HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUINZIÈME VOLUME

CHAPITRE I — BATAILLE DE LEUKTRA ET SES CONSÉQUENCES.

 

 

Immédiatement après le congrès réuni à Sparte en juin 371 avant J.-C., les Athéniens et les Lacédæmoniens prirent des mesures pour remplir les conventions jurées respectivement, à l’égard les uns des autres, aussi bien qu’à l’égard des alliés en général. Les Athéniens expédièrent à Iphikratês ; qui était encore à Korkyra ou dans la mer Ionienne, occupé à faire des incursions contre les côtes lacédæmoniennes ou péloponnésiennes, — l’ordre de ramener sur-le-champ sa flotte à Athènes, et de rendre toutes les prises faites, s’il y en avait eu, postérieurement à l’échange des serments à Sparte[1], de manière à prévenir la mésintelligence qui était survenue cinquante-deux, ans auparavant avec Brasidas[2], dans la péninsule de Pallênê. Les Lacédæmoniens, de leur côté, envoyèrent retirer leurs harmostes et leurs garnisons de toutes les villes qu’ils occupaient encore. Comme ils avaient déjà fait une semblable promesse, une fois jadis, lors de la paix, d’Antalkidas, niais qu’ils ne l’avaient jamais remplie, — des commissaires[3] non spartiates furent pris actuellement dans le congrès général, pour imposer l’exécution de la convention.

Toutefois, on ne montra probablement pas un grand empresseraient à exécuter cette partie des conditions, car l’âme et les sentiments des Spartiates furent absorbés tout entiers parleur querelle avec Thèbes. Le mouvement de haine contre Thèbes houssa alors les Spartiates avec une fureur qui domina toute autre pensée. Sans doute Agésilas et autres considérèrent ce mouvement, quand il éclata, comme un ressentiment patriotique et légitime de l’insulte récente ; plus tard, à l’époque de l’humiliation de Sparte, le philo-laconien Xénophon y vit une inspiration funeste envoyée par les dieux, pour égarer Sparte, — inspiration semblable à celle de l’Atê homérique[4]. Maintenant que Thèbes était isolée d’Athènes et de tous les autres alliés hors de la Bœôtia, Agésilas avait pleine confiance de pouvoir la réduire complètement. Les Athéniens et les autres Grecs avaient également la même idée de la supériorité de la force spartiate ; les Thêbains eux-mêmes à tin haut degré. On pensait que les Spartiates décomposeraient la cité de Thèbes en villages (comme ils l’avaient fait à Mantineia), — ou peut-être qu’ils vengeraient sur elle le sort qu’elle avait infligé à Platée, — ou même qu’ils décimeraient ses citoyens et ses biens- au profit du dieu de Delphes, conformément au vœu qui avait été fait plus de cent ans auparavant, à la suite de l’aide prêtée par les Thêbains à Xerxès[5]. Peu de personnes hors de la Bœôtia doutaient du succès de Sparte.

Toutefois, pour attaquer Thèbes, il fallait une armée ; et comme Sparte, par la paix qui venait d’être jurée, avait renoncé à tout ce qui ressemblait à un ascendant sou-"raie sur ses alliés, en laissant chacun d’eux libre d’envoyer ou de retirer des secours à son gré, — lever une armée n’était pas tâche facile ; car les alliés, généralement parlant, n’étant pas du tout enflammés de l’antipathie spartiate contre Thèbes, désiraient seulement qu’on les laissât jouir de leur liberté récemment acquise. Mais il se trouva qu’au moment où l’on jurait la paix, le roi spartiate Kleombrotos était à la tête d’une armée de Lacédæmoniens et d’alliés en Phokis, sur la frontière nord-ouest de la Bœôtia. Dès qu’il apprit la conclusion de la paix, le roi spartiate Kleombrotos envoya à Sparte demander des instructions quant à ses opérations futures. La voix unanime des autorités et de l’assemblée spartiates, avec Agésilas comme le plus véhément de tous[6], lui ordonna de marcher contre les Thêbains, à moins qu’ils ne reculassent au dernier moment (comme ils l’avaient fait à la paix d’Antalkidas), et qu’ils ne renonçassent à leur présidence sur les autres cités bœôtiennes. Un seul citoyen, nommé Prothoos, rompit cette unanimité. Il protesta contre l’ordre d’abord, comme étant une violation de leurs serments, qui les obligeaient à licencier l’armée et à la reformer sur le principe volontaire ; — ensuite comme étant imprudent par rapport aux alliés, qui considéraient actuellement cette liberté comme leur droit et ne serviraient pas de bon cœur si elle rie leur était accordée. Mais on traita Prothoos avec dédain, — comme un sot alarmiste[7], et on expédia à Kleombrotos l’ordre péremptoire, accompagné probablement d’un renfort de Spartiates et de Lacédæmoniens ; et tout porte à croire que leur nombre, dans la bataille suivante, a été plus grand qu’il n’avait pu l’être, autant qu’on peut le croire, avant qu’ils vinssent servir en Phokis.

Cependant aucun symptôme de concessions ne se manifesta à Thèbes[8]. Épaminondas, à son retour, avait trouvé une sympathie cordiale pour le ton résolu qu’il avait adopté tant en défendant la confédération bœôtienne qu’en attaquant Sparte. Bien que tout le monde sentît la grandeur du péril, on espérait encore que l’ennemi pourrait être empêché de pénétrer de Phokis en Bœôtia. En conséquence, Épaminondas occupa avec une forte armée l’étroit défilé prés de Korôneia, situé entre un contrefort du mont Helikôn d’un côté et le lac Kôpaïs de l’autre, la même position qui avait été prise par les Bœôtiens et forcée par l’armée revenant d’Asie sous Agésilas, vingt-trois ans auparavant. Orchomenos était située au nord (c’est-à-dire sur le côté Phokien) de cette position ; et ses citoyens, aussi bien que sa garnison lacédæmonienne, formaient sans doute actuellement une partie de l’armée d’invasion de Kleombrotos. Ce prince, avec un degré de talent militaire rare dans les commandants spartiates, déjoua tous les calculs thêbains. Au lieu de marcher par la route régulière de Phokis en Bœôtia, il tourna au sud par un chemin dans la montagne jugé à peine praticable, défit la division thêbaine sous Chereas qui le gardait, et traversa la chaîne de l’Helikôn pour gagner le port bœôtien de Kreusis, sur le golfe Krissæen. Arrivant sur cette place par surprise, il l’enleva d’assaut, et captura douze trirèmes thêbaines qui se trouvaient dans le port. Il laissa ensuite une garnison pour occuper le port et s’avança sans retard par le terrain montagneux dans le territoire de Thespiæ, sur le versant oriental de l’Helikôn, où il campa sur les hauteurs, à un endroit d’un nom à jamais mémorable, appelé Leuktra[9].

C’était un important succès, habilement obtenu, qui non seulement mettait Kleombrotos en position de marcher aisément sur Thèbes, mais encore qui ouvrait une communication sûre par mer avec Sparte, par le port de Kreusis, et évitait ainsi les difficultés du mont Kithærôn. Le roi et les Lacédæmoniens qui l’entouraient étaient pleins de joie et de confiance ; tandis que les Thêbains, de leur côté, furent frappés de terreur aussi bien que de surprise. Il fallut tout le talent d’Épaminondas et toute l’audace de Pélopidas pour soutenir la résolution de leurs compatriotes et pour faire disparaître à force d’explications ou neutraliser les signes et présages effrayants qu’un Grec démoralisé était sûr de voir dans tout accident de la route. A la fin, cependant, ils y réussirent, et les Thêbains avec leurs alliés bœôtiens furent plis en marche pour se rendre de Thèbes à Leuktra, où ils se postèrent sur un versant opposé au camp Spartiate. Ils étaient commandés par les sept bœôtarques, dont Épaminondas faisait partie. Mais la crainte dominante d’engager la bataille avec les Spartiates sur un pied d’égalité était telle que, même lorsqu’on fut réellement sur le terrain, trois de ces bœôtarques refusèrent de donner avec leurs collègues l’ordre de combattre, et proposèrent qu’on se renfermât dans Thèbes pour soutenir un siège, en envoyant les femmes et les familles à Athènes. Épaminondas combattait vaine ment leur détermination, quand le septième bœôtarque, Branchylidês, arriva des défilés du Kithærôn, où il avait été de garde, et fut déterminé à voter en faveur du parti le plus hardi.

Bien qu’on se fût assuré ainsi une majorité pour le combat, cependant le sentiment dans tout le camp thêbain était plutôt celui d’une bravoure désespérée que d’un joyeux espoir, conviction qu’il valait mieux périr sur le champ de bataille que de vivre en exil avec les Lacédæmoniens maîtres de la Kadmeia. Toutefois, quelques présages encourageants furent transmis au camp des temples de Thêbes aussi bien que de celui de Trophonios, à Lebadeia[10] ; et un exilé spartiate nommé Leandrias, qui servait dans les rangs thêbains, osa assurer qu’on était actuellement sur le lieu même prédestiné pour le renversement de l’empire lacédæmonien. Là se trouvait la tombe de deux femmes (filles d’un Leuktrien nommé Skedasos) qui avaient été violées par deux Lacédæmoniens et s’étaient ensuite donné la mort. Skedasos, après avoir tenté en vain d’obtenir justice des Spartiates pour cet outrage, était revenu en prononçant contre eux des malédictions et s’était tué également. Il était sûr que la vengeance de ces infortunées victimes s’abattrait sur Sparte, maintenant que son armée était dans leur propre district et près de leur propre tombe. Et les chefs thêbains, auxquels ce récit apportait un encouragement opportun, ornèrent-la tombe de couronnes, en invoquant l’aide de celles qui l’habitaient contre l’ennemi commun actuellement présent[11].

Tandis que les autres étaient ainsi encouragés par l’espoir d’un secours surhumain, Épaminondas, auquel la direction de la prochaine bataille avait été confiée, prit soin qu’il ne manquât aucune précaution humaine. Sa tâche était difficile ; car non seulement ses troupes étaient démoralisées, pendant que celles de l’ennemi étaient remplies de confiance, — mais leur nombre était inférieur, et quelques-uns des Bœôtiens présents étaient même à peine dignes qu’on se fiât à eux. Quel était le nombre exact d’un côté ou de l’autre, c’est ce qu’il ne nous est pas donné de savoir. Diodore assigne aux Thêbains environ six mille hommes ; Plutarque porte le nombre de Kleombrotos à onze mille[12]. Sans ajouter foi à ces chiffres, nous voyons qu’il y a tout lieu de croire que le total thêbain était décidément inférieur. Épaminondas s’appliqua à compenser cette infériorité par une tactique habile et par une combinaison nouvelle aussi bien qu’ingénieuse à cette époque. Dans toutes les batailles grecques précédentes, les armées opposées avaient été rangées en ligne et avaient combattu sur toute la ligne, ou du moins telle avait été l’intention des généraux, — et si elle n’avait pas été réalisée, on en devait cacher la cause dans des accidents de terrain, ou dans de la lenteur ou du désordre de la part de quelque division des soldats. Se départant de cette habitude, Épaminondas rangea actuellement ses troupes de manière à faire porter sa gauche avec une force irrésistible sur la droite spartiate, et à retenir le reste de son armée comparativement en dehors de l’action. Sachant que Kleombrotos, avec les Spartiates et tous les personnages publics, serait à la droite de sa propre ligne, il comptait que, s’il réussissait sur ce point contre les meilleures troupes, il aurait bon marché du reste. Conséquemment, il plaça à son aile gauche des hoplites thêbains d’élite, jusqu’à la profondeur prodigieuse de cinquante boucliers, avec Pélopidas et le bataillon sacré en tête. Son ordre de marche fut disposé obliquement ou en échelon, de manière que la colonne profonde de la gauche engageât le combat la première, tandis que le centre et la droite resteraient relativement en arrière et se tiendraient plutôt dans une attitude défensive.

