TREIZIÈME VOLUME
Le premier sentiment de triomphe des troupes grecques à. Kunaxa fit place, aussitôt qu’elles apprirent la mort de Cyrus, à l’effroi et à la douleur, accompagnés, d’un repentir inutile pour l’aventure dans laquelle lui et Klearchos les avaient entraînées. Probablement Klearchos lui-même se repentit aussi, et à juste titre, d’avoir montré élans sa manière de livrer la bataille si peu de prévoyance et si peu de souci soit des injonctions, soit de la sûreté de Cyrus. Néanmoins il conserva encore le ton d’un vainqueur sur le champ de bataille, et après des expressions de chagrin pour lé sort du jeune prince, il pria Proklês et Glus de retourner vers Ariæos pour lui répondre que les Grecs de leur côté étaient victorieux, sans qu’il restât aucun ennemi ; qu’ils étaient sur le point de marcher en avant contre Artaxerxés ; et que si Ariæos voulait se joindre à eux, ils le mettraient sur le trône qui avait été destiné à Cyrus. Tandis que cette réponse était portée à Ariæos par son ami particulier Menon et par les messagers, les Grecs se procurèrent un repas du mieux qu’ils purent ; comme ils n’avaient pas de pain, ils tuèrent quelques-unes des bêtes de somme, et ils allumèrent du feu, pour cuire leur viande, au moyen des flèches, des boucliers de bois des Égyptiens qui avaient été jetés sur le champ de bataille et des fourgons des bagages[1]. Avant qu’on eût pu recevoir une réponse quelconque d’Ariæos, on vit paraître des hérauts venant de la part d’Artaxerxés : parmi eux se trouvait : Phalinos, Grec de Zakynthos, et le chirurgien grec Ktêsias de Knidos, qui était au service du roi de Perse[2]. Phalinos, officier de quelque expérience militaire et dans la confiance de Tissaphernês, parla, lui-même aux commandants grecs ; il leur demanda de la part du roi, puisqu’il était actuellement vainqueur et qu’il avait tué Cyrus, de rendre leurs armes et de faire appel à sa clémence : A cette sommation, pénible au dernier point à une oreille grecque, Klearchos répondit que des hommes victorieux n’avaient pas l’habitude de mettre bas les armes. Étant appelé ensuite pour examiner le sacrifice qu’on était en train de faire, il laissa aux autres officiers le soin de continuer l’entrevue : ceux-ci firent à la sommation de Phalinos une réponse négative expresse : Si le roi se croit assez fort pour nous demander nos armes sans condition, qu’il vienne essayer de les prendre. — Le roi (répondit Phalinos) pense que vous êtes en son pouvoir, vous trouvant au milieu de son territoire, enfermés par des fleuves infranchissables et entourés par ses innombrables sujets. — Nos armes et notre valeur sont tout ce qui nous reste (repartit un jeune Athénien), nous ne serons pas assez insensés pour vous livrer notre seul et dernier trésor ; mais nous les emploierons à combattre encore pour vos trésors[3]. Mais, bien que plusieurs parlassent de ce ton résolu, il n’en manquait pas d’autres qui étaient disposés à encourager une négociation, disant qu’ils avaient été fidèles à Cyrus tant qu’il avait vécu et qu’ils seraient maintenant fidèles à Artaxerxés, s’il avait besoin de leurs services en Égypte ou ailleurs. Au milieu de ce pourparler, Klearchos revint, et Phalinos le pria de rendre une réponse au nom de tous. D’abord Klearchos demanda l’avis de Phalinos lui-même, en, faisant appel au sentiment commun de patriotisme hellénique, et s’attendant, ce qui était faire preuve de peu de jugement, que ce dernier encouragerait les Grecs à tenir bon. Si (répondit Phalinos) je vois une se ide change sur dix mille en votre faneur, dans le cas d’une lutte avec le roi, je vous conseillerai de refuser de rendre vos armes. Mais comme il n’y a pas de chance de sûreté pour vous contre la volonté du roi, je vous recommande de songer à votre sûreté du seul côté où elle se présente. Sentant la faute qu’il avait commise en posant la question, Klearchos répliqua : C’est là ton opinion. Maintenant reporte notre réponse : Nous pensons être de meilleurs amis du roi, si nous devons être ses amis, — ou des ennemis plus puissants, si nous devons être ses ennemis, — avec nos armes que sans elles. Phalinos, en se retirant, leur dit que le roi leur accordait une trêve tant qu’ils resteraient dans leur position présente ; — mais qu’il déclarait la guerre s’ils faisaient un mouvement, soit en avant, soit en arrière. Et Klearchos accéda à cette déclaration sans dire ce qu’il avait l’intention de faire[4]. Peu après le départ de Phalinos, revinrent les députés envoyés à Ariæos ; ils communiquèrent sa réponse, que les grands de Perse ne toléreraient jamais de prétentions de sa part à la couronne, et qu’il avait l’intention de partir le lendemain matin de bonne heure pour retourner ; si les Grecs désiraient l’accompagner, ils devaient le rejoindre pendant la nuit. Dans la soirée, Klearchos, convoquant les généraux et les lochagi (ou capitaines de lochi), leur fit connaître que le sacrifice du matin avait été de nature à défendre de marcher contre le roi, — défense dont il comprenait maintenant la raison, pour avoir appris depuis que le roi était de l’autre côté du Tigre, et par conséquent hors de leur atteinte ; mais qu’il’ était favorable pour rejoindre Ariæos. En conséquence, il donna des ordres pour une marche de nuit rétrograde le long de l’Euphrate, jusqu’à la station où ils avaient passé l’avant-dernière nuit avant la bataille. Les autres généraux grecs, sans avoir fait un choix formel de Klearchos comme chef, acquiescèrent tacitement à ses ordres, par un sentiment de sa décision et de son expérience supérieures, dans une conjoncture où personne ne savait quel parti proposer. La marche de nuit se fit heureusement, de sorte qu’ils rejoignirent Ariæos à la station précédente, vers minuit, non toutefois sans le symptôme alarmant que Miltokythês le Thrace passa au roi à la tête de trois cent quarante de ses compatriotes, en partie cavalerie, en partie infanterie. Le premier acte des généraux grecs fut d’échanger avec Ariæos des serments solennels de fidélité et de fraternité réciproques. Suivant une coutume ancienne et propre à faire impression, on tua un taureau, un loup, un sanglier et Un bélier, et on laissa couler leur sang dans le creux, d’un boucher, où les généraux grecs trempèrent une épée, et Ariæos avec ses principaux compagnons une lance[5]. Ce dernier, outre la promesse d’alliance, s’engagea aussi à conduire fidèlement les Grecs jusqu’à la côte asiatique. Klearchos se mit immédiatement à demander quelle route il se proposait de prendre, s’il retournerait par celle qu’ils avaient suivie en venant ou par une autre. A cela Ariæos répondit que la route par laquelle ils avaient marché était impraticable pour une retraite, à cause du manque complet de provisions pendant dix-sept jours de désert ; mais qu’il avait l’intention de suivre un autre chemin, qui, bien que plus long, serait assez productif pour leur fournir des provisions. Il y avait toutefois une nécessité (ajoutait-il), c’était que les deux ou trois premières journées de marche fussent d’une extrême longueur, afin qu’ils pussent se mettre hors de l’atteinte des forces du roi, qui ne seraient guère en état de les rejoindre ensuite avec des quantités d’hommes considérables. Ils avaient à ce moment fait 93 journées de marche[6] à partir d’Éphesos ou 90 à partir de Sardes[7]. La distance de Sardes à Kunaxa est, selon le colonel Chesney, d’environ 1.265 milles géographiques ou 1.464 milles anglais (= 235 myr. 5.576 mèt.). Il y avait eu au moins 96 jours de repos goûté à divers endroits, de sorte que le total de temps écoulé a dû être au moins de 189 jours ou un peu plus d’une demi année[8] ; mais il fut probablement plus grand, puisque quelques intervalles de repos ne sont pas spécifiés dans le nombre de jours. Comment revenir sur leurs pas ? Tel était maintenant le problème, en apparence insoluble. Il est vrai que, quant aux forces militaires de la Perse sur le champ de bataille, non seulement la facile victoire remportée à Kunaxa, mais plus encore la marche qu’ils avaient faite pendant un si long,espace sans trouver de résistance, ne leur laissaient pas d’appréhensions sérieuses[9]. Malgré cette grande étendue, tette population considérable et ces immenses richesses, ils avaient pu traverser la contrée la plus difficile et la plus défendable, et franchir à gué le large Euphrate sans coup férir ; bien plus, le roi avait reculé devant la pensée de défendre la longue tranchée qu’il avait fait creuser spécialement pour protéger la Babylonia. Mais les obstacles qui existaient entre eux et leurs foyers étaient d’un caractère tout différent. Comment pourraient-ils trouver leur chemin en arrière ou se procurer des provisions, au mépris d’une nombreuse cavalerie ennemie, qui, non sans efficacité même dans une bataille rangée, serait très formidable en s’opposant à leur retraite ? C’était Cyrus qui avait tracé tout entière la ligne de leur marche ascendante et fourni les provisions : — cependant, même avec de tels avantages. les provisions avaient été sur le point de manquer, dans une partie de la marche. Ils étaient actuellement, pour la première fois, appelés à songer à eux-mêmes et à se pourvoir, sans connaissance ni des routes, ni des distances, — sans guides dignes de confiance, — sans personne pour leur fournir ou même leur indiquer des provisions, — et dans un territoire entièrement hostile, traversé par ces fleuves qu’ils n’avaient aucun moyen de franchir. Klearchos lui-même ne connaissait pas le pays, ni aucun autre fleuve, à l’exception de l’Euphrate ; et dans le fait il ne semble pas avoir cru au fond du cœur qu’une retraite fût praticable sans le cous1entement du roi[10]. Le lecteur qui jette les yeux sur une carte d’Asie et qui se représente la situation de cette division grecque sur la rive gauche de l’Euphrate, près du 33° 30’ parallèle de latitude, — ne sera guère surpris du désespoir que durent éprouver les généraux ou les soldats. Et nous pouvons ajouter que Klearchos n’avait pas même l’avantage d’une telle carte et probablement d’aucune carte qui lui permît de régler sa marche. Dans ce dilemme, le premier mouvement et le plus naturel était de consulter Ariæos, qui (comme nous l’avons déjà dit) déclara, avec beaucoup de raison,-qu’un retour par la même route était impraticable, et qui promit de les conclure chez eux par un autre chemin, — plus long à la vérité, mais où l’on trouverait plus de provisions. Le lendemain matin, n l’aurore, ils commencèrent leur marche en se dirigeant à l’est, espérant qu’avant la nuit ils arriveraient à quelques villages du territoire babylonien, comme ils y parvinrent en effet[11], non toutefois avant d’avoir été, alarmés dans l’après-midi par l’approche supposée de quelque cavalerie des Perses et par des preuves que l’ennemi n’était pas loin, ce qui les engagea à ralentir leur marche en vue d’avoir un ordre plus circonspect. Aussi n’arrivèrent-ils pas aux premiers villages avant la nuit, et encore ces villages avaient-ils été pillés par l’ennemi pendant qu’il se retirait devant eux, de sorte qu’il n’y eut que les premiers arrivés sous Klearchos qui purent se procurer les