VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE VI.

 

 

I

S’il fallait aux hommes sensés une preuve de plus de la vigueur d’esprit d’Alexandre à Persépolis et de la stupidité des imputations intentées contre lui à cette période de sa jeunesse par les libellistes du Péloponnèse, on la trouverait dans l’activité héroïque qu’il déploya aussitôt après avoir assuré sa plus belle conquête. Tandis qu’il distribuait ses principaux corps d’armée, sous ses meilleurs généraux, sur tous les points stratégiques et dans toutes les villes importantes, pour occuper fortement le pays et pour empêcher les tronçons de l’empire de s’agiter ou de se renouer contre sa domination, on le voit quitter de sa personne les délices de Persépolis et de l’Euphrate, au commencement de l’hiver, avec quelques milliers d’hommes et de chevaux, braver la saison des pluies et de neiges, pénétrer au cœur des groupes de montagnes qui servaient de rayon et de refuge à l’empire contre les invasions, et poursuivre jusqu’à des défilés et à des sommets presque infranchissables les derniers restes du parti de Darius. Les descriptions des voyageurs modernes qui ont passé par ces Alpes et ces Apennins de la Perse intérieure, et ces sentiers bordés de précipices et de glaciers où l’homme gravit plutôt qu’il ne marche, peuvent seules donner, mieux que les descriptions idéales de Quinte-Curce, une idée des intrépidités, des hasards et des fatigues du conquérant.

Cet historien dément ici lui-même par un enthousiasme mérité pour son héros les accusations de démence, d’ivresse et de lubricité dont il vient de se faire l’écho en racontant le chimérique incendie de Persépolis.

Les habitants de ces lieux âpres et inaccessibles, dit-il, qui logeaient en des cabanes éparses, se croyant en sûreté au milieu d’un pays inaccessible, n’eurent pas si tôt aperçu l’ennemi que, tuant ceux qui ne les pouvaient suivre, ils gagnaient les montagnes détournées et chargées de neige. De là, venant peu à peu à s’apprivoiser par la communication des prisonniers, ils se rendirent au roi, qui les traita doucement. Ensuite, ayant couru et ravagé toute la campagne de la Perse et réduit plusieurs bourgades en sa puissance, il passa dans les terres des Mardes, nation belliqueuse et bien éloignée de la façon de vivre et de la mollesse des autres Perses. Ils creusent des cavernes dans les montagnes, où ils se cachent avec leurs femmes et leurs enfants, et ne se nourrissent que de la chair de leurs troupeaux et des bêtes sauvages. Les femmes mêmes, contre leur naturel, n’y sont pas moins farouches que les hommes. Elles ont les cheveux hérissés comme des Furies ; leur robe ne leur va que jusqu’au genou, et leur front est environné d’une fronde qui leur sert d’ornement de tête et d’arme tout ensemble. Mais un même torrent de fortune entrains ces peuples comme les autres, et le roi, au bout de trente jours, s’en revint à Persépolis, où il fit des présents aux grands de sa cour et à tous les autres selon leur mérite, et distribua presque tout ce qu’il avait pris dans cette ville, que l’on pouvait dire la plus riche qui fût sous le ciel.

Mais toutes ces grandes qualités, ce naturel admirable qui le mettait au-dessus de tous les autres rois, ce courage à l’épreuve de toutes sortes de dangers, cette promptitude à entreprendre et à exécuter ; cette foi envers ceux qui se rendaient, cette clémence envers les captifs, et cette modération dans les plaisirs même innocents, ne devaient pas le préserver de la contagion des vices de l’Asie.

II

Ce second séjour de trente jours à Persépolis fut vraisemblablement employé à toute autre occupation qu’à ces orgies dont l’accuse ici Quinte-Curce, puisque après un si court repos, et encore au cœur de l’hiver, on le voit repartir avec une expédition beaucoup plus nombreuse pour les montagnes de la Médie à la poursuite de Darius. Il rallia en se rendant en Médie un renfort de six mille soldats recrutés et exercés en Cilicie par un de ses lieutenants dans l’Asie Mineure, nommé Platon. Ces hommes avaient l’orgueil de combattre sous les yeux du vainqueur universel et l’impatience de troupes fraîches qui n’ont pas encore mérité leur nom de soldats. Cette circonstance, inaperçue de la plupart des historiens, de six mille Ciliciens montagnards ralliés si à propos pour la guerre des montagnes au pied du noyau de la Médie, prouve assez la prévoyance administrative du général, qui recouvrait d’un côté plus de troupes qu’il n’en perdait de l’autre sur sa route.

III

Darius n’était pas loin cette fois de son ennemi. Maître encore du pays des Parthes et de la capitale de la Médie, Ecbatane, il était parvenu à rallier dans cette ville fidèle environ quarante mille combattants dévoués jusqu’à la mort à sa cause et à sa famille. Dans ce nombre il comptait un corps de quatre mille Grecs auxiliaires enrôlés depuis longtemps dans son armée, comme s’enrôlent encore aujourd’hui dans les gardes des rois les Suisses mercenaires, jaloux de leur liberté chez eux, indifférents à la cause qui les solde chez les autres. Ces Grecs, qui désespéraient du pardon de leurs compatriotes et de la clémence d’Alexandre s’ils étaient vaincus et prisonniers, défendaient la vie du roi de Perse comme si elle eût été leur propre vie.

Un satrape puissant de la Bactriane, province presque indépendante qui confine à l’Inde et à l’Imaüs, lui avait amené un corps de quatre mille cavaliers et affectait pour le roi des rois une fidélité à l’épreuve de tous les revers. Ce satrape se nommait Bessus ; il était un des généraux de la Perse qui possédait le plus de renommée et le plus d’ascendant sur les troupes. Darius, sans défiance, concertait avec lui tous ses plans de campagne et de retraite devant l’armée macédonienne.

Darius sortit d’Ecbatane avec ces quatre mille soldats d’élite pour disputer jusqu’à la mort l’accès de son dernier asile royal à Alexandre. Ayant rassemblé tous les généraux dans son camp aux portes de la ville, il les harangua, non en roi qui encourage des sujets à combattre pour sa cause, mais en homme qui remercie des amis de mourir pour lui. La longue et belle harangue, plus philosophique que militaire, que lui prête ici Quinte-Curce, n’a d’autres défauts que de n’être pas historique ; c’est un habile rhéteur qui parle au lieu d’un roi. Nous ne la reproduisons pas. Si ce n’est pas ce que Darius dit à ses généraux, c’est du moins le sens de ce qu’il veut leur dire ; mais il le dit certainement avec plus de brièveté. Les champs de bataille ne sont pas des tribunes, encore moins des académies d’éloquence.

Ses chefs, quoique travaillés déjà par les levains de défection que la constance de l’adversité fait fermenter, et plus encore parmi les généraux que parmi les soldats, comme nous l’avons vu nous-mêmes à Fontainebleau autour de Napoléon vaincu à son tour, couvrirent de feintes acclamations leur préméditation de perfidie. Bessus cependant et Narbazane, autre satrape de l’armée, secrètement complice de Bessus, proposèrent comme meilleur moyen de salut au roi une abdication temporaire de l’empire entre leurs mains.

Effacez-vous, lui dirent-ils, devant cette mauvaise fortune obstinée ; abritez dans une retraite inexpugnable et éloignée la majesté royale qui repose en vous, nommez pour vous remplacer provisoirement un roi ou vice-roi pour la guerre. Après avoir délivré l’empire il le remettra à celui à qui il appartient.

Cette première insinuation à l’abdication, qui était à la fois un piége pour le roi et une insulte mal déguisée pour le général, souleva l’indignation dans le cœur de Darius ; il tira son épée du fourreau et voulut la plonger dans la poitrine du traître. Bessus et ses amis se jetèrent entre deux comme des hommes qui veulent épargner un crime à leur prince. L’orateur s’évada ; le conseil fut interrompu. Les généraux se retirèrent chacun dans son camp pour délibérer du sort comme hors de la présence de Darios. On croit lire les scènes nocturnes et non encore totalement dévoilées de la conférence des maréchaux de Napoléon, devant et derrière Napoléon à Fontainebleau. Les mêmes circonstances produisent dans les armées les mêmes hommes.

Les satrapes, après avoir écarté leurs corps d’armée du camp du roi, conférèrent entre eux pendant la nuit et lui envoyèrent Narbazane,’un d’entre eux, pour lui .signifier avec de respectueux ménagements leur résolution d’insister sur une abdication complète. L’infortuné monarque comprit, comme Napoléon, à demi mot l’abandon irrémédiable de ses généraux ; il se résigna, et, s’enfermant seul dans sa tente, il laissa les choses et les esprits suivre la pente rapide qui devait les conduire pour lui à un funeste dénouement. Dans cette anarchie nocturne nul ne commandait plus dans l’armée, pas même le roi. Bessus profitait du relâchement de la discipline pour faire embaucher les Perses encore fidèles par ses soldats. Les Perses résistent loyalement à ces amorces de la perfidie. La majesté royale et la majesté du malheur les font rougir d’abandonner leur roi et leur général. Les Grecs, inquiets de ce qui allait suivre, prennent les armes à tout événement dans la nuit. Artabaze visite encore les postes, comme si le roi dont il était le principal lieutenant commandait encore ; la fidélité communicative d’Artabaze émeut et ramène les chefs et les soldats ébranlés : ; il les assure de la disposition du roi à tout oublier et à tout pardonner à leur repentir. Les larmes coulent des yeux des Perses attendris ; ils entourent la tente du roi de leurs armes et de leurs acclamations. ‘Bessus et ses complices feignent de partager cette émotion patriotique ; ils se couchent le front sur la terre, à la manière des Persans, pour adorer le roi et lui servir de marchepied à la sortie de sa tente quand il va monter sur son char. Narbazane et ses Bactriens s’emparent, comme par une rivalité de zèle, du premier poste de l’escorte la plus rapprochée de la personne du roi. Darius marche au milieu d’eux à la rencontre des Macédoniens.

Cependant le général de sa garde grecque, Patron, informé des mauvaises pensées de Bessus et de Narbazane, arme ses soldats, dont les armes étaient ordinairement portées dans, les bagages pendant les marches loin de l’ennemi. Il approche lui-même autant qu’il peut son cheval du chariot royal, et s’efforce par des signes d’intelligence d’appeler l’attention du roi sur lui. Bessus et Narbazane lui disputent l’oreille de Darius, dans la crainte qu’il ne lui révèle leur complot. A la fin Patron, s’adressant en grec à son maître, lui communique ses soupçons ; Darius, qui parlait la langue grecque, cache sur son visage l’impression que cette révélation sinistre fait sur son esprit ; mais un des complices de Bessus, qui comprenait aussi le grec, répète à voix basse à Bessus ce que le général de sa garde a dit au roi. Bessus se répand en dénégations de son crime, en imprécations contre le général étranger, en serments d’un inviolable dévouement au roi. Darius feint de croire à ces témoignages d’attachement, et du reste il dit à Bessus qu’Alexandre lui-même, au lieu de récompenser un traître qui aurait livré son maître à la mort, vengerait le premier ce crime contre la fidélité et contre la majesté du roi.

