vers cette époque un Artaxerxés, conquérant de la Babylonie, de l’Assyrie, de toute l’Asie Mineure, jusqu’au littoral grec de l’Archipel et jusqu’à une partie de la Grèce continentale elle-même ; un Ochus, dixième roi après Cyrus ; un Darius Ier ; Xerxès, fils de ce Darius ; un Cambyse, en qui s’éteint la maison royale de Cyrus ; puis enfin un Darius Il, fils d’Hystaspe. Ce Darius II, qui est évidemment le Darab II des annales nationales de Perse, s’appelait aussi chez les Grecs Darius de Codoman. Il était prince du sang royal, mais issu d’une branche éloignée du trône, guerrier illustre, politique consommé, homme vertueux, attaché de cœur et de foi à la religion antique des brahmes. Ce culte avait été répudié par Gusthasp et par ses descendants pour la doctrine de Zoroastre et pour le culte des mages. Une partie du peuple était restée fanatiquement attachée aux vieux dogmes ; il y avait là un élément de popularité que les partisans d’une dynastie orthodoxe exploitèrent avec habileté en faveur de Darius Ier ou Darab. Ce héros, qui était leur candidat, et non pas leur complice, fut porté au trône par ce parti. Une conspiration de sept des principaux satrapes ou gouverneurs des provinces se noua dans la capitale contre le faible successeur légitime de Gusthasp (de Xerxès en grec). Un eunuque, nommé, selon les Grecs, Bagoas, paraît avoir joué dans cette conspiration le rôle ambitieux et souvent perfide que les eunuques, premiers ministres ordinaires de la cour de Perse, jouaient habituellement dans les affaires d’État. Celui-ci, comptant sur la servilité ou sur la reconnaissance du prince couronné par lui, avait appelé Darab II ou Darius II au trône. Les mages du parti de Zoroastre et les descendants de Gusthasp avaient été massacrés dans tout l’empire comme des impies propagateurs d’un nouveau culte. Darab II ou Darius avait saisi innocemment le sceptre d’une main ferme et douce pour purifier l’empire et pour perpétuer la monarchie. Au lieu de récompenser l’eunuque de ses crimes intéressés en, sa faveur, il l’avait puni. Son règne, à la fois populaire, belliqueux et modéré, avait reconstitué l’unité et l’ascendant de la Perse dans toute son étendue sur les deux Asies. Ses armées innombrables, commandées par des généraux et des satrapes, pesaient d’un côté sur la Scythie, vers le Caucase et la mer Caspienne, de l’autre côté sur l’Indus et la Tartarie chinoise. L’Égypte, la Syrie, la Bithynie, toute la côte asiatique de la Méditerranée, jusqu’au Bosphore et à l’Archipel, obéissaient à ses lois ou étaient asservies à ses alliances. La Grèce, l’Italie et la Scythie étaient les seules nationalités indépendantes de Darius dans le monde. L’héroïsme de la Grèce avait été le seul écueil de cette monarchie universelle jusqu’à ce jour ; mais cet héroïsme purement défensif, et affaibli par les rivalités des républiques grecques, avait besoin pour devenir offensif d’un grand homme étranger qui subjuguât la Grèce elle-même pour la concentrer et la commander contre la colère asiatique. Alexandre était né. Tel était à peu près la situation de la Perse à l’origine de la guerre. Un empire démesuré, une dynastie éteinte ; un prince nouveau, cher à la moitié de ses sujets comme restaurateur des vieilles superstitions nationales, odieux à l’autre moitié comme persécuteur du culte de Zoroastre et des mages ; une guerre civile de religion acharnée entre les deux moitiés de la nation ; des mœurs militaires amollies par les dissensions mystiques et par des luxes et des richesses qui semblaient étaler les dépouilles de tout le vieux monde asiatique ; en un mot une haine nationale entre l’Europe et l’Asie à fomenter et à exploiter pour sa propre gloire ; un empire disloqué par sa propre masse à renverser ; un roi illégitime, encore mal affermi sur son trône, à vaincre ; des satrapes jaloux et lâches à corrompre ; une dépouille incalculable à conquérir et à distribuer à ses soldats : voilà la situation d’Alexandre. Ajoutons aux avantages de cette situation la légitimité de la cause grecque et européenne qu’il prenait en main contre la cause de la Perse et de l’Asie. Sa guerre était juste : il y a une force immense dans la justice. La Grèce n’avait ni attaqué ni menacé la Perse ; c’était la Perse qui envahissait les colonies grecques d’Ionie, qui flagellait le Bosphore, limite maritime entre l’Europe et l’Asie, et qui était venue deux fois asservir et saccager le continent européen. Alexandre était donc l’homme du droit et de la patrie européenne contre l’usurpation et la servitude étrangères. C’est ce qui inspire à Plutarque cette belle réflexion dans son parallèle admirable entre la coupable ambition de César et la gloire vertueuse du jeune Alexandre. Nous croyons devoir la citer ici : c’est une rare bonne fortune pour l’histoire d’être écrite par un philosophe. Il n’est pas juste, dit d’abord Plutarque, de comparer le total d’une longue vie, au total d’une vie si courte, qui a passé comme l’éclair. Puis il examine la justice ou l’iniquité de ces deux gloires. Quant aux motifs, qui sont l’âme des actions, et qui en font tout
le prix au jugement des sages, Alexandre parait fort supérieur à César. S’il
entreprend de conquérir l’Asie, c’est pour venger la Grèce des ravages que
les barbares y avaient faits ; s’il cherche à tout soumettre, ce n’est pas
pour faire des esclaves, mais pour rendre les peuples plus heureux. Ce
caractère domine toujours en lui. Il n’a pas plus tôt défait Darius et ne se
voit pas plus tôt maître de l’empire des Perses, que la Grèce recueille les
fruits de sa victoire. Son premier soin fut d’abolir toutes les tyrannies qui
s’y étaient élevées ; il rétablit toutes les villes dans leurs droits et
leurs privilèges, et leur rend toute leur liberté. On dira que César affranchit de même les Thessaliens après la
bataille de Pharsale, qu’il rendit la liberté aux Cnidiens, et qu’il
déchargea les habitants de l’Asie de la troisième partie des impôts ; mais ce
caractère est mal soutenu ; partout ailleurs il paraît fort éloigné de cet
esprit. Il sacrifie tout à son ambition particulière ; les plus grandes
injustices ne lui coûtent rien pour s’agrandir. Il voit avec plaisir Catilina
et ses complices prêts à renverser l’empire par les révoltes des nations et
par les guerres étrangères, et à détruire Rome par le feu, et il se prépare à
profiter des troubles et de cet embrasement pour régner dans cette ville
réduite en cendres. Un reste de raison naturelle, qui condamne toujours
intérieurement les forfaits, a beau le remplir d’agitation et de trouble
quand il est sur le point de passer le Rubicon pour se rendre maître de l’Italie,
la rage de dominer l’emporte sur ces remontrances, et, malgré ses remords, il
se jette tète baissée dans cette entreprise qui allait produire tant de maux.