logements, tandis que les troupes suivantes, venant dans les ténèbres, campèrent comme elles purent sans aucun ordre. Tout le camp fut une scène de cris, de disputes et même d’alarme pendant toute la nuit. On ne put avoir de provisions. Le lendemain matin de bonne heure, Klearchos ordonna aux soldats de prendre les armes, et désirant faire connaître la nature mal fondée de l’alarme, il fit annoncer par le héraut que quiconque dénoncerait la personne qui avait laissé entrer l’âne dans le camp la nuit précédente aurait pour récompense un talent d’argent[12]. Quel était le projet de route conçu par Ariæos, c’est ce que nous ne pouvons préciser[13], puisqu’il ne fut pas poursuivi plus loin. Car l’effet de l’arrivée inattendue des Grecs, comme s’ils allaient attaquer les ennemis, — et même les crie et les acclamations du camp pendant la nuit, — intimidèrent tellement les commandants des Perses qu’ils envoyèrent des hérauts le lendemain matin pour traiter d’unie trêve. Le contraste entre ce message et l’ordre hautain donné le jour précédent de mettre bas les armes, fut vivement senti par les officiers grecs et leur apprit que la vraie manière d’agir avec les Perses était une contenance hardie et agressive. Quand Klearchos fut informé de d’arrivée des hérauts, il les pria d’attendre aux avant-postes jusqu’à ce qu’il fût libre ; ensuite, ayant arrangé seps troupes dans le meilleur, ordre possible, avec une phalange compacte de chaque côté en vue, et les personnes non armées hors des regards il donna l’ordre d’admettre les hérauts. Il sortit pour aller à leur rencontre, entouré immédiatement de ses soldats les plus brillants et les mieux armés, et quand ils s’informèrent qu’ils étaient venus de la part du roi avec des instructions pour proposer une trêve et pour rapporter à quelles conditions les Grecs voudraient l’accepter, Klearchos répliqua brusquement : Eh bien, soit ! Allez dire au roi que notre première affaire doit être de combattre ; car, nous n’avons rien à manger, et personne n’osera parler d’une trêve, à des Grecs avant de commencer par leur fournir de quoi dîner. Les hérauts s’en retournèrent avec cette réponse ; mais ils revinrent très promptement, prouvant ainsi que le roi ou l’officier commandant était à une très petite, distance. Ils apportaient la nouvelle que le roi trouvait leur réponse raisonnable et avait envoyé des guides pour les conduire à un endroit où ils obtiendraient des provisions si la trêve devait être conclue. Après un délai et une hésitation affectés, en vue d’en imposer aux Perses, Klearchos conclut la trêve et demanda que les guides conduisissent l’armée dans les lieux où l’on pourrait avoir des provisions. Il fut très circonspect à maintenir un ordre exact pendant la marche, se chargeant lui-même de l’arrière-garde. Les guides les conduisirent par beaucoup de fossés et de canaux, pleins d’eau et creusés en vue de l’irrigation, quelques-uns si larges et si profonds qu’ils ne pouvaient être traversés sans des ponts. L’armée avait à faire des ponts pour l’occasion, au moyen de palmiers soit déjà tombés, sait coupés exprès. C’était une opération pénible, que Klearchos surveilla lui-même avec une rigueur particulière. Il portait sa lance dans la main gauche, son bâton dans la droite, employant ce dernier à châtier tout soldat qui semblait se ralentir, — et même se plongeant dans la vase et aidant de ses propres mains partout où il le fallait[14]. Comme on n’était pas dans la saison ordinaire d’irrigation pour les récoltes, il soupçonna que les canaux avaient été remplis en cette occasion exprès pour intimider les Grecs, en leur faisant comprendre les difficultés de leur marche future, et il désirait montrer aux Perses que ces difficultés n’étaient pas au-dessus de ce que l’énergie grecque pouvait aisément surmonter. Enfin ils parvinrent à certains villages indiqués par leurs guides comme quartiers et lieux riches en provisions ; et là pour la première fois ils eurent un échantillon de cette abondance incomparable du territoire babylonien, qu’Hérodote craint de décrire avec une précision numérique. Des quantités considérables de blé, — des dattes non seulement en grand nombre, mais d’une. beauté, d’une fraîcheur, d’une taille et d’une saveur telles, que pas un Grec n’en avait jamais ni vu ni goûté de pareilles, au point que ce fruit tel, qu’on l’importait en Grèce était dédaigné et laissé pour les esclaves, — du vin et du vinaigre, provenant tous deux également du dattier : c’est un luxe de jouissances que Xénophon est éloquent à décrire, après sa récente période de maigre chère et d’appréhension pleine d’anxiété, non sans mentionner aussi les maux de tête que cette nourriture nouvelle et sucrée, en quantité illimitée, lui occasionna ainsi qu’à d’autres[15]. Après trois jours passés dans ces quartiers, où ils se restaurèrent, ils eurent la visite de Tissaphernês, qui vint accompagné de quatre seigneurs persans et d’une suite d’esclaves. Le satrape commença à ouvrir une négociation, avec Klearchos et les autres généraux. Parlant au moyen d’un interprète, il leur dit que la situation de sa satrapie dans le voisinage de la Grèce lui inspirait un vif intérêt pour les Grecs de Cyrus et lui faisait désirer de les tirer de leur situation désespérée actuelle ; qu’il avait sollicité du roi la permission de les sauver, comme récompense personnelle pour avoir, été le premier à l’avertir des desseins de Cyrus et pour avoir été le seul Persan qui n’eût pas fui devant les Grecs à Kunaxa ; que le roi avait promis d’examiner ce point, et qu’il l’avait envoyé en même temps pour demander aux Grecs quel était leur dessein en voulant l’attaquer, et qu’il espérait que les Grecs lui donneraient une réponse conciliante à porter, afin qu’il pût avoir moins de difficulté à réaliser ce qu’il voulait faire dans leur intérêt. A cela, Klearchos, après avoir délibéré d’abord à part avec les autres officiers, répondit que l’armée s’était réunie et avait même commencé sa marche. sans aucun dessein d’hostilité à l’égard du roi, que Cyrus les avait emmenée dans le pays sous de faux prétextes ; mais qu’ils, avaient rougi de l’abandonner au milieu, du danger, puisqu’il les avait toujours traités généreusement ; que, puisque Cyrus était mort actuellement, ils n’avaient aucune vue hostile contre le roi, mais qu’ils désiraient seulement retourner chez eux ; qu’ils étaient prêts à repousser de tous les côtés les attaques hostiles, mais qu’ils ne seraient pas moins disposés à reconnaître la faveur ou l’assistance. Tissaphernês partit avec cette réponse ; il revint le surlendemain et les informa qu’il avait obtenu du roi la permission de sauver l’armée grecque, — bien que non sans une grande opposition, vu que beaucoup des conseillers persans soutenaient qu’il était indigne de la dignité du roi, de laisser échapper ceux qui l’avaient attaqué. Je sais prêt maintenant (dit-il) à conclure, un pacte et à échanger des serments avec vous, m’engageant à vous reconduire sûrement en Grèce, au milieu d’un pays ami et avec un marché régulier où vous pourrez acheter, des provisions. Vous devez stipuler de votre côté que vous payerez toujours vos vivres et que vous ne causerez au pays aucun dommage : si je ne vous fournis pas de provisions à acheter, vous serez libres de les prendre où vous pourrez en trouver. Les Grecs furent très contents de faire cette convention, qui fut jurée par Klearchos, les autres généraux et les lochagi, de leur côté, — et par Tissaphernês avec le beau-frère du roi, de l’autre, qui tous se touchèrent la main pour sceller la convention. Tissaphernês les quitta ensuite, leur disant qu’il allait retrouver le roi, faire ses préparatifs et revenir pour reconduire les Grecs chez eux, vu qu’il allait lui-même à sa propre satrapie[16]. Les assertions de Ktêsias, bien que nous ne les connaissions qu’indirectement et qu’elles ne doivent être admises qu’avec précaution, donnent lieu de croire que la reine Parysatis souhaitait décidément de voir réussir son fils Cyrus dans sa lutte pour le trône ; — que la première nouvelle qui lui fut apportée de la bataille de Kunaxa, annonçant la victoire de Cyrus, la remplit de joie, sentiment qui se changea en une douleur amère quand elle apprit sa mort ; — qu’elle fit périr dans d’horribles tortures tous ceux qui, bien qu’agissant au sein de l’armée persane et pour la défense d’Artaxerxés, avaient pris une part quelconque à la mort de Cyrus, — et qu’elle montra des dispositions favorables à l’égard des Grecs qui avaient soutenu ce prince[17]. Il peut sembler probable en outre que son influence ait pu être employée à leur procurer une retraite sans encombre, sans prévoir l’usage que fit plus tard Tissaphernês (comme on le verra bientôt) de la présente convention. Et à un point de vue, le roi des Perses avait intérêt à faciliter leur retraite ; car les mêmes circonstances qui rendaient la retraite difficile rendaient également les Grecs dangereux pour lui dans leur position actuelle. Ils étaient dans le cœur de l’empire persan, à soixante-dix milles (= 112 kil. 600 m.) de Babylone, dans une contrée non seulement d’une excessive fertilité, mais encore extrêmement facile à défendre, — surtout contre la cavalerie, à cause de la multiplicité des canaux, comme Hérodote le faisait remarquer relativement à la basse Égypte[18]. Et Klearchos pouvait dire à ses soldats grecs, — ce que Xénophon se préparait plus tard à leur dire à Kalpê, sur le Pont-Euxin, et ce que Nikias affirmait également à la malheureuse armée athénienne qu’il conduisait ensuite loin de Syracuse[19], — que partout où ils s’arrêtaient ils étaient assez nombreux et assez bien organisés pour devenir aussitôt une cité. Un corps de telles trompes pouvait aider efficacement et encouragerait peut-être la population babylonienne à secouer le joug des Perses et à se délivrer du prodigieux tribut qu’elle payait actuellement au satrape. Pour ces raisons, les conseillers d’Artaxerxés jugèrent avantageux de transporter les Grées au delà du Tigre, hors de la Babylonia, sans aucune possibilité d’y revenir. C’était en tout cas le premier objet de la convention. Et il était d’autant plus nécessaire de se concilier le bon vouloir des Grecs qu’il semble qu’il n’y avait qu’un seul pont sur le Tigre, pont auquel ils ne pouvaient parvenir que si on les engageait à s’avancer beaucoup plus loin dans l’intérieur de la Babylonia. Tel était l’état des craintes et des espérances des deux côtés, au moment ou Tissaphernês quitta les Grecs, après avoir conclu sa convention. Pendant vingt jours, ils attendirent son retour, sans recevoir de lui aucune communication, les Perses de Cyrus sous Ariæos étant campés près d’eux. Ce délai prolongé et non expliqué devint, après peu de jours, la source de beaucoup d’inquiétude pour les Grecs, d’autant plus qu’Arimos reçut dans cet intervalle plusieurs visites de ses amis- persans et des messages bienveillants de la part du roi, lui promettant amnistie, pour ses récents services sous Cyrus. Les effets de ces messages se firent sentir péniblement dans une froideur manifeste de conduite de la part de ses troupes persanes à l’égard des Grecs. Impatients