En 371 avant J.-C., une pareille combinaison était absolument nouvelle et indiquait un haut génie militaire. Il n’est donc pas déshonorant pour Kleombrotos de n’y avoir pas été préparé et d’être resté fidèle à la tactique grecque ordinaire d’après laquelle on combattait immédiatement avec toute la ligne. Mais la confiance qui régnait parmi les Spartiates était si illimitée, qu’il n’y eut Jamais d’occasion où l’on songeât moins à des précautions particulières. Lorsque, de leur camp retranché sur l’éminence leuktrienne, ils virent les Thêbains campés sur une éminence opposée, séparés d’eux par une petite largeur de terrain bas et par des pentes douces, — leur seule impatience fut de hâter le moment décisif, de manière à empêcher l’ennemi de s’échapper. Les partisans et les adversaires de Kleombrotos s’unirent pour provoquer le signal du combat, chacun dans son propre langage. Ses partisans le prièrent, puisqu’il n’avait jamais encore rien fait contre les Thêbains, de frapper un coup décisif et de se délivrer des comparaisons méprisantes que l’opinion publique faisait entre lui et Agésilas ; ses adversaires donnaient à entendre que, si Kleombrotos montrait actuellement de la lenteur, il confirmerait les soupçons qu’ils avaient de son penchant secret pour les Thêbains[13]. Probablement le roi était lui-même assez disposé à combattre, et tout autre général spartiate l’aurait été également dans les mêmes circonstances, avant la bataille de Leuktra. Mais, même en eût-il été autrement, l’impatience qui régnait dans la partie lacédæmonienne de son armée ne lui laissa pas le choix. Conséquemment on prit la résolution décidée de combattre. Le dernier conseil fut tenu et les derniers ordres donnés par Kleombrotos après son repas du matin, où de copieuses libations de vin attestèrent à la fois et accrurent les dispositions confiantes de chaque homme. On fit sortir l’armée du camp, et on la rangea au bas de la pente ; Kleombrotos, avec les Spartiates et la plupart des Lacédæmoniens, étant à la droite, dans un ordre de douze hommes de profondeur. Quelques Lacédœmoniens étaient aussi à la gauche ; mais relativement à l’ordre des autres parties de la ligne, nous n’avons pas d’information. La cavalerie fut principalement placée le long du front de .l’armée.

Cependant Épaminondas descendait également son versant dans l’ordre de bataille qu’il avait choisi, son aile gauche étant à la fois disposée en avant et fortifiée en un ordre très profond, pour une attaque désespérée. Sa cavalerie était postée aussi sur le devant de sa ligne. Mais avant de commencer à marcher, il envoya à Thèbes ses bagages et les serviteurs ; et en même temps il fit proclamer que ceux de ses hoplites bœôtiens qui n’étaient pas dévoués de cœur à la cause pouvaient également se retirer s’ils le voulaient. Les Thespiens profitèrent immédiatement de cette permission[14], tant il y avait de gens dans le camp thêbain qui estimaient que toutes les chances étaient en faveur, des Lacédœmoniens. Mais quand on vit se retirer ces hommes, dont une grande partie étaient sans armes, un détachement considérable de l’armée de Kleombrotos, avec ou sans ordre, courut après eux pour les empêcher de s’échapper et les fora de retourner vers le gros de l’armée thêbaine pour être en sûreté. Les plus zélés des alliés de Sparte présents, — les Phokiens, les Phliasiens et les Hêrakléotes, avec un corps de mercenaires, — exécutèrent ce mouvement, qui semble avoir affaibli les Lacédæmoniens dans la bataille principale, sans faire aucun mal aux Thêbains.

La cavalerie en vint d’abord aux prises, sur le front des deux lignes ; et là on reconnut bientôt la supériorité des Thêbains. La cavalerie lacédæmonienne, — qui en aucun temps n’était très bonne, mais qui à ce moment était extraordinairement mauvaise, composée de novices inexpérimentés et faibles, montée sur des chevaux fournis par les riches, — fut bientôt rompue et rejetée sur l’infanterie, dont les rangs furent troublés parles fugitifs. Pour rétablir la bataille, Kleombrotos donna à l’infanterie l’ordre d’avancer, lui-même en personne conduisant la droite. La cavalerie thêbaine victorieuse s’attacha probablement à l’infanterie lacédæmonienne du centre et de la gauche, et l’empêcha de se porter beaucoup en avant ; tandis qu’Épaminondas et Pélopidas arec leur gauche s’avançaient suivant leur intention de se jeter sur Kleombrotos et sur son aile droite. Ici le choc fut terrible ; des deux côtés la victoire fut disputée avec un courage résolu et désespéré, dans un combat corps à corps, avec les boucliers et les masses opposés se heurtant mutuellement. Mais la force de la charge thêbaine fut si écrasante, — avec le Bataillon sacré ou guerriers d’élite en tête, composé d’hommes extrêmement exercés dans la palestre[15], et la colonne profonde de boucliers les poussant en avant par derrière, — que même les Spartiates, avec tout leur courage, leur opiniâtreté et leur discipline, ne purent y résister. Kleombrotos lui-même, soit sur le front de l’armée soit à côté, fit blessé mortellement, apparemment au début de la bataille ; et ce ne fut que grâce à des efforts héroïques et sans exemple, de la part de ses compagnons autour de lui, qu’il fut emporté vivant encore, de manière à ce qu’il ne tombât pas entre les mains des ennemis. Autour de lui tombèrent également les membres les plus éminents de l’état-major public spartiate ; Demôn le polémarque, Sphodrias avec son fils Kleonymos, et plusieurs autres. Après une résistance obstinée, et un carnage effrayant, l’aile droite des Spartiates fut complètement mise en déroute et repoussée vers le camp sur la hauteur.

Ce fut sur cette aile droite spartiate, où la gauche thébaine fat irrésistiblement forte, que porta tout le poids de la bataille, — conformément à l’intention d’Épaminondas. Dans aucune partie de la ligne il ne paraît pas qu’il y ait eu de combat sérieux, en partie à cause de son dessein calculé de ne faire avancer ni son centre ni sa droite, — en partie à cause de la victoire préliminaire de la cavalerie thêbaine, qui probablement arrêta en partie la marche en avant de la ligne ennemie, — et en partie aussi à cause du tiède attachement, ou même de l’hostilité contenue, des alliés rangés sous le commandement de Kleombrotos[16]. Les Phokiens et les Hêrakléotes, pleins d’ardeur pour la cause par haine de Thèbes, avaient quitté la ligne pour frapper un coup sur les bagages et les serviteurs qui se retiraient ; tandis que les autres alliés, après un simple combat nominal et peu ou point de pertes, rentrèrent dans le camp aussitôt qu’ils virent la droite spartiate défaite et rejetée vers ce point. De plus, même quelques Lacédæmoniens de l’aile gauche, probablement troublés par la tiédeur de ceux qui les entouraient, et par la déroute inattendue de leur droite, se replièrent de la même manière. Toute l’armée lacédæmonienne, avec le roi mourant, fut ainsi réunie et reformée derrière le retranchement sur la hauteur, où les Thêbains victorieux n’essayèrent pas de les inquiéter[17].

Mais les sentiments qui se déployèrent actuellement dans le camp différèrent grandement de la jactance triomphante avec laquelle elle l’avait quitté une heure ou deux auparavant ; et effrayantes furent les pertes quand on en vint à les vérifier. De sept cents Spartiates qui étaient sortis du camp, il n’y en rentra que trois cents[18]. En outre, mille Lacédæmoniens étaient restés sur le champ de bataille, même de l’aveu de Xénophon ; probablement le nombre réel fut même plus considérable. Cela à part, la mort de Kleombrotos fut par elle-même, pour tout le monde, un événement frappant, dont on n’avait pas vu le pareil depuis la journée fatale des Thermopylæ. Mais ce ne fut pas tout. Les alliés qui se tenaient à côté d’eux en armes étaient actuellement des hommes tout autres. Tous étaient las de leur cause, et répugnaient à de nouveaux efforts ; quelques-uns avaient de la peine à dissimuler la satisfaction positive que leur causait la défaite. Et quand les polémarques survivants, commandants nouveaux, délibérèrent avec les principaux officiers quant aux mesures convenables à prendre dans la circonstance, il y eut quelques Spartiates, mais en très petit nombre, qui demandèrent avec ; instance qu’on recommençât la bataille pour recouvrer par la force les corps de leurs frères qui jonchaient le champ de bataille, ou pour périr dans la tentative. Tous les autres eurent les sentiments d’hommes vaincus ; de sorte que les polémarques, mettant à effet le sentiment général, envoyèrent un héraut solliciter la trêve régulière pour l’ensevelissement de leurs morts. Les Thêbains l’accordèrent, après avoir dressé leur propre trophée[19]. Mais Épaminondas, sachant que les Spartiates mettraient en pratique des stratagèmes de toute sorte pour dissimuler la grandeur de leurs pertes, accompagna la permission de la condition que les alliés enseveliraient leurs morts les premiers. Il se trouva que les alliés eurent à peine de morts à recueillir, et que presque tous les guerriers qui couvraient encore le terrain étaient des Lacédæmoniens[20]. Et ainsi le général thêbain, en prenant ses mesures pour qu’il fut impossible de dissimuler les pertes, proclamait en même temps une preuve publique du courage spartiate telle qu’elle sauvait au désastre de Leuktra le danger d’être aggravé sous le rapport du déshonneur. Quelles furent les pertes des Thébains, c’est ce que Xénophon ne nous dit pas. Selon Pausanias, ils perdirent quarante-sept hommes[21], selon Diodore, trois cents. Le premier nombre est déraisonnablement petit, et même le second est sans doute au-dessous de la vérité ; car une victoire dans un combat corps à corps, sur des soldats tels que les Spartiates, doit avoir été chèrement achetée. Bien qu’on rendit aux Spartiates leurs morts pour les ensevelir, on garda leurs armes ; et le voyageur Pausanias vit Thèbes, 500 ans après ce désastre, les boucliers des principaux officiers[22].

Vingt jours seulement s’étaient écoulés, depuis le moment où Épaminondas avait quitté Sparte après que Thêbes avait été exclue de la paix générale, jusqu’au jour où il fut victorieux sur le champ de bataillé de Leuktra (371 av. J.-C.). L’événement éclata comme un coup de tonnerre sur tout le inonde en Grèce, — vainqueurs aussi bien que vaincus, — alliés et neutres, voisins et éloignés, également. L’attente générale avait été que Thèbes serait bientôt vaincue et démantelée ; au lieu de cela, non seulement elle avait échappé à la ruine, mais encore elle avait porté un coup écrasant à la majesté militaire de Sparte[23].