Dans tout l’empire romain il n’y a pas un seul citoyen à qui il ne fasse la
plus grande de toutes les injures, puisqu’il lui ravit sa liberté, qui est le
plus grand bien des hommes. Le caractère de tyran est si fort imprimé en lui
que, sous la feinte douceur dont il tâche de le couvrir, et lorsqu’il parait
servir le plus utilement sa patrie par ses grands succès, c’est alors qu’il
travaille et qu’il prend des mesures pour l’assujettir. Il s’exerce contre
ses ennemis pour apprendre à dompter et à assujettir ses citoyens. Les offres
et les propositions d’accommodement qu’il fait, et qui paraissent au dehors
si justes et si raisonnables, ne sont qu’un leurre qu’il jette à ses rivaux
pour les amuser. César paraît né pour la ruine des hommes, et Alexandre pour
leur bonheur. Dans le caractère de leur valeur il y a encore une différence
essentielle qui donne à Alexandre un avantage infini sur César. Dans tout ce
que fait ce dernier, on voit le grand homme, mais toujours l’homme ; on ne
trouve rien qui soit au-dessus des forces humaines ; au lieu que, dans les
grandes actions d’Alexandre, on entrevoit comme des rayons de divinité. Il
ose dès choses qui demanderaient, non pas un homme, mais un Dieu, et il les
exécute comme Achille ; il prouve la vérité de la définition qu’Homère fait
de la valeur, que c’est une inspiration divine, que c’est un Dieu qui s’empare
de l’homme et qui agit en lui. César enlève notre estime, et Alexandre
entraîne notre admiration. Cet air de divinité ne se fait pas seulement sentir dans les
actions de la guerre, il gerce dans ses actions civiles. En partant pour l’Asie
il donne tout son bien à ses amis et ne se réserve que l’espérance, et après
ses victoires il donne aux rois vaincus ou soumis des royaumes plus grands
que ceux qu’ils avaient avant leur défaite et les comble de présents. Tout ce
qui l’approche ressent les effets de sa libéralité et de sa magnificence :
Alexandre donne en maître du monde plutôt qu’en roi. La libéralité de César est une libéralité intéressée ; il achète
à grand prix des appuis et des suffrages ; au lieu que celle d’Alexandre est
l’effet d’une nature bienfaisante, qui, comme celle des dieux, ne cherche que
le plaisir et la gloire de donner. César amassait de grandes richesses, et il les gardait comme des
prix en réserve pour en couronner la valeur utile à ses projets. Mais
Alexandre ne se contentait pas de payer magnifiquement ceux qui le servaient
; il étendait plus loin sa reconnaissance ; il conservait aux enfants de ceux
qui étaient morts à son service la paye de leurs pères pendant leur bas âge,
et, en payant ainsi aux descendants les belles actions de leurs ancêtres, il
en conservait la mémoire à la postérité et les proposait en exemple. IX Alexandre, rentré à Pella, dans sa capitale de Macédoine, laissa transpirer dans toute sa conduite et dans toutes ses paroles sa secrète pensée sur l’expédition qu’il allait entreprendre. Cette pensée était évidemment de changer d’empire comme il allait changer de continent en traversent le Bosphore. Il était de ces hommes qui ne se réservent rien de médiocre en aspirant à la sublimité de leur fortune. Tout autre que lui se fût arrêté, ne fût-ce que pour respirer et réfléchir un moment à ce premier pas si heureux de sa destinée. Il n’avait pas encore vingt ans ; il avait eu la régence de la Macédoine à seize ans ; il avait gouverné avec une sagesse précoce l’héritage paternel pendant l’expédition de son père en Thessalie ; ses premiers combats sous les murs de Thèbes, à la bataille de Chéronée, sous les yeux de Philippe, avaient été des victoires. On ne peut contester la part principale qu’il avait prise à cette bataille en enfonçant la légion thébaine, le corps le plus invincible de l’armée des Grecs. Après la mort inopinée de Philippe, il avait saisi le sceptre et vengé le roi et le père sur les assassins. Sa première expédition aux bouches du Danube lui avait asservi ou rallié toute la Thrace jusqu’à Byzance. Sa seconde incursion en Thessalie, son passage des Thermopyles, son assaut de Thèbes, son audace contre les Béotiens, sa magnanimité envers les Athéniens, sa clémence envers Démosthène, ses caresses aux autres États de la Grèce, son mépris superbe des Lacédémoniens, enfin ses séductions personnelles au congrès de Corinthe lui avaient conquis pour jamais, avant sa vingtième année, l’ascendant et le titre de médiateur suprême et de généralissime de la confédération. La Grèce sous ses lois lui assurait la Macédoine, et la Macédoine sous sa main lui assurait la Grèce. L’opinion et les armes de l’Europe orientale étaient à lui. La Macédoine ainsi composée lui assurait le plus beau royaume qui pût alors satisfaire en Europe l’ambition d’un prince naissant. Des confins de la Germanie au golfe de Salonique, du mont Athos aux bouches du Danube, du bassin de la Macédoine à la mer Adriatique, à la mer Égée et à la Propontide, il régnait avec une puissance acceptée, ou par lui-même ou par ses alliés assouplis sous sa main. Une expédition lointaine et hasardeuse ne pouvait rien ajouter en Europe à cet empire ; il risquait tout en s’éloignant. Sa mère était tendre, mais indocile, ambitieuse et superbe ; elle était soupçonnée d’une complicité au moins de cœur dans le meurtre de son père ; elle avait pleuré ouvertement ses assassins. Les généraux de Philippe étaient des gardiens peu sûrs de l’obéissance et de la paix du royaume ; s’il leur subordonnait sa mère Olympias en son absence, elle pouvait appeler à elle les rois d’Épire, ses parents, et leur vendre le trône ; s’il confiait la régence à Olympias, les généraux macédoniens humiliés pouvaient s’agiter sous cette main de femme et former des partis dans un royaume encore indompté. Il avait de plus, dans les nombreux enfants de Philippes nés de femmes étrangères, des compétiteurs possibles et dangereux à la succession de la Macédoine. Le plus dangereux de tous était son frère Aridée plus âgé que lui et que son droit d’aînesse semblait rendre plus légitime. Mais la faiblesse d’esprit de ce frère, qui parait avoir touché presque à l’idiotisme, éloignait de lui la pensée des Macédoniens. Alexandre, pour plus de sûreté, avait résolu de l’emmener avec lui en Asie. Ce n’était pas tout ; la Grèce était jalouse, humiliée, mobile, flottante à la voix de ses orateurs et des roulis de ses assemblées populaires. S’absenter, même pour ses intérêts et pour sa gloire, c’était la livrer au vent de ses inconstances et de ses séditions. Ce qu’un congrès de Corinthe avait fait, un congrès d’Athènes ou de Lacédémone pouvait le défaire. Le protecteur de la confédération pouvait être déclaré l’ennemi public ; une ligue achéenne sous l’ascendant de Lacédémone pouvait venger la Thessalie et surprendre la Macédoine sans roi et sans armée. Tontes ces considérations n’échappèrent certainement pas à Alexandre. Nous voyons, parles discours de ses conseillers et de ses amis dans les délibérations qui précédèrent l’expédition, qu’on ne lui laissa rien ignorer de ce qui devait le retenir en Europe. La nouveauté du royaume à peine fondé et agrandi par Philippe, le caractère de sa mère, les partis de ses frères, les infidélités et les mobilités de la Grèce, sa propre jeunesse, l’absence d’héritier après lui, puisqu’il n’avait encore ni épouse ni enfant, la Macédoine épuisée d’hommes et d’argent par les longues guerres de Philippe, les agitations d’un royaume déchiré entre Olympias et son conseil, rien ne fut omis par les hommes sages dont il était entouré à Pella pour lui faire, sinon abdiquer, du moins ajourner sa résolution. Parménion et Antipater, les deux lieutenants les plus renommés et les plus dévoués de son père, lui parlèrent le langage de la prudence et de l’expérience avec l’autorité de leur vieille affection pour sa maison. Tout ce qui aurait ému ou intimidé une Ame vulgaire fut sans force sur son âme héroïque. Les petites raisons n’agissent pas sur les grandes passions. Le génie a sa langue à lui, que seul il entend et qu’il parle seul. Les réponses qu’il fit dans son conseil à ces objections nous sont transmises, laconiques et substantielles par Arrien, longues et oratoires par Quinte-Curce. Il faut, dit-il, conseiller les rois dans un sens royal et non dans un sens vulgaire ; il faut les éclairer sur la route qu’ils ont résolu de suivre et non leur tracer une autre route. Leurs vrais amis sont ceux qui les secondent le mieux dans leurs grands desseins. On voit par ces paroles qu’il méprisait, comme toutes les Ames fortes, l’opposition, cette force inactive de l’inertie qui ne crée que l’obstacle et jamais l’impulsion. Il ne confondait pas l’opposition avec la liberté ; il écoutait l’avis, mais il tranchait l’obstacle. C’est le caractère de tous ceux que la nature a faits pour les grandes actions. Ce caractère se révéla tout entier dans cette longue délibération qui précéda son départ. Au reste, dit- il, pour vous faire voir les raisons de mon dessein, je suis assuré qu’il n’y a rien de plus nuisible à la prospérité de mes affaires que le retardement et la lenteur. Après avoir pacifié tous les barbares qui sont à l’entour de la Macédoine, après avoir apaisé tous les mouvements des Grecs, devons-nous laisser perdre une forte et puissante armée dans l’oisiveté et dans le repos, ou plutôt la faire passer dans les riches pays de l’Asie, qu’elle possédait autrefois par l’espérance, et dont elle attend aujourd’hui, par la dépouille des Perses, la récompense des travaux qu’elle a si longtemps soufferts pendant le règne de mon père et depuis trois ans sous le mien ? La domination de Darius est encore toute nouvelle ; d’ailleurs le meurtre de Bagoas, par qui il règne maintenant, le fait soupçonner parmi les siens d’ingratitude et de cruauté ; et ces deux choses suffisent pour refroidir l’obéissance et inspirer de la haine contre les princes régnants aux plus gens de bien de a leurs sujets. Nous tiendrons-nous en repos