et soupçonneux, les soldats grecs communiquèrent leurs craintes à Klearchos, lui disant que le roi avait conclu la récente convention seulement pour arrêter leurs mouvements jusqu’à ce qu’il eût réuni une armée plus considérable et bloqué les routes d’une manière plus efficace pour les empêcher de retourner. A cela Klearchos répondit : — Je sais tout ce que vous me dites. Cependant, si nous levons le camp, ce sera une violation de la convention et une déclaration de guerre. Personne ne nous fournira de provisions ; nous n’aurons pas de guides ; Ariæos nous abandonnera sur-le-champ, de sorte que ses soldats seront pour nous des ennemis au lieu d’amis. Y a-t-il un autre fleuve que nous devions traverser ? Je l’ignore ; mais nous savons que l’Euphrate lui-même ne pourra jamais être franchi, s’il y a là un ennemi pour nous résister. Nous n’avons pas non plus de cavalerie, — tandis que la cavalerie est la partie la meilleure et la plus nombreuse des forces de nos ennemis. Si le roi, avec tous ces avantages, désire réellement nous faire périr, je ne vois pas pourquoi il échangerait faussement tous ces serments et toutes ces solennités, et rendrait ainsi sa parole méprisable aussi bien aux yeux des Grecs qu’à ceux des barbares[20]. Ces mots de Klearchos sont remarquables en ce qu’ils attestent son désespoir absolu, et certainement très naturel, au sujet de la situation, — qui ne pouvait s’améliorer qu’au moyen de relations amicales avec les Perses, et ils prouvent aussi son ignorance de la géographie et du pays à traverser. Ce sentiment sert à expliquer la confiance imprudente qu’il eut plus tard en Tissaphernês. Cependant ce satrape, après vingt jours, revint enfin, avec son armée préparée pour retourner en Iônia, — avec la fille du roi, dont il venait de recevoir la main, — et avec un autre grand seigneur nommé Orontas. Tissaphernês prit la conduite de la marche, fournissant aux troupes grecques des provisions à acheter, tandis qu’Ariæos et sa division se séparèrent alors complètement des Grecs et se mêlèrent aux autres Persans. Klearchos et les Grecs les suivaient à la distance d’environ trois milles (près de 5 kil.) en arrière, avec un guide séparé pour eux-mêmes, non sans jalousie et méfiance, montrées parfois dans des conflits individuels, quand on recueillait du bois et du fourrage, entre eux et les Perses d’Ariæos. Après trois jours de marche, (c’est-à-dire apparemment trois jours calculés à partir du moment où ils commencèrent leur retraite avec Ariæos), ils arrivèrent au mur de Médie et le franchirent[21], poursuivant leur route en avant à travers le, pays de l’autre côté de ce mur ou côté intérieur. Il était de briques cimentées : avec du bitume ; il avait 30 mètres de hauteur et 6 de largeur on disait qu1l s’étendait dans une longueur de 20 parasanges (c’est-à-dire environ 112 kil. 600 m., si, nous comptons 30 stades par parasange) ; et qu’il n’était pas bien éloigné de Babylone. Deux journées de marche de plus, calculées à 8 parasanges, les amenèrent au Tigre. Pendant ces deux jours, ils franchirent deux grands canaux navigables, l’un d’eux sur un pont permanent, l’autre sur un pont temporaire posé sur sept bateaux. Des canaux d’une telle grandeur doivent probablement avoir été deux des quatre que Xénophon dit être tirés du Tigre, chacun d’eux à une parasange de distance de l’autre. Ils avaient 30 mètres de largeur et assez de profondeur même pour de lourds vaisseaux ; les eaux en étaient distribuées au moyen de canaux et de fossés plus petits pour l’irrigation du sol. Ces canaux tombaient, disait-on, dans l’Euphrate, ou plutôt peut-être ils aboutissaient à un canal principal plus considérable creusé directement de l’Euphrate au Tigre, chacun d’eux rejoignant ce canal plus grand à un point différent de son cours. A moins de 2 milles (près de 3 kil. 500 m.) du Tigre était une vaste et populeuse cité, nommé Sittakê, près de laquelle les Grecs assirent leur camp, sur la lisière d’un beau parc ou bois épais rempli d’arbres de toute sorte, tandis que tous les Perses traversèrent le Tigre au pont voisin. Comme Proxenos et Xénophon se promenaient là devant le camp après souper, on amena un homme qui demandait le premier aux avant-postes. Cet homme disait venir avec des instructions d’Ariæos. Il conseilla aux Grecs d’être sur leurs gardes, vu qu’il y avait des troupes cachées dans le bois adjacent, en vue de les attaquer pendant la nuit, — et aussi d’envoyer occuper le pont du Tigre, parce que Tissaphernês avait l’intention de le rompre, afin que les Grecs fussent pris entre le fleuve et le canal, sans pouvoir s’échapper. Pendant qu’on discutait cette information avec Klearchos, qu’elle alarma beaucoup, un jeune Grec présent fit remarquer que les deux choses avancées par cet homme se contredisaient l’une l’autre : en effet, si Tissaphernês avait l’intention d’attaquer les Grecs pendant la nuit, il ne romprait pas le pont, ce qui empêcherait ses propres troupes, qui étaient au delà du fleuve, de le traverser pour venir porter secours et priverait celles qui étaient en deçà de toute retraite, si elles étaient battues, — tandis que, si les Grecs avaient le dessous, ils n’auraient à leur disposition aucun moyen de s’échapper, que le pont continuât d’exister ou non. Cette remarque engagea Klearchos à demander au messager quelle étendue de terrain il y avait entre le Tigre et le canal. Le messager répondit qu’il y avait une grande étendue de terrain, comprenant beaucoup de villes et de villages considérables. En réfléchissant, à, cette communication, les officiers grecs finirent par conclure que le message était un stratagème imaginé par Tissaphernês pour les effrayer et accélérer leur passage du Tigre, dans l’appréhension qu’ils ne vinssent à former le plan de saisir ou de rompre le pont et d’occuper une position permanente dans le lieu où ils étaient, qui était une île, fortifiée d’un cite lias le Tigre, — et des autres côtés, par des canaux qui se coupaient entre l’Euphrate et le Tigre[22]. Une pareille île était une position défendable, ayant un territoire très productif avec de nombreux cultivateurs, propre à fournir un abri et des moyens d’hostilité à tous les ennemis du roi : Tissaphernês comptait, que le message communiqué alors ferait concevoir aux Grecs des craintes sur leur position actuelle et leur suggérerait l’idée de traverser le Tigre aussitôt que possible. Telle fut du moins l’interprétation que les officiers grecs donnèrent à sa conduite, interprétation extrêmement plausible, puisque, afin de gagner le pont du Tigre, il avait été obligé de conduire les troupes grecques dans une position assez belle pour qu’ils fussent tentés de s’y maintenir, — et puisqu’il savait de plus que ses propres desseins étaient purement perfides. Mais les Grecs, officiers aussi bien que soldats, étaient animés seulement du désir de revenir dans leurs foyers. Ils se fiaient, bien que non sans crainte, à la promesse faite par Tissaphernês de les conduire, et jamais ils ne songèrent un moment à prendre un poste permanent dans cette île fertile. Cependant ils ne, négligèrent pas la précaution d’envoyer la nuit une garde au pont du Tigre, qu’aucun ennemi ne vint attaquer. Le lendemain matin, ils franchirent le fleuve en corps, dans un ordre de bataille circonspect et défiant, et se trouvèrent sur la rive orientale du Tigre, — non seulement sans être attaqués, mais même sans apercevoir aucun Perse, excepté Glus l’interprète et quelques autres qui surveillaient leurs mouvements. Après avoir traversé le fleuve au moyen d’un pont posé sur trente-sept pontons, les Grecs continuèrent leur marche vers le nord, sur le côté oriental du Tigre, pendant quatre jours, jusqu’à la rivière Physkos : cette marche fut, dit-on, de vingt parasanges[23]. Le Physkos avait trente mètres de large avec un pont et la vaste cité d’Opis à côté. Là, à la frontière de l’Assyrie et de la Médie, la route allant des régions orientales à Babylone, rejoignait la roue septentrionale sur laquelle les Grecs marchaient. On vit un frère illégitime d’Artaxerxés à la tête de forces nombreuses qu’il conduisait de Suse à Ecbatane comme renfort pour l’armée royale. Cette grande armée s’arrêta pour voit lies Grecs passer, et Klearchos ordonna la marche en colonne de deux hommes de front, s’appliquant activement à maintenir Un ordre excellent, et faisant halte plus d’une fois. L’armée employa ainsi un temps si long à passer à côté de l’armée persane que son nombre parut plus grand qu’il n’était réellement, intime aux Grecs, tandis que l’effet produit sur les spectateurs persans fut très imposant[24]. Ici finissait l’Assyrie, et la Médie commençait. Ils marchèrent, encore : dans une direction septentrionale, pendant six jours à travers une partie de la Médie presque dépeuplée, avant d’arriver à. quelques villages florissants qui formaient une portion du domaine de la reine Parysatis ; probablement ces villages, faisant une exception si marquée au caractère désert du reste, de la marche, étaient situés sur le petit Zab, qui se jette dans le Tigre, et que Xénophon doit avoir traversé bien qu’il n’en fasse pas mention. Suivant l’ordre de marche stipulé entre les Grecs et Tissaphernês, ce dernier ne fournissait aux premiers qu’une certaine quantité de provisions à acheter ; mais à la présente halte, il permit aux Grecs de dévaster les villages qui étaient riches et remplis de subsistances de toute espèce, — sans cependant emmener les esclaves. Le désir qu’avait le satrape de faire, dans la personne de Parysatis, une insulte à Cyrus, comme étant son ennemi personnel[25], devint ainsi une sentence de ruiné pour ces infortunés villageois Une marche de cinq journées, appelée vingt parasanges, les amena aux bords de la rivière Zabatas, ou grand Zab, qui se jette dans le Tigre près d’une ville appelée aujourd’hui Senn. Pendant la première de ces cinq journées, ils virent sur l’autre rive du Tigre fine ville considérable appelée Kæpæ, d’où ils reçurent des secours de provisions, apportées par les habitants d’une rive à l’autre sur des radeaux que soutenaient des peaux enflées[26]. Sur les bords du grand Zab, ils s’arrêtèrent trois jours, — journées d’un intérêt sérieux et tragique. Après avoir toujours été dans des sentiments de défiance depuis la convention conclue avec Tissaphernês, ils avaient suivi pendant toute, la marche, avec des guides séparés à eux, à l’arrière de son armée, maintenant toujours leur campement à part. Pendant leur halte sur le Zab, il se présenta tant de manifestations diverses qui aggravèrent la méfiance, que des hostilités semblaient sur le point d’éclater entre les cieux camps. Pour obvier à ce danger, Klearchos demanda une entrevue à Tissaphernês, lui représenta l’attitude menaçante des affaires, et insista sur la nécessité d’arriver à une explication claire. Il chercha à faire comprendre au satrape que, outre les serments solennels qui avaient été échangés, les Grecs, de leur côté, ne pouvaient avoir de motif concevable de se quereller avec lui, qu’ils avaient tout à espérer de son amitié, et tout à craindre de son hostilité, jusqu’à la perte de toute chance