A la halte du soir les Perses et les gardes du roi s’éloignent imprudemment pour aller aux fourrages ; Bessus et les Bactriens restent seuls maîtres du camp et de la vie du roi. Darius, pressentant son sort, reste seul avec quelques eunuques fidèles jusqu’à la mort à leur maître. Il fait appeler par eux Artabaze, lui confie ses inquiétudes, le loue de sa constance, l’embrasse comme pour un suprême, adieu et le baigne de ses larmes en le congédiant. Il se dispose ensuite avec une courageuse résignation à se donner lui-même la mort, plutôt que de léguer .un crime et un remords éternel à la Perse par le meurtre d’un roi assassiné par ses armées. Les eunuques se précipitent à ses genoux pour le conjurer d’épargner sa vie ; ils retiennent son bras, ils lui dérobent ses armes. Tout est sanglots et lamentations dans la tente royale. Le bruit se répand an dehors que Darius s’est frappé lui-même. A ce bruit, qui réjouit les conspirateurs, Narbazane et Bessus se précipitent dans sa chambre ; ils trouvent à regret le roi encore vivant, s’emparent de lui, l’enchaînent comme un criminel ou comme un insensé.

Ce grand roi, dit l’historien pathétique, ce monarque de l’Asie, qu’on avait vu naguère élevé sur un char superbe, servi et adoré de ses peuples comme un dieu, voilà que tout à coup, opprimé, non par une puissance étrangère, mais par les siens propres, il est fait esclave de ses esclaves, et jeté sur une vile charrette, couverte de méchantes peaux. Son argent et ses meubles furent pillés, comme par le droit de la guerre, et les scélérats, chargés d’une proie acquise par le plus grand de tous les crimes, prirent la fuite. Artabaze, accompagné de ceux qui demeuraient dans l’obéissance et des bandes grecques, tira vers la Parthiène, ne se tenant nulle part si mal assuré qu’avec les parricides. Les Perses, comblés des promesses de Bessus et ne sachant d’ailleurs à qui se donner, prirent le parti des Bactriens et les rejoignirent en trois jours. Toutefois, afin qu’on ne dit pas qu’on ne portât point honneur au roi, ils le lièrent avec des chaînes d’or, la fortune s’avisant toujours de quelque nouvelle invention pour se jouer de ce prince et ajouter la risée à sa calamité. Et, de peur qu’il ne fût reconnu aux marques royales, ils avaient couvert le chariot de vilaines peaux, et le faisaient mener par des gens qui ne le connaissaient- point, afin qu’ils ne le pussent enseigner à ceux qui le demanderaient. Quelques gardes le suivaient seulement de loin.

Alexandre, ayant su que Darius était parti d’Ecbatane, laissa la route de la Médie, qu’il avait suivie jusqu’alors, et se mit à le poursuivre vivement. Étant arrivé à la ville de Tabas, aux extrémités de la Parétacène, il apprit de quelques transfuges que Darius s’enfuyait dans la Bactriane. Après, il en eut des nouvelles plus certaines par Bagistane, Babylonien, qui lui dit qu’on n’avait encore rien attenté sur sa personne, mais qu’il était en danger d’être bientôt pris ou tué. Sur quoi Alexandre ayant assemblé ses chefs : Voici, dit-il, le plus grand coup qui nous reste à faire, mais le plus aisé que nous ayons encore fait. Darius n’est pas éloigné de nous, et nous le trouverons abandonné ou assassiné par les siens. En sa personne gît le comble de nos victoires ; hâtons-nous ! un si grand butin sera le prix de notre diligence. Tous ensemble se mettent à crier qu’ils sont prêts à le suivre et qu’il ne leur, épargne ni fatigue ni péril. Il les mène donc, non pas en gens de guerre qui marchent, mais encourant, sans leur donner de relâche ni jour ni nuit ; de sorte que, s’étant avancés de cinq cents stades, ils étaient arrivés au bourg où Bessus avait arrêté Darius.

On y prit son truchement, nommé Mélon, qui n’avait pu le suivre, à cause qu’il était demeuré malade, et, se trouvant surpris par la vitesse d’Alexandre, il feignit de n’être resté là que pour se donner à lui. Il s’informa de tout ce qui s’était passé. Mais après un si grand travail il se fallait reposer. Le roi, cependant, pour ne point demeurer oisif, renforça les six mille chevaux choisis qu’il avait déjà, de trois cents hommes appelés dimaches, pesamment armés, mais à .Cheval, et qui, lorsque le lieu et l’occasion le requéraient, combattaient à pied. Comme-il s’occupait à cela, Orsille et Mythracène, détestant le parricide de Bessus, le vinrent trouver, et l’assurèrent que les Perses n’étaient qu’à cinq cents stades de là par le chemin ordinaire, mais qu’ils en montreraient un plus court.

Le roi fut bien aise de leur venue, et, dès le même soir, conduit par ses guides, se mit en chemin avec quelques troupes de cavalerie armées à la légère, commandant à sa phalange de le suivre le plus vite qu’elle pourrait. Pour lui, marchant en ordre de bataille, il modérait leur course, de sorte que les premiers se pouvaient joindre aux derniers. S’étant avancé de trois cents stades, il trouva Brocubélus, fils de Mazée, jadis gouverneur de Syrie, qui, se venant rendre à lui, l’assura que Bessus n’était plus qu’à deux cents stades de là, et que son armée, ne se doutant dé rien, marchait en désordre ; qu’il semblait qu’il voulût prendre la route d’Hyrcanie, mais que, s’il se hâtait, il le surprendrait infailliblement, et qu’au reste Darius vivait encore. Ce furent autant’ d’aiguillons à ce prince pour l’exciter encore davantage à la poursuite ; si bien que, s’étant mis à piquer, ils s’y en vont à toute bride. Ils oyaient déjà le bruit que les ennemis faisaient dans leur marche ; mais la poussière, comme une épaisse nuée, les empêchant de les voir, on fut contraint de faire halte jusqu’à ce qu’elle fût abaissée. Enfin ils furent vus des Barbares, et ils les virent aussi qui se retiraient, quoique la partie n’eût pas été égale si Bessus eut eu autant de courage et de résolution pour le combat que pour le parricide ; car les ennemis les surpassaient en nombre et en forces, outre qu’étant frais ils eussent eu à faire à des gens harassés ; mais le nom et la réputation des chefs, qui, à la guerre, importe plus que tout, les étonna de telle sorte qu’ils se finirent en fuite.

Bessus et ses complices, ayant atteint Darius, l’exhortèrent à monter à cheval et à se sauver des mains de son ennemi. il leur répondit que les dieux étaient près de le venger, et, implorant la justice d’Alexandre, il refusa die suivre les parricides ; ce qui enflammai tellement la colère de ces traîtres qu’ils lancent leurs dards contre lui et le laissent couvert de blessures. Ils tirèrent aussi sur les chevaux qui traînaient la charrette, afin qu’ils ne pussent aller plus avant, et tuèrent deux esclaves qui accompagnaient le roi. Après un si beau chef-d’œuvre ils se séparèrent, pour confondre les traces de leur fuite, Narbazane tirant vers l’Hyrcanie et Bessus vers la Bactriane., suivis de peu de gens de cheval. Les Barbares, destitués de chefs, se dispersèrent çà et là, selon que la peur ou l’espérance les guidait. Il n’y eut que cinq cents chevaux qui se rallièrent, incertains s’ils devaient combattre ou fuir.

Alexandre, ayant reconnu que les ennemis s’ébranlaient, fit avancer Nicanor avec quelque cavalerie pour les couper et se mit à les charger avec le reste. Il y en eut près de trois mille qui, voulant faire tète, furent taillés en pièces. On chassait les autres comme des troupeaux de bêtes, le roi ayant commandé qu’on ne tuât plus. Pas un de ceux que l’on prenait n’eût su dire des nouvelles de Darius. On s’en enquérait curieusement ; on visitait les chariots ; il ne paraissait aucun vestige de sa fuite. Alexandre s’était tellement hâté qu’à peine y eut-il trois mille chevaux qui le purent suivre, de sorte que les troupes entières des fuyards tombaient entre les mains de ceux qui venaient plus lentement. On aura peine à le croire : il y avait plus de prisonniers que de preneurs, et la peur et la mauvaise fortune avaient tellement troublé le sens à ces Barbares qu’ils ne §’apercevaient ni de la multitude des leurs, ni du petit nombre des ennemis. Cependant les cavales qui tiraient la charrette de Darius s’en allant à l’abandon, s’étaient écartées du grand chemin, et, après avoir fait quatre stades à l’aventure, outrées du chaud et de la douleur de leurs plaies, s’étaient arrêtées dans un vallon. Il y avait assez près de là une fontaine où Polystrate, Macédonien, pressé de la soif, fut adressé par ceux du pays. Et, comme il buvait de l’eau qu’il avait puisée avec son casque, il vit des chevaux rendant les abois, qui avaient des traits fichés dans le corps. Il s’étonna de ce qu’on ne les avait pas plutôt emmenés que de les tuer de cette sorte. Et, s’approchant de plus près, il trouva, dans un vilain chariot tout couvert de peaux, un homme tirant à sa fin, et connut que c’était Darius, percé de plusieurs coups, mais qui respirait encore.