jusqu’à ce que les forces et la puissance de Darius soient entièrement
confirmées, et que, ayant accommodé les affaires de son royaume, il apporte la
guerre dans la Macédoine ? La diligence et la promptitude ont beaucoup de récompenses qui seront pour nos ennemis si nous demeurons sans rien faire. La première impression qui se fait dans les esprits est toujours de grande importance en de semblables occasions, et, si elle donne quelque avantage, celui qui prévient ses ennemis est assuré de l’obtenir. Ce n’est pas en temporisant qu’on gagne la réputation de puissant et de courageux ; et enfin il est véritable que celui qui déclare la guerre est toujours estimé plus fort que celui qui est contraint de la recevoir. Mais avec combien de hasard pour ma réputation et pour ma gloire tromperai-je l’espérance de ceux qui m’ont jugé digne, dans la jeunesse où je suis, d’un honneur que n’obtint mon père, ce grand et célèbre capitaine, que peu de temps avant sa mort et après de si grandes preuves de son courage et de sa vertu ? Et certes l’assemblée des Grecs ne nous a pas donné le commandement afin de nous abandonner dans la Macédoine au repos et aux plaisirs, et de négliger la vengeance des vieilles et des nouvelles injures que l’on a faites à la Grèce, mais pour punir les indignités qu’on a commises contre nous par orgueil et par mépris. Que dirai-je des nations grecques
qui sont répandues par l’Asie et qui languissent aujourd’hui dans la
servitude insupportable des barbares qui les oppriment ? Je ne vous redirai
point avec quelles prières et quelles fortes raisons Délius, Éphésien, plaida
dernièrement leur cause, puisque vous vous en souvenez vous-mêmes. Il est
constant qu’aussitôt qu’elles verront nos enseignes elles prendront notre
parti et se jetteront courageusement dans toutes sortes de périls en faveur de
leurs protecteurs contre des maîtres si inhumains. Mais pourquoi, mettant en
oubli notre courage et la lâcheté de nos ennemis, considérons-nous ces
secours contre des peuples efféminés, qu’il y aurait plus de gloire que de
honte â vaincre un peu trop lentement ? Du temps de nos pères, lorsqu’un petit nombre de Lacédémoniens furent passés en Asie, de grandes armées d’ennemis leur firent en vain de la résistance. Ils souffrirent qu’on mit à feu et à sang la Phrygie, la Lydie, la Paphlagonie, et, toutes les fois qu’ils voulurent s’y opposer, ils furent toujours taillés en pièces, et lassèrent leurs ennemis de leur sang et de leur carnage, jusqu’à ce qu’enfin Agésilaüs, ayant été rappelé à cause des tumultes qui s’étaient élevés dans la Grèce, leur donna le temps de reprendre haleine dans l’épouvante où ils étaient. Quelques années auparavant, environ dix mille Grecs, sans provisions et sans capitaine, se retirèrent du fond de la Perse, et se firent un chemin par le fer, au travers de tant de nations ennemies, pour retourner dans la Grèce, bien qu’ils fussent poursuivis par cette grande armée avec Laquelle le roi de Perse venait de disputer le royaume contre Cyrus son frère et s’était rendu victorieux. Enfin, toutes les fois qu’elle voulut les attaquer, ils la défirent et la mirent en fuite. Nous donc, à qui toute la Grèce obéit, domptée par tant de victoires, qui avons défait en bataille les plus renommés des Grecs ou qui les avons dans nos troupes, aurions-nous peur de l’Asie, à qui un petit nombre de ceux que nous avons toujours vaincus ont fait souffrir tant de pertes ? On voit par ce discours de jeune homme que son héroïsme savait admirablement s’appuyer sur sa politique. Un homme d’Etat consommé, tel qu’Aristote ou Machiavel, n’aurait pas mieux découvert dans le fond réel et profond des choses les raisons qui devaient, contre tout raisonnement, emporter Alexandre au delà de la prudence de ses conseillers. Tout ce que lui conseillaient Parménion ou Antipater était juste, tout ce que lui conseillait son propre génie était grand. Quand il s’agit d’héroïsme la vérité est dans la grandeur. Soit élévation d’esprit, soit ambition secrète de gouverner en l’absence de son fils, Olympias, dans ces délibérations, parut être de l’avis d’Alexandre. Elle ne lui avait pas donné assez avec la vie et le trône, elle voulait lui donner l’immortalité. La vie et le trône étaient en Macédoine, l’immortalité était en Asie. C’est dans son cœur qu’Alexandre avait puisé l’héroïsme. Le départ fut résolu pour le printemps. X L’hiver fut employé par Alexandre à réunir les différents corps qui devaient composer l’armée et à leur assigner leurs cantonnements les uns en Macédoine, les autres en Thrace sur les lieux les plus rapprochés de la Propontide. D’après les historiens de cette grande époque, unanimes et précis sur le nombre et sur la composition de cette armée, elle se composait en totalité de trente-trois mille hommes d’infanterie, dont treize mille Macédoniens, cinq mille mercenaires enrôlés dans les montagnes d’Illyrie, cinq mille cavaliers thessaliens, pays renommé pour la vigueur de ses chevaux. Le reste comprenait les contingents thraces, triballes, albanais et Grecs, fournis par les différents États du Péloponnèse et commandés par des officiers d’élite de leur nation. Quand on compare ce petit nombre d’hommes aux millions de soldats qu’Alexandre allait affronter en Asie, on s’étonne de sa témérité ; mais, quand on réfléchit, on s’étonne de sa sagesse, car son génie militaire, éclairé par l’expérience de Philippe et de Parménion, lui avait révélé qu’une armée concentrée, disciplinée et maniable comme un seul homme, avait sa force dans son organisation et non dans son nombre. Xénophon, en traversant avec dix mille hommes la Perse et l’Asie Mineure pour rentrer en Grèce, en fendant les flots des barbares sans en être submergé, lui enseignait assez la faiblesse de ces multitudes qui couvrent la terre, mais qui ne la défendent pas. Clairvoyant comme César, qui, selon Polybe, ne conduisit jamais que des armées de trente à quarante mille combattants contre des nations plus aguerries que les Perses ; mieux inspiré que Napoléon lui-même, qui ne périt en Russie que sous le poids de sept cent mille hommes de ses propres armées, nombre de soldats, de chevaux et d’équipages plus grand que la terre n’en peut porter et nourrir, à moins de les disséminer sur des espaces où le commandement, le ralliement, la stratégie sont impossibles ; Alexandre ne s’attacha pas à la multitude, mais à l’aptitude et à l’héroïsme de ses soldats. Il calcula avec justesse qu’une plus grande masse de troupes exigerait une masse proportionnée de chariots, de machines de guerre, de bagages, de ce que les Grecs et les Romains appelaient embarras de guerre, impedimenta. Éclairé d’avance sur la nature montagneuse, infrayée et souvent aride des contrées qu’il allait avoir à parcourir aussitôt qu’il aurait quitté les bords de la mer ; ayant sous les yeux les cartes du mont Taurus, qu’il fallait franchir le premier pour pénétrer en Syrie ; du mont Amanus, qui s’élevait comme une citadelle à l’entrée de cette province ; du mont Liban, rempart presque perpendiculaire qu’il fallait gravir et redescendre pour entrer dans la Syrie creuse ; de l’Anti-Liban, qu’il fallait traverser pour atteindre Damas et Palmyre, capitales ou plutôt portes du désert de la Mésopotamie, de ce désert sans eau, de quarante jours de marche, qu’il avait à traverser pour arriver à Babylone ; des groupes montueux, des défilés profonds de la Perse à travers lesquels il aurait à chercher Suze et Persépolis ; des portes de fer caucasiennes, qu’il aurait à forcer pour aborder la mer Caspienne et la Scythie ; enfin des solitudes du Caboul et de l’Afghanistan, qu’il lui fallait contourner pour arriver à l’Indus et pour déboucher en le franchissant dans les Indes ; Alexandre, disons-nous, comprit avec une sagacité stoïque qu’une grande armée ne serait pour lui qu’un grand obstacle, et qu’il en laisserait partout d’immenses lambeaux s’il ne la réduisait pas à une caravane concentrée, compacte et héroïque, aussi armée contre les distances que contre les ennemis. Quant à ces ennemis il ne s’étonnait pas de leur multitude ; il ne calculait que leur incohérence, leur mollesse et leur pusillanimité. Les Thermopyles, Salamine et les victoires d’une poignée de Grecs sur les multitudes de Xerxès lui révélaient assez le secret de la fausse tactique des Perses. Cette fausse tactique tenait à la nature de leur gouvernement. Les Perses n’étaient plus une nation ; à force de s’être agrandis, ils étaient devenus une confédération asservie, non par un patriotisme commun, mais par une servitude universelle. La guerre pour eux n’était qu’un subside de sang payé à regret par des esclaves à un maître. Les différentes satrapies ou gouvernements dont se composait l’empire fournissaient lentement au roi des contingents commandés par les satrapes, mais formés de troupes désintéressées dans la gloire comme dans les avantages de la guerre. A l’exception des parents, des satrapes, des nobles, des courtisans, des eunuques, des esclaves du grand roi et de quelques corps de cavalerie de luxe ou de conducteurs d’éléphants, seule machine de guerre des Perses, le reste de leurs armées n’était qu’une horde innombrable, dévorant la terre, se traînant avec peine à la suite du roi, couvrant des provinces entières de leurs chariots et de leurs tentes, armées plus propres à l’invasion et à la déroute qu’à la