d’un heureux retour ; que Tissaphernês aussi ne pouvait rien gagner à les faire périr, mais qu’il trouverait en eux, s’il le voulait, les instruments les meilleurs et les plus fidèles pour s’agrandir et conquérir les Mysiens et les Pisidiens, — comme Cyrus l’avait éprouvé pendant qu’il vivait. Klearchos termina sa protestation en priant Tissaphernês de lui dire quel rapporteur méchant avait rempli son esprit de soupçons sans fondement contre les Grecs[27]. Klearchos (répondit le Satrape), je me réjouis de t’entendre exprimer de si bons sentiments. Tu fais remarquer avec raison que si vous étiez pour méditer du mal contre moi, il retomberait sur vous-mêmes. Je te prouverai à mon tour que tu n’as de motif de te méfier ni du roi ni de moi. Si nous avions voulu vous faire périr, rien ne serait plus aisé. Nous avons des forces surabondantes pour ce dessein y a de vastes plaines dans lesquelles vous mourriez de faim, — outre des montagnes ou des rivières que vous ne pourriez franchir sans notre aide. Ayant ainsi dans nos mains les moyens de vous anéantir, et nous étant néanmoins engagés par des serments solennels à vous sauver, nous ne serons pas assez insensés et assez fourbes pour le tenter à ce moment, on nous attirerions sur nous la juste indignation des dieux. C’est mon affection particulière, pour nos voisins les Grecs, — et mon désir d’attacher à ma personne, par les liens de la reconnaissance, les soldats grecs de Cyrus, qui m’ont rendu désireux de vous conduire en Iônia sains et saufs. Car je sais que quand vous serez à mon service ; quoique le roi soit le seul homme qui puisse porter sa tiare droite sur sa tête, je pourrai porter la mienne droite sur mon cœur, en tout orgueil et toute confiance[28]. L’impression faite sur Klearchos par ces assurances fut si puissante qu’il s’écria : Assurément ces rapporteurs méritent le châtiment le plus sévère, qui essayent de nous rendre ennemis, nous qui sommes si bons amis l’un de l’autre, et qui avons tant de raisons pour l’être. Oui (répondit Tissaphernês), ils ne méritent pas moins ; et si, avec les autres généraux et les lochagi, tu viens demain dans ma tente, je te dirai quels sont les calomniateurs. Sois sûr (repartit Klearchos) que j’irai et que j’amènerai les autres généraux avec moi. Je te dirai en même temps quelles sont les personnes qui cherchent à nous prévenir contre vous. La conversation finit alors ; le satrape retint Klearchos à dîner, et le traita de la manière la plus hospitalière et avec la plus grande confiance. Le lendemain matin, Klearchos communiqua aux Grecs ce qui s’était passé, et il insista sur la nécessité que tous les généraux se rendissent chez Tissaphernês conformément à son invitation, afin de rétablir la confiance que d’indignes calomniateurs avaient ébranlée, et de punir ceux d’entre eux qui pourraient être des Grecs. Il répondit si expressément de la bonne foi et des dispositions bienveillantes du satrape à l’égard des Grecs, qu’il triompha de l’opposition d’un grand nombre des soldats qui, continuant encore à nourrir leurs premiers soupçons, représentèrent surtout combien il était imprudent de mettre tous les généraux à la fois au pouvoir de Tissaphernês. Les instances de Klearchos l’emportèrent. Lui-même, avec quatre autres généraux, — Proxenos, Menon, Agias et Sokratês, — et vingt lochagi ou capitaines, alla visiter le satrape dans sa tente ; deux cents soldats environ les accompagnaient, afin de faire des achats pour leur propre compte dans le marché du camp des Perses[29]. En arrivant aux quartiers de Tissaphernês, — éloignés d’environ trois milles (près de cinq kilomètres) du camp grec, suivant l’habitude, — les cinq généraux furent admis dans l’intérieur, tandis que les lochagi restèrent à l’entrée. Un pavillon de pourpre, hissé sur le sommet de la tente, trahit trop tard le dessein pour lequel on les avait invités à venir. Les lochagi, avec les soldats grecs qui les accompagnaient, furent surpris et massacrés, pendant que les généraux, dans l’intérieur, furent arrêtés, chargés de chaînes, et transportés comme, prisonniers à la cour de Perse. Là Klearchos, Proxenos, Agias et Sokratês furent décapites, après un court emprisonnement. La reine Parysatis dans le fait, par affection pour Cyrus, non seulement procura beaucoup de soulagement à Klearchos dans la prison (par l’entremise de son chirurgien Ktêsias), mais encore elle usa de toute son influence sur son fils Artaxerxés pour lui sauver la vie, mais ses efforts furent centralisés en cette occasion par l’influence supérieure de la reine Stateira, son épouse. La rivalité entre ces deux femmes royales, qui sans doute avait sa source dans beaucoup d’autres circonstances outre la mort de Klearchos, devint bientôt si furieuse que Parysatis fit empoisonner Stateira[30]. Menon ne fut pas mis à mort avec les autres généraux. II paraît qu’il se fit honneur à la cour de Perse d’avoir, par trahison, livré ses collègues trompés aux mains de Tissaphernês. Mais il ne vit ses jours prolongé que pour périr plus tard dans la disgrâce et les tortures, — probablement à la demande de Parysatis, qui vengea ainsi la mort de Klearchos. La reine-mère avait toujours assez de pouvoir pour commettre des cruautés, bien qu’elle n’en eût pas toujours pour les détourner[31]. Elle avait déjà, fait périr misérablement toutes les personnes qui avaient eu part à la mort de son fils Cyrus, même de fidèles défenseurs d’Artaxerxés. Bien que Menon jugeât convenable, quand il fut amené à Babylone, de se vanter d’avoir été l’instrument à l’aide duquel les généraux furent pris dans la tente fatale comme dans un piège, cette vanterie ne doit pas être regardée comme un fait réel. Car non seulement Xénophon explique la catastrophe différemment ; mais dans sa peinture qu’il fait de Menon, quelque sombre et odieuse qu’elle soit, il n’avance aucune imputation semblable ; dans le fait, il l’écarte indirectement[32]. Malheureusement pour la réputation de Klearchos, aucune excuse raisonnable pareille ne peut être donnée en faveur de sa crédulité, qui l’amena aussi bien que ses collègues à une fin si triste, et mit toute son armée à deux doigts de sa perte. Il parait que le sentiment général de l’armée grecque, se faisant une juste idée du caractère de, Tissaphernês, était disposé à une circonspection plus grande dans ses rapports avec lui. C’est d’après ce système que Klearchos lui-même avait agi jusque-là, et la nécessité en aurait pu particulièrement se présenter à son esprit, puisqu’il avait servi dans la flotte lacédæmonienne à Milêtos en 411 avant J.-C., et qu’il avait conséquemment une plus grande expérience du caractère réel du satrape que tout autre homme de l’armée[33]. Soudain il tourne à ce moment, et sur la foi de quelques déclarations verbales, il met tous les chefs militaires dans une position sans défense et dans le péril le plus manifeste, tels que les motifs les plus forts de confiance auraient pu difficilement les justifier. Bien que la justesse de la remarque de Machiavel soit prouvée par une abondante expérience, — à savoir que grâce à la vue courte des hommes et à leur disposition à obéir au mouvement actuel, le trompeur le plus notoire trouvera toujours de nouvelles personnes qui se fieront à lui, — cependant cette erreur de jugement dans un officier d’âge et d’expérience est difficile à expliquer[34]. Polyen donne à entendre que des femmes belles, montrées à Klearchos seul par le satrape à son premier banquet, servirent de leurre pour l’attirer avec tous ses collègues au second ; tandis que Xénophon impute l’erreur à la continuation d’une rivalité jalouse avec Menon. Ce dernier[35], à ce qu’il paraît, qui avait toujours été intime avec Ariæos, avait été ainsi mis antérieurement en communication avec Tissaphernês, qui l’avait bien reçu, et l’avait aussi encouragé à former des plans pour détacher de Klearchos toute l’armée grecque, de manière à l’amener toute sous son commandement (de Menon) à servir le satrape. Voilà du moins ce que soupçonna Klearchos, qui, extrêmement jaloux, de son autorité militaire, essaya de ruiner ce plan en enchérissant encore plus lui-même en vue d’obtenir la faveur de Tissaphernês. S’imaginant que Menon était le calomniateur inconnu, qui prévenait le satrape contre lui, il espérait déterminer Tissaphernês à révéler son nom et à le renvoyer[36]. Cette jalousie semble avoir enlevé à. Klearchos sa prudence habituelle. Nous devons aussi tenir compte d’une autre impression profondément gravée dans son esprit, c’est que le salut, de l’armée était désespéré sans le consentement de Tissaphernês, et que par conséquent, puisque ce dernier les avait conduits aussi loin sains et saufs, quand il aurait pu les anéantir auparavant, ses desseins au fond ne pouvaient être hostiles[37]. Nonobstant ces deux grandes fautes ; — commises par Klearchos, l’une dans l’occasion présente, l’autre antérieurement à la bataille de Kunaxa, en maintenant les Grecs à la droite contrairement à l’ordre de Cyrus, — la perte de cet officier fut sans doute un grand malheur pour l’armée, tandis qu’au contraire l’éloignement de Menon fut un bienfait signalé, — peut-être une condition de salut définitif. Un homme aussi perfide et aussi dénué de principes que l’était Menon, d’après le portrait qu’en fait Xénophon, aurait probablement fini par commettre réellement à l’égard de l’armée la trahison dont il se vantait faussement à la cour de Perse par rapport à l’arrestation des généraux. L’idée conçue par Klearchos, relativement à la position désespérée des Grecs dans le cœur du territoire persan après la mort de Cyrus, était parfaitement naturelle dans un militaire qui pouvait apprécier tous les moyens d’attaque et d’empêchement que l’ennemi avait à sa disposition. Rien n’est plus inexplicable dans cette expédition que la manière dont ces moyens furent abandonnés, — preuve de l’impuissance des Perses. D’abord toute la ligne de marche ascendante, comprenant le passage de l’Euphrate, laissée sans défense ; ensuite le long fossé creusé en travers de la frontière de la Babylonia, avec seulement un passage large de six mètres près de l’Euphrate, abandonné sans garde ; enfin la ligne du mur de Médie et les canaux qui offraient des positions si favorables pour tenir les Grecs en dehors du territoire cultivé de la Babylonia, négligés de la même manière, et une convention conclue, en vertu de laquelle les Perses s’engageaient à escorter les envahisseurs sains et saufs jusqu’à la côte ionienne, en commençant par les conduire dans le cœur de la Babylonia, au milieu de canaux qui fournissaient des défenses inexpugnables si les Grecs avaient voulu y prendre position. Le plan de Tissaphernês, autant que nous pouvons le comprendre, était d’attirer les Grecs à une distance considérable du cœur de l’empire persan, et alors de découvrir ses plans d’hostilité perfide, ce que l’imprudence de Klearchos lui permit de faire, sur les rives du grand Zab, avec des chances de succès qu’il aurait pu difficilement espérer. Nous avons ici un nouvel exemple de l’étonnante impuissance des Perses. Nous nous serions attendus qu’après avoir commis un acte si flagrant