HISTOIRE DE LA GRÈCE

TREIZIÈME VOLUME

CHAPITRE II — RETRAITE DES DIX MILLE GRECS (suite).

 

 

Si, même dans cet encourageant automne qui suivit immédiatement la grande catastrophe athénienne devant Syracuse, l’inertie de Sparte ne pouvait être amenée à une action vigoureuse sans la véhémence de l’Athénien Alkibiadês, — à plus forte raison était-il nécessaire que, dans les circonstances accablantes qui assombrissaient l’horizon pour l’armée grecque privée d’officiers, un cœur athénien se trouvât comme source d’une vie et d’une impulsion nouvelles. Et probablement personne, si ce n’est un Athénien, n’aurait eu ou n’aurait suivi l’inspiration de se mettre en avant comme volontaire, à ce moment où il y avait toute raison pour décliner sine responsabilité et où il n’y avait aucune obligation spéciale qui l’y forçât. Mais, si par hasard un Spartiate ou un Arkadien se fût trouvé dans une disposition semblable, il n’aurait pas possédé les talents propres à lui permettre d’agir sur l’esprit des autres[1], — cette flexibilité, cette fécondité en ressources, cette connaissance familière des dispositions et des mouvements d’une multitude assemblée, ce pouvoir, d’imposer les idées essentielles et de toucher les cordes opportunes, que donnait l’éducation démocratique : athénienne. Même Brasidas et Gylippos, Spartiates doués individuellement d’un mérite éclatant, et égaux ou supérieurs à Xénophon en ressources militaires, n’y auraient pas joint ce talent de politique et d’orateur que réclamait la position de ce dernier. Évidente comme le parait être la sagesse de ses propositions, chacune d’elles lui est laissée non seulement pour qu’il les présente, mais encore pour qu’il les soutienne : Cheirisophos et Kleanor, après quelques mots d’introduction, le chargent au devoir d’agir sur l’esprit des soldats, pour les amener au point convenable.

Ce qui montre comme il sut bien le remplir, c’est son discours à l’armée, qui a dans sa teneur générale une ressemblance remarquable avec celui de Periklês adressé au public athénien la seconde année de la guerre, au Moment où les misères de l’épidémie, combinées avec celles de l’invasion, l’avaient réduit presque au désespoir. Il respire un accent de confiance exagérée et une appréciation des dangers réels au-dessous de leur grandeur très bien appropriés à l’occasion, mais que ni Periklês ni Xénophon n’auraient employés à aucun autre moment[2]. Dans tout son discours, et surtout par rapport à l’éternuement accidentel rapproché qui en interrompit le commencement, Xénophon déploya cette habileté à agir à l’égard d’un nombreux auditoire et dans une situation donnée, et cette habitude de le faire qui caractérisaient plus ou moins tout Athénien instruit. D’autres Grecs, Lacédœmoniens ou Arkadiens, pouvaient agir avec bravoure et de concert ; mais l’Athénien Xénophon était du petit nombre de ceux qui pouvaient penser, parler et agir avec une efficacité égale[3]. C’était ce triple talent, qu’un jeune homme ambitieux était obligé de se poser comme but dans la démocratie athénienne ; et que les sophistes aussi bien que les institutions démocratiques, — dépréciés tous deux avec dureté par la plupart des critiques, — l’aidaient et l’encourageaient à acquérir. Ce fut ce triple, talent, qui, par sa possession exclusive, malgré une jalousie constante de la part des officiers et des camarades bœôtiens de Proxenos[4], fit de Xénophon le personnage le plus éminent de l’armée de Cyrus, à partir du moment présent jusqu’à l’époque où elle se sépara, comme on le verra dans l’histoire subséquente.

Cà qui me fait regarder comme plus nécessaire de signaler ce fait, que les mérites à l’aide desquels Xénophon parvint soudainement à cet ascendant extraordinaire et rendit des services si éminents à son armée, étaient des mérites appartenant tout particulièrement à la démocratie et à l’éducation athénienne, c’est que Xénophon lui-même ; d’un bout a l’autre de ses écrits, a traité Athènes non seulement sans l’attachement d’un citoyen, mais avec des sentiments qui ressemblent plutôt à l’antipathie positive d’un exilé. Ses sympathies sont toutes en faveur de l’exercice perpétuel, de l’obéissance mécanique, de la conduite secrète du gouvernement, du cercle d’idées étroit et prescrit, de l’attitude silencieuse et respectueuse, de l’action méthodique, quoique lente, de Sparte. Quelle que puisse être la justesse de sa préférence, il est certain que les qualités qui le mirent en état de tant contribuer et à la délivrance de l’armée de Cyrus et à sa propre réputation, — étaient des qualités athéniennes beaucoup plus que spartiates.