résistance. Quel que fût le nombre d’une pareille armée, Alexandre savait bien qu’un corps de trente-cinq mille hommes aguerris, dont chacun était un combattant à la fois dispos et inébranlable, serait ou un coin irrésistible qui pénétrerait jusqu’au cœur de ces multitudes de parade, ou un écueil invincible contre lequel cette folle écume d’hommes viendrait se briser. Il savait de plus, par une expérience souvent faite avant lui par les poignées de Grecs débarqués en Ionie, que chacun de ces satrapes ou gouverneurs militaires des Perses, était aussi prêt à la défection que les villes ou que les provinces sur lesquelles ils exerçaient une vice-royauté. Il ne doutait pas de trouver, dans ces satrapies échelonnées sur sa route, d’abord des ennemis peu redoutables, puis des alliés reconnaissants de leur délivrance. Sa base d’opérations, en langage militaire, marcherait ainsi avec lui à mesure qu’il s’avancerait vers le cœur de la Perse. Enfin ses renforts macédoniens ou grecs avanceraient sans obstacle aux différentes haltes qu’il leur avait d’avance assignées, et par un recrutement constant maintiendraient toujours son armée de combattants au même nombre ou plutôt à un nombre croissant de soldats, à mesure qu’il aurait plus d’espace à occuper en Asie. Ce n’est pas tout ; la conquête successive des provinces, des capitales, des royaumes de l’Asie, indifférents au joug des Perses ou des Macédoniens, lui fournirait bientôt des dépouilles, des subsides et des hommes capables de porter cette petite armée au nombre des armées du grand roi. Ses soldats s’accroîtraient avec son empire, et l’Asie servirait sous sa main à la conquête et à la domination de l’Asie. Telles sont les réalités de la guerre d’Asie justement et profondément préméditées par Alexandre, et discutées en partie dans son conseil de généraux pendant l’hiver passé en Macédoine. Ces réalités historiques enlèvent sans’ doute à cette expédition le caractère fabuleux et prodigieux que lui ont attribué les écrivains, adulateurs ignorants ou déclamatoires, du vieux monde, mais elles restituent à cette expédition le caractère de réflexion, de raison et de génie militaire et politique sans lequel le génie même n’enfante, comme nous l’avons vu de nos jours en Russie, que des démences et des désastres de géants. XI Quoique Alexandre préméditât certainement de Pella de transporter l’empire dont il rêvait la conquête d’Europe en Asie, car il se sentait trop grand pour la Macédoine, il n’avoua pas sa pensée tout entière à Olympias, à Antipater, à Parménion, ses confidents macédoniens. Il aurait craint de livrer son royaume héréditaire à l’ambition de ceux qui devaient rester derrière lui en Macédoine s’il leur avait enlevé ainsi l’idée de son retour et le frein de la terreur de sa vengeance s’ils se croyaient pour toujours affranchis de sa royauté. Cependant la chaleur de la jeunesse et l’indiscrétion de l’enthousiasme pour une perspective qui s’ouvre resplendissante à l’esprit en laissèrent échapper, dans ses entretiens et dans ses festins avec ses amis de son âge, plus que la prudence et la politique n’en auraient permis à l’âge mûr. Plutarque, d’après Diodore, affirme que tout son trésor pour la solde de cette armée ne consistait qu’en une modique somme de soixante talents, subside de guerre de la Macédoine accumulé par sa mère Olympias, et en deux cents talents qu’il avait empruntés sur l’hypothèque de sa gloire en Grèce. Cependant, ajoute Plutarque, quoiqu’il entreprît cette guerre avec des moyens si petits et si courts, avant que de s’embarquer il voulut examiner les affaires domestiques de ses amis, et donna à l’un une terre, à l’autre un village, à celui-ci le revenu d’un bourg, à celui-là les droits d’un port. Et comme tous les revenus de son domaine étaient déjà employés et consumés par ces largesses, Perdiccas lui demanda : Seigneur, que réservez-vous donc pour vous ? Et Alexandre ayant répondu : L’espérance. — Eh bien ! lui repartit Perdiccas, nous partagerons donc votre espérance nous qui partagerons vos travaux ; et refusa généreusement le don que le roi lui avait assigné. Quelques autres de ses amis suivirent son exemple ; mais tous ceux qui voulurent recevoir ses présents, ou même qui dans leur besoin lui en demandèrent, lui firent un très grand plaisir. Et il consuma dans ces sortes de libéralités la plus grande partie du bien qu’il avait eu en Macédoine. Après avoir jeté ainsi toute sa fortune personnelle à ses parents ou à ses amis, comme si toute autre fortune que le monde était indigne de lui, il régla avec plus de vraie politique le gouvernement de la Macédoine pendant son absence. Il avait trois intérêts politiques également graves à considérer pour cette distribution de pouvoirs royaux attribués à une régence du royaume Premièrement, la fidélité de la Macédoine, qu’il n’aurait pu compromettre sans compromettre avec son royaume le succès même de son expédition dont la Macédoine était la base ; Secondement, la fidélité de la ligue grecque, qu’il fallait maintenir par une prudente intimidation contre ses mobilités par une forte réserve de troupes macédoniennes laissées à Pella et à Thessalonique sous le commandement d’un général habile et dévoué ; Troisièmement, enfin le recrutement continuel de sa propre armée d’expédition en Asie, qui aurait besoin de fréquents renforts qu’il fallait lever, exercer et diriger successivement en Asie, selon les ordres qu’il enverrait â ce lieutenant que nous appellerions aujourd’hui son ministre de la guerre. On n’a pas assez admiré, selon nous, la profonde sagacité dont Alexandre s’inspire, quoique si jeune, pour ménager ces trois grands intérêts de sa politique. On ne manqua- pas de lui représenter que l’unité de gouvernement et d’administration était la première condition de l’obéissance des sujets, et que diviser l’autorité c’était diviser le royaume. Olympias sa mère s’irrita sans aucun doute d’une régence partagée entre elle et un simple général vétéran des armées de Philippe. Ce lieutenant de Philippe représenta vraisemblablement de son côté que son autorité, sans cesse contrôlée et contrariée par la régence passionnée et capricieuse d’une femme superbe comme Olympias, éprouverait des résistances et des embarras qui agiteraient le royaume. Alexandre le prévoyait aussi bien qu’eux, mais c’étaient précisément ces embarras, ces résistances et ces susceptibilités mutuelles qu’il désirait maintenir en Macédoine, pour que la rivalité des deux pouvoirs lui garantît la subordination de tous. Il voulait régner encore en son absence, et c’est pour qu’il conservât le règne qu’il fallait diviser l’autorité intérimaire. La tendresse de sa mère lui garantissait la fidélité du lieutenant. La jalousie du lieutenant lui garantissait la sagesse de sa mère dans le gouvernement. Enfin l’expérience et l’autorité militaire du lieutenant vétéran des armées de Philippe lui garantissaient le recrutement et la discipline des troupes en réserve laissées sous ses ordres pour intimider la Grèce et des renforts qu’il devait lui envoyer continuellement en Asie. Il donna donc la régence civile à Olympias, sa mère, assistée d’un conseil des hommes les plus considérés de la Macédoine. Il donna la régence militaire à Antipater, général le plus renommé, après Parménion, parmi les vieux compagnons de Philippe. L’avenir démontra combien cette balance et cette rivalité entre les deux dépositaires de la souveraineté était prévoyante, car Olympias faillit plusieurs fois perdre le royaume pendant l’expédition de son fils par l’inquiétude de son orgueil, et Antipater n’attendit pas la mort d’Alexandre pour s’emparer d’une partie des dépouilles de l’Asie. XII Après ces dispositions et ses adieux tendres à sa mère, le jeune roi partit de Pella à courtes journées, afin de rallier d’étape en étape tous les détachements macédoniens et tous les corps auxiliaires grecs, thessaliens et thraces, auxquels il avait assigné leurs lieux de jonction sur sa route, sans autre équipage que quelques chevaux de bataille et quelques mulets de charge, sans autre trésor que les deux ou trois cents talents qu’il avait reçus d’Olympias ou empruntés des villes grecques, c’est-à-dire un peu moins d’un million de notre monnaie, mais suivi de tous les vétérans encore valides de Philippe et de toute l’ardente jeunesse de la Macédoine, ses condisciples, ses compagnons de guerre ou ses amis. L’expérience et l’audace se trouvaient ainsi réunies dans son conseil de guerre. Un grand nombre de ses principaux officiers, dit Justin, avaient passé soixante ans ; les autres touchaient, comme leur roi, à l’adolescence. C’étaient, parmi les jeunes, Philotas et Nicanor, fils de Parménion ; Philippe, fils d’Amynthas, un des généraux de confiance de Philippe, roi ; Cænus, Perdiccas, Cratère, Calas, Ptolémée, noms alors obscurs, et qui presque tous allaient ou périr dans cette campagne, ou revenir les uns illustres, les autres couronnés. Il employa vingt jours à parcourir le court espace qui sépare la Macédoine de la Propontide (aujourd’hui mer de Marmara). Après avoir passé l’Èbre et suivi cette large et opulente vallée où s’élèvent maintenant Philippopoli et Andrinople, il traversa obliquement la Thrace et vint aboutir à Sestos. Ce détroit, par où la Méditerranée, la Propontide et le Pont-Euxin ou mer Noire communiquent par le canal resserré des Dardanelles, sépare l’Europe de l’Asie. Il ressemble à un fleuve plus qu’à un bras de mer. Héro et Léandre l’avaient déjà rendu fameux dans l’antiquité par l’aventure d’un amant qui avait trouvé la mort dans les flots en le traversant à la nage pour aller visiter pendant la nuit son