de perfidie, Tissaphernês aurait au moins essayé d’en tirer parti, qu’il se serait jeté avec toutes ses farces et de toute en vigueur sur le camp grec, au moment où il était non préparé ; désorganisé et sans commandants. Au lieu de cela, quand les généraux (avec ceux qui les accompagnèrent au camp persan) eurent été saisis ou tués, il ne fut fait aucune attaque, si ce n’est par quelques faibles détachements de cavalerie persane contre des rôdeurs grecs individuels dans la plaine. Un des compagnons des généraux, un Arkadien nommé Nikarchos, courut blessé dans le camp grec, où les soldats regardaient dé loin les cavaliers parcourant la plaine sans savoir ce que ces derniers faisaient, -il s’écria qui les Perses étaient en train de massacrer tous les Grecs, officiers aussi bien que soldats. Immédiatement les soldats grena se hâtèrent de se mettre en défense, s’attendant qu’une attaque générale serait dirigée contre le camp, mais il ne s’approcha qu’un corps d’environ trois cents chevaux, sous Ariæos et Mithridatês (les compagnons de confiance de Cyrus), accompagnés du frère de Tissaphernês. Ces personnages ; s’approchant des lignes grecques comme amis, prièrent les officiers grecs de s’avancer, vu qu’ils avaient un message à leur communiquer de la part du roi. En conséquence, Kleanor et Sophænetos, avec une garde suffisante, vinrent sur le front des troupes, accompagnés de Xénophon, qui désirait avoir des nouvelles de Proxenos. Ariæos leur apprit alors que Klearchos, ayant été découvert violant la convention qu’il avait jurée, avait été mis à mort ; que Proxenos et Menon, qui avaient divulgué sa trahison, étaient en grand honneur aux quartiers des, Perses. Il termina en disant : Le roi vous invite à rendre vos armes, qui maintenant (dit-il) lui appartiennent, puisqu’elles appartenaient jadis à son esclave Cyrus[38]. La démarche faite ici semble attester la croyance de la part de ces Perses que, les généraux étant actuellement en leur pouvoir, les soldats grecs étaient devenus sans défense, et pouvaient être sommés de livrer leurs armes, même à des hommes qui venaient de se rendre coupables à leur égard de la fraude et de l’injure les plus mortelles. Si Ariæos nourrissait une telle espérance, il fut aussitôt détrompé par le langage de Kleanor et de Xénophon, qui ne respirait qu’un reproche indigné ; de sorte qu’ils se retirèrent bientôt et laissèrent les Grecs à leurs réflexions. Pendant que leur camp restait ainsi sans être inquiété, tous les hommes qu’il renfermait étaient en proie aux appréhensions les plus poignantes. La ruine paraissait imminente et inévitable, bien que personne ne pût dire sous quelle forme précise elle arriverait. Les Grecs étaient au milieu d’une contrée hostile, à dix mille stades de chez eux, entourés d’ennemis, bloqués par des montagnes et des rivières infranchissables, sans guides, sans provisions, sans cavalerie pour aider à leur retraite, sans généraux pour donner des ordres. Une stupeur causée par la douleur et par la conscience de leur impuissance s’empara d’eux tous. Peu d’entre eux- vinrent à l’appel du soir, peu allumèrent du feu pour faire cuire leur souper, chacun se couchait où il était pour se reposer ; cependant aucun homme ne pouvait dormir, par crainte, angoisse, et souvenir des parents qu’il ne devait jamais revoir[39]. Au milieu des nombreuses causes de désespoir qui pesaient sur cette armée perdue, il n’y en avait pas de plus sérieuse que le fait que pas un seul homme n’avait alors ni autorité pour commander, ni obligation pour prendre l’initiative. Et il n’y avait pas non plus de candidat ambitieux disposé à mettre au jour ses prétentions, à un moment où le poste ne promettait que les difficultés les plus grandes aussi bien que les plus grands dangers. Il fallait un feu nouveau, allumé de lui-même, — et un stimulant spontané, pour vivifier la cendre sous laquelle couvaient l’espérance et l’action en suspens, dans une masse paralysée pour le moment, mais en tout cas capable d’effort. Et l’inspiration tomba alors, heureusement pour l’armée, sur un homme chez lequel la pleine mesure de force et de courage militaires se combinaient avec l’éducation d’un Athénien, d’un démocrate et d’un philosophe. C’est dans une veiné véritablement homérique et dans un langage qui se rapproche de celui d’Homère que Xénophon (auquel nous devons tout le récit de l’expédition) décrit son rêve, ou l’intervention d’Oneiros, envoyé par Zeus, qui donna naissance à cette impulsion rénovatrice[40]. Couché triste et inquiet comme ses camarades, il prenait un court repos quand il rêva qu’il entendait le tonnerre, et qu’il voyait la foudre brûlante tomber sur la maison de son père, qui fut aussitôt entourée par les flammes. Se réveillant ; plein de terreur, il se leva- instantanément ; alors le, rêve commença à s’ajuster et à. se mêler aux pensées qu’il avait en état de veille, et aux cruelles réalités de sa position. Son imagination pieuse et excitée créa une série d’analogies sombres. Le rêve était envoyé par Zeus[41] le Roi, puisque c’était de lui que provenaient ce tonnerre et ces éclairs. A un certain égard, le signe était favorable, puisqu’une grande lumière lui avait apparu de la part de Zeus au milieu du péril et de la souffrance. Mais d’autre part il était alarmant que la maison eût paru complètement environnée de flammes, qui empêchaient absolument d’en sortir ; cela semblait indiquer qu’il resterait confiné où il était dans l’empire des Perses, sans pouvoir triompher des difficultés qui l’entouraient de tous les côtés. Cependant, quelque douteuse que fût la promesse, ce n’en était pas moins un message que Zeus lui adressait, et qui lui servait de stimulant pour surmonter la stupeur générale et pour prendre l’initiative[42]. Pourquoi suis-je couché ici ? La nuit avance, à l’aurore l’ennemi sera sur nous, et nous serons mis à mort dans les tortures. Personne ne bouge pour prendre des mesures de défense. Pourquoi attendre qu’un homme plus âgé que moi ou d’une autre ville commence ? En faisant ces réflexions, intéressantes en elles-mêmes et présentées avec une vivacité tout homérique, il alla aussitôt rassembler les lochagi ou capitaines qui avaient servi sous son ami Proxenos qu’il venait de perdre. Il leur fit énergiquement comprendre la nécessité de se mettre en avant et de faire prendre à l’armée une attitude défensive. Je ne puis dormir, compagnons, et vous ne le pouvez pas non plus, je présume, dans nos périls actuels. L’ennemi sera sur nous au point du jour, — prêt à nous faire périr tous dans les tortures comme ses plus grands ennemis. Pour ma part, je me réjouis que cet infâme parjure ait mis fin à une trêve à laquelle nous perdions beaucoup, trêve en vertu de laquelle, fidèles à nos serments, nous avons traversé toutes les riches possessions du roi sans toucher à rien, si ce n’est à ce que nous pouvions acheter avec nos chétives ressources. Maintenant nous avons les mains libres : toutes ces opulentes dépouilles sont entre nous et lui comme prix pour le plus brave. Les dieux, qui président à la lutte, seront assurément pour nous contre ces parjures, vu que nous avons tenu nos serments en dépit de fortes tentations. De plus, nos corps supportent mieux la fatigue, et nos cœurs ont plus de courage que les leurs. Ils sont plus faciles à blesser et plus faciles à tuer que nous ne le sommes, grâce à cette même faveur des dieux que nous avons éprouvée à Kunaxa. Probablement d’autres aussi ont précisément les mêmes sentiments que nous. Mais n’attendons pas que quelque, autre vienne nous donner des conseils : prenons le commandement et communiquons aux autres le stimulant de l’honneur. Montrez-vous à ce moment les meilleurs des lochagi, — plus dignes d’être généraux que les généraux eux-mêmes : commencez sans retard ; je ne demande qu’à vous suivre. Mais si vous me placez au premier rang, j’obéirai sans alléguer, ma jeunesse comme excuse, — me regardant comme un homme complètement mûr, quand il s’agit de me saliver de la ruine[43]. Tous les capitaines qui écoutaient Xénophon se rendirent cordialement à sa suggestion et le prièrent de- prendre le commandement pour la mettre à exécution. Un seul capitaine, — Apollonidês, parlant dans le dialecte bœôtien, — protesta contre elle, la déclarant insensée, il t’étendit sur leur position désespérée et conseilla fortement la soumission au roi comme la seule chance de salut. Comment (répliqua Xénophon) as-tu oublié le traitement courtois, que nous reçûmes des Perses en Babylonia quand nous répondîmes à la demande qu’ils nous firent de rendre nos- armes, en montrant un front hardi ? Ne vois-tu pas le misérable sort qui est échu à Klearchos, pour s’être remis sans armes entre leurs mains, sur la foi de leurs serments ? Et cependant tu rejettes bien loin nos exhortations et tu nous conseilles encore d’aller solliciter l’indulgence ! Mes amis, un Grec comme cet homme déshonore non seulement sa propre cité, mais toute la Grèce en outre. Bannissons-le de nos conseils, cassons-le et faisons-en un esclave pour porter les bagages. —Bien plus (fit observer Agasias de Stymphalos), ce homme n’a rien de commun avec la Grèce ; j’ai vu moi-même ses oreilles percées, comme un vrai Lydien. En conséquence, Apollonidês fut dégradé[44]. Xénophon et les autres se séparèrent alors afin de rassembler les principaux officiers qui restaient dans l’armée ; ils furent bientôt réunis, au nombre de cent environ. Le plus vieux capitaine du premier corps pria Xénophon de répéter à ce corps plus considérable les arguments sur lesquels il venait d’insister auparavant. Xénophon obéit, et il s’étendit, avec plus de force encore sur la situation périlleuse, mais non pas toutefois sans espoir, — sur les mesures convenables à prendre, — et surtout sur la nécessité qu’eux, les principaux officiers qui restaient, se missent en avant d’une manière saillante, d’abord pour désigner des commandants capables, ensuite pour soumettre leurs noms à la sanction de l’armée, le tout accompagné d’exhortations et d’encouragements appropriés. Son discours fut applaudi et bien accueilli, en particulier par le général lacédæmonien Cheirisophos., qui avait rejoint Cyrus avec un corps de 700 hoplites à Issos, en Kilikia. Cheirisophos pria les capitaines de se retirer sur-le-champ et de s’entendre sur le choix de leurs commandants, à la place des quatre qui avaient été saisis ; après quoi, le héraut devait être appelé, le corps entier des soldats réuni sans délai. En conséquence, Timasiôn de Dardanos fut choisi à la place de Klearchos ; Xanthiklês, à celle de Sokratês ; Kleanor, à celle d’Agias ; Philesios, à celle de Menon, et Xénophon, à celle de Proxenos[45]. Les capitaines qui avaient servi sous chacun des généraux morts choisirent séparément un successeur au capitaine ainsi promu. Il faut se rappeler que les cinq choisis alors n’étaient pas les seuls généraux dans le camp, ainsi, par exemple, Cheirisophos avait le commandement de sa division séparée, et il a pu y en avoir deux ou trois flans la même position. Mais il était nécessaire actuellement, que tous les généraux formassent un conseil et agissent de concert. A