C’est en vain que Xénophon, — dont le récit qu’il fait de la bataille est obscur, partial et empreint du chagrin que lui causa l’événement[24], — attribue la défaite à des accidents fâcheux[25], ou à la témérité de Kleombrotos et à son insouciance avec laquelle il s’était livré à des libations : Agésilas et son parti a Sparte ne se firent pas scrupule de jeter un blâme peu généreux[26], sur le commandement de ce roi, tandis que d’autres le justifièrent faiblement, en disant qu’il avait combattu contre son avis plus sensé, par crainte d’impopularité. Ces critiques, qui viennent d’hommes sages après coup, et se consolant du malheur publie en critiquant l’infortuné général, ne supportent pas examen. Kleombrotos en cette occasion représentait le sentiment universel parmi ses compatriotes. On lui ordonna de marcher contre Thêbes avec la pleine conviction, qu’avaient Agésilas et tous les chefs thêbains, que son armée dépourvue d’aide ne pourrait lui résister. Combattre les Thêbains en rase campagne était exactement ce que lui et tous les autres Spartiates désiraient. Si la manière dont il s’ouvrit un chemin en Bœôtia, et dont il prit Kreusis, fut une manœuvre honorable, il semble avoir arrangé son ordre de bataille de la façon usitée parmi les généraux grecs à l’époque. Il parait qu’il n’y a pas lieu de blâmer son commandement, si ce n’est en ce qu’il ne put deviner, — ce que personne autre ne devina, — la combinaison supérieure de son adversaire, mise en pratique alors pour la première fois.

A la honte de Xénophon, Épaminondas n’est jamais nommé dans son récit de la bataille, bien qu’il reconnaisse en substance que la bataille fut décidée par les irrésistibles forces thêbaines portant sur un seul point de la phalange ennemie ; fait que Plutarque et Diodore[27] rapportent expressément au génie de ce général. Tous les calculs d’Épaminondas réussirent. La bravoure des Thêbains, cavalerie aussi bien qu’infanterie, secondée par l’éducation qu’ils avaient reçue pendant les quelques dernières années, se trouva suffisante pour assurer à ses plans leur pleine exécution. C’est cette circonstance principalement qui amena la grande révolution d’opinion qui s’opéra dans toute la Grèce après la bataille. Tout le monde sentit qu’il s’était élevé une nouvelle puissance militaire, et que l’éducation thêbaine, sous le commandement d’Épaminondas, s’était montrée, sur un champ de bataille ordinaire, avec lance et bouclier et un nombre en somme inférieur, plus qu’égale a l’ancienne discipline de Lykurgue, qui jusque-là était restée sans pareille pour former des artistes en guerre, contre de simples citoyens dans les rangs opposés armés, il est vrai, mais dépourvus de la même éducation militaire[28]. Essentiellement stationnaire et surannée, la discipline de Lykurgue était actuellement surpassée par le perfectionnement militaire progressif d’autres Etats, exercés par un tacticien prééminent ; malheur que les Corinthiens avaient prédit à Sparte soixante ans auparavant[29], et qui s’était réalisé à ce moment, comme toute la Grèce en était convaincue, sur le champ de bataille de Leuktra.

Mais si le système spartiate fut ainsi envahi et surpassé dans son privilège de former des soldats, il y avait une autre espèce d’enseignement où il ne fut pas surpassé et où il ne pouvait l’être, — la dure science d’endurer la peine et de réprimer l’émotion. Mémorable en effet fut la manière dont on accueillit à Sparte la nouvelle de cette fatale catastrophe. Pour préparer le lecteur par un contraste approprié, nous pouvons jeter les yeux sur la manifestation à Athènes vingt-sept ales auparavant, quand la trirème appelée Paralos arriva d’Ægospotami, apportant la nouvelle de la capture de toute la flotte athénienne. La lamentation de détresse (dit l’historien)[30] monta par les longs murs de Peiræeus à Athènes, chaque homme communiquant la nouvelle à son voisin : cette nuit-là, personne ne dormit ; chacun gémissait sur les concitoyens qu’il avait perdus, et sur la ruine qui le menaçait. Telle ne fut pas la scène à Sparte, quand le messager arriva du champ de bataille de Leuktra, bien que tout fût bien fait pour rendre le coup violent. Car non seulement la défaite était calamiteuse et humiliante au delà de tout ce qu’on avait vu antérieurement, mais elle vint à un moment où tout le monde comptait sur la victoire. Aussitôt que Kleombrotos, après s’être ouvert une route en Bœôtia, vit les Thêbains dénués d’aide en pleine campagne devant lui, aucun Spartiate ne doutait du résultat. Tel était le sentiment dominant, quand arriva le message avec la saisissante révélation que l’armée était totalement mise en déroute, qu’elle avait perdu le roi, 400 Spartiates, et plus de 1.000 Lacédæmoniens ; et cette défaite, l’armée l’avait avouée, en sollicitant la trêve pour l’enterrement des guerriers tués. Au moment de son arrivée, on était en train de célébrer la fête appelée les Gymnopædia ; c’était le dernier jour, et le chœur des adultes s’avançait dans le théâtre suivant sa solennité habituelle. Malgré tout ce que la nouvelle avait de poignant, les éphores ne voulurent pas permettre que la solennité fût interrompue ni abrégée. Ils devaient nécessairement être affligés, je suppose,mais ils accomplirent toute la cérémonie comme s’il ne s’était rien passé ; ils se bornèrent à communiquer les noms des victimes à leurs parents, et à donner aux femmes un ordre général de ne faire entendre ni bruit ni gémissement, mais de supporter ce malheur en silence. Qu’un tel ordre fût donné, cela est déjà assez remarquable ; qu’il fût donné et obéi, c’est à quoi l’on ne pourrait s’attendre ; qu’il fût non seulement donné et obéi, mais dépassé, c’est ce que personne ne pourrait croire, si l’historien contemporain ne l’attestait expressément. — Le matin (dit-il) on pouvait voir ceux dont les parents avaient été tués se promener en public avec une contenance triomphante et joyeuse ; mais de ceux dont les parents survivaient, à peine s’en montrait-il un ; et le petit nombre qui était dehors avait l’air triste et humilié[31].

En comparant cet empire sur soi-même et cette obéissance aux ordres, poussés à un point extraordinaire, à Sparte, dans les circonstances les plus critiques, — avec le caractère sensible et démonstratif ; et l’explosion spontanée de sentiment, à Athènes, qui se rapproche aussi beaucoup plus du type grec homérique, — nous devons en même temps faire remarquer que, sous le rapport d’efforts actifs et héroïques dans le dessein de réparer des malheurs passés et de tenir tête à une supériorité prépondérante, les Athéniens l’emportaient décidément sur les Spartiates. J’ai déjà raconté l’énergie prodigieuse et inattendue déployée par Athènes, après la perte ruineuse de ses deux armements devant Syracuse, quand personne ne s’attendait qu’elle aurait pu tenir pendant six mois : je suis actuellement sur le point de raconter la conduite de Sparte, après le désastre de Leuktra, — désastre grave et sérieux, il est vrai, inférieur toutefois en total positif à celui que les Athéniens avaient essuyé à Syracuse. Le lecteur verra qu’à considérer l’intensité d’efforts actifs dans les deux cas, la comparaison est tout à l’avantage d’Athènes, et qu’elle excuse du moins, si elle ne la justifie pas, la vanterie[32] de Periklês dans sa mémorable oraison funèbre, — que ses compatriotes, sans avoir les rigoureux exercices des Spartiates, ne se trouvaient cependant nullement inférieurs à eux en efforts audacieux, quand arrivait l’heure de l’épreuve réelle.

Le premier devoir des éphores fut de pourvoir à la sûreté de leur armée défaite en Bœôtia, dessein pour lequel ils mirent en marche presque toutes les forces de Sparte qui restaient. Des moræ lacédæmoniennes, ou divisions militaires (qui formaient vraisemblablement un agrégat de six), deux ou trois avaient été envoyées avec Kleombrotos ; on expédia en ce moment toutes les autres, comprenant même des citoyens âgés de près de soixante ans, et tous ceux qui avaient été laissés derrière à cause d’autres fonctions publiques. Archidamos prit le commandement (Agésilas continuant encore à être hors d’état de servir), et s’occupa à réunir les secours promis de Tegea, — des villages qui représentaient Mantineia désagrégée, — de Corinthe, de Sikyôn, de Phlionte et d’Achaïa, tous ces lieux étant encore sous les mêmes oligarchies qui les avaient tenues sous le patronage lacédæmonien, et qui étaient encore attachées à Sparte. Des trirèmes furent équipées à Corinthe, comme moyen de transporter la nouvelle armée à Kreusis, et de rejoindre ainsi les troupes défaites à Leuktra ; le port de Kreusis, la récente acquisition de Kleombrotos, se trouvant être actuellement d’une valeur inestimable, comme le seul moyen d’avoir accès en Bœôtia[33].

Cependant l’armée défaite restait encore dans son camp retranché à Leuktra, où les Thêbains ne furent pas d’abord pressés de les inquiéter. Outre que c’était une entreprise très difficile, même après la récente victoire, — nous devons nous rappeler les sentiments réels des Thêbains eux-mêmes, que leur propre triomphe vint surprendre, à un moment où ils étaient animés par le désespoir plutôt que par l’espérance. Ils furent sans doute absorbés dans l’exaltation et le triomphe enivrants du moment, jouissant des embrassements et des félicitations de leurs familles à Thèbes, que leur valeur avait délivrées d’une destruction imminente. Comme les Syracusains après leur dernière grande victoire[34] sur la flotte athénienne dans le, grand port, ils avaient probablement besoin d’un intervalle pour donner cours à leurs sentiments de plaisir extrême, avant de revenir à l’action. Épaminondas et les autres chefs, sachant combien la valeur de l’alliance thêbaine était actuellement rehaussée, s’efforçaient d’obtenir des renforts du dehors, avant de se mettre à poursuivre leur succès. Ils envoyèrent à Athènes un héraut, couronné de fleurs en signe de triomphe, pour proclamer leur récente victoire. Ils invitèrent les Athéniens à profiter de l’occasion présente pour se venger complètement de Sparte, en joignant leurs bras à ceux des Thêbains. Mais les sympathies des Athéniens étaient actuellement plutôt hostiles que bienveillantes à l’égard de Thêbes, outre qu’ils avaient juré la paix avec Sparte, il n’y avait pas un mois. Le sénat, qui était assemblé dans l’acropolis quand le héraut arriva, entendit son message avec un chagrin évident, et le renvoya sans lui adresser même un mot de courtoisie, tandis que les infortunés Platæens, qui sans doute attendaient dans la cité espérant la victoire de Kleombrotos et leur prompt rétablissement, se trouvèrent abattus de nouveau et condamnés indéfiniment à l’exil.