amante. Xerxès l’avait passé dans son orgueil avec un million d’hommes et repassé dans sa défaite avec ses débris. L’histoire et la poésie l’ont illustré depuis par le passage des Turcs en Europe sous Othman, par les fortifications des Dardanelles, barrière longtemps infranchissable aux flottes des chrétiens, enfin par le poème moderne de la Fiancée d’,1by-dos, de lord Byron, monument du cœur et du génie humain qui grave autant un site dans la mémoire des hommes que le sillage de la flotte d’un conquérant. XIII Alexandre, maître du port de Thessalonique, au fond du golfe de ce nom, et disposant également de toutes les flottes de la Grèce, avait pris soin de réunir à Sestos deux cents navires de ces différents ports, flottille plus que suffisante pour opérer le passage d’une si faible armée. Les Perses n’entreprirent point de défendre l’Asie sur la côte opposée d’Abydos. Ils ne pouvaient prévoir d’avance avec certitude quel point du rivage la flottille d’Alexandre choisirait pour envahir l’Asie, et, dans l’impossibilité de les défendre tous, ils attendirent avec raison que les Macédoniens eussent mis le pied sur la terre ferme pour les attendre dans un site plus fixe et plus défendu. Les Perses avaient ainsi l’avantage d’épuiser les Macédoniens par des marches longues et difficiles avant de leur livrer bataille ; ils avaient de plus, en cas de revers, l’espérance de les envelopper sur leur propre territoire par des troupes infiniment plus nombreuses ; enfin ils avaient la certitude, si les Macédoniens étaient vaincus, de leur couper toute retraite par la mer Propontide, et de prendre ou d’anéantir la Grèce, la Macédoine et leur général du premier coup et du premier pas. Il n’y a pas de doute sur cette tactique des généraux de Darius en découvrant le rivage d’Abydos. Ce rivage est une plaine. Cette plaine, au pied du mont Ida (qui porte aujourd’hui sur ses flancs la ville de Brousse), était très favorable au grand nombre et à la cavalerie des Perses pour une bataille inégale en masses de combattants. L’habileté de leur généralissime Memnon n’aurait pas- laissé échapper une si rare occasion de vaincre s’il n’avait eu la pensée plus militaire d’anéantir son faible ennemi. Quoi qu’il en soit, l’armée macédonienne fut portée tout entière par une mer complice et par une navigation courte sur le rivage d’Asie. Alexandre, fier de dominer un double élément, voulut tenir de sa propre main le gouvernail du navire qui le transportait d’une rive à l’autre. Parvenu au milieu du canal des Dardanelles, à une égale distance de la Thrace et de l’Asie, il immola un taureau à Neptune et jeta la victime aux vagues pour flatter la mer ou pour la remercier d’avoir si bien servi ses desseins. Il répandit les libations de sa coupe dans les flots et il y jeta sa coupe d’or elle-même ; puis, ayant ressaisi le gouvernail, prêt à aborder à Abydos, il lança un javelot à la terre en signe d’hostilité ou de conquête, attestant les dieux, disent les témoins, que ce n’était pas une criminelle ambition, mais une cause juste, légitime, et par conséquent divine, qui lui faisait porter la guerre en Asie, mais le salut et la gloire de l’Europe tant de fois menacée et tant de fois violée par les Perses. Heureux le général qui peut se rendre avec vérité le témoignage que se rendait justement Alexandre ! La Perse avait porté trois fois le champ de bataille en Grèce, la Grèce à son tour le portait en Asie. Elle ne pouvait se défendre qu’en attaquant ; sa cause était sainte ; les dieux, c’est-à-dire la justice divine, qui distribue et qui garantit les territoires, patrimoines héréditaires des peuples, étaient du parti d’Alexandre. Il avait droit à les invoquer. Soit piété naturelle cultivée encore en lui par la dévotion d’Olympias et par la philosophie religieuse de son précepteur Aristote, soit adulation politique aux crédulités populaires de son armée, son premier acte, après être descendu de son vaisseau, fut un sacrifice solennel à Jupiter défenseur ; à Minerve et à Hercule, c’est-à-dire à la personnification du droit, de la sagesse et de la force, ces trois conditions d’une juste guerre. XIV La nécessité de se tenir à portée de sa flotte, qui longeait la côte et qui doublait lentement le cap Sygée, et peut-être aussi sa passion pour Homère, qui le poussait à visiter le théâtre de l’Iliade, lui fit suivre avec son armée le rivage de l’Hellespont jusqu’à la plaine de Troie. Ce fut un pèlerinage à la gloire du héros qu’il aspirait à effacer. Ilion, dès l’époque d’Alexandre, n’était plus, comme elle est de nos jours, qu’une solitude peuplée de souvenirs, stérilisée par une de ces grandes ‘catastrophes de la terre qui semblent changer le sol en cendres et accidentée çà et là par des tombeaux. Il se complut à visiter, Homère à la main, ses vers dans la mémoire, la scène muette du plus sublime des poèmes. Un berger de la plaine de Troie lui ayant offert une lyre rustique semblable à celle sur laquelle Achille chantait au bord de la mer ses héroïques ennuis, il la rejeta avec dédain. J’estime peu, dit-il, un instrument des doux loisirs et des molles voluptés ; mais vous me feriez plaisir si vous pouviez me retrouver la lyre d’Achille, sur laquelle ce héros célébrait les héros de la main même dont il surpassait leurs exploits. Quand on l’eut conduit au tombeau d’Achille, il ôta ses vêtements et courut tout nu avec ses jeunes favoris autour du sépulcre de son ancêtre et de son modèle ; puis il répandit de l’huile parfumée sur la tombe et il y déposa des couronnes funèbres. Le fidèle Éphestion, le plus cher de ses amis, chercha à son tour la tombe de Patrocle ; il l’honora des mêmes courses, des mêmes sacrifices et des mêmes couronnes. Ce jeune favori d’Alexandre voulait témoigner, par ces démonstrations flatteuses pour son maître, que, si Alexandre rivalisait dans son cœur avec Achille, il rivalisait, lui, avec Patrocle, l’ami d’Achille, laissant l’émulation de la gloire à Alexandre, se réservant à lui l’émulation de l’amitié. Alexandre, aussi tendre pour Éphestion qu’Achille l’avait été pour Patrocle, fut vivement ému de cette adulation de cœur de son favori. Il était un de ces rares héros dans l’âme desquels l’ambition de gloire n’affaiblit pas l’ambition plus sainte d’aimer et d’être aimé. Les guerriers de sa race ne sont en général que des héros ; Alexandre était homme, et c’est par cette nature humaine qu’il est entré si avant dans le cœur des hommes. Achille, s’écria-t-il en contemplant le sépulcre de Patrocle, fut à deux titres le plus heureux des mortels qui ait vécu jusqu’ici : il a eut un véritable et fidèle ami pendant sa vie, et il eut un divin poète pour célébrer ses exploits après sa mort ! Mais il donna un témoignage plus touchant de son respect pour la vieillesse et pour le malheur en recherchant avec le même soin le tombeau du vieux Priam et en y faisant les mêmes sacrifices. Quelques historiens prétendent que ce fut pour apaiser les mânes irrités du dernier roi d’ilion, tué par Pyrrhus, fils d’Achille ; nous croyons qu’une telle superstition était au-dessous de son génie, et qu’il rendit simplement cet hommage à l’infortune et à la pitié pour montrer à ses soldats, en entrant en Asie, le respect qu’il voulait leur inspirer pour les vaincus, afin de faire de ces vaincus des sujets et non des victimes. Il prit ensuite dans le temple de Minerve, sa divinité favorite, personnification des heureuses inspirations, de vieilles armes qui y étaient déposées et consacrées depuis les temps héroïques. Il les fit porter toujours devant lui par un de ses écuyers, et il s’en revêtit, comme pour se rendre invincible, au passage du Granique. Ce n’étaient pas cependant, disent Justin et Plutarque, ses armes habituelles. Il se distinguait au contraire de tous ses généraux et de ses compagnons par l’éclat d’armes exquises et par une splendeur militaire de costume qui accroissait sa beauté aux yeux de ses soldats, sa terreur aux yeux de ses ennemis. Il portait un léger bouclier d’un métal poli qui réverbérait la lumière ; son casque, de même métal, était orné de plumes blanches qui retombaient des deux côtés du cimier ; ce casque était l’œuvre d’un ouvrier grec si célèbre que l’histoire en a conservé le nom ; il s’appelait Théophile ; il avait l’art de donner au fer battu et aminci l’éclat de l’argent. Son hausse-col était aussi de fer damasquiné, mais incrusté de pierreries d’un grand prix. Sa veste, à l’épreuve du tranchant du glaive et de la pointe de la lance, était un tissu d’étoffes de plusieurs doublures superposées. Son épée, d’une trempe à l’épreuve de toutes les autres, était si légère qu’il la maniait sans en sentir le poids. Un sayon de Sicile, vraisemblablement tissu en poil de chevreau, recouvrait contre la poussière ou contre le froid ce riche costume. Hélicon de Rhodes, fameux entre tous les fourbisseurs de la Grèce, avait fabriqué d’anneaux serrés comme une trame d’acier sa cuirasse flottante. Il faut que l’aspect du héros fût entré bien profondément dans l’imagination de l’Europe et de l’Asie pour que les historiens des deux pays se complaisent à peindre avec une si pittoresque exactitude les armes et le vêtement du jeune Macédonien. La vanité de sa beauté avait sans doute autant de part que sa politique dans cette parure guerrière d’Alexandre. Les femmes, les armées et la postérité se prennent par les yeux. Alexandre ne dédaignait aucun des prestiges de la gloire. XV En débarquant à Sestos il avait envoyé Parménion, son général le plus consommé et presque son maître en tactique, pour éclairer les croupes boisées du mont Ida qui regardent la mer et qui ferment les défilés de la