Tandis que les soldats grecs, après avoir sanctionné les propositions de Xénophon, prenaient leur repas du matin avant de commencer leur marche, Mithridatês, l’un des Perses attachés précédemment à Cyrus, parut avec un petit nombre de cavaliers, sous prétexte de remplir une mission d’amitié. Mais on reconnut bientôt que ses desseins étaient perfides, et qu’il ne venait que pour engager des soldats individuellement à déserter ; — et il réussit auprès de quelques-uns. En conséquence, on résolut de ne plus admettre ni hérauts ni députés.

Débarrassée des bagages superflus et refaite, l’armée traversa alors le Grand Zab et continua sa marche de l’autre côté, avec les bagages et les serviteurs au centre, Cheirisophos conduisant l’avant-garde, avec un corps d’élite de trois cents hoplites[5]. Comme il n’est pas fait mention de pont, nous devons présumer que les Grecs passèrent à gué la rivière, qui fournit un gué (suivant M. Ainsworth), employé encore habituellement à un endroit qui se trouve à trente ou quarante milles (48 kil. et quart ou 64 kil. et un tiers) de sa jonction avec le Tigre. Quand ils eurent fait un peu de chemin en avant, Mithridatês reparut avec quelques centaines de cavaliers et d’archers. Il s’approcha d’eux en ami ; mais aussitôt qu’il fut assez près, il se mit soudainement à harceler l’arrière-garde au moyen d’une grêle de traits. Ce qui nous surprend le plus, c’est que les Perses, avec leurs forces très nombreuses, ne firent aucune tentative pour les empêcher de franchir une rivière aussi considérable ; car Xénophon estime le Zab à cent vingt mètres de large, — et cette estimation semble au-dessous du rapport de voyageurs modernes, qui nous apprennent qu’il ne contient pas beaucoup moins d’eau que le Tigre ; et que, bien qu’habituellement plus profond et plus étroit, il ne peut être beaucoup plus étroit à un endroit guéable quelconque[6]. Il faut se rappeler que les Perses, marchant habituellement en avant des Grecs, ont dû arriver les premiers à la rivière, et que par conséquent ils étaient en possession du passage, que ce fût un pont ou un gué. Bien qu’il guettât toutes les occasions de commettre une perfidie, Tissaphernês n’osa pas résister aux Grecs, même dans la position la plus désavantageuse, et il s’aventura seulement à envoyer Mithridatês harceler l’arrière-garde, ce que celui-ci exécuta avec un effet considérable. Les archers et les akontistæ des Grecs, en petit nombre, étaient en même temps inférieurs à ceux des Perses ; et quand Xénophon employait son arrière-garde, hoplites et peltastes, à les charger et à les repousser, non seulement il ne pouvait en atteindre aucun, mais il souffrait beaucoup en revenant rejoindre son corps principal. Même en se retirant, le cavalier persan pouvait décharger sa flèche ou lancer sa javeline derrière lui avec effet, adresse que les Parthes montrèrent plus tard d’une manière encore plus signalée, et que les cavaliers persans du temps actuel reproduisent avec leurs carabines. Ce fut la première expérience que firent les Grecs d’une semblable marche sous l’attaque d’une cavalerie qui les harcelait. Même le faible détachement de Mithridatês retarda beaucoup leurs progrès, de sorte qu’ils firent un peu moins de trois milles (3 kil. et quart) et arrivèrent dans la soirée aux villages, avec un grand nombre de blessés et beaucoup de découragement[7].