Un autre héraut thêbain fut expédié dans le même dessein à Jasôn de Pheræ en Thessalia, qui lui fit un accueil bien différent. Ce despote renvoya dire qu’il viendrait sur-le-champ par mer, et il ordonna qu’on équipât des trirèmes pour le porter en Bœôtia. Mais c’était simplement une déception ; car en même temps il réunit les mercenaires et la cavalerie qu’il avait sous la main, et commença sa marche par terre. Ses mouvements furent si rapides qu’il prévint toute opposition, — bien qu’il eût à traverser le territoire des Hêrakléotes et des Phokiens, qui étaient ses ennemis mortels, — et qu’il rejoignit les Thêbains sans danger en Bœôtia[35]. Mais quand les chefs thêbains lui demandèrent d’attaquer le camp lacédæmonien en flanc, par les hauteurs, tandis qu’eux-mêmes graviraient directement la colline pour l’attaquer en face, Jasôn déconseilla fortement de faire cette tentative comme trop périlleuse ; et il leur recommanda de laisser partir l’ennemi en vertu d’une capitulation. Contentez-vous (leur dit-il) de la grande victoire que vous avez déjà remportée. Ne la compromettez pas en tentant quelque chose de plus hasardeux encore, contre les Lacédæmoniens réduits au désespoir dans leur camp. Rappelez-vous qu’il y a peu d’années, vous étiez vous-mêmes désespérés, e que votre récente victoire est le fruit de ce sentiment même. Souvenez-vous que les dieux se plaisent à amener ces changements soudains de fortune[36]. Après avoir convaincu les Thêbains par ces représentations, il adressa aux Lacédæmoniens un message amical, leur rappelant leur dangereuse position aussi bien que le peu de fond à faire sur leurs alliés, — et s’offrant comme médiateur pour négocier en leur faveur une retraite sûre. Leur adhésion fut bientôt donnée ; et à sa demande, les deux parties conclurent une trêve qui assurait aux Lacédæmoniens la liberté de quitter la Bœôtia. Toutefois, malgré l’accord, le commandant lacédæmonien eut peu de confiance soit dans les Thêbains, soit dans Jasôn ; il craignit une fraude en vue de l’amener à quitter le camp et de l’attaquer dans sa marche. En conséquence, il donna dans le camp l’ordre public que chaque homme fût prêt à partir après le repas du soir, et à marcher de nuit vers le Kithærôn, dans le dessein de franchir cette montagne le lendemain matin. Après avoir mis l’ennemi sur cette fausse piste, il dirigea sa marche de nuit par une route différente est assez facile, d’abord vers Kreusis, ensuite vers Ægosthena dans le territoire mégarien[37]. Les Thébains ne firent pas d’opposition ; et il n’est pas probable qu’ils songeassent à quelque fraude, si l’on se rappelle que Jasôn était garant dans cette circonstance, et que lui, du moins, n’avait pas de motif pour manquer à sa parole.

Ce fut à 1Egosthena que les Lacédæmoniens faisant retraite rencontrèrent Archidamos, qui s’était avancé jusqu’à ce point avec les forces laconiennes, et attendait la jonction de ses alliés péloponnésiens. Le but de sa marche étant actuellement rempli, il n’avança pas plus loin. L’armement fut licencié, et Lacédæmoniens aussi bien qu’alliés retournèrent chez eux[38].

Dans toutes les communautés, le retour de tant de soldats vaincus, rendus libres en vertu d’une capitulation par l’ennemi, eût été une scène de deuil. Mais à Sparte il était gros de graves et dangereuses conséquences. Si terribles étaient le mépris et l’ignominie accumulés sur le citoyen spartiate qui survivait à une défaite, que la vie lui devenait entièrement intolérable. Le fait seul suffisait pour le condamner, sans qu’il y eût d’enquête en vue de trouver des circonstances justificatives ou atténuantes. Aucun citoyen à Sparte ne voulait lui parler ni être vu comme son compagnon de tente, de jeu ou de chœur ; aucune autre famille ne voulait contracter de mariage avec la sienne ; si on le voyait se promener avec un air joyeux, il était frappé et maltraité par les passants, jusqu’à ce qu’il reprît cette humilité visible que l’on supposait convenir à sa position dégradée. Ce rigoureux traitement (que nous fait connaître le panégyriste Xénophon)[39], sert à expliquer la satisfaction du père et de la mère spartiates, quand ils apprenaient que leur fils était au nombre des guerriers tués et non parmi les survivants. Les troupes spartiates avaient rarement jusqu’alors essuyé de défaite. Mais dans le cas des prisonniers à Sphakteria, quand ils avaient été relâchés de la captivité et ramenés pour une existence dégradée à Sparte, on avait éprouvé quelque inquiétude, et l’on avait jugé quelques précautions nécessaires pour les empêcher de devenir des mécontents dangereux[40]. Ici c’était un autre cas encore plus formidable. Les vaincus revenant de Leuktra étaient nombreux, tandis que les cruelles pertes essuyées dans la bataille attestaient amplement leur bravoure. Sachant combien il était dangereux de leur imposer le système établi, les éphores soumirent le cas à Agésilas, qui proposa que pour ce cas et ce moment on laissât dormir les peines habituelles ; quitte à les faire revivre plus tard et à les remettre en vigueur comme auparavant. Telle fut la mesure qui fut adoptée en conséquence[41], de sorte qu’il fut permis à ceux qui survécurent à cette fatale bataille de se mêler avec les autres citoyens sans déshonneur ni dégradation. La mesure était dans le fait doublement nécessaire, à considérer le petit nombre collectif de citoyens jouissant des droits complets, nombre qui tendait toujours à décliner, — par la nature des privilèges politiques spartiates combinés avec les exigences de l’éducation spartiate[42], — et ne pouvait supporter même une aussi grande diminution que celle des quatre cents citoyens tués à Leuktra. À Sparte (dit Aristote) ne pouvait résister à une seule défaite, mais elle fut ruinée à cause du petit nombre de ses citoyens[43].

La cause signalée ici par Aristote, comme expliquant la perte entière d’ascendant au dehors et la diminution capitale tant de pouvoir que d’inviolabilité à l’intérieur, que l’on verra actuellement fondre coup sur coup sur Sparte, était indubitablement réelle et importante. Mais un fait plus important encore fut le changement d’opinion produit partout en Grèce par rapport à Sparte, par le coup soudain de la bataille de Leuktra. Tout le prestige et toutes les anciennes associations d’idées qui se rattachaient à son pouvoir établi depuis si longtemps s’évanouirent ; tandis que l’hostilité et les craintes, inspirées tant par elle-même que par ses partisans, mais jusqu’alors contenues en silence à contrecœur, — éclatèrent alors et se manifestèrent ouvertement.

L’ascendant, exercé jusqu’à cette époque par Sparte au nord du golfe Corinthien, en Phokis et ailleurs, fut perdu pour elle, et se partagea entre les Thébains victorieux et Jasôn de Pheræ (371 av. J.-C.). Les Thêbains et les confédérés bm6tiens, qui étaient actuellement avec eux dans une cordiale sympathie, montés jusqu’à l’enthousiasme par leur récent succès, étaient avides de gloires nouvelles, et se soumettaient volontiers à toutes les exigences de l’éducation militaire, tandis que sous un chef tel qu’Épaminondas, on tirait si bon parti de leur ardeur, qu’ils devenaient meilleurs soldats de mois en mois[44]. Les Phokiens, hors d’état de se défendre seuls, se placèrent volontiers sous la protection des Thêbains, — comme leur étant moins vivement hostiles que le Thessalien Jasôn, — et conclurent axer, eux des engagements de défense et d’alliance mutuelles[45]. Les cités d’Eubœa avec les Lokriens (tant Epiknémidiens qu’Opontiens), les Maliens et la ville d’Hêrakleia, suivirent leur exemple. Cette dernière ville était actuellement sans défense ; car Jasôn, en revenant de Bœôtia en Thessalia ; l’avait attaquée et en avait détruit les fortifications, vu que par sa situation importante prés du défilé des Thermopylæ, elle pouvait aisément être occupée comme position pour l’empêcher d’entrer dans la Grèce méridionale[46]. La ville bœôtienne d’Orchomenos, qui avait tenu avec les Lacédæmoniens même jusqu’à la dernière bataille, était actuellement tout à fait sans défense ; et les Thêbains, extrêmement exaspérés contre ses habitants, étaient disposés à les réduire en esclavage et à détruire la cité. Quelque cruelle que fût cette proposition, elle n’aurait pas excédé lès rigueurs habituelles de la guerre, ni même ce qui serait échu à Thèbes, si Kleombrotos avait été victorieux à Leuktra. Mais les remontrances énergiques d’Épaminondas empêchèrent qu’elle ne fût mise à exécution. Également distingué pour la douceur de son caractère que pour ses vues à longue portée, il rappela à ses compatriotes qu’aspirant présentement à acquérir l’ascendant en Grèce, il était essentiel qu’ils se fissent une réputation par une modération de conduite non inférieure à leur courage militaire, qu’attestait leur récente victoire[47]. En conséquence, on pardonna aux Orchoméniens qui se soumirent, et on les réadmit comme membres de la confédération bœôtienne. Toutefois, on n’étendit pas la même clémence jusqu’aux Thespiens. Ils furent chassés de Bœôtia, et leur territoire annexé à Thèbes. On se rappellera qu’immédiatement avant la bataille de Leuktra, quand Épaminondas fit proclamer que ceux des Bœôtiens qui n’étaient pas attachés de cœur à la cause thêbaine pouvaient se retirer, les Thespiens avaient profité de la permission, et étaient partis[48]. Les Thespiens fugitifs trouvèrent, comme les Platæens, un asile à Athènes[49].

Tandis que Thèbes consacrait le souvenir de sa victoire par l’érection d’un trésor[50] à Delphes, et par la dédicace de pieuses offrandes dans ce sanctuaire, — tandis que l’organisation militaire de la Bœôtia recevait ce perfectionnement si marqué, et que le groupe d’États dépendants attachés à Thèbes devenait ainsi plus considérable, sous l’habile administration d’Épaminondas, — Jasôn en Thessalia grandissait également en puissance de jour en jour. Il était tagos de toute la Thessalia, avec ses voisins tributaires lui obéissant complètement, — avec la Macédoine dépendante de lui en partie, — et avec des forces mercenaires, bien payées, bien instruites, plus nombreuses qu’il n’en avait jamais été réuni en Grèce. Quand, en revenant de Bœôtia en Thessalia, il avait démantelé Hêrakleia, il avait ouvert le défilé des Thermopylæ de manière à être sûr d’entrer dans la Grèce méridionale toutes les fois qu’il le voudrait. Son habileté et son ambition personnelles, combinées avec son grand pouvoir, inspiraient une alarme universelle ; car personne ne savait où il dirigerait ses armes : serait-ce vers l’Asie, contre le roi de Perse, comme il aimait à s’en vanter[51], — ou au nord contre les cités de la Chalkidikê, — ou au sud contre la Grèce.

Le plan mentionné en dernier lieu parut le plus probable, au commencement de 370 avant J.-C., six mois après la bataille de Leuktra : car Jasôn annonça distinctement son intention d’assister à la fête Pythienne (dont l’époque était vers le 1er août, 370 avant J.-C., près de Delphes), non seulement avec des présents et des sacrifices magnifiques à offrir à Apollon, mais encore à la tête d’une nombreuse armée. On avait donné l’ordre que ses troupes se tinssent prêtes pour un service militaire[52], — vers le temps où la fête devait être célébrée ; et on avait envoyé partout des réquisitions, demandant à tous ses tributaires des victimes pour le sacrifice Pythien, jusqu’à un chiffre qui n’était pas inférieur à 1.000 taureaux et 10.000 moutons, chèvres et porcs, outre un taureau de choix qui devait prendre la tète dans la procession, et pour lequel on devait donner une couronne d’or. Jamais auparavant un pareil honneur n’avait, été fait au dieu ; car ceux qui venaient offrir un sacrifice se contentaient habituellement d’un seul animal ou de plusieurs nourris dans la plaine voisine de Kirrha[53]. Nous devons toutefois nous rappeler que cette fête Pythienne de 370 avant J.-C. se présentait dans des circonstances particulières : car les deux fêtes précédentes en 374 et en 378 avant J.-C. ont dû être comparativement peu fréquentées, par suite de la guerre entre Sparte et ses alliés d’un côté et Athènes et Thèbes de l’autre, — et aussi de l’occupation de la Phokis par Kleombrotos. Aussi la fête de 370 avant J.-C., qui suivit immédiatement la paix, parut-elle justifier le déploiement extraordinaire de pieuse magnificence, destiné à suppléer aux tributs mesquins offerts au dieu pendant les deux précédentes, tandis qu’on alléguait les dispositions hostiles des Phokiens pour excuser les forces militaires qui devaient accompagner Jasôn.