Bithynie. Parménion était campé avec les Macédoniens à Arisbe. Alexandre, en quittant les ruines d’Ilion, suivit le cours des petites rivières qui descendent en serpentant du mont Ida. [l fit sa jonction avec Parménion à Arisbe, sans s’inquiéter des villes et des populations plus ou moins importantes qu’il laissait à sa gauche derrière lui. Son instinct de la grande guerre lui révélait assez qu’une fois ces villes coupées par sa marche en avant des armées des Perses tomberaient une à une sous ses lois. En effet il détacha à Arisbe le second de ses généraux macédoniens, Amynthas, avec quelques escadrons thessaliens pour soumettre Lampsaque et quelques autres villes libres des vallées du mont Olympe. Amynthas rejoignit peu de jours après le corps d’armée, rapportant à Alexandre non seulement la soumission, mais les acclamations de ces colonies grecques. L’Asie n’avait point amorti en elles le vieux patriotisme, et le joug humiliant des Perses se brisait de lui-même à l’approche du héros macédonien. XVI Les Perses cependant, malgré la lenteur de leurs mouvements à travers des distances immenses, obstacle des grands empires à toute rapide circulatio4, se préparaient à une formidable résistance. Dans l’éloignement où ils se trouvaient de la capitale et des ordres de Darius, les généraux perses se réunirent en conseil de guerre à Zélie. Ils voulaient, comme cela est naturel en pareille circonstance, décharger des événements leur responsabilité isolée en remettant la conduite de la guerre et des affaires à la décision d’une majorité de généraux. Ces généraux, selon Arrien, étaient Arsenne, Rhéomitrès, Pétène, Niphatès, Spithridates ; ce dernier était satrape d’Ionie et de Lydie ; toutes ces provinces montagneuses et maritimes étaient confiées à son gouvernement. Un autre satrape, Ariste, qui gouvernait le penchant de la Phrygie vers les Dardanelles, commandait les auxiliaires grecs à la solde de Darius, troupes aguerries contre les barbares, peu sûres contre leurs compatriotes. Mais l’oracle de ce conseil de guerre et le généralissime de tous ces corps d’armée paraissait être Memnon. Memnon, né dans file de Rhodes, qui touche au continent asiatique, était un de ces soldats qui cherchent fortune dans les empires et quine reconnaissent d’autre patrie que les camps. Comblé des dons et des honneurs de la Perse, la Grèce, son berceau, n’avait pas d’ennemi plus redoutable que lui. Son génie militaire égalait l’immensité de son commandement. Ce commandement s’étendait des portes de fer de la Cilicie, c’est-à-dire de la frontière de Syrie, jusqu’à l’Hellespont. Memnon était en réalité dans tous ces royaumes le vice-roi militaire ou le lieutenant de Darius. XVII Son avis dans le conseil de guerre des satrapes fut celui des généraux russes les plus patriotes quand la Russie fut menacée de l’invasion de Napoléon en 1812 : mettre l’espace de son parti, s’allier avec la nature des lieux, ne point livrer de bataille à un ennemi encore dans tout son nombre et dans toute son ardeur, se retirer, faire le désert et la solitude derrière soi, emmener avec soi les populations, incendier les villes et les récoltes, laisser à la fatigue et â la faim le soin de décimer l’armée d’Alexandre, appeler à soi, en reculant toujours, les renforts des Perses et Darius lui-même, et, quand Darius serait arrivé en Babylonie ou en Syrie avec son innombrable et invincible multitude, submerger l’armée macédonienne, réduite par les marches et par les maladies, sous l’océan d’hommes du roi des Perses. C’était là évidemment la seule tactique capable de sauver l’Asie d’une invasion dirigée par l’esprit de Philippe revivant et rajeuni dans Alexandre. Ce jeune prince, qui pouvait tout contre les armées, ne pouvait rien contre la nature. Comme Napoléon à Moscou, il se serait décimé lui-même en avançant, et son retour exit été une déroute. Il n’y a guère de doute que, si Memnon l’avait emporté, le nom d’Alexandre serait resté enseveli dans la catastrophe. Il y a toujours tant de fortune dans la renommée des hommes de guerre que la gloire y appartient souvent plus aux événements qu’à l’homme. Une décision du conseil de Zélie enlevait l’Asie et l’immortalité à Alexandre. Memnon jugeait bien, mais Memnon n’était plus ni Phrygien, ni Ionien, ni Cilicien, ni Cappadocien, ni Grec ; Memnon n’était que Memnon, vendu aux Perses, proconsul de Darius, intéressé seulement à la victoire. Les autres généraux, satrapes, rois ou députés des provinces qui assistaient à la délibération, avaient leurs royaumes, leurs villes, leurs biens, leurs maisons, leurs familles sur ces territoires qu’il fallait abandonner et incendier en laissant seulement la cendre aux Macédoniens. Ces intérêts légitimes et sacrés ‘aussi parlèrent plus haut dans leur âme, et même dans l’âme de quelques Perses possesseurs de ces riches satrapies, que le patriotisme de Babylone ou de Persépolis. Un cri unanime s’éleva contre le suicide proposé par Memnon à l’Asie Mineure et aux colonies grecques. Le plus puissant et le plus populaire de ces satrapes, Arsitès, qui gouvernait la Lydie, se leva avec indignation et déclara qu’il ne laisserait brûler ni une maison, ni un arbre, ni un épi dans sa province. Cette énergie d’un Perse délia les langues des étrangers. Memnon resta seul de son avis, comme le génie de la circonstance trahi par l’égoïsme du temps. Les Perses eux-mêmes, dit Arrien, l’accusèrent à voix basse de ne songer qu’à conserver ses commandements militaires et à accroître ses titres à la faveur de Darius en sacrifiant les plus belles contrées de l’Asie. La bataille fut résolue. Dans une telle anarchie de commandement et dans une telle mollesse de résistance la victoire ne pouvait guère hésiter. L’histoire, toujours du parti des heureux, a fait, selon nous, un trop grand retentissement à cette bataille du Granique. XVIII Alexandre cependant, convaincu que dans une guerre d’invasion la victoire est au plus rapide, parce qu’il surprend par sa rapidité autant qu’il intimide par son audace, marcha vers le Granique. Le Granique, que nous appellerions en Europe un ruisseau, n’était un fleuve que parce qu’il débouche dans la mer. Il coule dans. un lit assez encaissé, mais souvent tari ; des montagnes de la Phrygie vers Adrastée, non loin de la mer. Ires Perses s’étaient campés avec environ vingt mille combattants de diverses nations et sous divers généraux sur la rive orientale de ce petit fleuve. Alexandre, en approchant du Granique, campa sur des terres patrimoine de Memnon. Ses compagnons lui proposèrent de les ravager et de briller les maisons et les champs en représailles de l’avis de Memnon, dont ils avaient déjà connaissance. Il rejeta avec dédain ce conseil comme indigne d’une guerre loyale. Il ordonna au contraire de respecter les maisons, les champs, les récoltes du général ennemi, espérant, dit-il, ou détacher par de tels égards de la cause des Perses le plus habile des généraux de Darius, ou jeter la suspicion contre lui dans l’esprit des Perses en faisant croire par ce procédé à quelque secrète intelligence entre les Macédoniens et Memnon. On reconnaît à ce premier pas de cette campagne de dix ans la pensée du héros qui ne venait pas en Asie pour vaincre, mais pour fonder. Ce n’est là ni la cruauté de César â Munda, ni la férocité de Timour aux Indes, ni l’astuce sans lendemain de Napoléon à Madrid, ni la violence de ses armées en Espagne, ravageant le sol au lieu de s’approprier les âmes. Cette magnanimité prévoyante ne subjugua pas Memnon, mais elle empêcha les satrapes et les provinces de désespérer du vainqueur ; elle leur fit comprendre qu’il y avait peut-être plus d’avantage à être vaincu par un ennemi si généreux qu’à lui résister jusqu’à la mort. Quant aux populations grecques ou indigènes de ces républiques ou de ces royaumes de l’Asie Mineure, elles ne combattaient qu’à regret et par convenance de situation une armée grecque ; leurs gouvernements seuls étaient inféodés par intérêt à l’empire des Perses ; les peuples, qu’Alexandre promettait d’affranchir du joug des étrangers, des aristocraties et des tyrannies locales, faisaient en secret des vœux pour lui ; il leur rapportait la patrie par les mains de ses soldats leurs compatriotes : on combat mal contre des libérateurs. L’opinion de ces provinces était d’intelligence avec le Macédonien. Cette connivence naturelle explique assez l’ébranlement des satrapes et la rapidité de la marche d’Alexandre. Il pouvait laisser impunément des défilés, des places fortes, des villes grecques, phrygiennes, lydiennes, ioniennes derrière lui ; il y avait partout des complices. Les historiens de l’antiquité n’ont pas assez remarqué ces affinités et ces consanguinités secrètes entre la terre conquise et l’armée conquérante. Elles transpercent dans la conduite d’Alexandre et dans les fragments de lettres à Olympias ou à Aristote qui nous restent de lui comme des commentaires tronqués de sa pensée. XIX Les Perses et leurs troupes auxiliaires rassemblées par Memnon et opposées prématurément, selon ce général, aux Macédoniens, étaient cette fois inférieures même en nombre aux troupes d’Alexandre. Cette armée de confédérés malgré eux sous la molle contrainte des satrapes n’était composée, selon le plus éclairé de ces historiens, que d’environ vingt mille hommes d’infanterie et vingt mille hommes de cavalerie, dont le plus grand nombre étaient des mercenaires combattant pour la solde et non pour la patrie. Diodore de Sicile parle de cent mille fantassins dans l’armée de Memnon ; Justin, moins critique encore, élève à six cent mille hommes ce chiffre fabuleux. Les compagnons d’Alexandre qui ont écrit ses