Comme un de ses prisonniers lui servait de truchement, Darius, reconnaissant à sa langue qu’il était persien, lui dit qu’il avait au moins cette consolation, dans l’état déplorable où il se voyait réduit, de parler à un homme qui l’entendait et qui recueillerait les dernières paroles de sa bouche ; qu’il le priait de dire à Alexandre que, sans l’avoir jamais obligé, il mourait son redevable et comblé de ses faveurs ; mais qu’il lui rendait mille grâces de tant de bonté dont il avait usé envers sa mère et ses enfants ; qu’étant son ennemi il ne s’était pas contenté de leur sauver la vie, mais leur avait laissé toutes les marques et tout l’éclat de leur première grandeur, au lieu que ses parents et ses amis, qui tenaient de lui la vie et le royaume, lui avaient ravi l’un et l’autre ; qu’il priait les dieux de rendre ses armes victorieuses, et de le faire monarque de l’univers, et, pour l’exécrable parricide commis en sa personne, qu’il lui serait honorable et utile tout ensemble d’en poursuivre la vengeance ; qu’il n’y allait pas seulement de son intérêt, mais que c’était la cause commune de tous les rois, et qu’il devait cet exemple au public et à la sûreté des princes. Enfin, se sentant près d’expirer, il demanda à boire ; et, après avoir bu de l’eau fraîche que lui apportait Polystrate : Mon ami, dit-il, qui que tu sois, voici le dernier de tous mes malheurs, qu’ayant reçu ce plaisir de toi je n’ai plus moyen de te le rendre ; mais Alexandre t’en donnera la récompense, et les dieux la donneront à Alexandre, pour prix de tant de douceur et d’humanité qu’il a exercée envers les miens. Je te prie de lui toucher pour moi dans la main ; c’est l’unique gage qui me reste à lui donner de ma foi et de mon affection. Et en disant cela il prit la main de Polystrate et rendit l’esprit. Ces choses étant rapportées à Alexandre, il y vint aussitôt ; et, voyant le corps de Darius, il se prit à pleurer amèrement et à déplorer l’infortune d’un si grand prince, qui avait fait une fin si indigne de sa gloire. Puis, détachant son manteau, il le jeta sur le corps,’et, l’ayant fait embaumer royalement, l’envoya à sa mère sysigambis, pour le faire ensevelir à la façon du pays et des rois de Perse, et mettre ses os reposer au sépulcre de ses ancêtres.

L’histoire, le poème et le drame ont eu peu de pages égales à ce récit de la mort du roi des rois. Elles sont liées aussi indissolublement à l’événement, dans la mémoire des hommes, que l’image est liée à l’objet dans le regard ; les altérer serait un sacrilège contre le cœur humain. L’humanité est là tout entière : la majesté d’autant plus solennelle qu’elle est plus déchue ; la fidélité dans le peuple et dans les soldats, gouvernés par le cœur ; la lâcheté, l’ingratitude, la perfidie et le parricide dans les chefs, gouvernés par l’ambition ; la résignation, dans la victime, qui aime encore assez ses assassins pour vouloir leur épargner un’ forfait ; l’héroïsme dans le vainqueur, la générosité dans le triomphe, la pitié dans la joie même de la victoire. Enfin la haute politique dans Alexandre, vengeant au nom de la royauté son ennemi de ses assassins, est la Providence planant sur la scène et se manifestant par la prompte justice dont elle poursuit les scélérats. Voilà le tableau peint par l’historien d’Alexandre. Malheur à qui oserait le retoucher !

Reprenons Arrien, quand il ne s’agit plus de sentiments, mais de la guerre.

IV

Alexandre, dit-il, envoya le corps de Darius aux Perses de Persépolis, pour qu’ils rendissent à leur roi les honneurs funèbres selon les rites de la religion et de la royauté.

Comme si la fortune avait voulu combler au même moment Alexandre de ses faveurs sur les deux continents, ce fut sur le champ de bataille où il était près d’atteindre Bessus qu’il apprit la victoire d’Antipater et des Macédoniens sur Agis, roi et général de Sparte, qui profitait de l’absence du fils de Philippe pour soulever la Grèce contre lui. Antipater remporta sur Agis une victoire complète et perdit lui-même cinq mille hommes dans la bataille. — Bataille d’enfants, dit Alexandre en lisant ses dépêches, tandis que nous remportons ici des batailles de géants.

On croit entendre Napoléon recevant, le lendemain de la bataille de Wagram, la nouvelle de quelques succès insignifiants de ses maréchaux en Hollande ou en Espagne. Il n’y a jamais deux grandes scènes ni deux grands hommes à la fois sur la scène des conquérants. L’univers pour eux est où ils sont. Tel Alexandre, tel César, tel Napoléon.

Cependant l’excès de sa fortune semblait peser déjà sur le vainqueur au sein de sa propre armée. La Perse était vaincue, dépouillée et soumise. L’œuvre de la Grèce était accomplie ; celle d’Alexandre n’était que commencée.

Quand les esprits d’un peuple ou d’une armée ne sont plus tendus par l’action vers quelque grande œuvre à accomplir, ils se détendent et semblent se retourner contre eux-mêmes, comme par un reflux naturel du cœur humain. On ne sent bien la lassitude que dans le repos. L’armée d’Alexandre éprouvait, depuis la mort de Darius, ce phénomène de la lassitude, faute de fatigues nouvelles. Tantôt le bruit se répandait, dans Ecbatane, dans Persépolis, dans le camp, qu’Alexandre allait ramener l’armée en Grèce, et les soldats, sans vérifier ces rumeurs, couraient en tumulte avec des cris de joie aux bagages, p chargeaient leurs dépouilles et les armes comme pour reprendre la route de la patrie. Bientôt détrompés de ce retour par les contre-ordres du roi, ils se répandaient en murmures, se livraient au découragement de l’espérance abusée, ou tramaient entre eux des conspirations militaires, sinon pour frapper leur général, au moins pour le contraindre à les ramener sur leurs pas.

Alexandre ne voulait ni leur révéler son plan d’expatriation perpétuelle et de transplantation de l’empire en Perse, ni les laisser s’aigrir dans cette oisiveté fatale qui aurait fini par les corrompre jusqu’à la désertion. Il était donc obligé de les maintenir dans un mouvement continuel et de leur montrer sans cesse de nouveaux ennemis à atteindre et à vaincre avant de retourner dans la Macédoine. On ne peut expliquer autrement les nombreuses campagnes en tous sens qu’il leur fit faire sur les différents confins de la Perse, après la mort de Darius et l’occupation paisible des capitales. Ces campagnes lointaines, pénibles, sauvent périlleuses pour lui-même, n’étaient nullement nécessaires, car ces petites résistances des peuplades limitrophes de la Perse auraient été promptement entraînées d’elles-mêmes dans le vaste courant de soumission générale qu’il avait imprimé par tant de victoires à l’empire.

On voit, par la lecture des écrivains persans originaux et des historiens orientaux de cette époque, que les Perses ne le considéraient déjà plus comme un envahisseur étranger, mais comme un héritier divin de Darius, naturalisé persan par des prodiges, et chef incomparable et irrésistible d’une dynastie nouvelle venue du Nord. Il n’y a pas dans tous ces historiens ou dans tous ces poètes un seul mot qui proteste au nom de la nationalité persane contre Alexandre. Au contraire, ils semblent fiers de compter ce conquérant presque surnaturel au premier rang de leurs fondateurs de dynastie. Ses exploits et sa mémoire semblent les exploits et la mémoire héroïque des Perses.

V

Ce fut sans doute ce désir de regagner du temps sur ses soldats et d’éblouir la Perse par des victoires nouvelles au profit de l’empire, et de fondre ensemble par une cohabitation plus prolongée les différents éléments de son armée, Macédoniens, Grecs, Perses, qu’Alexandre entreprit gratuitement la guerre d’Hyrcanie et la guerre plus lointaine encore contre les Scythes. Les Hyrcaniens étaient ces peuplades reculées qui habitaient, derrière les défilés ou les pyles Caspiennes, les montagnes qui encadrent la mer Caspienne, du côté du midi. Les Scythes, aujourd’hui les Russes, étaient cette grande nation déjà répandue sur les deux rives asiatiques et européennes de la mer Noire. Peuples jeunes, de mœurs saines, pasteurs, belliqueux, qui tantôt faisaient des incursions sur l’Hyrcanie et la Perse, et plus souvent fournissaient les plus utiles auxiliaires aux armées du grand roi.

Arrien décrit succinctement selon son style ; mais très clairement, les campagnes d’Hyrcanie. Prenant ensuite, dit-il, les troupes laissées en arrière, Alexandre marche vers l’Hyrcanie, située à gauche du chemin qui conduit dans la Bactriane. Ce pays en est séparé par de hautes montagnes couvertes de bois, et s’étend à l’opposite jusqu’aux bords de la mer Caspienne. Avide de subjuguer les Parthes, plus encore de poursuivre les Grecs stipendiaires de Darius, qu’on lui dit être réfugiés dans leurs montagnes, Alexandre divise son armée en trois corps, prend avec lui le plus nombreux et le plus légèrement armé, et marche par les routes les plus courtes et les plus difficiles. Il envoie Cratérus contre les Tapuriens avec sa troupe, celle d’Amyntas, quelques chevaux et quelques archers ; Érigyus doit conduire les étrangers, le reste de la cavalerie et de toute l’armée, les chariots et les bagages, par le chemin plat, qui était le plus long.

Alexandre franchit les premières hauteurs ; il y campe. Prenant ensuite les hypaspistes, l’élite de la phalange macédonienne et quelques archers, il aborde le passage le plus difficile, laissant derrière lui des gardes partout où il craignait que sa suite ne flat inquiétée par les Barbares des montagnes. Il passe les défilés avec ses archers et campe dans la plaine aux bords d’une petite rivière.

Là Narbazanes, chiliarque, Phradapherne, satrape des Parthes et de l’Hyrcanie, et quelques Perses, les premiers de la cour de Darius, viennent trouver Alexandre et se soumettre. Il demeura campé quatre jours dans cet endroit, où tous ceux de sa suite tee rejoignent sans avoir été inquiétés, sinon les Argiens de l’arrière-garde ; mais ils repoussèrent facilement à coup de traits les Barbares qui étaient venus fondre sur eux.

Alexandre pénètre dans l’Hyrcanie et marche vers Zadracarte. Cratérus y arrive presque en même temps, sans avoir joint’ les Grecs à la solde de Darius ; mais il a soumis par force ou par composition tout le pays qu’il a parcouru. Érigyus se réunit à eux avec tout le bagage. Bientôt Artabaze avec ses trois fils, Cophène, Aribarzanes et Arsame, se rendent près d’Alexandre, suivis d’une députation des Grecs de leur parti, et d’Autophradates, satrape des Tapuriens. Alexandre conserve ce dernier dans sa place, accueille avec honneur Artabaze et ses enfants, par égard pour leur dignité et leur fidélité envers Darius. Il répondit aux députés grecs, demandant à être reçus dans son parti, qu’il ne traiterait point avec eux ; qu’ils avaient violé indignement la loi de leur patrie qui défendait aux Grecs de prendre parti contre les Grecs pour des Barbares ; qu’ils n’avaient- qu’à se rendre à discrétion ou songer à-leur salut. Ils se soumirent à discrétion en demandant qu’il envoyât vers eux un de ses chefs, auquel ils se rendraient. Ils étaient environ au nombre de quinze cents. Alexandre leur envoya Andronique et Artabaze.