Mais il y avait d’autres intentions, auxquelles on croyait en général, bien qu’elles ne fussent pas annoncées formellement, et auxquelles aucun Grec ne pouvait songer sans inquiétude. On affirmait que Jasôn était sur le point de s’arroger la présidence et la célébration de la fête, qui appartenait de droit à l’assemblée Amphiktyonique. De plus, on craignait qu’il ne voulût mettre la main sur les riches trésors du temple de Delphes, projet qui, disait-on, avait été conçu par le despote syracusain Denys quinze ans auparavant, conjointement avec l’Épirote Alketas, qui dépendait alors de Jasôn[54]. Comme il n’y avait pas de moyen visible de parer ce coup, les Delphiens consultèrent le dieu pour savoir ce qu’ils devaient faire si Jasôn approchait du trésor ; alors le dieu répondit qu’il y veillerait lui-même, — et il tint parole. Cet entreprenant despote, à la fleur de son âge et à l’apogée de son histoire, périt d’une manière tout à fait inattendue avant que le jour de la fête arrivât[55]. Il avait passé sa cavalerie en revue près de Pheræ, et il était assis pour recevoir les pétitionnaires et leur répondre, quand sept jeunes gens s’approchèrent, se disputant virement en apparence, et en appelant à lui pour qu’il réglât leur différend. Dès qu’ils furent près, ils se jetèrent sur lui et le tuèrent[56]. L’un d’eux fut tué sur place par les gardes, et un autre également comme il montait à cheval ; mais les cinq autres parvinrent à gagner des chevaux tout préparés pour eux et à se mettre, en galopant, hors d’atteinte. Dans la plupart des cités grecques que visitèrent ces fugitifs, ils furent reçus avec un honneur distingué, comme ayant délivré le monde grec d’un homme qui inspirait une alarme universelle[57], maintenant que Sparte était hors d’état de lui résister, tandis qu’aucune autre puissance n’avait encore pris sa place.

Jasôn fut remplacé dans sa dignité, par deux frères, — Polyphrôn et Polydôros : mais ils n’eurent ni son pouvoir ni son talent. S’il eût vécu plus longtemps, il aurait influé très sérieusement sur les destinées subséquentes de la Grèce. Quelle autre chose aurait-il fait, c’est ce que nous ne pouvons dire ; mais il serait intervenu considérablement dans le développement de la puissance thébaine. Thèbes gagna beaucoup à sa mort, bien qu’en en étant complètement innocente, et bien qu’en alliance avec lui jusqu’à la fin, au point que sa veuve y alla résider pour être en sûreté[58]. Épaminondas fut délivré d’un rival très formidable, tandis que les corps des alliés thêbains au nord de la Bœôtia devinrent beaucoup plus dépendants qu’ils ne l’auraient été, s’il y avait eu une puissance rivale comme celle de Jasôn de Thessalia. Les trésors du dieu furent préservés pendant quelques années de plus, pour être pillés par une autre main.

Tandis que ces choses se passaient dans la Grèce septentrionale, pendant les mois qui suivirent immédiatement la bataille de Leuktra, il s’était présenté dans le Péloponnèse des événements non moins sérieux et non moins propres à émouvoir. Le traité juré à Sparte vingt jours avant la bataille obligeait les Lacédæmoniens à licencier leurs forces, à éloigner tous leurs harmostes et toutes leurs garnisons, et à laisser toute cité subordonnée à sa propre liberté d’action. Comme ils ne se firent pas scrupule de violer le traité en vertu de l’ordre envoyé par Kleombrotos, ils ne furent probablement pas empressés d’exécuter les autres conditions ; bien que des officiers fussent nommés, dans le dessein exprès d’aller partout voir si l’évacuation des cités était réellement mise à effet[59]. Mais elle ne fut probablement pas accomplie en vingt jours ; et peut-être n’aurait-elle jamais été accomplie autrement que nominalement, si Kleombrotos avait été heureux en Bœôtia. Mais après ces vingt jours arriva la sinistre nouvelle du sort de ce prince et de son armée. La puissance invincible de Sparte était brisée : elle n’avait pas un homme dont elle pût se passer pour maintenir son ascendant à l’étranger. Ses harmostes disparurent immédiatement (comme ils avaient disparu des cités asiatiques et insulaires vingt-trois ans auparavant, immédiatement après la bataille de Knidos)[60] et revinrent à Sparte. Et ce ne fut pas tout. L’ascendant lacédæmonien avait été maintenu partout par des oligarchies ou des dékarchies locales, qui avaient été pour la plupart violentes et oppressives. C’est contre les gouvernements, privés actuellement de leur appui étranger, que le torrent longtemps accumulé du mécontentement intérieur s’élança avec une force irrésistible, stimulée probablement par les exilés de retour. On se vengea de leur mauvais gouvernement d’autrefois par des sentences et des proscriptions rigoureuses, qui allèrent jusqu’à une grande injustice réactionnaire ; et les personnes bannies par cette révolution anti-spartiate devinrent si nombreuses, qu’elles inquiétèrent et alarmèrent sérieusement les gouvernements nouvellement établis. Telles furent les commotions qui, pendant la dernière moitié de 371 avant J.-C., troublèrent maintes villes péloponnésiennes, — Phigaleia, Phlionte, Corinthe, Sikyôn, Megara, etc., bien qu’avec de grandes différences locales tant dans le détail que dans le résultat[61].

Mais la cité où la commotion intestine se fit sentir sous sa forme la plus violente, ce fut Argos. Nous ne savons pas comment ce fait se rattachait à l’état général de la politique grecque à l’époque ; car Argos n’avait été en aucune manière sujette de Sparte, ni membre de la confédération spartiate, ni (autant que nous le savons) mêlée à la récente guerre, depuis la paix d’Antalkidas en 387 avant J.-C. Le gouvernement argien était une démocratie, et les chefs populaires étaient pleins de véhémence dans leurs dénonciations contre le parti d’opposition oligarchique, — qui se composait d’hommes riches et appartenant à des familles d’un rang élevé. Ces derniers, dénoncés ainsi, formèrent une conspiration pour renverser le gouvernement par la force. Mais la conspiration fut découverte avant l’exécution, et quelques-uns des conspirateurs soupçonnés furent mis à la torture, interrogés et sommés de révéler leurs complices ; dans cet interrogatoire, l’un d’eux déposa contre trente citoyens éminents. Le peuple, après un jugement précipité, mit à mort ces trente hommes, et confisqua leurs biens, tandis que d’autres se tuèrent pour échapper au même sort. La crainte et la colère du peuple, exaspéré par les chefs populaires, devinrent si furieuses, qu’il continua ses exécutions jusqu’à ce qu’il eût mis à mort douze cents (ou comme quelques-uns le disent, quinze cents) des principaux citoyens. Enfin les chefs populaires finirent par être fatigués et effrayés de ce qu’ils avaient fait ; alors le peuple fut excité contre eux jusqu’à la furie, et les mit à mort également[62].

Cette sombre série d’événements fut appelée le skytalisme, ou mort donnée à coups de bâton, de l’instrument (comme on nous le dit) à l’aide duquel ces exécutions multipliées furent consommées, bien que le nom semble plutôt indiquer une insurrection populaire que des exécutions calculées. Nous connaissons les faits trop imparfaitement pour pouvoir en conclure rien de plus que le jeu brutal d’une passion politique furieuse au milieu d’une population telle que celle d’Argos ou de Korkyra, où il n’y avait (comme à Athènes) ni goût de la parole, ni habitude d’être guidé par elle et d’entendre les deux côtés de toute question complètement discutés. Cicéron fait remarquer qu’il n’avait jamais entendu parler d’aucun orateur argien. L’acrimonie de Démosthène et d’Æschine se déchargeait dans un éloquent échange de reproches, tandis que l’assemblée ou le dikasterion décidait ensuite entre eus. On nous dit que le peuple athénien assemblé, en apprenant la nouvelle du skytalisme à Argos, en fut si blessé, qu’il fit accomplir autour de l’assemblée la solennité de purification[63].

Bien que Sparte vît ainsi ses partisans de confiance déposés, chassés ou maltraités, dans tant de villes péloponnésiennes, — et bien qu’il n’y eût pas jusqu’à présent d’intervention thêbaine à l’intérieur de l’isthme, soit actuelle, soit prochaine, — cependant elle était profondément découragée et incapable d’aucun effort soit pour assurer une protection, soit pour soutenir un ascendant. Une seule défaite l’avait réduite à la nécessité de combattre pour défendre le foyer et la famille[64] ; probablement aussi les dispositions de ses Periœki et de ses Ilotes en Laconie réclamaient, toutes ses forces aussi bien que toute sa vigilance. En tout cas, son empire et son influence sur les sentiments des Grecs hors de la Laconie furent soudainement anéantis, à un degré qui nous étonne, quand nous nous rappelons qu’ils étaient devenus une sorte de tradition dans l’esprit grec, et que, seulement neuf ans auparavant, ils s’étaient étendus aussi loin qu’Olynthos. Ce qui montre combien son ascendant avait complètement passé, c’est une remarquable mesure prise par Athènes, vraisemblablement vers la fin de 371 avant J.-C., environ quatre mois après la bataille duc Leuktra. Un grand nombre d’entre les cités péloponnésiennes, bien qu’elles eussent perdu et leur crainte et leur respect pour Sparte ; désiraient encore rester membres d’une alliance volontaire sous la présidence de quelque cité considérable. Les Athéniens profitèrent de ce sentiment pour leur envoyer dies ambassadeurs et pour les inviter à entrer dans une ligue commune à Athènes, sur la base de la paix d’Antalkidas et de la paix récemment jurée à Sparte[65]. Beaucoup d’entre elles, obéissant à l’appel, formèrent un engagement à l’effet suivant : J’adhérerai à la paix envoyée par le roi de Perse, et aux résolutions des Athéniens et des alliés en général. Si l’une des cités qui ont prononcé ce serment est attaquée, je l’aiderai de tout mon pouvoir. Rien ne nous dit ni quelles furent les cités qui jurèrent à cet engagement, ni leur nombre ; nous reconnaissons indirectement que Corinthe en faisait partie[66] ; mais les Eleiens le refusèrent, pour le motif que leur droit de souveraineté sur les Marganeis, les Triphyliens et les Skillontiens n’était pas reconnu. Toutefois, la formation de la ligue elle-même, avec Athènes nomme État président, est un fait frappant, en ce qu’il prouve que Sparte était soudainement renversée du trône, et qu’il était pour elle un avis qu’elle aurait dorénavant à se mouvoir dans son orbite séparée, comme Athènes après la guerre du Péloponnèse. Athènes prenait la place de Sparte dans la qualité d’Etat présidant la confédération péloponnésienne, et garant de la paix jurée, bien qu’on ne comprît pas polir cela que les cités qui entraient dans cette nouvelle alliance rompissent avec leur ancien président[67].