l’aurore, le conseil des généraux nouvellement constitué plaça des avant-postes aux endroits convenables, et ensuite réunit l’armée en assemblée générale, afin que les nouvelles nominations fussent soumises à sa sanction. Aussitôt que cette formalité fut remplie, probablement sur la proposition de Cheirisophos (qui avait occupé le commandement auparavant), ce général adressa aux soldats quelques mots d’exhortation et d’encouragement. Il fut suivi, par Kleanor, qui émit, avec la même brièveté, une protestation énergique contre la perfidie de Tissaphernês et d’Ariæos. Tous deux laissèrent à Xénophon la tâche, à la fois importante et difficile à ce moment de découragement, d’exposer le cas en détail, — d’agir sur les sentiments des soldats pour les porter à ce point de résolution qu’exigeait-la circonstance, — et par-dessus tout d’étouffer ces inclinations à acquiescer à de nouvelles propositions perfides de la part de l’ennemi, inclination que les périls de la situation étaient de nature à suggérer. Xénophon s’était revêtu de son plus beau costume militaire à cette première apparition officielle qu’il faisait devant l’armée, quand les plateaux de la balance semblaient incertains entre la vie et la mort. Reprenant la protestation de Kleanor contre la perfidie des Perses, il démontra qu’essayer d’entrer en accord avec de tels menteurs ou de se fier à eux serait courir à une ruine complète, — mais que, si l’on prenait l’énergique résolution de n’avoir de rapports avec eux qu’à la pointe de l’épée et de punir leurs méfaits, il y avait tout lieu d’espérer la faveur des dieux et un salut définitif. Comme il prononçait ce dernier mot, un des soldats près de lui vint à éternuer. Immédiatement toute farinée à l’entour prononça à haute voix et d’un commun accord l’invocation habituelle à Zeus Sauveur, et Xénophon, profitant de l’accident, continua : — Puisque, compagnons, ce présage envoyé par Zeus Sauveur a paru à l’instant où nous parlions de salut, faisons vœu ici d’offrir à ce dieu le sacrifice du salut, et en même temps de sacrifier aux autres dieux aussi bien qu’il nous sera possible, dans la première contrée amie que nous pourrons atteindre. Que tous ceux qui partagent mon opinion lèvent la main. Tous levèrent la main, tous se joignirent au vœu et entonnèrent le pæan. Cet accident, dont Xénophon profita si adroitement avec son habileté de rhéteur, fut éminemment utile en ce qu’il tira l’armée de l’abattement où elle était plongée et qu’il la disposa à écouter son appel propre à l’animer. Répétant ses assurances que les dieux étaient pour eux et qu’ils étaient hostiles à’ leur ennemi parjure, il rappela à leur mémoire les grandes invasions de la Grèce par Darius et Xerxès, — et comme les immenses armées de la Perse avaient été honteusement chassées. L’armée s’était montrée sur le champ de bataille de Kunaxa digne de tels ancêtres, et elle serait dans l’avenir encore plus hardie, en sachant par cette bataille de quelle étoffe étaient faits les Perses. Quant à Ariæos et à ses soldats, à la fois traîtres et lâches, leur désertion était plutôt un gain qu’une perte. L’ennemi était supérieur par le nombre de ses cavaliers. Mais des hommes à cheval n’étaient après tout que des hommes, à moitié préoccupés par la crainte de tomber de cheval, — incapables de triompher d’une infanterie solide sur le terrain — et seulement mieux en état de fuir. Maintenant que le satrape refusait de leur fournir des provisions à acheter, eux de leur côté étaient dégagés de leur parole et prendraient des provisions sans les acheter. Ensuite, quant aux fleuves, il était difficile, il est vrai, de les franchir, au milieu de leur cours ; mais l’armée remonterait jusqu’à leurs sources, et les soldats pourraient alors les passer sans se mouiller les genoux. Ou à vrai dire, les Grecs pouvaient renoncer à l’idée de se retirer et s’établir d’une manière permanente dans le propre pays du roi, défiant toute ses forces, comme les Mysiens et les Pisidiens. Si (dit Xénophon) nous nous établissons ici à notre aise dans une riche contrée, avec ces grandes, belles et superbes femmes mèdes et perses pour compagnes[46], — nous ne serons que trop disposés, comme les Lotophagi, à oublier le chemin de notre patrie, nous devons d’abord retourner en Grèce, et dire aux compatriotes que, s’ils restent pauvres, c’est leur faute, que quand il y a dans ce pays de riches établissements qui attendent tous ceux qui voudront venir et qui auront le courage de s’en emparer. Brûlons nos chariots de bagages et nos tentes, et n’emportons avec nous que ce qui est de la plus stricte nécessité. Avant tout, maintenons l’ordre, la discipline et l’obéissance aux commandants ; c’est de cela que dépend tout notre espoir de salut. Que chaque homme promette de prêter son taras aux commandants pour punir tout individu désobéissant, et montrons ainsi à l’ennemi que nous avons dix, mille personnes comme Klearchos, à la place de ce sein Klearchos dont les Perses se sont si perfidement emparés. C’est maintenant le moment d’agir. Si l’un de vous, quelque obscur qu’il soit, a quelque chose de meilleur à suggérer, qu’il s’avance et le dise ; car nous n’avons tous qu’un objet, — le salut commun. Il paraît que personne autre ne désira dire un mot, et que le discours de Xénophon causa une satisfaction sans réserve ; en effet, lorsque Cheirisophos demanda si l’assemblée sanctionnait ses recommandations et élisait finalement les nouveaux généraux proposés, — tous levèrent la main. Xénophon proposa alors que l’armée se séparât immédiatement et se rendit à quelques villages bien approvisionnés, éloignés d’un peu plus de deux milles (près de 3 kil. et un quart) ; que la marche se fît, les hommes disposés en un corps oblong et vide au milieu, avec les bagages au centre ; que Cheirisophos, en qualité de Lacédæmonien, dirigeât l’avant-garde, tandis que Kleanor et les autres officiers plus âgés commanderaient sur chaque flanc, — et que lui-même et Timasiôn, comme les deux plus jeunes généraux, conduiraient l’arrière-garde. Cette proposition fut adoptée aussitôt, et l’assemblée se sépara ; les soldats se mirent sur-le-champ en devoir de détruire ou de se partager mutuellement les bagages superflus de chacun et ensuite de prendre leur repas du matin avant de se mettre en marche. La scène que nous venons de décrire est intéressante et explicative a plus d’un point de vue[47]. Elle présente cette sensibilité à l’influence des discours persuasifs qui forerait un trait si marqué du caractère grec, — toute l’armée retirée ale l’abîme du désespoir par les exhortations d’un seul homme, qui n’avait ni ascendant établi, ni rien pour le recommander, si ce n’est son intelligence, son talent oratoire et sa communauté d’intérêt avec tous. Ensuite elle manifeste, d’une manière encore plus frappante ; la supériorité de l’éducation athénienne en tant que comparée avec celle d’autres parties de la Grèce. Cheirisophos avait non seulement été en charge, comme l’un des généraux, mais il était encore natif de Sparte, dont la suprématie et le nom étaient a ce moment tout-puissants ; Kleanor avait été naguère, non pas, il est vrai, général, mais lochagos ou l’un des officiers de second rang : — c’était un homme âgé, — et il était Arkadien, tandis que plus de la moitié numérique de l’armée consistait en Arkadiens et en Achæens. Conséquemment l’un ou l’autre de ces deux hommes et divers autres en outre, jouissaient d’une sorte de prérogative ou point de départ établi pour prendre l’initiative par rapport à l’armée découragée. Mais Xénophon était comparativement un jeune homme, avec peu d’expérience militaire : il n’était nullement officier, ni du premier ni du second grade ; c’était simplement un volontaire, compagnon de Proxenos ; il était, en outre, natif d’Athènes, ville a cette époque impopulaire auprès du grand corps des Grecs et en particulier des Péloponnésiens, avec lesquels elle avait fait sa dernière longue guerre. Il n’avait donc pas d’avantages comparé aux autres ; mais il avait plus d’un désavantage positif. Il n’avait pour point de départ que ses qualités personnelles et son éducation antérieure ; malgré cela, nous trouvons en lui non seulement le premier moteur, mais encore la personne supérieure à laquelle les autres cèdent le pas. Il représente par un exemple ces particularités d’Athènes, attestées, non moins par les dénonciations de ses ennemis que par le panégyrique de ses propres citoyens[48], — un mouvement spontané et ardent, aussi bien dans la conception que dans l’exécution, — la confiance dans des circonstances qui inspiraient à d’autres le désespoir, — des discours persuasifs et une publicité de discussion, appliqués aux affaires pratiques, de manière à faire appel à l’intelligence et à stimuler à la fois le zèle actif de la multitude. Ces particularités ressortaient d’une manière plus remarquable par leur contraste avec les qualités opposées des Spartiates, — méfiance dans la conception, lenteur dans l’exécution, mystère dans le conseil, obéissance passive et silencieuse. Bien que les Spartiates et les Athéniens formassent les deux extrémités de l’échelle, les autres Grecs se rapprochaient plus en ce point des premiers que des seconds. |
[1] Xénophon, Anabase, II, 1, 5-7.
[2] Nous savons par Plutarque (Artaxerxés, c. 13) que Ktêsias affirmait distinctement avoir assisté lui-même à cette entrevue, et je ne vois pas de raison pour ne pas le croire. Plutarque, à la vérité, rejette son témoignage comme faux, affirmant que Xénophon l’aurait mentionné certainement, s’il y avait été : mais une telle objection me semble insuffisante. Et il n’est pas non plus nécessaire d’expliquer très rigoureusement les mots de Xénophon (II, 1, 7), au point de nier la présence d’un on de deux autres Grecs. Phalinos est spécifié ainsi parce que, en sa qualité de militaire, il était l’orateur de la troupe.
[3] Xénophon, Anabase, II, 1, 12.
[4] Xénophon, Anabase, II, 1, 14-22. Diodore (XIV, 24) est quelque peu abondant dans son récit de l’entrevue avec Phalinos. Mais il suivait certainement d’autres autorités outre Xénophon, si même il est vrai qu’il eût Xénophon sous les yeux. L’allusion à l’ancien héroïsme de Léonidas est plutôt dans la manière d’Ephore.
[5] Xénophon, Anabase, II, 2, 1-9.
Koch fait remarquer toutefois, avec beaucoup de raison, qu’il est difficile de voir comment ils pouvaient avoir un loup en Babylonie, pour le sacrifice (Zug der Zehn Tausend, p. 51).
[6] Telle est la somme totale donnée par Xénophon lui-même (Anabase, II, 1, 6). Elle est plus grande, de neuf jours, que la somme totale que none obtiendrions en ajoutant ensemble les journées séparées de marche spécifiées par Xénophon à partir de Sardes.
Mais la distance de Sardes à Ephesos, comme nous le savons par Hérodote, était de trois journées de marche (Hérodote, V, 55) ; et par conséquent la différence n’est réellement qu’avec le montant de six, et non de neuf. V. Krüger, ad Anab., p. 556 ; Koch, Zug der Zehn Tousend, p. 141.
[7] Le colonel Chesney (Euph. aud Tigr., c. II, p. 208) calcule mille deux cent soixante-cinq milles géographiques dé sardes Kunaxa ou monts de Mohammed.