Alexandre court vers les Mardes, ayant avec lui les hypaspistes, les hommes de traits, les Argiens, le corps de Cœnus et d’ Amyntas, les archers à cheval et la moitié de la cavalerie des hétaires.

Il fit un grand nombre de prisonniers dans ses courses, et tua la plus grande partie de ceux qui en appelèrent aux armes.

Nul guerrier avant Alexandre n’avait pénétré chez les Mardes, que semblaient défendre la difficulté des lieux et la pauvreté qui ajoutait encore à leur courage. Le conquérant avait déjà traversé leur pays qu’ils ne soupçonnaient pas encore sa marche ; ils furent défaits aussitôt que surpris. Plusieurs se retirèrent dans les montagnes d’un accès difficile et escarpé ; mais, Alexandre les ayant atteints dans cet asile qu’ils croyaient inaccessible, ils lui envoyèrent des députés pour se rendre sous ses lois avec toute leur province.

Il les rangea sous le gouvernement d’Autophradates, satrape des Tapuriens. De retour dans son camp, il trouva les Grecs à la solde de Darius, qui s’y étaient rendus, et au nombre desquels étaient Callistratides, Pausippus, Monime et Anomante, députés vers Darius par les Lacédémoniens, et Dropidès, parles Athéniens. Il les retint prisonniers, renvoya en liberté les députés de Sinope, dont les intérêts étaient séparés de ceux de la Grèce, et qui, soumis à l’empire des Perses, avaient rempli leur devoir en députant vers leur souverain. Il mit aussi en liberté les Grecs au service de Darius avant la déclaration de guerre, et le député des Carthaginois Héraclide.

Il retint le reste des Grecs à son service, aux conditions qu’ils avaient obtenues de Darius. Il leur donna pour chef Andronique, qui les avait amenés. On approuva la politique qui leur conserva la vie.

Il pousse ensuite vers Zadracarte, capitale de l’Hyrcanie, s’y arrête quinze jours, qu’il emploie aux sacrifices, aux jeux gymniques, et se dirige vers les Parthes.

Il touche au territoire des Arriens, à Susia, une de leurs villes. Le satrape de la contrée, Satibarzanes, vient le trouver ; Alexandre lui rend son gouvernement, en lui adjoignant Anaxippe, un des hétaires, avec quarante archers à cheval, pour protéger le pays des Arriens contre les insultes de l’armée qui le traverse.

VI

C’est à Hécatompile, capitale des Scythes d’Asie, bâtie par les Grecs, que Diodore de Sicile, Justin et Quinte-Curce placent la première grande sédition militaire des soldats d’Alexandre, lassés de poursuivre jusqu’au de là du Tanaïs des victoires sans fin, sans gloire et sans dépouilles, pour des desseins qu’ils cessaient de comprendre depuis que l’Asie était asservie.

Alexandre, que sa bravoure personnelle, sa jeunesse, sa beauté martiale, sa familiarité gracieuse avec ses soldats faisaient adorer de l’armée, n’eut pas de peine cette fois à la faire rentrer dans l’obéissance. Il sortit de sa tente et harangua les séditieux avec cette éloquence insinuante et forte que son éducation si littéraire ajoutait à tant de dons de la nature. Cette harangue, conservée tout entière, est digne des harangues de César, orateur avant d’être général, et des ordres du jour de Napoléon, le plus grand rédacteur d’enthousiasme qui ait jamais exposé ses plans de campagne à ses lieutenants.

Je ne m’étonne point, soldats, si, quand vous considérez les grandes choses que vous avez faites, vous êtes assouvis de gloire et ne cherchez plus que le repos. Sans compter les Illyriens, les Triballes, la Béotie, la Thrace, Sparte, les Achéens et le Péloponnèse, dont j’ai dompté les uns en personne et les autres par mes lieutenants et sous mes auspices, je vois qu’ayant commencé la guerre à l’Hellespont nous avons affranchi les Ioniens et l’Éolide d’une cruelle servitude. Nous sommes maîtres de la Carie, Lydie, Cappadoce, Phrygie, Paphlagonie, Pamphylie, Pisidie, Cilicie, Syrie, Phénicie, Arménie, de la Perse, des Mèdes et de la Parthiène. Je pense avoir nombré plus de provinces que les autres n’ont pris de villes, et encore je ne sais si, dans une si longue énumération, il ne m’en est point échappé quelqu’une. C’est pourquoi, si je croyais nos conquêtes bien assurées parmi des peuples vaincus si promptement, je ne vous le cèle point, quand vous ne le voudriez pas, je vous échapperais pour aller revoir mon pays, ma mère, mes sœurs et mes autres citoyens, et partager avec eux la gloire que j’ai acquise avec vous ; car c’est là où nous attendent les plus doux fruits de nos victoires, la joie de nos enfants, de nos femmes, de ceux qui nous ont mis au monde, la paix, le repos et la jouissance assurée des biens que nous avons achetés aux pria de notre sang. Mais, dans un empire nouveau, où nous ne pouvons pas dire que nous ayons encore aucun établissement, au contraire, où nous avons à faire à des têtes revêches, qui se défendent du joug, il faut du temps, soldats, pour les ramener ; il faut qu’une douce communication les apprivoise peu à peu et amollisse cette fierté de courage. Vous voyez comme les fruits de la terre mûrissent en leur saison, et qu’il ne faut que se donner un peu de patience, tant il est vrai que les choses même dénuées de sentiment s’adoucissent avec le temps et reçoivent la loi que la nature leur impose. Quoi ! penseriez-vous que tant de peuples accoutumés à une autre domination, avec lesquels vous n’avez nulle conformité de religion, de mœurs, ni de langage, eussent été domptés du même combat dont ils furent vaincus ? Sachez que, s’ils se contiennent dans l’obéissance, vous n’en avez obligation qu’à vos armes, et non pas à leur bonne volonté. En présence, ils vous redoutent ; hors de là, ils, sont vos ennemis. En un mot, nous avons à faire à des bêtes sauvages, qui ne s’apprivoisent qu’en laissant faire au temps ce qu’on ne peut attendre de leur naturel. Et encore je parle comme si nous tenions tout ce que tenait Darius. Cependant Narbazane s’est emparé de l’Hyrcanie. Bessus, ce parricide, ne possède pas seulement la Bactriane, mais encore il nous menace. Les Sogdiens, les Dahes, les Massagètes, les Saques et les Indiens sont encore leurs maîtres. Nous n’aurons pas si tôt tourné le dos que tous ces peuples nous courront sus ; car ils sont de même nation, et nous sommes étrangers ; et vous savez qu’on aime toujours mieux obéir à ses princes naturels, quand même leur domination serait moins douce. Il faut donc ou quitter ce que nous avons pris, ou prendre le reste ; car, comme en la guérison du corps humain on tâche d’ôter toutes les mauvaises humeurs, aussi ne devons-nous rien laisser de tout ce qui peut nuire à notre empire. Une petite étincelle négligée a souvent causé un grand embrasement. Il n’y a point de sûreté à mépriser son ennemi ; le mépris ne sert qu’à lui enfler le courage.

Darius même n’est pas venu à la couronne par droit de succession ; mais le crédit de Bagoas l’a élevé sur le trône de Cyrus, afin que vous ne pensiez pas que Bessus eut beaucoup de peine à usurper un royaume abandonné. Certainement, soldats, nous aurions grand tort si nous n’avions vaincu Darius que pour donner son empire à un de ses esclaves, lequel, ayant attenté au plus grand de tous les crimes en la personne de son roi, lors même que les étrangers offraient de le secourir, et que nous, qui lui faisions la guerre, lui voulions faire grâce, l’a mis à la chaîne comme un captif, et, pour nous ravir la gloire de le sauver, l’a assassiné. Et vous verrez régner ce monstre, et vous le souffrirez ! Pour moi, il me tarde que je le voie, attaché en croix, payer à tous les rois et à tous les peuples de la terre la peine de sa perfidie.

Que si, aussitôt après votre retour, on vous vient dire qu’il saccage les villes de la Grèce et qu’il désole l’Hellespont, quel déplaisir aurez-vous que ce scélérat vous ait enlevé le fruit de vos victoires ? Alors vous courrez aux armes, je n’en doute point, et ne cesserez que vous ne l’ayez rechassé. Mais ne vaut-il pas mieux à celte heure l’opprimer, pendant qu’il est encore tout éperdu de son crime et comme hors de lui-même ? Nous n’avons que pour quatre jours de chemin, nous qui avons passé tant de neiges, traversé tant de rivières et franchi le sommet de tant de montagnes. II n’y a plus de mer dont les marées nous arrêtent, plus de rochers qui nous ferment le passage ; c’est tout pays plein et aisé : la victoire nous tend les bras ; nous y touchons du bout du doigt. Il ne nous reste à exterminer que cinq ou six parricides et autant de vagabonds. Ô la belle action que vous allez faire, qui va couronner toutes les autres, et dont il sera parlé à jamais, si vous vengez la mort de votre ennemi, montrant que votre haine s’est éteinte avec sa vie et que les méchants ne vous sauraient échapper ! Après cela, combien pensez-vous que les Perses se rendront plus obéissants quand ils verront que vous entreprenez des guerres si saintes, et que ce n’est pas à leur nation que vous en voulez, mais au crime de Bessus ?

VII

Lors même qu’une telle harangue ne serait ras littéralement celle qui fut prononcée par Alexandre dans cette occasion, bien qu’elle ait tous les caractères de l’authenticité, l’homme à qui on pouvait de son temps attribuer une telle éloquence était certainement a usai grand orateur que grand général.

On voit dans cette harangue ce qu’Arrien mentionne sans l’éclaircir suffisamment : c’est que le traître Bessus, après avoir échappé à Alexandre près d’Ecbatane, s’était fortifié dans la Bactriane, sa province natale et son fief souverain, et s’y était fait proclamer roi de la Perse et successeur de Darius, sous le nom d’Artaxerxés II.

C’est pour atteindre cette fois cet usurpateur de la couronne de Perse et ce compétiteur personnel qu’Alexandre, cédant en apparence à la pression de sa propre armée, la ramena dans la Bactriane à la vengeance du meurtre de Darius sur son assassin. Il ne s’était pas expliqué encore avec les Perses sur le successeur qu’il destinait à leur prince assassiné. Il semblait tenir en suspens la couronne, soit pour la poser sur la tète de quelque héritier légitime de Darios, soit pour la prendre lui-même et se faire couronner par les satrapes. Dans cette pensée il menait avec lui un frère de Darius, nommé Oxiatros, et à qui il faisait rendre des honneurs presque royaux. Il s’attachait les satrapes par des égards, des commandements, des richesses, qui lui donnaient d’avance tout le parti aristocratique dans la Perse. Il s’attachait avec le même soin le parti des mages, redevenu dominant dans la religion en Perse depuis sa conquête. Enfin il aspirait déjà assez ouvertement à se naturaliser dans la famille royale de Darius, en prenant en main sa cause contre ses meurtriers et en se réservant d’épouser lui-même sa fille. Tous ces symptômes de la politique asiatique d’Alexandre semblent avoir échappé à ses historiens grecs. Ils n’ont point échappé aux historiens de la Perse, qui semblent avoir mieux compris le Grec que les Grecs eux-mêmes.