Un autre incident aussi qui, selon toute apparence, se présenta vers le même temps, bien que nous ne puissions pas indiquer sa date exacte, — sert à marquer le changement opéré dans la position de Sparte. Les Thêbains lui intentèrent une accusation dans l’assemblée des Amphiktyons, pour la capture illégale de leur citadelle, la Kadmeia, par Phœbidas, pendant une paix jurée, et pour la sanction donnée à cet acte par les autorités spartiates, en retenant et en occupant la place. Le conseil amphiktyonique déclara les Spartiates coupables, et les condamna à une amende de 500 talents. Comme l’amende ne fut pas payée, l’assemblée, après un certain intervalle, la doubla ; mais la seconde sentence resta sans exécution aussi bien que la première, vu qu’il n’y avait aucun moyen de l’imposer par la forcé[68]. Probablement, ni ceux qui intentèrent l’accusation ni ceux qui votèrent ne s’attendaient à ce que les Lacédœmoniens se soumissent en réalité à payer l’amende. Le plus qu’ils pouvaient faire, en manière de punition pour une pareille désobéissance, était de les exclure des jeux Pythiens, qui étaient célébrés sous la présidence des Amphiktyons ; et nous- pouvons présumer qu’ils furent réellement exclus ainsi.

Toutefois l’incident mérite une mention particulière, à. plus d’un point de vue. D’abord, en ce qu’il indique la dignité amoindrie de Sparte. Depuis la victoire de Leuktra et la mort de Jasôn, Thèbes était devenue prépondérante, surtout dans la Grèce septentrionale, où se trouvait la majorité des nations ou des races votant dans l’assemblée amphiktyonique. C’est évidemment par l’ascendant de Thêbes que fut rendu ce vote de condamnation. Ensuite, en ce qu’il indique la tendance naissante, que nous verrons ci-après encore plus développée, à étendre les fonctions de l’assemblée amphiktyonique au delà, de sa sphère spéciale de solennités religieuses, et à en faire l’instrument d’une coercition ou d’une vengeance politique dans les mains de l’Etat prédominant. Dans le cours antérieur de cette histoire, un siècle entier s’était passé sans fournir l’occasion de mentionner l’assemblée amphiktyonique comme prenant part à des affaires politiques. Ni Thucydide ni Xénophon, bien que leurs histoires réunies couvrent soixante-dix ans, surtout de conflits helléniques, ne parlent jamais de cette assemblée. En effet, ce dernier ne mentionne même pas cette amende imposée aux Lacédæmoniens, bien qu’elle tombe dans la période de son histoire. Nous connaissons le fait seulement par Diodore et par Justin ; et malheureusement, comme fait nu, sans détails collatéraux ni préliminaires. Pendant lès soixante ou soixante-dix ans qui précédèrent la bataille de Leuktra, Sparte avait toujours eu sa confédération et son assemblée politiques régulières d’alliés réunies par elle-même son ascendant politique s’exerçait sur eux eo nomine, par une méthode plus directe et plus aisée que celle de pervertir l’autorité religieuse de l’assemblée amphiktyonique, même si une pareille manière d’agir lui était ouverte[69]. Mais lorsque Thèbes, après la bataille de Leuktra, devint l’État plus puissant individuellement, elle n’avait pas de confédération et d’assemblée établies d’alliés pareils pour sanctionner ses propositions et partager ou soutenir ses antipathies. Le conseil amphiktyonique, se réunissant alternativement à Delphes et aux Thermopylæ, et composé de douze races anciennes, appartenant principalement à la Grèce septentrionale, aussi bien que peu considérables en puissance pour la plupart, — se présentait comme un instrument commode pour ses desseins. Il y avait une certaine apparence de raison pour considérer la capture de la Kadmeia par Phœbidas comme une offense religieuse ; puisqu’elle avait été non seulement exécutée pendant la fête Pythienne, mais qu’elle était en elle-même une violation manifeste de la loi publique et des obligations interpolitiques reconnues entre cités grecques, obligations que, comme les autres, on croyait être sous la sanction des dieux, bien que probablement, si les Athéniens et les Platæens eussent porté une plainte semblable aux Amphiktyons contre Thêbes à l’occasion de sa tentative également injuste faite pour surprendre Platée en pleine paix pendant l’hiver de 431 av. J.-C. — Spartiates et Thêbains y auraient fait de la résistance. Toutefois, dans la circonstance actuelle, les Thêbains avaient contre Sparte un cas suffisamment plausible, surtout combiné avec leur ascendant dominant, pour avoir une majorité dans l’assemblée amphiktyonique, et, pour obtenir l’imposition de cette énorme amende. En elle-même la sentence ne produisit pas d’effet direct, ce qui explique le silence de Xénophon. Mais c’est le premier d’une série d’actes, se rattachant aux Amphiktyons, qui, comme on le verra ci-après, fut grosse de résultats sérieux pour la stabilité et l’indépendance grecques.

Parmi tous les habitants du Péloponnèse, il n’y en eut pas de plus fortement affecté par le récent, renversement de Sparte à Leuktra que les Arkadiens. Tegea, la plus importante de leurs cités, située sur la frontière de la Laconie, était gouvernée par une oligarchie entièrement dans l’intérêt de Sparte ; Orchomenos était du même sentiment ; et Mantineia avait été décomposée en villages séparés (environ quinze ans auparavant) par les Lacédæmoniens eux,-mêmes, acte d’injustice arrogante commise à l’apogée de leur puissance après la paix d’Antalkidas. Le reste de la population arkadienne se composait en grande partie de villageois, hommes grossiers, mais excellents soldats, et toujours prêts à suivre les drapeaux lacédæmoniens, aussi bien par vieille habitude et déférence militaire que par amour du pillage[70].

La défaite de Leuktra effaça cet ancien sentiment. Les Arkadiens non seulement cessèrent de compter sur la victoire et sur le pillage, au service de Sparte, mais ils commencèrent à s’imaginer que leur propre bravoure militaire n’était pas inférieure à celle des Spartiates, tandis que la disparition des harmostes les laissait libres de suivre leurs inclinations. Ce fut par les Mantineiens que le mouvement commença d’abord (371 av. J.-C.). Dépouillés de la vie municipale grecque, et condamnés à vivre en villages séparés, chacun sous son oligarchie propre dévouée aux Spartiates, ils avaient nourri une animosité profonde, qu’ils manifestèrent à la première occasion qui se présenta de déposer ces oligarchies et de se réunir de nouveau. La résolution fut adoptée unanimement de rétablir Mantineia avec ses murs, et de reprendre leur union politique, tandis que les chefs bannis par les Spartiates, lors de leur première intervention, y retournèrent sans doute alors pour se mettre les premiers à. l’œuvre[71]. Comme la destruction de Mantineia avait été l’un des actes les plus odieux de l’omnipotence spartiate, il y avait à ce moment une forte sympathie en faveur de son rétablissement. Un grand nombre d’Arkadiens d’autres côtés vinrent prêter le secours de leurs bras. En outre, les Eleiens dépêchèrent trois talents à titre de contribution pour subvenir à la dépense. Profondément mortifiés de cet acte, trop faibles cependant pour l’empêcher par la force, Ies Spartiates envoyèrent Agésilas avec des remontrances amicales. Comme il avait été attaché à la cité par des liens paternels d’hospitalité, il avait décliné le commandement de l’armée de coercition employée précédemment contre elle ; néanmoins, en cette occasion, les chefs mantineiens refusèrent de réunir leur assemblée publique pour entendre sa communication, le priant de vouloir leur faire connaître son dessein. En conséquence, il donna à entendre qu’il était venu non pas en vue d’empêcher le rétablissement de la cité, mais simplement pour demander qu’ils consentissent à le différer jusqu’à ce que le consentement de Sparte pût être donné en forme, consentement qui (promettait-il) ne tarderait pas à arriver, avec une belle souscription pour alléger la dépense. Mais les chefs mantineiens répondirent qu’il était impossible d’accéder à sa requête, puisqu’une résolution publique avait déjà été prise de poursuivre le travail sur-le-champ. Furieux d’un tel refus, hors d’état toutefois de s’en venger, Agésilas fut forcé de retourner à Sparte[72]. Les Mantineiens persévérèrent et achevèrent la reconstruction de leur cité, sur un emplacement uni, et avec une forme elliptique, entourée de murs et de tours bâtis avec le plus grand soin.

L’affront fait dans cette circonstance, et probablement fait avec intention, par les chefs mantineiens qui avaient été exilés eux-mêmes ou dont les sympathies avaient été pour les exilés, — ne fut que le prélude d’une série d’autres (qui seront racontés bientôt) encore plus amers et plus intolérables. Mais sans doute les éphores et Agésilas le ressentirent vivement, comme un symptôme public de la prostration dans laquelle ils étaient tombés si soudainement. Pour apprécier pleinement ce sentiment pénible, nous devons nous rappeler qu’un orgueil et un sentiment de dignité exagérés, individuels aussi bien que collectifs, fondés sur une supériorité militaire et acquis par une éducation d’une rigueur incroyable, — étaient le principal résultat intellectuel obtenu par tout élève de Lykurgue, et ratifié jusqu’alors comme légitime par le témoignage général de la Grèce. C’était sa principale récompense pour les cruelles fatigues, l’abnégation intense, la routine étroite, monotone, illettrée, dans lesquelles il était né et dans lesquelles il mourait. Comme individu, le citoyen spartiate était montré au doigt avec admiration aux jeux Olympiques et aux autres fêtes[73] ; tandis qu’il voyait sa cité suppliée par les peuples des régions les plus éloignées de la Grèce, et obéie presque partout près de sa propre frontière, comme État président panhellénique. Soudain, sans qu’il y eût, pour ainsi dire, de série préparatoire d’événements, il voyait actuellement cet orgueilleux sentiment de prérogative non seulement privé de son ancien tribut, mais blessé de la manière la plus mortifiante. Agésilas, surtout, fut d’autant plus sensible à cette humiliation, que non seulement il était Spartiate jusqu’au fond du cœur, mais encore qu’il avait la conscience d’avoir exercé plus d’influence qu’aucun roi avant lui, — d’avoir succédé au trône à un moment où Sparte était à l’apogée de sa puissance, — et, sentiment pénible, de l’avoir maintenant accompagnée, lui vieillard, dans sa dégradation actuelle, où ses fautes de jugement l’avaient amenée en partie.

De plus, Agésilas avait encouru l’impopularité parmi les Spartiates eux-mêmes, dont le chagrin prit la forme de l’inquiétude et du scrupule religieux. Nous avons déjà dit qu’il était, et avait été dès l’enfance, boiteux, difformité sur laquelle ses adversaires avaient vivement insisté (pendant la dispute entre lui et Léotychidês en 398 avant J.-C. pour le trône vacant) comme le rendant impropre à la dignité royale, et comme étant la calamité précise contre laquelle un ancien oracle avait prévenu en disant : — Prenez garde à un règne boiteux. Une interprétation ingénieuse donnée, par Lysandros, combinée avec un mérite personnel supérieur dans Agésilas et avec des soupçons au sujet da la légitimité de Léotychidês, avait fait alors repousser l’objection. Mais il avait toujours existé, même pendant les jours glorieux d’Agésilas, un parti qui pensait qu’il n’avait pas obtenu la couronne sous de : bons auspices. Et quand arriva l’humiliation de Sparte, la religion de chacun lui en suggéra promptement la cause[74]. Voilà ce qui résulte d’avoir négligé le bienveillant avertissement des dieux, et de s’être chargé d’un règne boiteux ! Toutefois, malgré cette impression fâcheuse, l’énergie et la bravoure réelles d’Agésilas, qui n’avaient pas abandonné même, un corps infirme et un âge de soixante-dix ans, furent plus indispensables à son pays que jamais. Il fut encore celui qui dirigea principalement ses affaires, condamné à la triste nécessité de se soumettre à cet affront mantineien, et aux outrages bien plus amers qui le suivirent, sans avoir le moindre pouvoir de s’y opposer.