[8] Par exemple, on ne nous dit pas combien de temps ils se reposèrent à Pylæ, ou vis-à-vis de Charmandê. J’ai donné quelques raisons (dans le chapitre précédent) de croire qu’ils n’ont pas pu y rester moins de cinq jours. L’armée a dû être dans le plus grand besoin de repos, aussi bien que de provisions.
[9] Xénophon, Anabase, I, 5, 9.
[10] Xénophon, Anabase, II, 4, 6, 7.
[11] Xénophon, Anabase, II, 2, 13.
Schneider, dans sa note sur ce passage, aussi bien que Ritter (Erdkund., part. X, c. 3, p. 17). M. Ainsworth (Travels in the Track, p. 103) et le colonel Chesney (Euphr. and Tigr., p. 219), comprennent les mots employés ici par Xénophon dans un sens dont je diffère. Quand il fit jour, l’armée marcha en avant, ayant le soleil à droite — ils comprennent ces mots comme signifiant que l’armée marchait vers le nord ; tandis qu’à notre sens, les mots donnent à entendre que l’armée marchait vers l’est. Avoir le soleil à droite ne se rapporte pas tant soit au point précis, soit à l’instant précis où il se lève : — qu’à sa route diurne dans le Ciel et à la direction générale de la journée de marche. On peut le voir, en comparant le remarquable passage d’Hérodote, IV, 42, par rapport à la circumnavigation prétendue de l’Afrique, à partir de la mer Rouge en tournant le cap de Bonne-Espérance jusqu’au détroit de Gibraltar, par les phéniciens, d’après l’ordre de Néchao. Ces Phéniciens dirent qu’en faisant voile autour de l’Afrique (à partir de la mer Rouge) ils avaient le soleil à leur droite. Hérodote rejette cette assertion comme indigne de foi. Ne connaissant pas les phénomènes d’une latitude méridionale au delà du tropique du Capricorne, il ne pouvait s’imaginer que des hommes, eh faisant voile de l’est à l’ouest, pussent avoir le soleil à leur droite : tout homme faisant route de la mer Rouge au détroit de Gibraltar devait, à son sens, avoir le soleil à gauche, comme il l’avait toujours éprouvé lui-même dans la latitude nord de la côte de la Méditerranée ou d’Afrique. V. tome IV, ch. 11 de cette Histoire.
Outre cette raison, nous pouvons faire remarquer qu’Ariæos et les Grecs, partant de leur camp sur les rives de l’Euphrate (endroit où ils avaient passé l’avant-dernière nuit avant la bataille de Kunaxa) et marchant vers le nord, ne pouvaient s’attendre à arriver, et ne pouvaient réellement pas arriver, à des villages du territoire babylonien. Mais ils pouvaient naturellement espérer y parvenir, s’ils marchaient à l’est, vers le Tigre. Et ils n’auraient pas non plus rencontré l’ennemi dans une marche vers le nord, qui dans le fait aurait été comme un retour sur leurs pas précédents. De plus, ils auraient été arrêtés par la tranchée non défendue, qui ne pouvait être passée qu’à l’ouverture étroite près de l’Euphrate.
[12] Xénophon, Anabase, II, 2, 20. Ce semble avoir été une plaisanterie militaire constante, pour faire rire les soldats de leur panique passée. V. les citations dans les notes de Krüger et de Schneider.
[13] Diodore (XIV, 25) nous dit qu’Ariæos avait l’intention de les conduire vers la Paphlagonia : indication très vague.
[14] Xénophon, Anabase, II, 3, 7, 13.
[15] Xénophon, Anabase, II, 3, 14, 17.
[16] Xénophon, Anabase, II, 3, 18-27.
[17] Ktêsias, Persica, Fragm., c. 59, éd. Baehr ; comparé avec le remarquable Fragm. 18, conservé par l’auteur appelé Démétrius de Phalère ; V. aussi Plutarque, Artaxerxés, c. 17.
[18] Hérodote, I, 193 ; II, 108 ; Strabon, XVII, p. 738.
[19] Xénophon, Anabase, V, 6, 16 ; Thucydide, VII.
[20] Xénophon, Anabase, II, 4, 3-8.
[21] Xénophon, Anabase, II, 4, 12. Il me semble que ces trois journées de marche ou σταθμοί peuvent difficilement être comptées à partir da moment où ils commencèrent leur marche sous la conduite de Tissaphernês, En examinant le plan annexé au présent volume, on verra qu’il ne peut y avoir nue distance égale à trois jours de marche entre le point d’où Tissaphernês commença à des conduire, et un point quelconque du mur de Médie, par lequel ils devaient naturellement passer. Et si l’on place le mur de Médie à deux jours de marche plus loin vers le sud, il n’a pas pu avoir la longueur que Xénophon lui attribue, puisque les deux fleuves se rapprochent graduellement l’un de l’autre. D’autre part, si nous commençons du moment où les Grecs partirent sous la conduite d’Ariæos, nous pouvons clairement retrouver trois lieux de repos, distincts, avant qu’ils arrivassent au mur de Médie. D’abord, aux villages où s’élevèrent la confusion et l’alarme (II, 2, 13-21). En second lien, aux villages pleins d’abondantes provisions, où ils conclurent la trêve avec Tissaphernês, et attendirent son, retour pendant vingt jours (II, 3, 14 ; II, 4, 9). Troisièmement, une halte de nuit sous la conduite de Tissaphernês, avant d’arriver au Mur de Médie. Cela fait trois stations ou places de repos distinctes, entre la station (la première après avoir passé le fossé non défendu) d’où ils partirent pour commencer leur retraite sous la conduite d’Ariæos — et le point où ils franchirent le mur de Médie.
[22] Je réserve pour cette place l’examen de ce que dit Xénophon, dans deux ou trois passages, au sujet du mur de Médie et de différents canaux, se rattachant au Tigre — examen dont le résultat, autant que je puis l’établir, se trouve dans mon texte.
J’ai déjà dit, dans le précédent chapitre, que dans la marche de l’avant veille de la bataille de Kunaxa, l’armée arriva à un fossé profond et large creusé comme défense en travers de sa ligne de route, à l’exception d’un boyau étroit, large de six mètres, tout près de l’Euphrate boyau par lequel l’armée passa. Xénophon dit : Ce fossé avait été mené en remontant à travers la plaine, jusqu’au mur de Médie, plaine où en effet sont situés les canaux qui partent du fleuve du Tigre : quatre canaux, larges de trente mitres, extrêmement profonds, de sorte qu’ils servent à la navigation des bâtiments chargés de blé. Ils se jettent dans l’Euphrate ; il y a entre chacun d’eux l’intervalle d’une parasange, et il s’y trouve des ponts. Le présent — εϊσίν αί διώρυχες — semble marquer le rapport local de ένθα au mur de Médie et non à la marche actuelle de l’armée.
Le major Rennell (Illustrations of the Expedition of Cyrus, p. 79-87, etc.), Ritter (Erdkunde, X, p. 16), Koch (Zug der Zehn Tousend, p. 46, 47) et M. Ainsworth (Travels in the Truck of the Ten Thousand, p. 88) pensent que Xénophon dit que l’armée de Cyrus, dans ce jour de marche (l’avant-veille de la bataille), franchit le mur de Médie et les quatre canaux distincts qui s’étendaient du Tigre à l’Euphrate. Ils contestent tous dans le fait l’exactitude de cette dernière assertion, Rennell faisant remarquer que le niveau du Tigre est dans cette partie de son cours plus bas que l’Euphrate ; et qu’il ne pouvait pas fournir d’eau pour tant de larges canaux si rapprochés les uns des autres. Le colonel Chesney croit aussi que l’armée franchit le mur de Médie avant la bataille de Kunaxa.
Cependant, il me semble qu’ils n’interprètent pas exactement les mots de Xénophon, qui né dit pas que Cyrus ait jamais franchi soit le mur de Médie, soit ces quatre canaux avant la bataille de Kunaxa, mais qui dit (comme Krüger, De Authentiâ Anabascos, p. 21, mise en tête de son édition de l’Anabasis, l’explique bien) que ces quatre canaux, alimentés par le Tigre, sont au pied du mur de Médie, c’est-à-dire près de ce mur que les Grecs ne franchirent que longtemps après la bataille, quand Tissaphernês les conduisait vers le Tigre, deux journées de marche avant qu’ils arrivassent à Sittakê (Anabase, II, 4, 12).
On a supposé, pendant les quelques dernières années, que la direction du mur de Médie pouvait être vérifiée par des ruines actuelles existant encore dans l’endroit. Le docteur Ross et le capitaine Lynch (V. Journal of the Geographical Society, vol. IX, p. 446-473, avec une carte annexée du capitaine Lynch), découvrirent une ligne d’endiguement qu’ils considérèrent comme en étant le reste. Elle commence à la rive occidentale du Tigre, à 34° 3’ de latitude, et s’étend vers l’Euphrate dans une direction du N.-N.-E. au S.-S.-O. C’est une seule levée de terre droite et solitaire, épaisse de vingt-cinq longs pas, avec un bastion sur sa face occidentale à tous les cinquante-cinq pas, et du même côté elle a un fossé profond, large de vingt-sept pas. Le mur est construit ici des petits cailloux du pays, fixés dans un ciment de chaux d’une grande ténacité : elle a de dix à douce mètres de hauteur, et court en droite ligne aussi loin que l’œil peut la suivre. Les Bédouins me disent qu’elle va ainsi en ligne droite jusqu’à deux levées de terre appelées Ramelah, sur l’Euphrate, quelques heures au-dessus de Felujah ; qu’elle est, dans des endroits de l’intérieur, construite en briques, et dans quelques parties détruite jusqu’au niveau du désert (Docteur Ross, l. c., p. 446).
Sur la foi de ces observations, le mur supposé (appelé aujourd’hui Sidd Nimrud parles indigènes) avait été dessiné comme étant le mur de Médie, s’étendant du Tigre à l’Euphrate, dans les meilleures cartes modernes, en particulier dans celle du colonel Chesney, et accepté comme tel par des investigateurs récents.
Néanmoins, des observations subséquentes, récemment communiquées à la Société de Géographie parle colonel Rawlinson, ont contredit les idées du docteur Ross citées plus haut, et ont montré que le mur de Médie, dans la ligne qu’on lui assigne ici, n’a aucune preuve pour appui. Le capitaine Jones, commandant du vapeur à Bagdad, entreprit, sur la demande du colonel,Rawlinson, un examen attentif de la localité, et reconnut que ce qui avait été donné comme le mur de Médie était simplement une suite de levées de terre ; que ce n’était nullement un mur, mais un simple endiguement, s’étendant à une distance de sept ou huit milles du Tigre, et destiné à arrêter les torrents d’hiver et à faire écouler l’eau de pluie du désert dans un immense réservoir, qui servait à arroser une vallée étendue entre les fleuves.
De cette importante communication, il résulte qu’il n’y a pas encore de preuves restant aujourd’hui pour déterminer quelle était la ligne ou position du mur de Médie, qui avait été supposée être une donnée établie, servant de prémisses pour eu déduire d’autres positions mentionnées par Xénophon. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas un seul point mentionné pas Xénophon en Babylonia qui puisse être vérifié positivement, excepté Babylone elle-même — et Pylæ, qui est connue assez bien comme l’endroit où commence la Babylonia propre.