VIII

Comme il approchait de la Bactriane, où Bessus se fortifiait contre lui, le complice de Bessus, Narbazane, lui envoya timidement des excuses et des explications sur sa conduite à Ecbatane. Ces lettres portaient, selon Diodore et Quinte-Curce, qu’il n’avait jamais été ennemi, de Darius ; qu’au contraire il lui avait toujours conseillé ce qu’il avait cru être de son service, jusqu’à s’être mis en danger d’en être tué pour lui avoir parlé trop franchement, mais que Darius, contre toute justice, avait résolu de confier la garde de sa personne aux étrangers, condamnant la fidélité de ceux de sa nation, qui pendant l’espace de deux cent trente ans l’avaient conservée inviolable à leurs rois ; que, pour lui, se voyant sur le bord du précipice, il avait pris conseil de la nécessité présente ; que Darius même, après avoir tué Bagoas, n’avait point employé d’autre excuse pour se justifier, envers les peuples que de dire qu’il avait prévenu celui qui le voulait perdre ; que les misérables mortels n’avaient rien de plus cher que la vie ; que l’amour d’une chose si précieuse l’avait porté à ces extrémités, mais qu’il protestait qu’en cela il avait plutôt fait ce à quoi la nécessité l’obligeait que ce q u’il eût voulu faire ; que, dans les calamités publiques, chacun y est pour sa part et tâche de se mettre à couvert ; qu’au reste, s’il le mandait, il le viendrait trouver sur sa parole ; qu’il ne craignait pas qu’un aussi grand roi la voulût violer ; que les dieux n’avaient pas accoutumé d’être trompés par un dieu ; mais que, s’il ne le jugeait pas digne qu’il lui donnât sa foi, son exil ne manquerait pas de retraites, et qu’un homme de cœur trouvait son pays partout. Alexandre ne fit pas difficulté de lui donner sa parole à la façon des Perses, lui mandant qu’il pouvait venir en toute assurance.

Artabaze, le dernier ami et le fidèle défenseur de son malheureux maître, Darius, écrivit au même moment à Alexandre, non pour s’excuser, mais pour se glorifier de sa fidélité et pour prier Alexandre de le recevoir dans son camp comme dans un asile contre Bessus. Alexandre mit sa main dans la main d’Artabaze, à la manière des Perses quand ils se font par le geste le serment d’inviolabilité mutuelle. Il récompensa magnifiquement dans ce satrape la fidélité au trône et à la reconnaissance, honorant ainsi dans le dévouement au roi des mis le dévouement qu’il voulait inspirer aux Perses pour lui-même quand il se serait élevé sur la terreur et sur l’estime au rang de Darius. Politique où se mêle la magnanimité d’une âme juste et généreuse qui gagne les cœurs, parce qu’elle prodigue elle-même le sien !

IX

Cette marche contre Bessus dans la Bactriane fut interrompue par un retour soudain en arrière, retour motivé par un soulèvement d’une partie de la Perse en faveur de Bessus. Arrien en peu de mots éclaire et résume l’événement. On y reconnaît la promptitude d’Alexandre.

Des Perses annoncent que Bessus a ceint la tiare, revêtu la pourpre, et s’est fait proclamer roi de l’Asie sous le nom d’Artaxerxés ; que, soutenu par les Perses retirés près de lui, par les Bactriens, il attend un renfort des Scythes, ses alliés. Alexandre, après avoir réuni toutes ses troupes, se dirige vers la Bactriane ; il est joint en route par Philippe, amenant de la Médie la cavalerie étrangère qu’il commande, celle des Thessaliens restés volontairement au service, et les étrangers, sous la conduite d’Andromaque. Le chef des hypaspistes, Nicanor, était mort de maladie. Alexandre reçoit la nouvelle que Satibarzanes, ayant fait massacrer Anaxippe et son détachement, a soulevé les Arriens rassemblés sous leur capitale, Artacoana. Son projet est de se réunir à Bessus contre Alexandre aussitôt que ce dernier sera éloigné, et d’accabler les Macédoniens du poids de toutes leurs forces dans une action générale.

Alexandre rebrousse aussitôt le chemin, accompagné de la cavalerie des hétaires, des archers, des hommes de trait, des Argiens, des corps de Cœnus, d’Amyntas, et, laissant le reste de l’armée sous les ordres de Cratérus, marche à grandes journées sur Satibarzanes. Il parcourt six cents stades en deux jours et arrive sous Artacoana.

Consterné de la marche rapide à Alexandre, Satibarzanes fuit avec quelques chevaux ; la plupart de ses soldats effrayés l’abandonnent dans sa fuite. Le conquérant poursuit vivement les complices de la révolte ; une partie est tuée, l’autre est jetée dans les fers. Il nomme Arzacès à la place de Satibarzanes, et, rejoignant son armée, vient à la capitale des Zarangéens.

X

C’est au retour de cette foudroyante expédition contre les partisans de Bessus qu’Arrien place la première conspiration militaire contre la vie du roi. Succinctement mentionnée par Arrien, elle est très développée dans les autres historiens d’Alexandre et surtout dans Quinte-Curce. Malgré les calomnies de quelques-uns des pamphlétaires grecs contre les Macédoniens, l’unanimité des témoignages et l’identité des circonstances ne laissent pas de doute sérieux dans l’esprit sur la réalité et sur la gravité de la conjuration.

Philotas, fils de Parménion et l’un des jeunes compagnons favoris d’Alexandre, paraît en avoir été, sinon l’auteur, du moins le confident et le but, comme il en fut la victime.

C’était un jeune homme d’une ambition sans limite, d’un luxe effréné, d’une popularité rivale de celle d’Alexandre lui-même. Il commandait la cavalerie grecque et thessalienne, principale force de l’armée. Élevé dans la société des lieutenants et des amis de Parménion, son père, dont on a vu les dispositions constantes à une opposition au jeune roi qui ressemblait trop au dénigrement et à l’hostilité, il en avait contracté de bonne heure les orgueils, les malignités, les insolences de langage. Être le fils de Parménion ne lui paraissait pas moins grand que d’être le fils de Philippe. La secrète espérance d’être élevé par l’armée au rang de roi, si Alexandre venait à périr en Asie, se trahissait trop souvent dans ses confidences et dans la pompe anticipée de ses équipages. Il avait l’attitude d’un prétendant au rang suprême plus que d’un lieutenant et d’un favori de roi. Son père Parménion, inquiet lui-même des ombrages qu’une telle témérité pouvait inspirer au roi, lui avait écrit plusieurs fois : Mon fils, fais-toi plus petit ! Parménion, au moment de la conjuration de Philotas, n’était pas à l’armée ; le roi l’avait laissé en Médie avec une autre armée de réserve pour observer les Mèdes et les Perses et peut-être aussi pour ne pas partager avec ce vieux chef du parti des mécontents la gloire des expéditions d’Hyrcanie, de Bactriane et de celle qu’il méditait déjà dans les Indes.

Malgré ces sujets d’ombrages et de plaintes qu’Alexandre avait contre Philotas, la générosité de son âme, la longue habitude née d’une amitié d’enfance, l’espérance de le retenir à force de confiance et de bienfaits, lui avaient fait prodiguer à Philotas les faveurs, les richesses ; les dignités, les grades, arec une profusion qui faisait l’étonnement et le murmure d’Éphestion et de Cratère, amis plus dignes et plus sûrs du roi. Mais il était dans la nature d’Alexandre de vouloir séduire plus que punir ses envieux. Philotas profitait de la faveur, mais continuait de nourrir l’envie sous la reconnaissance.

XI

D’après ses propres aveux, voici quels avaient été l’origine et le premier nœud de la conjuration de Bactriane. Nous laissons parler ici Philotas lui-même devant le conseil de guerre.

Vous savez l’étroite amitié que mon père Parménion portait à Égéloque. Je parle de cet Égéloque qui fut tué à Arbelles. C’est lui qui a été cause de tous nos malheurs ; car, dès que le roi eut ordonné qu’on le reconnaît comme descendant de Jupiter, cet Égéloque ne pouvant supporter cela :Eh quoi ! nous dit-il, continuerons-nous à reconnaître pour notre roi légitime celui qui, ne reconnaît plus lui-même Philippe pour son père ? C’en est fait de nous si nous le supportons ; celui qui veut passer pour dieu ne méprise pas seulement les hommes, mais la divinité ! Il n’y a plus d’Alexandre, nous n’avons plus de roi ; nous sommes tombés sous la tyrannie d’un monstre d’orgueil également insupportable et aux dieux auxquels il s’égale, et aux hommes au-dessus desquels il prétend s’élever ! Avons-nous donc, au prix de notre sang versé, fait un roi qui nous foule aux pieds et qui nous regarde comme indignes de communiquer avec lui ? Et nous aussi, si vous m’en croyez, continua-t-il, si nous avons du cœur, nous serons adoptés par les dieux ?

Voilà ce que nous dit Égéloque après souper. Le lendemain, dès le point du jour, mon père Parménion me fit appeler. Il était triste, et il vit que je ne l’étais pas moins que lui, car ce que nous avions ainsi entendu était bien fait pour nous agiter d’inquiétude. Désirant donc nous éclaircir si c’était le vin qui avait fait parler Égéloque ou si c’était un dessein prémédité, nous l’envoyons chercher. Il nous répéta de sang-froid les mêmes choses, et il ajouta que, si nous étions hommes à nous mettre à la tète d’une si belle entreprise, il nous seconderait énergiquement et promptement ; mais que, si nous manquions de cœur pour un si haut dessein, il couvrirait notre entretien d’un silence éternel. Parménion était d’avis que, tant que Darius vivrait, il ne serait pas opportun de se défaire d’Alexandre, parce que la mort du chef de l’armée profiterait alors plus aux ennemis qu’à nous-mêmes, mais que, Darius une fois mort, l’Asie et tout l’Occident seraient le prix assuré de ce meurtre.