campagnes ne parlent que de trente à quarante mille Perses. Diodore et Justin y comprennent sans doute la totalité des troupes perses ou alliées disséminées alors sous les satrapes de Darius de l’extrémité de la Syrie à l’extrémité de la Phrygie ; mais il n’y avait de combattants présents à la bataille du Granique que quarante mille hommes. Alexandre n’hésita pas à traverser le petit fleuve presque sans eau, derrière lequel les généraux de Darius avaient rangé leur armée en bataille, sur un plateau élevé au-dessus du lit du Granique. Il lança, comme pour sonder la résistance des Perses, un de ses meilleurs généraux d’infanterie, Ptolémée, avec trois mille Macédoniens, sur le front des ennemis. Ptolémée échoua contre cette muraille de piques. Il revint poursuivi vers le fleuve. Alexandre, profitant de la brèche que cette poursuite avait creusée dans la ligne de bataille des Perses, s’élança lui-même dans le lit du Granique à la tête de sa cavalerie macédonienne et grecque, et, refoulant les Perses acharnés. à la poursuite de Ptolémée, il se fit place sur la rive opposée du fleuve. La cavalerie thessalienne le suivit à gauche sous la conduite de Parménion, son plus solide appui dans les batailles. Parménion, couvrant de ce rideau de cavalerie l’espace compris entre le plateau occupé par les Perses et le fleuve, y fit passer, former et manœuvrer la fameuse phalange macédonienne, corps d’infanterie compacte et de plusieurs formes, irrésistible dans l’assaut, inébranlable dans la défense. La phalange, formée en triangle hérissé de piques de seize palmes de longueur, s’avança avec la pesanteur d’une machine de guerre animée sur le centre des Perses, et le fendit en deux tronçons comme un soc de fer fend le sol en le rejetant des deux côtés. Pendant ce choc, Alexandre à droite, Parménion à gauche s’élancèrent de nouveau sur les deux ailes de cavalerie des Perses, les dispersèrent devant leurs escadrons, et, se repliant rapidement sur l’infanterie rompue, l’enveloppèrent, la foulèrent aux pieds de leurs chevaux et l’écrasèrent entre eux et la phalange. Selon Arrien, trente mille morts du côté des Perses jonchèrent le champ de bataille. Les Grecs de Memnon combattirent en dignes soldats de ce grand général. Alexandre ordonna de les épargner et en fit prisonniers deux mille : il ne voulait pas que le sang grec coulât des deux côtés pour une cause grecque. Le petit nombre de soldats qu’il perdit lui-même dans cette bataille le disposait à la générosité autant que sa politique lui commandait la clémence. Si Aristobule, Ptolémée ; Alexandre lui-même, dans une de ses lettres à Antipater, ne relataient pas uniformément le chiffre des blessés et des morts dans l’armée macédonienne, on n’oserait pas le citer, tant il est invraisemblable et disproportionné à l’immensité des conséquences et de la renommée d’une telle bataille. Mais ce nombre est trop scrupuleusement attesté par Elien, par Ptolémée, par Alexandre lui-même, intéressé à grossir les périls, pour qu’on puisse se refuser à le croire. Vingt-cinq gardes ou compagnons d’Alexandre, trente fantassins macédoniens et soixante-dix cavaliers thessaliens et grecs perdirent la vie au passage du Granique. Alexandre, pour glorifier les dieux d’une telle protection, et sans doute aussi pour exciter, au début de la campagne, une noble émulation de gloire chez les Grecs ses alliés, ordonna à Lysippe le sculpteur d’ériger une statue de bronze aux vingt-cinq soldats de son armée tombés les premiers pour la vengeance et pour l’honneur de la Grèce. Les débris de Memnon se réfugièrent dans les murs de Milet, colonie grecque fortifiée par les Perses, abandonnant au vainqueur toute la campagne tête de l’Asie Mineure. La bataille du Granique avait vaincu jusqu’aux murailles des villes ; Éphèse, la plus opulente et la plus sainte des villes du littoral asiatique, ouvrit ses portes au vainqueur. Éphèse, assise sur la croupe des monts d’Ionie, au fond du golfe de son nom, était occupée à rebâtir son temple de Diane, divinité populaire dont le culte fanatisait l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Alexandre visita avec une apparence de piété ce temple, orgueil et richesse des Éphésiens. Il détruisit dans Éphèse le gouvernement des Perses et l’aristocratie des citoyens. Il v rétablit sous ses auspices le gouvernement dit peuple. Mais, ajoutent tous les historiens, il prescrivit des limites et des formes sévères à ce gouvernement pour le préserver des instabilités et des excès de la démagogie. Médiateur tout-puissant et armé entre la démocratie restaurée et l’aristocratie détruite, il interdit toute vengeance des citoyens contre les citoyens, assurant ainsi aux riches la sécurité, aux pauvres la liberté. Cette politique, pratiquée par lui dans toutes les villes grecques de l’Éolie et de l’Ionie, popularisa la conquête que la multitude appela délivrance. Son empire commença ainsi par la reconnaissance des rations. Un grand nombre demanda à s’enrôler dans son armée. Son recrutement marchait avec lui. XX C’est à Éphèse qu’il écrivit à Athènes, en lui envoyant en hommage trou cents boucliers, dépouilles de la bataille du Granique, pour être dépote dans le temple de Minerve, sa divinité inspiratrice. Il se vengea noblement des Lacédémoniens, ses ennemis obstinés en Grèce, par l’inscription, qu’il priait les Athéniens de faire graver sur ces boucliers : ALEXANDRE, FILS DE PHILIPPE, ET TOUS LES GRECS, À L’EXCEPTION DES LACÉDÉMONIENS, ONT REMPORTÉ CES TROPHÉES SUR LES BARBARES DE L’ASIE. Olympias, sa mère, reçut en présent les tissus de pourpre et les vases d’or et d’argent les plus précieux trouvés dans les tentes des Perses. XXI D’Éphèse il alla assiéger Milet, refuge des débris de Memnon ; un seul assaut lui livra la ville. Memnon et quelques faibles restes de son armée s’enfuirent par mer. Calas, général thessalien qui commandait ces premiers alliés de la Macédoine, fut nommé gouverneur de Phrygie. Les peuples ne subirent d’autre changement dans leur régime intérieur sur son passage que le payement du faible tribut annuel payé aux Perses, et Hersé maintenant dans le trésor de ses lieutenants. On ne s’aperçut de sa présence que par des bienfaits. Nicias, un des administrateurs de son armée, fut chargé de concentrer tous ces tributs dans le trésor. Il lui commanda une extrême modération dans les taxes. Je n’aime pas, dit-il, les jardiniers qui coupent jusqu’aux racines, au lieu de récolter seulement les feuilles. Abandonnant ici le littoral de la mer, où il n’avait rien à combattre, il se replia un peu sur sa gauche vers les riches vallées de Sardes et de Lhermus. Sardes lui fut livré par son propre satrape Mythrènes. La forteresse qui défendait l’accès de l’opulente Lydie, au flanc d’une vallée profonde, se rendit à son lieutenant Amynthas. Il construisit à la place un temple à Jupiter Olympien, dont nous avons visité nous-même les ruines, sur le plateau de roches, aplani à main d’hommes, qui domine la Lydie maintenant déserte. Le satrape Mythrènes, pour encourager les défections des autres Persans, conserva le gouvernement de ce royaume et y ajouta plus tard le gouvernement de l’Arménie. Mythrènes lui fournit la preuve, écrite dans les comptes des subsides de Darius, déposés dans la citadelle de Sardes, de la corruption de Démosthènes, vendu aux Perses. Alexandre, par égard pour les Athéniens, qu’il ne voulait pas faire rougir de leur faveur pour cet orateur, ne parla pas de cette découverte dans ses lettres. Parménion, par les ordres d’Alexandre, remonta de Lydie à Magnésie ; lui-même redescendit de la vallée de Lydie jusqu’à Smyrne, et rebâtit cette cité détruite au fond de son golfe. Campé au pied du mont Pagus, il s’y délassa quelques jours de ses fatigues dans les plaisirs de la chasse. Toutes les villes qui bordent des deux côtés ce golfe jusqu’aux deux caps, en face de l’île de Chio, l’accueillirent comme un libérateur de la race. XXII Pendant ces opérations militaires en Ionie, la flotte qui suivait Alexandre, pour lui porter des machines de guerre et des vivres, livra quelques combats inégaux à la flotte des Perses, bien supérieure en nombre et en armement, Parménion conseillait à Alexandre de l’abriter dans les nombreuses anses de la côte, et de la garder à sa suite comme un auxiliaire utile de son armée de terne. Le jeune prince, plus hardi que son lieutenant et plus politique en même temps, suivit un conseil plus décisif et plus sûr. L’opinion de la Grèce et de l’Asie était, selon lui, son meilleur auxiliaire. Sa force était dans son prestige, jusque-là intact, plus que dans cette poignée de Macédoniens ; les Grecs du Péloponnèse et des îles n’étaient que trop pets à se détacher si un échec venait à atteindre, au début de la campagne, le jeune généralissime qu’ils avaient moins choisi que subi. Alexandre calcula donc avec justesse qu’un revers presque inévitable de sa petite flotte serait mille fois plus nuisible à son autorité morale en Grèce que l’assistance de cette flotte ne lui serait utile en Asie. Vainqueur il trouverait partout des vivres, des transports, des armes, des vaisseaux ; vaincu il était résolu à s’ensevelir dans sa défaite. Il se décida donc à renvoyer sa flotte à Thessalonique. Sa campagne en devenait plus libre et plus rapide ; car, au lieu de suivre les rivages de la mer jusqu’en Syrie, en contournant l’immense continent du Taurus, de la Phrygie, de l’Ionie, de la Cappadoce et du Pont, il pouvait, selon les lieux et les circonstances, se jeter du cœur de ces différentes provinces derrière la chaîne du mont Taurus, soumettre une à une toutes les places fortes des Perses sur les hauteurs ou dans