Puisqu’il nous est impossible de vérifier par aucune preuve indépendante les assertions topographiques de Xénophon en Babylonia, on ne peut faire rien de plus que d’expliquer et d’éclairer ces assertions telles qu’elles sont. Dans ce but, j’ai annexé à ce présent volume un plan fondé exclusivement sur les assertions de Xénophon, et destiné à les rendre claires pour le lecteur. J’ai inséré dans ce plan le mur de Médie, non d’après une connaissance positive quelconque, mais dans la direction que, selon moi, il suivait naturellement d’après le récit que Xénophon donné des faits.
La description que Xénophon fait du mur de Médie est très claire et très précise. Je ne vois pas de raison de douter qu’il l’ait vu, franchi, et qu’il ne le décrive exactement en largeur aussi bien qu’en hauteur. Quant à la longueur entière, il ne donne naturellement que ce qui lui fut dit. Son assertion me semble bien prouver qu’il y avait un mur de Médie, qui s’étendait du Tigre à l’Euphrate, ou peut être à quelque canal creusé à partir de l’Euphrate — bien qu’il n’existe pas d’indice pour montrer quelles étaient la localité et la direction précises du mur. Ammien Marcellin (XXIV, 2) dans l’expédition de l’empereur Julien, vit près de Macepracta ; sur la rive gauche de l’Euphrate, les ruines d’un mur qui dans les anciens temps s’était étendu n une grande distance, pour défendre l’Assyria contre fine invasion étrangère. On peut bien présumer que c’est le mur de dédie, mais la position de Macepracta ne peut être assignée.
Toutefois il est important de se rappeler — ce que j’ai déjà, avancé dans cette note — que Xénophon ne vit et ne traversa, soit le mur de Médie, soit les deux canaux mentionnés ici, que bien des jours après la bataille de Kunaxa.
Quant aux deux larges canaux que Xénophon traversa réellement après avoir franchi le mur de Médie, — et aux quatre larges canaux qu’il mentionne comme étant près de ce mur, — je les ai tracés sur le plan de façon à expliquer son récit d’une manière visible. Nous savons par Hérodote que tout le territoire de la Babylonia était coupé par des canaux, et qu’il y en avait un plus grand que les autres et navigable, qui coulait de l’Euphrate au Tigre, dans une direction sud-est. Cela coïncide assez bien avec la direction assignée dans la carte du colonel Chesney au Nahr-Malcha ou Regium-Flumen, dans lequel les quatre grands fleuves décrits par Xénophon comme allant du Tigre à l’Euphrate, pouvaient naturellement se décharger, et qu’on dit encore se jeter dans l’Euphrate, dont le Nahr-Malcha était pour ainsi dire un bras. Comment le niveau des deux fleuves se réglait-il, quand l’espace entre eux était couvert d’un réseau de canaux grands et petits, et quand une vaste quantité de leurs eaux était épuisée pour fertiliser la terre, — c’est ce qu’il est difficile de dire.
L’île où étaient les Grecs, à leur position près de Sittakê, avant de franchir le Tigre, était un parallélogramme formé par le Tige, le Nahr-Malcha et les deux canaux parallèles qui les rejoignaient. Il pouvait bien être appelé une île considérable, contenant beaucoup de villes et de villages, avec une nombreuse population.
[23] Il semble qu’il y ait lieu de croire que dans l’antiquité, le Tigre, au-dessus de Bagdad, avait un cours plus à l’ouest, et moins sinueux qu’il ne l’a aujourd’hui. La situation d’Opis ne peut être vérifiée. Le capitaine Lynch vit les ruines d’une ville considérable près du confluent du fleuve Adhem et du Tigre, qu’il supposa être Opis, à 34° latitude.
[24] Xénophon, Anabase, II, 4, 26.
[25] Ktêsias, Fragments, éd. Baehr.
[26] Xénophon, Anabase, II, 5, 26-28.
Mannert, Rennell, M. Ainsworth., et la plupart des commentateurs modernes, identifient cette ville de Καιναί ou Kænæ avec la ville moderne Senn ; ville que Mannert (Geogr. der Gr. Rœem., V, p. 333) et Rennell (Illustrations, p. 129) représentent comme étant près du Petit Zab et non du Grand Zab.
Pour moi, je ne crois pas que la localité assignée par Xénophon à Καιναί convienne du tout à la ville moderne de Senti. Et il n’y a pas non plus beaucoup de similitude réelle de nom entre les deux ; bien que notre manière erronée de prononcer le nom latin Cænæ crée une apparence trompeuse de similitude. M. Ainsworth démontre que quelques écrivains modernes ont été égarés de la même manière en identifiant la ville moderne de Sert avec Tigranocerta.
C’est une circonstance embarrassante dans la géographie de l’ouvrage de Xénophon, qu’il ne mentionne pas le Petit Zab, qu’il a dû cependant traverser. Hérodote les signale tous les dent, et fait une remarque sur ce fait que bien qu’étant des rivières distinctes, elles portent toutes les deux le même nom (V, 52). Il se peut qu’en rédigeant son récit après l’expédition, Xénophon l’ait oublié, au point de s’imaginer que deux rivières synonymes, mentionnées comme distinctes dans ses notes, n’en faisaient qu’une.
[27] Xénophon, Anabase, II, 5, 2-15.
[28] Xénophon, Anabase, II, 5, 17-23. — Cette dernière comparaison est curieuse, et selon toute probabilité ce sont les véritables paroles du satrape.
[29] Xénophon, Anabase, II, 5, 30.
[30] Xénophon, Anabase, II, 6,1 ; Ktêsias, Fragm. Persica, c. 60, éd. Baehr ; Plutarque, Artaxerxés, c. 19 ; 20 ; Diodore, XIV, 27.
[31] Tacite, Histoires, I, 45. Othoni, nondum auctoritas inerat ad prohibendum scelus : jubere jam poterat. Ita, simulatione iræ, vinciri jussum (Marium Celsum) et majores pœnas daturum, affirmans, prœsenti esitio subtraxit.
Ktêsias (Persica, c. 60 : cf. Plutarque et Diodore, auxquels je m’en réfère dans la note précédente) atteste la trahison de Menon, qu’il tirait probablement du récit de Menon lui-même, Xénophon mentionne la mort ignominieuse de Menon, et il tenait probablement son information de Ktêsias (V. Anabase, II, 6, 29).
La supposition que ce fut Parysatis qui obtint la mort de Menon, extrêmement probable en elle-même, met toutes les autres assertions dans un accord logique.
[32] Xénophon semble donner à entendre qu’il y avait divers récits courants à la honte de Menon, récits qu’il ne croit pas (Anabase, II, 6, 28).
Athénée (XI, p. 505) avance d’une manière erronée que Xénophon affirmait que Menon fut la personne qui amena la perte de Klearchos par Tissaphernês.
[33] Xénophon, dans la Cyropædie (VIII, 81 3), donne une explication étrange de l’imprudente confiance accordée par Klearchos aux assurances du satrape persan. Elle résulta (dit-il) de la haute réputation de bonne foi que les Perses avaient acquise par l’honneur droit et scrupuleux du premier Cyrus (ou Cyrus le Grand), mais qu’ils avaient cessé de mériter depuis, quoique la corruption de leur caractère ne se fût pas manifestée publiquement auparavant.
C’est une perversion curieuse de l’histoire pour servir le dessein de son roman.
[34] Machiavel, Principe, c. 18, p. 65.
[35] Polyen, VII, 18.
[36] Xénophon, Anabase, II, 5, 27, 28.
[37] Xénophon, Anabase, II, 4, 6, 7 ; II, 5, 9.
[38] Xénophon, Anabase, II, 5, 37, 38.
[39] Xénophon, Anabase, III, 1, 2, 3.
[40] Xénophon, Anabase, III, 1, 4-11. Homère, Iliade, V, 9.
Cf. la description de Zeus, envoyant Oneiros à Agamemnôn endormi, au commencement du second livre de l’Iliade.
[41] Relativement à l’importance d’un signe venant de Zeus Basileus, et à la nécessité de se concilier ce dieu, cf. divers passages de la Cyropédie, II, 4, 19 ; III, 3, 21 ; VII, 5, 57.
[42] Xénophon, Anabase, III, 1, 12, 13, Le lecteur d’Homère se rappellera tout de suite divers passages de l’Iliade et de l’Odyssée, dans lesquels le même discours mental est mis en paroles et développé — tels que dans l’Iliade, XI, 403 — et plusieurs autres passages cités par le colonel Mure, ou auxquels il s’en réfère dans son History of the Language and Literature of Greece, c. XIV, vol. II, p. 25 sqq.
Une lumière qui brille avec éclat en sortant d’une maison amie, vue en songe, est considérée comme un signe favorable (Plutarque, De Genio Socratis, p. 537 C).
[43] Xénophon, Anabase, III, 1, 16-23.
Vel imperatore, vel milite, me unemini (Salluste, Bellum Catalinar, c. 20).
[44] Xénophon, Anabase, III, 1, 26-30.
Les mots de Xénophon feraient croire qu’Apollonidês avait été un de ceux qui avaient tenu un langage pusillanime (II, 1, 14) dans la conversation avec Phalinos, peu après la mort de Cyrus. Aussi Xénophon lui dit-il que c’est la seconde fois qu’il propose cet avis.
Cela aide à expliquer le mépris et la rigueur avec lesquels Xénophon le traite ici. Rien, en effet, ne pouvait être plus déplorable, dans les circonstances actuelles, que si un homme montrait sa perspicacité en additionnant les périls imminents qui l’entouraient. Voir le remarquable discours de Demosthenês à Pylos (Thucydide, IV, 10).
[45] Xénophon, Anabase, III, 1, 36-16.
[46] Xénophon, Anabase, III, 2, 25.
Hippokratês (De Acre, Locis et Aquis, ch. 12) compare les traits physiques lui caractérisaient les Asiatiques et les Européens, signalant les formes amples, développées, arrondies, voluptueuses, mais inactives des premiers, en tant qu’opposées au type plus compacte, plus musculaire et plus vigoureux des seconds, exercés pour le mouvement, l’action et la patience.
Dion Chrysostome a un passage curieux, par rapport à la préférence des Perses pour les eunuques comme esclaves ; il fait remarquer qu’ils admiraient même chez des hommes ce qui se rapprochait du type de la beauté féminine — leurs yeux et leurs goûts étaient sous influence seulement d’idées amoureuses ; tandis que les Grecs, accoutumés à l’éducation constante et aux exercices nus de la palestre, enfants luttant avec enfants, et jeunes gens avec jeunes gens, avaient leurs associations d’idées au sujet de la beauté mâle attirées vers une puissance active et de gracieux mouvements (Orat. XXI, p, 270).
Cf. Euripide, Bacchæ, 447 sqq., et l’épigramme de Straton, dans l’Anthologie, XXXIV, vol. II, p. 367, Brunck.
[47] Diodore donne un très maigre abrégé de ce qui se passa après la prise des généraux (XIV, 27). Il ne mentionne pas le nom de Xénophon en cette occasion, ni à vrai dire dans tout son récit de la marche.
[48] Cf. le discours hostile de l’ambassadeur corinthien à Sparte, avant la guerre du Péloponnèse, avec l’oraison funèbre laudative de Periklês, dans la seconde année de cette guerre (Thucydide, I, 70, 71 ; II, 39, 40).