Les choses ainsi résolues, la foi fut donnée et reçue de part et d’autre. Pour ce qui est de ce Dymnus, qui vient de se tuer lui-même pour éviter la révélation et le supplice, je ne sais ce que c’est ; et, après ce que je viens de confesser, à quoi me servirait de paraître innocent d’un autre forfait ?

On voit dans ces paroles la nature, l’origine, l’aveu d’une conspiration tout entière. Si Philotas n’avait pas trempé assez avant dans celle dont il était accusé, on ne peut méconnaître qu’il n’ait trempé dans l’autre. Parménion lui-même, accusé par son propre fils prêt à mourir, ne fut, on le voit, nullement innocent d’un projet de meurtre dont tant d’historiens légers ou partiaux ne cessent de l’innocenter depuis tant de siècles pour flétrir Alexandre.

Cela dit, reprenons la conspiration militaire de Bactriane, et disons, d’après Diodore et Quinte-Curce, comment elle fut découverte, comment elle fut jugée, et comment elle fut punie dans les uns, pardonnée dans les autres.

XII

Il y avait dans le camp d’Alexandre un certain Dymnus, mécontent de la récompense de ses services et adonné à ces débauches grecques avec de jeunes favoris qui déshonoraient l’armée et dont Alexandre s’éloignait avec dégoût. Ce Dymnus entraîna un soir dans l’ombre d’un temple désert un jeune complaisant de son infamie, nommé Néomachus. Là, par cette indiscrétion que l’amour inspire à ceux qu’il égare, il fit confidence à son favori d’une conjuration pour tuer le roi dans trois jours, conjuration dont il faisait partie avec plusieurs personnages considérables de la cour et du camp, et dans laquelle il voulait aussi enrôler son ami. Néomachus, épouvanté d’un tel crime contre un prince adoré des soldats, menaça Dymnus de révéler le forfait plutôt que de le laisser s’accomplir. Dymnus, repentant de son imprudence à son tour, tira son épée et menaça Néomachus de l’égorger et de s’égorger lui-même s’il ne faisait le serment de se taire. Néomachus fit le serment ; mais, pressé par le remords du crime dont il serait complice en se taisant, il avait retenu de la bouche de Dymnus les noms des principaux conjurés. C’étaient Démétrius, capitaine des gardes du roi ; Pencolaus, Nicanor, Amynthas, et un certain nombre de courtisans et de gardes du palais.

A la faveur de la nuit Néomachus court tout révéler à son frère, nommé Cébélinus. Cébélinus court lui-même au palais, laissant son jeune frère Néomachus dans le vestibule entre deux rideaux, pour confirmer au besoin la révélation dont il se charge seul. Philotas se présente à lui pour savoir ce qui l’amène à cette heure au palais. Cébélinus lui raconte ce qu’il a appris de son jeune frère. Philotas affecte de rendre grâce au révélateur et aux dieux de ce qu’un pareil forfait soit prévenu par les dieux ; il se charge d’en instruire à l’instant son maître et son ami Alexandre.

Cependant trois jours et trois nuits se passent, et Philotas n’a rien révélé à la victime désignée au meurtre. Cébélinus revient plusieurs fois pendant ces trois jours s’informer auprès de Philotas des suites de sa révélation au roi. Philotas l’assure qu’Alexandre sait tout par sa bouche et que les mesures sont prises pour sauver le roi du péril dont il est menacé. Ces assurances étaient fausses : Philotas n’avait pas parlé.

Inquiet cependant des paroles toujours un peu évasives de Philotas, Cébélinus parvient à son insu jusqu’au roi lui-même et lui raconte tous les détails les plus circonstanciés du complot. Alexandre s’étonne et s’indigne du silence de son favori Philotas, après une telle communication qui intéresse la vie de son roi et de son ami. Il verse des larmes sur l’amitié ainsi trahie ; il fait appeler Dymnus lui-même pour confirmer ou démentir la révélation. Dymnus, appelé ainsi à comparaître devant le roi, croit qu’on a découvert autrement que par lui-même la conjuration et qu’on l’appelle pour la torture ou le supplice. Il se trouble et se perce de son épée. Les gardes le portent mourant aux pieds d’Alexandre, mais il expire sans avoir recouvré la parole.

Alexandre reproche tendrement à Philotas un silence coupable qui laissait planer la mort sur sa tête. Philotas tombe à genoux et s’excuse sur ce qu’il n’a pas attribué assez d’importance à des dénonciations de vils débauchés pour en fatiguer l’oreille du roi. Alexandre, soit indulgence, soit prudence, lui pardonne, soupe avec lui, le traite avec sa familiarité habituelle ; mais, au sortir de table et après le départ de Philotas, il retient en conseil secret ses amis les plus éprouvés, Éphestion et Cratère. Néomachus est appelé pour développer devant le roi et devant ses familiers toutes les circonstances étranges du complot, de la révélation, de la mort de Dymnus, du silence de Philotas. Cratère démontre au roi avec évidence qu’un silence si obstiné pendant trois jours et trois nuits est un indice, sinon une preuve de complicité ; que l’indulgence sera prise pour une peur de voir la vérité et pour un encouragement aux conjurés ; qu’il faut, ou renoncer à toute sécurité et à toute autorité sur l’armée, ou intenter le procès de Philotas. L’indulgence, ajoute Cratère, bien loin de ramener Parménion à la fidélité et à l’obéissance, ne fera que le décider à un mépris plus ouvert du roi ou à une révolte plus prompte de l’armée d’Ecbatane, dont il est le maître et l’idole.

Ces puissantes raisons décident le roi à sonder à fond ce mystère de ténèbres. Enveloppé de piéges, il s’enveloppe lui-même de dissimulation pour déjouer le fils de Parménion, Parménion lui-même et leurs complices encore inconnus, Pendant la nuit, Éphestion, Cratère, Camus, Érigius, les chefs de ses gardes doublent les postes du palais, placent des sentinelles sur les routes de la Médie pour empêcher que des courriers sortent du camp pour avertir Parménion du danger de son fils et de la découverte de ses trames, arrêtent Philotas endormi dans sa tente et l’amènent enchaîné au palais.

Les procès pour crime d’État, qui, d’après les lois macédoniennes, se plaidaient devant le peuple assemblé, se plaidaient à l’armée devant les soldats. Huit ou dix mille Macédoniens, sans doute triés et avertis d’avance par Cratère et Éphestion parmi les plus fidèles, sont convoqués au lever du jour devant le palais. Ils y trouvent le cadavre de Dymnus, dont ils ne peuvent s’expliquer encore le meurtre ou le suicide. Alexandre sort avec une physionomie triste et les yeux baissés, comme s’il eût été humilié autant qu’affligé du crime d’un Macédonien et d’un ami. Il se présente à ses soldats en victime à peine échappée à la mort et qui vient leur demander la pitié autant que la vie. Il nomme avec horreur Parménion et Philotas, Pencolaus, Démétrius, et ce misérable, ajoute-t-il en montrant de la main le corps sanglant de Dymnus.

Les soldats épouvantés se récrient d’exécration à de tels noms accusés d’un tel crime envers le roi, leur bienfaiteur et leur ami ! Alexandre rappelle le coupable silence de Philotas ; il voit dans ce silence une embûche ; il énumère devant l’assemblée toutes les conspirations obstinées contre sa personne, dont le fils de Parménion a été reconnu complice dès le temps qu’il tramait déjà sa perte en Macédoine avec Amynthas, avec Attalus ; il s’excuse d’avoir oublié tous ces griefs, d’avoir confié l’armée de Médie au père, la cavalerie de la Grèce au fils.

Soldats, je viens me jeter dans vos bras, dit-il en finissant ; je viens remettre mon sort à vos armes ; je ne veux plus vivre si vous ne voulez plus que je vive. Mais, si vous voulez que je vive, je ne puis trouver de sécurité pour ma vie que si vous vengez enfin vous-mêmes tant d’attentats renaissants contre ma vie !

Philotas, les mains liées derrière le dos, fut découvert alors aux peux de l’assemblée par les gardes qui formaient jusque-là un rideau devant lui, pour que sa misère n’attendrit pas les soldats en faveur d’un de leurs généraux les plus populaires. Un murmure de compassion et de respect mal éteint s’émeut à son aspect. Les généraux, et les courtisans ses ennemis profitent, comme il est si commun dans les cours et dans les camps, ces cours militaires, de sa dégradation pour l’accabler d’accusations et d’insultes. Rien n’est plus implacable que des généraux devant un rival abattu. Le beau-frère de Philotas lui-même, Cornus, comme s’il eût voulu racheter par plus d’outrages cette parenté avec l’accusé, l’appelle parricide, ramasse une pierre et la lance à la tête de l’accusé, donnant ainsi le signal de la lapidation sans jugement.

Alexandre retient la main de Camus et exige que le procès soit instruit avec les formes et les défenses ordinaires. Il donne la parole à Philotas ; celui-ci, ne trouvant que des balbutiements sur ses lèvres, se trouble, pâlit, pleure, et s’évanouit devant ses juges. Revenu à lui il recouvre la voix et parle en grec à l’armée. Alexandre l’interrompt et lui commandé de parler en langue macédonienne, puisque ce sont des Macédoniens, et non des Grecs, qui doivent prononcer sur son sort. Puis il se retire pour ne pas intimider l’accusé par sa présence.

Le long et habile plaidoyer que Quinte-Curce met dans la bouche de Philotas est trop évidemment un discours d’apparat, médité à loisir par un sophiste, pour que l’histoire le reproduise. La fin seule de cette harangue a les caractères de trouble, de désordre, d’improvisation qui donnent quelque authenticité à ces dernières paroles. Elles étaient maladroites, elles excitèrent les huées des assistants. Un brutal chef de vétérans, nommé Héron, pour complaire au roi et pour ameuter les soldats contre la victime, le couvrit d’invectives et de lâches railleries sur son insolence habituelle envers les Macédoniens, ses compatriotes maintenant implorés par lui. Bous les procès militaires pour crime d’État produisent les mêmes phénomènes d’adulation envers le puissant, d’outrages envers l’accusé. On croit assister au procès de Byng en Angleterre, de Moreau, de Pichegru et de Ney en France. Les armes ne couvrent pas toujours la poitrine contre la lâcheté d’esprit et de cœur.