 

À suivre

 

 

 



[1] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 1.

[2] Thucydide, IV.

[3] Diodore, XV, 33. Xénophon, Helléniques, VI, 4, 1. Diodore rapporte les assertions contenues dans ce chapitre à la paix entre Athènes et Sparte en 374 avant J.-C. J’ai déjà fait remarquer qu’elles appartiennent proprement à la paix de 371 avait J.-C., comme Wesselin le soupçonne dans sa note.

[4] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 3.

[5] Xénophon, Helléniques, VI, 31 20 ; Plutarque, Pélopidas, c. 20 ; Diodore, XV, 51.

[6] Plutarque, Agésilas, c. 28.

[7] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 2, 3.

[8] Il est dit qu’une nouvelle demande en forme fut envoyée à Thêbes, soit par les Lacédæmoniens de Sparte, soit par Kleombrotos de Phokis, pour que les cités bœôtiennes fiassent laissées autonomes, et que la demande fut repoussée (Diodore, XV, 51 ; Aristide, Orat. (Lenktr.) II, XXXIV, p. 644, éd. Dindorf). Mais une pareille mission parait très douteuse.

[9] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 3, 4 ; Diodore, XV, 55 ; Pausanias, IX, 13, 2.

[10] Kallisthenês, ap. Cicéron, de Divinatione, I, 34, Fr. 9, éd. Didot.

[11] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 7 ; Diodore, IV, 54 ; Pausanias, II, 13, 3 ; Plutarque, Pélopidas, c. 20, 21 ; Polyen, II, 3, 8.

Ce dernier rapporte que Pélopidas vit eu rive Skedasos, qui lui ordonna d’offrir sur cette tombe une vierge châtain aux femmes décédées. Pélopidas et ses amis furent fort embarrassés pour exécuter cet ordre ; plus d’un disait qu’il était nécessaire que quelque jeune tille se dévouât ou fût dévouée par ses parents, comme victime destinée à sauver le, pays, comme Menœkeus et Makaria des antiques légendes ; d’autres déclaraient l’idée cruelle et inadmissible. Au milieu du débat, une jument, avec une pouliche alezane, arrive en galopant, et s’arrêta à, quelques pas de là ; alors le prophète Theokritos s’écria : — Voici la victime demandée, envoyée par la providence spéciale des dieux. On saisit la pouliche alezane et on l’offrit en sacrifice sur la tombe, tout le monde étant plein d’une joie extrême dans la conviction que l’ordre des dieux avait été exécuté.

Le prophète Theokritos figure dans le traité de Plutarque De Genio Socratis (c. 3, p. 576 D) comme l’un des compagnons de Pélopidas dans la conspiration qui renversa l’oligarchie thébaine et chassa les Lacédœmoniens de la Kadmeia.

[12] Diodore, X V, 52-56, Plutarque, Pélopidas, c. 20.

[13] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 5.

[14] Polyen, II, 2, 2 ; Pausanias, IX, 13, 3 ; IX, 14, 1.

[15] Plutarque, Symposium, II, 5, p. 639 F.

[16] Pausanias (IX, 13, 4 : Cf. VIII, 6, 1) insiste beaucoup sur cette indifférence ou même sur cette perfidie des alliés. Xénophon en dit tout à fait assez pour certifier la réalité du fait (Helléniques, VI, 4, 15-24) ; voir également Cicéron. De Officiis, II, 7, 26.

Polyen a plus d’une anecdote relative à l’adresse que montrait Agésilas en combattant la pusillanimité ou l’abandon des alliés de Sparte (II, 1, 18-20).

[17] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 13, 14.

[18] Xénophon, Helléniques, VI, 4. 13, 14. Plutarque (Agésilas, c. 28) dit que mille Lacédæmoniens furent tués ; Pausanias (IX, 13, 4) porte le nombre à plus de mille ; Diodore mentionne quatre mille (XV, 56), ce qui, sans doute, est au-dessus de la vérité, bien que l’on puisse présumer à bon droit que le nombre donné, par Xénophon est quelque peu au-dessous. Denys d’Halicarnasse (Antiq. Rom., II, 17) avance que mille sept cents Spartiates périrent.

[19] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 15.

[20] Pausanias, IX, 13, 4 ; Plutarque, Apophth. Reg., p. 193 B ; Cicéron, de Officiis, II, 7.

[21] Pausanias, IX, 13, 4 ; Diodore, XV, 55.

[22] Pausanias, IX, 16, 3.

[23] C’est une date importante conservée par Plutarque (Agésilas, c. 28). Le congrès fut rompu à Sparte le 14 du mois attique skirrophorion (juin), le dernier mois de l’année de l’archonte athénien Alkisthenês ; la bataille fit livrée le 5 du mois attique d’hekatombæon, le premier mois de l’année attique suivante, de l’archonte Phrasikleidês, vers le commencement de juillet.

[24] Diodore diffère de Xénophon sur un point important qui se rattache à la bataille, en affirmant qu’Archidamos, fils d’Agésilas, fut présent et combattit, avec diverses autres circonstances, que je discuterai bientôt dans une prochaine note. Je suis Xénophon.

[25] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 8.

[26] Isocrate, dans le Discours VI, appelé Archidamus (composé environ cinq ans après la bataille, comme pour être prononcé par Archidamos, fils d’Agésilas, voir l’assertion qu’il met distinctement dans la bouche d’Archidamos.

Je prend cette assertion comme une bonne preuve de l’opinion réelle qu’avaient et Agésilas et Archidamos ; opinion d’autant plus naturelle, que les deux rois de Sparte contemporains étaient presque toujours en opposition, et à la tête de partis contraires ; et surtout vraie au sujet d’Agésilas et de Kleombrotos, pendant la vie de ce dernier.

Cicéron (copiant probablement Kallisthenês ou Éphore) dit, de Officiis, I, 24, 84 : — Illa plaga (Lacedæmoniis) pestifera, quà, quum Cleombrotus invidiam timens temere cum Épaminondà conflixisset, Lacedæmoniorum opes corruerunt. Polybe fait une remarque (IX, 23, nous ne savons pas de qui il l’emprunta), à savoir que la conduite de Kleombrotos pendant l’empire de Sparte fut marquée par des égards généreux pour les intérêts et les sentiments des alliés, tandis que celle d’Agésilas avait le caractère opposé.

[27] Diodore, XV, 55. Cf. Plutarque, Pélopidas, c. 23.

[28] V. Aristote, Politique, VIII, 3, 3, 5.

Cf. Xénophon, De Repub. Lac., XIII, 5, et Xénophon, Mémorables, III, 5, 13, 14.

[29] Thucydide, I, 71.

[30] Xénophon, Helléniques, II, 2, 3.

[31] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 16. Et Plutarque, Agésilas, c. 29.

Voir ce que dit Xénophon, après qu’il a raconté la défaite de la mora lacédæmonienne près de Lechæon, au sujet de la satisfaction et même du triomphe de ceux des Lacédæmoniens qui avaient perdu des parents dans la bataille, tandis que tous les, autres étaient affligés (Xénophon, Helléniques, IV, 5, 10). Cf. aussi Justin, XXVIII, 4, — la conduite après la défaite de Sellasia.

[32] Thucydide, II, 39.

[33] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 17-19.

[34] V. Thucydide, VII, 73.

[35] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 20, 21.

Toutefois, comme les Phokiens faisaient partie de l’armée défaite à Leuktra, il faut avouer que Jasôn avait moins à craindre à ce moment qu’à tout autre.

[36] Pausanias dit qu’immédiatement après la bataille, Épaminondas permit aux alliés de Sparte de partir et de retourner chez eux, permission dont ils profitèrent, de sorte que les Spartiates restèrent alors seuls dans le camp (Pausanias, IX, 14, 1). Cette circonstance est toutefois incompatible avec le récit de Xénophon (VI, 4, 26), et je la crois improbable.

Sievers (Geschichte, etc., p. 247) pense que Jasôn sauva les Spartiates en jouant et en trompant Épaminondas. Mais il me parait que l’assaut du camp spartiate était une entreprise difficile, dans laquelle il aurait péri plus de Thêbains que de Spartiates ; de plus, les Spartiates étaient maîtres du port de Kreusis, de sorte qu’il y avait peu de chance d’affamer le camp avant l’arrivée de renforts. La capitulation accordée par Épaminondas semble avoir été en réalité le parti le plus sage.

[37] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 22-25. Toutefois la route de Kreusis à Leuktra a dû être celle par laquelle arriva Kleombrotos.

[38] C’est ici l’endroit le plus convenable pour mentionner la différence, quant à la bataille de Leuktra, qui existe entre Diodore et Xénophon. J’ai suivi ce dernier.

Diodore (XV, 54) place et l’arrivée de Jasôn en Bœôtia et le départ d’Archidamos de Sparte non après, mais avant la bataille de Leuktra. Jasôn (dit-il) vint avec une armée considérable au secours des Thêbains, Il détermina Kleombrotos, qui doutait de la suffisance de soie propre nombre, à accepter une trêve et à évacuer la Bœôtia. Mais comme Kleombrotos était en marche vers Sparte, il rencontra Archidamos avec une seconde armée lacédæmonienne, en route pour la Bœôtia, par ordre des éphores, dans le dessein de le renforcer. En conséquence, Kleombrotos, se trouvant ainsi renforcé inopinément, viola ouvertement la trêve qui venait d’être conclue, et revint avec Archidamos à Leuktra. Là ils livrèrent la bataille, Kleombrotos commandant l’aile droite, et Archidamos la gauche ils essuyèrent une défaite complète, dans laquelle Kleombrotos fut tué, le résultat étant le même dans les deux récits.

Nous devons ici faire notre choix entre la narration de Xénophon et celle de Diodore. Que l’autorité du premier soit plus grande, généralement parlant, il n’est guère nécessaire de le faire remarquer ; néanmoins ses partialités philo-laconiennes deviennent assez manifestes et assez prépondérantes dans les derniers livres des Hellenica (où il remplit le pénible devoir de raconter l’humiliation de Sparte) pour donner quelque couleur aux soupçons de Palmerius, de Morus et de Schneider, qui croient que Xénophon a dissimulé la violation directe de la trêve de la part des Spartiates, et que les faits se passèrent réellement comme Diodore les a décrits. V. Schneider, ad Xenoph. Hellen., VI, 4, 5, 6.

Cependant on verra, en examinant les faits, qu’un pareil soupçon n’est pas admissible ici, et qu’il y a des raisons pour préférer le récit de Xénophon.

1° Il nous explique comment il se fît que les restes de l’armée spartiate, après la défaite de Leuktra, s’échappèrent de la Bœôtia. Jasôn arrive après la bataille, et détermine les Thêbains à leur accorder de se retirer en vertu d’une trêve ; Archidamos arrive également après la bataille pour le6 recueillir. Si la défaite avait été subie dans les circonstances mentionnées par Diodore, — Archidamos et les survivants n’auraient guère trouvé le moyen de s’échapper de la Bœôtia.

2° Si Diodore raconte exactement, il a du y avoir une violation de trêve de la part de Kleombrotos et des Lacédæmoniens aussi manifeste qu’aucune antre dans l’histoire grecque. Mais il n’y est jamais fait plus tard allusion par personne, parmi les méfaits des Lacédœmoniens.

3° Une partie, et une partie essentielle, du récit de Diodore, c’est qu’Archidamos fut présent à Leuktra et y combattit. Mais nous avons une preuve indirecte qui prouve presque qu’il n’y était pas. En lisant le discours d’Isocrate appelé Archidamus (Or. VI, sect. 91 10, 129) on verra que de pareilles observations n’auraient pu être placées dans la bouche d’Archidamos, s’il y avait assisté, et (naturellement) commandé conjointement avec Kleombrotos.