les vallées de ces territoires, et déboucher en Syrie par les portes de fer, en ne laissant derrière lui que des vaincus, des alliés et des citadelles refuges, des stations de ses renforts. Certes il y avait plus de prudence dans cette apparente imprudence que dans le conseil un peu timide de Parménion ; mais c’était la prudence héroïque d’Annibal brûlant ses vaisseaux. XXIII En effet, aussitôt après le départ de sa flotte il s’enfonça dans la Carie, et, après avoir échoué contre Mendès, forteresse intérieure du royaume de Crésus, il revint sur ses pas et assiégea la capitale célèbre d’Halicarnasse, défendue encore par Memnon. Ce siège, presque aussi mémorable que celui de Tyr, l’arrêta longtemps. Halicarnasse, ville aussi importante qu’Éphèse par son étendue, sa force, ses richesses, ses arts, ne pouvait être impunément négligée sur sa route sans porter atteinte à la renommée d’Alexandre, et sans devenir, après qu’il aurait passé, le point de ralliement de ses ennemis. Le récit très circonstancié d’Arrien, dépouillé des inexactitudes et des prodiges de Quinte-Curce, est un récit tout militaire, écrit par un historien militaire lui-même. Ce récit prouve que l’art de la défense et de l’attaque des places était déjà très avancé du temps d’Alexandre et de Darius. L’impatience du héros macédonien s’accommodait mal de ces combats contre des fossés et des murailles ; mais on verra dans ce siège, comme dans celui de Tyr, qu’Alexandre savait vaincre même son impatience de vaincre, et que son génie s’élevait au niveau des obstacles, rapide en pleine campagne, obstiné et immobile aux pieds des remparts. XXIV Les assiégés, indépendamment de leurs fortifications antiques, avaient creusé, dit Arrien, autour de leurs murailles un fossé large de trente coudées (45 pieds) et profond de quinze coudées (22 pieds). Alexandre le fait combler ; afin d’approcher les tours, dont les traits écartent l’ennemi des murailles que les machines doivent ébranler. Les approches étaient faites ; les habitants d’Halicarnasse exécutent, dans la nuit, une sortie pour brûler les tours et les machines avancées ou près de, l’être ; ils sont bientôt repoussés par les Macédoniens de garde et par ceux que le tumulte fait accourir. Ceux d’Halicarnasse perdirent dans cette affaire cent soixante-dix des leurs, au nombre desquels Néoptolème, l’un des transfuges vers Darius. Du côté des Macédoniens, seize soldats furent tués et environ trois cents blessés ; le combat ayant eu lieu de nuit, ils n’avaient pu se mettre à couvert ces traits. Peu de jours après, deux hoplites
du corps de Perdiccas, faisant à table un récit pompeux de leurs prouesses,
piqués d’honneur, échauffés de vin, courent de leur propre mouvement aux
armes, s’avancent près du fort, sous les remparts qui regardent Mylasse, plutôt
pour faire montre de bravoure que dans le dessein de tenter avec l’ennemi un
combat trop inégal. Surpris de l’audace de ce couple téméraire, quelques
assiégés accourent ; les premiers sont tués ; ceux qui les suivent de plus
loin, percés de traits ; mais enfin le nombre et l’avantage du lieu l’emportent
: les deux Grecs sont accablés sous une multitude de traits et d’assaillants.
D’un côté les soldats de Perdiccas, de l’autre les Halicarnasséens accourent
; la mêlée devient sanglante aux pieds des remparts ; leurs défenseurs sont
enfin repoussés jusque dans la ville. Peu s’en fallut qu’elle ne fût prise,
car les postes étaient assez mal gardés. Deux tours étaient abattues avec le mur qui s’étendait entre elles ; la brèche livrait la ville, si l’armée eût donné tout entière : une troisième tour ébranlée n’aurait point résisté au choc. Les assiégés élevèrent, derrière le mur renversé, un ouvrage de briques en demi-lune ; un grand nombre d’ouvriers l’acheva rapidement. Le lendemain Alexandre fait avancer ses machines vers cet endroit ; les assiégés font une nouvelle sortie, tentent de mettre le feu aux machines. Celles qui étaient près du mur et une tour de bois sont la proie de flammes ; Philotas et Hellanicus préservent de l’incendie celles confiées à leur garde. Venant à rencontrer Alexandre, les assiégés laissent les torches dont ils menaçaient l’ennemi, jettent presque tous leurs armes et courent se renfermer dans leurs murailles ; là ils avaient l’avantage de la position et de la hauteur ; non seulement ils tiraient de front sur les assaillants que portaient les machines, mais encore, du haut des tours qui s’élevaient à chaque extrémité du rempart abattu, ils,attaquaient et frappaient en flanc, et presque par derrière, l’ennemi qui assaillait le nouvel ouvrage. Et comme de ce côté Alexandre faisait avancer de nouveau, quelques jours après, ses machines, qu’il dirigeait lui-même, voilà que toute la ville sort en armes, les uns du côté où fut la brèche et où Alexandre donnait en personne, et les autres du Tripylum, d’où leur sortie était moins prévue. Une partie lance sur les machines des torches et toutes les matières combustibles qui peuvent augmenter l’incendie. Les Macédoniens, repoussant le choc avec violence, font pleuvoir du haut des tours une grêle de traits et roulent d’énormes pierres sur l’ennemi ; il le met en fuite et le chasse dans la ville. Le carnage fut en raison de leur nombre et de leur audace : les uns furent tués en combattant de près les Macédoniens, les autres en fuyant, près du rempart dont les ruines embarrassaient le passage déjà trop étroit pour une si grande multitude. Ceux qui s’étaient avancés par le Tripylum furent repoussés par Ptolémée, garde de la personne du roi, lequel vint à leur rencontre avec les hommes d’Addée et de Timandre, et quelques troupes légères. Pour comble de malheur, dans leur retraite, comme ils se pressaient en foule sur un pont étroit qu’ils avaient jeté à la hâte, le pont rompit sous le poids dont il était chargé ; ils périrent partie en tombant dans le fossé, partie écrasés par les leurs ou accablés par une grêle de traits. Le plus grand carnage fut aux portes, que l’excès du trouble avait fait fermer trop précipitamment. Craignant que les Macédoniens, mêlés aux fuyards, n’entrassent avec eux dans la ville, ils laissèrent dehors une partie des leurs, qui furent tués par les Macédoniens aux pieds des remparts. La ville était sur le point d’être prise si Alexandre, dans l’intention de la sauver et d’amener les habitants à une capitulation, n’eut fait sonner la retraite. Le nombre des morts fut de mille du côté des assiégés, et de quarante environ du côté des Macédoniens, parmi lesquels Ptolémée, Cléarcus, toxarque, Addée, kiliarque, et plusieurs des premiers officiers. Cependant les généraux persans, Orontobates et Memnon, considérant que l’état des choses ne leur permettait pas de soutenir un long siège, que les remparts étaient détruits ou ébranlés, la plupart des soldats tués dans les sorties ou mis par leurs blessures hors de combat, prenant conseil de leur situation, mettant le feu, vers la seconde veille de la nuit, à une tour de bois qu’ils avaient dressée en face des machines de l’ennemi, à leur propre magasin d’armes, aux maisons voisines des remparts. Tout s’embrase, et la flamme, qui s’élance de la tour et des portique, agitée par les vents, étend au loin l’incendie. Les assiégés se réfugièrent partie dans la citadelle de l’île, partie dans celle de Salmacis. Alexandre, instruit de ce désastre par des transfuges qui s’y étaient soustraits, et apercevant ce vaste incendie, donne ordre aux Macédoniens, quoiqu’au milieu de la nuit, d’entrer dans la ville, de massacrer les incendiaires et d’épargner les habitants. XXV La soumission d’Halicarnasse entraîna celle de toute la Carie, à l’exception de la citadelle imprenable où s’étaient réfugiés Memnon et les généraux persans. La politique servit ici Alexandre autant que la victoire. Il n’enleva point le royaume à la maison royale de Carie. Le roi, récemment mort, avait, selon l’usage des descendants de Sémiramis, des rois d’Égypte et des rois de Perse, épousé sa propre sœur, afin que la consanguinité fortifiât la fidélité dans les unions royales et dans le respect des sujets pour le sang de leur roi. Ce roi de Carie, nommée Hydriée, venait de laisser le trône à sa femme et sa sœur Ada. Un usurpateur de la maison royale avait dépouillé Ada de l’empire. Ada, réfugiée dans une citadelle des montagnes de Carie, s’était empressée d’ouvrir la place à Alexandre. A son approche elle s’avance au-devant de lui et adopta pour son fils son jeune libérateur. Alexandre la traita en mère, lui remit tous les droits de la victoire et lui confia le gouvernement de Carie. La fidélité des sujets pour leur reine légitime changea en reconnaissance et en enthousiasme la terreur que les Cariens avaient de la conquête. Telle était la politique suivie partout sous différentes formes par Alexandre. Restituant la liberté aux républiques, le gouvernement populaire aux peuples, la démocratie aux Éphésiens, la royauté légitime et traditionnelle aux Cariens, le trône aux maisons royales, les satrapies mêmes aux satrapes aimés dans leurs gouvernements, il semait ainsi derrière lui une confédération de reconnaissance sous une médiation macédonienne. Ni César ni Napoléon n’adoptèrent dans leurs conquêtes une telle politique, l’un détruisant partout la liberté comme une ennemie, jusque dans sa patrie, l’autre jetant ses soldats ou ses frères sur tous les trônes. Plutarque loue Alexandre avec raison d’avoir trouvé dans son cœur autant que dans son génie cette politiqué qui légitimait partout sa victoire. Aussi l’empire, non d’Alexandre, mais de la Grèce et de l’Europe, survécut-il en Asie et en Égypte à ce modèle des conquérants. |