Les Macédoniens, poussés à la fureur par Héron comme par Cœnus, se précipitaient sur l’accusé pour l’égorger quand Alexandre reparut et leur enleva une seconde fois leur victime. Il remit le jugement au lendemain, et il ordonna, suivant l’usage de ces procédures macédoniennes que Philotas subit la torture jusqu’à la révélation du crime et des complices. On a vu au commencement de ce récrit que Philotas avoua complètement un complot et persévéra à nier l’autre ; mais l’un n’était ni moins avéré ni moins parricide que l’autre ; seulement il impliquait de plus Parménion dans le crime. C’était un meurtre prémédité, juré, ajourné ; mais un meurtre à temps n’était pas moins odieux qu’un meurtre immédiat. Démétrios, un des conjurés, démentit le lendemain avec obstination et serments les inculpations de Philotas contre lui. Démétrius ment, s’écria Philotas. Ils furent jugés, condamnés et lapidés tous ensemble par les Macédoniens. On avait douté au commencement, on fut convaincu à la fin par les aveux du principal accusé.

Le nom du fils de Parménion resta, parmi les Macédoniens, le symbole de l’ambition, de la trahison, de l’ingratitude et du parricide. Son procès avait été instruit au grand jour ; il ne laissait pas place à la calomnie. Il avait nié dans les tortures et jusqu’à la mort sa participation à la conjuration de Dymnus, mais il s’était convaincu lui-même et il avait malheureusement convaincu son père de la conjuration d’Égiloque.

Son supplice entraînait fatalement la mort de Parménion, convaincu de la même pensée de meurtre sur le témoignage de son fils. Philotas mort, Parménion, ne pouvait pas vivre ou du’ moins commander impunément. Reconnu coupable devant toute l’armée d’avoir tramé la mort de son roi et d’avoir ajourné seulement cette. mort après celle de Darius, Alexandre, en lui laissant l’armée de Médie, aurait déclaré, devant les Macédoniens, les Grecs et les Perses, sa faiblesse et son impuissance à protéger sa propre autorité ou sa propre vie. Il aurait donné un perpétuel prétexte aux mécontents, un centre actif à toutes les révoltes ; la guerre de Perse se serait convertie en guerre civile entre les Macédoniens sur le territoire conquis. C’était se découronner lui-même et remettre le sceptre aussi bien que l’épée à Parménion.

Mais comment destituer le plus puissant et le plus populaire de ses généraux de son commandement sans lui enlever du même coup la tentation et les moyens dose défendre à main armée ? Comment Parménion, maître absolu des soldats et des généraux de l’armée de Médie, frappé dans son fils, convaincu du même crime dans sa propre personne, ne pouvant espérer désormais ni confiance, ni pardon sincère, ni sécurité dans la cour d’Alexandre, déposerait-il pacifiquement ‘son autorité 2 Cette autorité n’était-elle pas à la fois sa sûreté et sa vengeance ? Y avait-il un autre salut pour lui que dans la guerre déclarée et dans le soulèvement de l’armée de Médie contre Alexandre ?

Il fallait donc, non seulement pour punir le crime, mais pour sauver Alexandre, l’armée macédonienne et la conquête, que Parménion fût frappé du même jugement qui frappait son fils. Il fallait plus, il fallait que Parménion fût frappé avant de connaître le procès et le supplice de Philotas ; car, s’il avait connu ce supplice, il aurait prévu le sien, et, s’il avait prévu le sien, il l’aurait prévenu par la révolte de son armée.

Le conseil macédonien d’Alexandre décida donc avec une suffisante justice, selon nous, et avec une évidente prudence, que la punition de Parménion, frappé inopinément au milieu de son camp, devancerait le bruit du procès et de la mort de Philotas. Jamais coup d’État judiciaire, militaire et politique, ne fut plus pénible sans doute, mais plus motivé pour le salut de toute une armée en pays conquis et en pleine campagne contre l’ennemi commun.

XIII

Aussi Alexandre, après avoir pardonné à Amynthas, à Symmyas, à Polémon, impliqués dans la conjuration, mais innocentés par l’amitié d’enfance qui les unissait au jeune roi, se décida-t-il, quoique avec une profonde douleur, à sacrifier Parménion au salut de l’armée et de la Grèce.

L’entreprise était hardie, et le succès dépendait de la promptitude et du silence. Il trouva dans un hasard de la conjuration une de ces combinaisons providentielles que la fortune met quelquefois sous la main des hommes et que le génie du poète dramatique n’oserait pas inventer.

Un général macédonien nommé Polydamus, ami et vieux compagnon de guerre de Parménion, qu’il accompagnait habituellement sur le champ de bataille, se trouvait en ce moment à l’armée du roi. Polydamus avait dans cette armée deux frères plus jeunes que lui et qu’il chérissait comme un père. Alexandre le fit appeler et lui ordonna par le même message de lui amener ses deux frères. Polydamus, tremblant à cet ordre inattendu pour la vie de ses frères, impliqués peut-être dans la conjuration de Philotas, obéit néanmoins. à l’ordre du roi. Il parut tout agité de terreur devant lui. Alexandre le rassura ; il lui expliqua que Parménion, convaincu d’un projet avoué de parricide, ne pouvait plus vivre sans que le roi et l’armée ne cessassent de vivre. — Je suis obligé à regret de sévir, lui dit-il, et de sévir sans que le châtiment soit prévu. Je vous ai choisi. Tromperez-vous ma confiance ? Vos deux frères vont rester ici entre mes mains ; ils me répondront de votre K silence et de votre main. Allez en Médie, feignez d’être porteur de lettres de moi et de Philotas à Parménion, abordez-le à la faveur de ces lettres sans éveiller les soupçons de l’armée, et qu’il ait cessé de vivre avant que ses soldats puissent se soulever pour le défendre.

Malgré l’antique amitié et l’odieuse apparence de trahison, Polydamus, trop tremblant sur le sort de ses frères pour repousser une telle confidence, jura au roi qu’il se dévouait à sa sûreté, même aux dépens de son honneur. Il se revêtit du costume d’un Arabe, et, montant sur un de ces rapides dromadaires qui devancent les coursiers mêmes du désert, il traversa en neuf jours l’espace compris entre la Bactriane et la Médie, et traversa, sans qu’on soupçonnât qu’il fût un messager de mort, le camp des Macédoniens et de Parménion. Arrien ajoute que Polydamus avait été chargé par le roi de remettre d’abord des lettres cachetées à Cléandre, à Sitalcés, à Ménidès, généraux sous les ordres de Parménion, mais dont le roi était sûr ; ces généraux avaient ordre de déposer, de juger et de mettre à mort leur général en chef convaincu de parricide.

Quinte-Curce, sans trop dévier du récit d’Arrien et de Ptolémée, raconte plus dramatiquement encore le meurtre ; où le jugement ressembla trop à la perfidie.

Nonobstant, dit-il, les déserts qu’il lui fallut traverser, il se rendit l’onzième jour au lieu où il allait, et, avant qu’on fût averti de son arrivée, ayant repris ses habits à la macédonienne, il vint descendre, sur la quatrième veille de la nuit, à la tente de Cléandre, lieutenant du roi dans la province. Comme il eut distribué ses lettres, ils arrêtèrent de se rendre au point du jour chez Parménion, où les autres chefs, à qui le roi avait aussi écrit, se devaient trouver. On avait déjà fait savoir à Parménion que Polydamus était arrivé ; si bien que, se réjouissant de la venue de son ami, et impatient d’apprendre des nouvelles du roi, à cause qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait eu, il le faisait chercher partout. Les maisons de plaisance de ce pays-là sont accompagnées de grands parcs, où il y a de longues allées d’arbres plantés à la ligne, embellies de fontaines et de canaux, et ce sont les principaux délices des rois et des satrapes barbares.

Parménion se promenait dans le bois au milieu des capitaines qui avaient ordre de le tuer ; ils avaient concerté de prendre le temps où il lirait ses lettres. Polydamus, d’aussi loin qu’il vit Parménion, courut l’embrasser, faisant éclater la joie sur son visage, et, les compliments faits de part et d’autre, mêlés de beaucoup de caresses, il lui donna la lettre qu’Alexandre lui écrivait. En l’ouvrant il lui demanda ce que faisait le roi. Il répondit qu’il l’apprendrait par ses lettres.

Parménion, après les avoir lues, lui dit : Le roi se prépare pour son voyage contre les Arachosiens. Chose admirable de ce prince, qui ne se donne point de repos ! Si est-il tantôt temps qu’il songe à se ménager, après avoir acquis tant de gloire.

Il prit ensuite la lettre écrite au nom de Philotas, et la lisait, ce semblait avec grand plaisir, quand Cléandre lui plongea le poignard dans le flanc, puis lui porta un autre coup à la gorge, et les autres lui donnèrent plusieurs coups après sa mort.

Ses gardes, qui étaient à l’entrée du bois, apprenant ce meurtre, dont ils ignoraient la cause, coururent au camp, et, publiant une si sanglante nouvelle, émurent les troupes, qui prennent aussitôt les armes et s’en viennent au parc, menaçant, si l’on ne leur livre Polydamus et ses complices, d’en renverser les murs et de sacrifier les meurtriers à leur général.

Cléandre fit entrer les principaux officiers, auxquels il lut les lettres que le roi écrivait aux soldats, où était contenue la conspiration de Parménion contre sa personne et la prière qu’il leur faisait de le venger.

La volonté du roi étant sue apaisa l’émeute, mais non pas l’indignation des gens de guerre, dont la plupart s’étant retirés, ceux qui restèrent prièrent Cléandre qu’au moins il leur fût permis d’enlever le corps pour lui donner la sépulture ; ce qu’il leur refusa longtemps, craignant d’offenser le roi ; mais, comme ils s’opiniâtraient à le demander, jugeant qu’il fallait ôter tout sujet de sédition, il leur permit d’ensevelir le corps, après en avoir fait séparer la tète, qu’il envoya à Alexandre.

Ainsi finit ce grand homme, illustre dans la paix comme dans la guerre, qui avait fait plusieurs belles choses sans le roi, au lieu que le roi n’avait jamais rien fait de grand sans lui. Il sut contenter l’ambition d’un prince d’autant plus difficile qu’il était prodigieusement heureux et qu’il voulait que tout secondât sa bonne fortune. Il était âgé de soixante et dix ans, et avait fait, dans sa jeunesse, toutes les fonctions de capitaine, et souvent celles de simple soldat ; au reste, d’un conseil pénétrant, aimé des grands et plus encore des gens de guerre.

XIV

L’armée, après avoir murmuré, se soumit. Alexandre cependant, soit pour grouper tous ses ennemis en un seul corps, de peur qu’ils ne corrompissent l’esprit de l’armée, soit pour donner une espèce de satisfaction aux partisans trop obstinés de Parménion, ordonna à Clitandre, nommé commandant en Médie, de réunir tous ces jeunes mécontents en un seul corps, sous les ordres de Léonidas, ami lui-même de Parménion.