4° Si Diodore est exact, Sparte a dû lever une nouvelle armée chez les alliés, précisément après avoir juré la paix, qui exonérait ses alliés de tout ce qui ressemblait à une obligation de suivre son hégémonie, et une nouvelle armée, non dans le dessein de dégager des camarades défaits en Bœôtia, mais pour une pure agression contre Thêbes. Cela, pour ne pas dire plus, est extrêmement improbable.

Pour ces raisons, je m’attache, à Xénophon et je m’éloigne de Diodore.

[39] Xénophon, Rep. Lac., c. 9 ; Plutarque, Agésilas, c. 30.

[40] Thucydide, V, 34.

[41] Plutarque, Agésilas, c. 30 ; Plutarque, Apophth. Lacon., p. 214 B ; Apophth. Reg., p. 191 C ; Polyen, II, 1, 13.

Une suspension semblable de peines, pour l’occasion spéciale, fut ordonnée après la grande défaite d’Agis et des Lacédæmoniens par Antipater, 330 av. J.-C. Akrotatos, fils du roi Kleomenês, fut la seule personne à Sparte qui s’opposa h, la suspension (Diodore, XIX, 70). Il encourut la plus forte impopularité par cette opposition.

Cf. aussi Justin, XXVIII, 4, — décrivant le sentiment public à Sparte après la défaite de Sellasia.

[42] On trouvera une explication du droit de cité à Sparte dans le sixième chapitre du troisième volume de cette Histoire.

[43] Aristote, Politique, III, 6, 12.

[44] Xénophon, Helléniques, VI, 5, 24.

Ce sont de remarquables paroles sorties de la plume mal disposée de Xénophon. Cf. VII, 5, 12.

[45] Xénophon, Helléniques, VI, 5, 231 VII, 5, 4 ; Diodore, XV, 27.

[46] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 27 ; VI, 5, 23.

[47] Diodore, XV, 57.

[48] Pausanias, IX, 13, 3 ; IX, 14, 1.      

[49] Xénophon, Helléniques, VI, 3, 1. J’ai donné (dans une note dit précédent chapitre) les raisons que j’ai de croire que les Thespiens n’étaient pas άπόλιδες avant la bataille de Leuktra.

[50] Pausanias, X, 11, 4.

[51] Isocrate, Or. V (Philipp.) s. 141.

[52] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 30.

Je suis d’accord avec le docteur Arnold pour l’explication de ce passage (V. son Appendice ad Thucydide, V, 1, à la fin du second volume de son édition de Thucydide), en tant qu’opposée à celle de M. Fynes Clinton. En même temps, je ne pense pas que le passage prouve beaucoup en faveur de sa manière de voir, ni contre celle de M. Clinton, au sujet du mois de la fête pythienne, qui fut célébrée vers le 1er août, comme j’incline à le croire un peu plus tard que ne le suppose le docteur Arnold, un peu plus tôt que ne le pense M. Clinton. A considérer les mois lunaires des Grecs, nous devons noies rappeler que la fête ne coïncidait jamais avec le même mois, ni avec la même semaine de notre année.

Je ne puis être d’accord avec le docteur Arnold pour écarter l’assertion de Plutarque relativement à la coïncidence de la fête Pythienne avec la bataille de Korôneia.

[53] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 29, 30.

[54] Diodore, XV, 13.

[55] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 30.

Xénophon considère évidemment la disparition soudaine de Jasôn comme une conséquence de l’intention exprimée précédemment par le dieu de veiller sur son trésor.

[56] Xénophon, Helléniques, VI, 47 31, 32.

La cause qui provoqua ce meurtre est présentée différemment, cf. Diodore, XV, 60 ; Valère Maxime, IX, 30, 2.

[57] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 32.

La mort de Jasôn, dans le printemps ou au commencement de l’été de 370 avant J.-C., réfute le compliment que Cornélius Nepos (Timotheos, c. 5) fait à Timotheos, qui n’a jamais pu faire la guerre à Jasôn après 373 avant J.-C., époque à laquelle il reçut ce dernier à Athènes dans sa maison.

[58] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 37.

[59] Diodore, XV, 38.

[60] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 1-5.

[61] Diodore, IV, 39, 40, mentionne ces commotions comme s’étant fait sentir après la paix conclue en 374 avant J.-C., et non après la paix de 371 avant J.-C. Mais il est impossible qu’elles aient pu se produire après la première, qui, en réalité, fut violée presque aussitôt que jurée, — ne fut jamais mise à exécution, -et ne comprenait qu’Athènes et Sparte. J’ai déjà fait remarquer auparavant que Diodore semble avoir confondu ensemble, tant dans son esprit que dans son histoire, ces deux traités de paix, et avoir affirmé du premier ce qui appartient réellement au second. Les commotions qu’il mentionne se placent, de la manière la plus naturelle et la plus convenable, immédiatement après la bataille de Leuktra.

Il affirme que la même réaction contre la suprématie lacédæmonienne et ses représentants locaux dans les diverses cités s’opéra même après la paix d’Antalkidas, en 387 avant J.-C. (XV, 5). Mais si cette réaction commença à cette époque, elle a dit être promptement réprimée par Sparte, dont le pouvoir était alors entier et même en progrès.

On peut convenablement mentionner ici une autre circonstance qui, ainsi qu’on le prétend, se présenta après la bataille de Leuktra. Polybe (II, 39) et Strabon, qui vraisemblablement le copie (VIII, p. 384), affirment que. Sparte et Thèbes convinrent toutes deux de laisser leurs questions contestées de pouvoir à I’arbitrage des Achæens et de s’en remettre à leur décision. Bien que j’aie un grand respect pour l’autorité de Polybe, je ne puis ici concilier son assertion ni avec les faits qui arrivèrent incontestablement, ni avec la probabilité en général. Si l’on est jamais convenu d’un tel arbitrage, il n’a dû aboutir à rien, car la guerre continua sans interruption. Mais je ne puis me décider à croire qu’on y ait jamais consenti, soit à Thêbes, soit à Sparte. La confiance exubérante de la première, le sentiment de dignité de la part de la seconde, ont dix les détourner d’un pareil acte, et surtout de reconnaître des arbitres comme les cités achæennes, qui n’étaient que médiocrement estimées en 379 avant J.-C., bien qu’elles le fussent beaucoup un siècle et demi plus tard.

[62] Diodore, XV, 57, 58.

[63] Plutarque, Reip. Gerend. Præcep., p. 814 B. : Isocrate, Orat. V (Philip.) s. 58 : Cf. Denys d’Halicarnasse, Antiq. Roman., VII, 66.

[64] Xénophon, Helléniques, VII, 1, 10. Le découragement des Spartiates est révélé par les déclarations involontaires, bien qu’indirectes, de Xénophon, — non moins que par leur conduite actuelle. — Helléniques, VI, 5, 21 ; VIII, 1, 30-32. Cf. Plutarque, Axés, c. 20.

[65] Xénophon, Helléniques, VI, 5, 1, 3.

Dans ce passage, Morus et quelques autres critiques soutiennent que nous devons lire ούπω (qui ne semble être appuyé par aucun Mss.), à la place du σϋτω. Zeune et Schneider ont admis la nouvelle leçon dans le texte ; cependant ils doutent de la convenance du changement, et j’avoue que je partage leurs doutes. Le mot σϋτω s’explique, et donne un sens clair ; sens très différent de ούπω, il est vrai, — mais que cependant, selon toute probabilité, Xénophon a eu l’intention d’exprimer.

[66] Xénophon, Helléniques, VI, 5, 37.

[67] Ainsi les Corinthiens continuaient encore à rester les alliés de Sparte (Xénophon, Helléniques, VII, 4, 8).

[68] Diodore, XVI, 23-29 ; Justin, VIII, 1.

Nous pouvons supposer à bon droit qu’ils empruntent tous les deux à Théopompe, qui traita au long la mémorable Guerre Sacrée contre les Phokiens, qui commença en 355 avant .J.-C., et dans laquelle la conduite de Sparte fut déterminée en partie par cette sentence antérieure des Amphiktyons. V. Theopompi Fragm. 182-184, éd. Didot.

[69] V. Tittmann, Ueber den Bund der Amphiktyonen, p. 192-197 (Berlin 1812).

[70] Xénophon, Helléniques, V, 2, 19.

[71] Xénophon, Helléniques, V, 2, 6 ; VI, 5, 8.

[72] Xénophon, Helléniques, VI, 5, 4, 5. 

Pausanias (VIII, 8, 6 ; IX, 14, 2) dit que les Thêbains rétablirent la cité  de Mantineia. L’acte émana du mouvement spontané des Mantineiens et des autres Arkadiens, avant que les Thêbains eussent encore commencé à intervenir activement dans le Péloponnèse, de ce que nous les verrons bientôt faire. Mais il fut sans doute exécuté avec l’espoir de l’appui thêbain, et selon toute probabilité, il fut communiqué à Épaminondas, qui l’encouragea. Il fut la première d’une série de mesures anti-spartiates en Arkadia, que je raconterai bientôt.

On la cité de Mantineia construite alors n’était pas à la même place que celle qui fut démantelée en 385 avant J.-C., puisque la rivière Ophis ne la traversait pas, comme elle avait traversé la première, — ou autrement le cours de l’Ophis a changé. Si c’est le premier cas, il a dû y avoir trois emplacements successifs, le plus ancien de tous étant sur la colline appelée Ptolis, un peu au nord de Gurzuli. Ptolis était peut-être le plus considérable des premiers villages constitutifs. Ernst Curtius (Peloponnesos, p. 242) identifie la colline de Gurzuli avec la colline appelée Ptolis ; le colonel Leake distingue les deux, et place Ptolis sur sa carte au nord de Gurzuli (Peloponnesiaca, p 378-381). Le sommet de Gurzuli est à environ un mille de distance du centre de Mantineia (Leake, Pelopennes., p. 383).

Les murs de Mantineia, tels qu’ils furent reconstruits en 370 avant J.-C., forment une ellipse d’environ dix-huit stades, on un peu plus de deux milles de circonférence. Le grand axe de l’ellipse marque nord et sud, Elle était entourée d’un fossé plein d’eau, dont les eaux se réunissent en un seul cours à l’ouest de la ville, et forment un ruisseau que sir William Gell appelle l’Ophis (Itinerary of the Diorea, p. 142). La façade du mur est composée de pierres carrées taillées régulièrement ; il a environ 3 mètres d’épaisseur en tout, — 1 mèt. 21 pour un mur extérieur, 60 centim. pour un mur intérieur, et un espace intermédiaire de 1 mèt. 21, rempli de gravois. Il y avait huit portes doubles principales, chacune avec une approche sinueuse et étroite, défendue par une torr ronde de chaque côté. Il y avait des tours quadrangulaires, à une distance de 24 mètres, tout autour de la circonférence des murs (Ernst Curtius, Peloponnesiaca, p. 236, 237). Ce sont des restes instructifs, qui indiquent les idées des Grecs relativement à la fortification dit temps d’Épaminondas. Il parait que Mantineia n’était pas si considérable que Tegea, ville à laquelle Curtius attribue une circonférence de plus de 3 milles (= 4 kilom. 800 mèt.) (p. 253).

[73] Isocrate, Or. VI (Archidamus), s. 111.

[74] Plutarque, Agésilas, c. 30, 31, 34.