Ainsi fut évaporé, avec le sang de Philotas et de Parménion, l’esprit d’opposition qui travaillait l’armée. L’autorité d’Alexandre, vengé par ses propres soldats en conseil de guerre, fut retrempée pour longtemps dans le complot avorté.

Telle fut la conspiration de Philotas, dénaturée depuis tant de siècles par Lies historiens grecs du parti de Parménion jusqu’à l’imputer à ingratitude et à trahison à Alexandre. On voit que le crime était avéré, que le procès fut public, que la clémence envers les complices fut magnanime, que les deux seules victimes qui tombèrent ne pouvaient vivre sans qu’Alexandre ne trahit la Macédoine, la Grèce, l’expédition, sa propre royauté et sa propre vie.

Il faut se défier des historiens qui écrivent l’histoire sur les documents de l’esprit de parti au lieu de l’écrire sur le témoignage du bon sens, de la vraisemblance et du caractère des grands hommes. Alexandre eut des violences d’ivresse, il n’en eut pas une seule de sang-froid ; l’héroïsme et la perfidie s’excluent dans sa vie comme dans la nature. Il n’envoya jamais d’assassins à sa solde surprendre un ennemi désarmé en terre étrangère pour le faire égorger nuitamment par des soldats changés en bourreaux ; sa gloire n’aurait pas couvert aux yeux de la Grèce de tels actes. La Grèce était légère, mais elle avait sa moralité, au moins dans son histoire. On pouvait l’éblouir, on ne pouvait pas la corrompre jusqu’à lui faire amnistier ou glorifier l’assassinat.

XV

Ce grand acte de justice et de royauté accompli, et l’armée de Médie rentrée sous l’obéissance, il se hâta de lancer la sienne plus avant dans le nord de la Perse, où Bessus paraissait se rapprocher des Scythes.

Mais, avant de la mettre en mouvement, il sentit, par l’exemple de Philotas, le danger de laisser à un seul chef traître ou corruptible le commandement général de la cavalerie de sa garde. Il divisa ce commandement entre deux de ses favoris les plus sûrs, Éphestion et Clytus. Il fit en même temps arrêter Démétrius, un des commandants en second de sa garde, convaincu après coup de connivence avec Philotas. Il donna son commandement à Ptolémée, fils de Lagus, général et écrivain consommé, que sa destinée réservait à un trône.

C’est ce même Ptolémée à qui nous devrons l’histoire de l’expédition, et en particulier celle de la conjuration de Parménion et de Philotas. Ptolémée rivalisait avec Éphestion et Clytus dans la cour d’Alexandre. L’amitié, dans le cœur jeune et tendre d’Alexandre, se confondait presque toujours avec la politique. Il était si aimé parce qu’il ne rougissait pas d’aimer lui-même ; ses meilleurs lieutenants étaient ses meilleurs amis.

Le récit de la seconde campagne qui le reporta au nord de la Perse, du côté de la mer Caspienne, est si bref, si confus et si peu géographique dans Quinte-Curce, et même dans Arrien, qu’il suffit d’abréger en peu de mots ce qu’en dit ce dernier historien d’après Ptolémée.

Alexandre, dit-il, marche sur Bessus dans la Bactriane, soumet en passant les Arachoties, auxquels il laisse Memnon pour satrape ; il subjugue les Indiens des frontières, malgré les neiges, les difficultés de s’approvisionner de vivres et les fatigues. Apprenant ensuite les mouvements nouveaux des Arriens par les manœuvres de Satibarzanes (sans doute les peuplades de la rive méridionale de la mer Caspienne), qui était entré sur leur territoire avec deux mille chevaux que Bessus lui avait envoyés, Alexandre détache contre eux le persan Artabaze, les hétaires, Érigyus et Caranus, avec ordre à Phratapherne, satrape des Parthes, de se joindre à ces troupes. Il y eut entre les Grecs et les barbares un combat sanglant. L’ennemi ne lâcha pied que quand Satibarzanes, aux prises avec Érigyus, tomba renversé d’un coup de lance dans le visage ; mais alors la déroute des barbares fut complète.

Cependant Alexandre, arrivé aux pieds du Caucase, bâtit une ville qui porte son nom, sacrifie à la manière accoutumée, et franchit les sommets de cette montagne. Il nomme le Persan Prœxès satrape de la contrée, sous la surveillance de Niloxénus, qu’il y laisse avec des troupes.

Le Caucase est, au rapport d’Aristobule, la montagne la plus élevée de l’Asie. En effet, il s’étend dans une longueur immense, et l’on regarde comme en faisant partie cette longue chaîne de montagnes dont le nom varie avec celui des nations qui les habitent, et qui se prolonge jusqu’au Taurus, frontière de la Cilicie et de la Pamphylie : Sa cime paraissait à l’ordinaire aride et dépouillée ; il ne croit sur cette partie éloignée du Caucase que le térébinthe et le silphium. Il ne laisse cependant pas d’être habité, et couvert de nombreux troupeaux qui se nourrissent de ces plantes, attirés par l’odeur du silphium, dont ils broutent la fleur et la tige jusque dans ses racines. Voilà pourquoi les Cyréniens, auxquels il est précieux, l’environnent de haies pour le soustraire à la dent des troupeaux, qu’ils en écartent.

XVI

Bessus, poursuivi presque ourles flancs du Caucase, reprend, selon Arrien, la route de la Bactriane. Alexandre revient sur ses pas pour lui couper le chemin. Il traverse l’Oxus ; ce passage est raconté avec des circonstances étranges dans Arrien.

On s’avance vers l’Oxus, dit l’historien militaire, qui suit Ptolémée. Ce fleuve prend sa source dans le Caucase ; c’est le plus considérable qu’Alexandre ait eu à traverser dans l’Asie, après ceux des Indes, les plus grands fleuves connus ; il se jette dans la mer Caspienne près de l’Hyrcanie.

Nul moyen de le traverser alors : sa largeur est de six stades ; son lit est encore plus profond et plein de sable, son cours extrêmement rapide. Il est également difficile d’y fixer ou d’y retenir des pilotis. On manquait de bois pour y jeter des ponts : tirer de plus loin ces matériaux, les rassembler, aurait perdu un temps précieux ; on a recours à l’expédient suivant. On remplit de paille et de sarments secs les peaux qui formaient les tentes des soldats, on les coud de manière à les rendre imperméables, on les attache entre elles, on s’aide de ce moyen, et l’armée traverse le fleuve en cinq jours.

Avant de le passer il renvoya les Thessaliens qui restaient et les Macédoniens que l’âge et leurs blessures rendaient inhabiles au combat. Stazanor, l’un des hétaires, est nommé satrape des Arriens à la place d’Arzames, qui paraît vouloir remuer et dont il doit s’assurer.

Les détails donnés par Quinte-Curce sur les plans, les mœurs, les bravades de Bessus dans son camp, sont évidemment romanesques. Comment l’histoire aurait-elle enregistré, et sur quels témoignages, les circonstances et les paroles les plus minutieuses de ce chef de peuplades barbares et de ses compagnons de suite ? On ne peut relever avec vraisemblance du récit de Quinte-Curce ici que les parties du récit où il est d’accord avec Arrien, et par conséquent avec Ptolémée. Ptolémée commandait l’avant-garde d’Alexandre dans cette poursuite de Bessus. Nulle autorité historique ne peut s’égaler à la sienne. Or voici comment il raconte la mort de Bessus.

XVII

Ce satrape, couronné roi par son crime, après avoir été chassé par la disette et par les frimas des flancs du Caucase, s’était replié de nouveau, avec une horde plutôt qu’avec une armée ; sur la Bactriane. Ses généraux, imitant l’exemple qu’il leur avait donné envers Darius, son maître, trahi et tué par lui, conspiraient entre eux de le livrer vivant ou mort à Alexandre. Il venait de traverser l’Oxus pour chercher l’abri du désert. Les Macédoniens l’y suivaient, sans se rebuter de la chaleur et de la soif dans ces solitudes sans eau. C’est là qu’Alexandre, souffrant lui-même de la soif, mais ne voulant pas se désaltérer avant d’avoir désaltéré tous ses soldats, vida à terre l’eau que deux de ses gardes lui apportaient dans leur casque. Des soldats ainsi aimés auraient donné leur sang à boire à un tel général.

Cependant les satrapes compagnons de Bessus, pressés d’un côté à l’embouchure d’un défilé par Alexandre, coupés de l’autre côté par une avant-garde de Ptolémée, cherchent un prétexte pour se détacher de la cause perdue de cet usurpateur. Deux d’entre eux en dénoncent un troisième à Bessus comme tramant une défection. Bossus lève la main sur ce traître pour le frapper ; à ce geste les autres se jettent tous ensemble sur Bessus, le renversent de son char, lui enlèvent sa tiare, déchirent sur son corps la robe royale de Darius, dont il était encore revêtu ; puis, l’attachant sur un cheval, ils l’amènent garrotté à l’avant-garde de Ptolémée.

On députe vers Alexandre pour l’en informer, dit Ptolémée, et prendre ses ordres sur la manière dont Bessus doit lui être présenté. Il sera exposé nu, attaché avec une corde à droite de la route que tiendra l’armée. Ptolémée exécute l’ordre.

Alexandre, venant à passer sur son char, s’arrête, et, interrogeant Bessus :

Pourquoi as-tu trahi, chargé de fers et massacré ton roi, ton ami, ton bienfaiteur ? Et Bessus : Ce ne fut point de mon propre mouvement, mais de l’avis de tous ceux qui accompagnaient alors Darius, et qui croyaient à ce prix trouver grâce devant vous.

Alexandre le fait frapper de verges ; un héraut répète à haute voix les reproches que le roi vient de lui adresser.

Après ce premier supplice, Bessus est traîné à Bactres, où il doit subir la peine capitale.

Tel est le récit de Ptolémée. Celui d’Aristobule varie ; il prétend que ce fut dans cet état d’humiliation que les Persans Spitamène et Datapherne livrèrent Bessus à Ptolémée et le conduisirent devant Alexandre ; mais il est impossible de révoquer en doute les circonstances d’un événement raconté par le général lui-même.

La justice n’était pas moins intéressée que la politique à la punition de l’assassin de Darius. D’un côté Alexandre par cet acte montrait qu’il y a une morale universelle au-dessus de toutes les circonstances politiques ; il vengeait la conscience du genre humain. D’un autre côté, il donnait satisfaction aux Perses, indignés et consternés du meurtre de leur roi légitime ; enfin il éteignait utilement pour lui dans le sang de l’usurpateur les prétentions à la couronne affichées par Bessus et par ses imitateurs. A ces trois titres on ne peut reprocher à Alexandre le supplice d’un traître condamné parla conscience du genre humain.