Remercie le ciel — dit Xénophon le soir, quand Cheirisophos lui reprocha son imprudence d’avoir quitté le corps principal pour charger la cavalerie, qu’encore, il ne pouvait atteindre —, remercie le ciel de ce que nos ennemis nous ont attaqués seulement avec un faible détachement et non avec leur grand nombre. Ils nous ont donné une bonne leçon, sans nous faire un mal sérieux. Profitant de la leçon, les chefs grecs organisèrent pendant la nuit et, pendant la halte du lendemain un petit corps de cinquante chevaux ; avec deux cents frondeurs rhodiens, dont les frondes, garnies de balles de plomb, portaient à la fois plus loin et frappaient plus dur que celles des Perses, qui lançaient de grosses pierres. Le matin suivant, ils partirent avant le lever du jour, vu qu’il y avait dans leur route un ravin difficile à passer. Ils trouvèrent le ravin non défendu (suivant la stupidité avec laquelle les Perses agissaient habituellement) ; mais, quand ils eurent fait environ un mille au delà, Mithridatês reparut à leur poursuite avec un corps de quatre mille cavaliers et archers. Confiant dans son succès de l’avant-veille, il avait promis, avec un corps de cette force, de remettre les Grecs dans les mains du satrape. Mais à ce moment ces derniers étaient mieux préparés. Aussitôt qu’il commença à les attaquer, la trompette sonna, — et sur-le-champ cavaliers, archers et frondeurs sortirent pour charger les Perses, soutenus par les hoplites de l’arrière-garde. La charge fut si efficace que les Perses s’enfuirent pleins d’effroi, nonobstant leur supériorité numérique, tandis que le ravin gêna tellement leur fuite que beaucoup d’entre eux furent tués et dix-huit faits prisonniers. Les soldats grecs spontanément mutilèrent les cadavres, afin de frapper l’ennemi de terreur[8]. A la fin de cette journée de marche, ils arrivèrent au Tigra, près de la ville abandonnée de Larissa, dont les murs de briques immenses, massifs et élevés (ayant 7m 50 d’épaisseur, 30 mèt. de hauteur et 1 kil. et quart de circonférence) attestaient l’ancienne grandeur. Près de cette ville était une pyramide de pierre, large de ›mètres et haute de 60, dont le sommet était couvert de fugitifs venus .des villages voisins. Une autre journée de marche, en remontant le cours du Tigre, amena l’armée à une seconde ville abandonnée, appelée Mespila, presque en face de la cité moderne de Mossoul. Bien que ces deux villes, qui semblent avoir continué (ou remplacé) la cité jadis colossale de Ninive ou Ninus, fussent entièrement désertes, — cependant le pays à l’entour était si bien garni de villages, et de population que les Grecs se procurèrent non seulement des provisions, mais encore des cordes pour faire de nouveaux arcs et du plomb pour des balles que devaient employer les frondeurs[9].

Pendant la marche du jour suivant, dans une course généralement parallèle au Tigre, et remontant le courant, Tissaphernês arriva avec quelques autres Grands de Perse et une nombreuse armée, et enveloppa les Grecs à la fois en flanc et par derrière. Malgré l’avantage du nombre, il n’osa pas faire une charge réelle, mais il les accabla sans interruption d’une grêle de flèches, de dards et de pierres. Toutefois les archers et les frondeurs des Grecs, nouvellement instruits, lui répondirent si bien qu’en général ils eurent l’avantage, malgré la grandeur supérieure des arcs persans, dont bon nombre furent pris et employés efficacement du côté grec. Après avoir passé la nuit dans un village bien approvisionné, ils s’y arrêtèrent le lendemain, afin de se munir de provisions, et ensuite ils continuèrent leur marche pendant quatre jours de suite à travers une contrée unie, jusqu’à ce qu’ils parvinssent le cinquième jour à un terrain montueux avec la perspective de collines encore plus hautes au delà. Ils firent cette marche inquiétés sans relâche par l’ennemi, au point que, bien que l’ordre des Grecs ne fût jamais rompu, un nombre considérable de leurs hommes furent blessés. L’expérience leur apprit qu’il était incommode pour toute l’armée de marcher en un carré vide au centre, inflexible et non divisé ; et, en conséquence, ils établirent ses lochi ou régiments de 100 hommes chacun, subdivisés en compagnies de 50, et en enômoties ou compagnies plus petites de 25, chaque corps avec un officier spécial (conformément à la coutume spartiate) pour marcher séparément sur chaque flanc, et pour se replier ou pour se ranger, selon qu’il pourrait convenir aux fluctuations dé la masse centrale, résultant des obstacles de la route ou des menaces de l’ennemi[10].

En atteignant les collines en vue d’une citadelle élevée ou palais, avec plusieurs villages à l’entour, les Grecs espérèrent quelque relâche dans l’attaque des Perses. Mais après avoir franchi une colline, ils se mettaient en devoir de gravir la secondé, quand ils furent assaillis avec une vigueur inaccoutumée par la cavalerie s’élançant du haut de son sommet, tandis qu’on voyait les chefs pousser les hommes à l’attaque à coups de fouet[11]. Cette charge fut si efficace, que les troupes légères grecques furent repoussées avec perte, et forcées de chercher un refuge dans les rangs des hoplites. Après une marche à la fois lente et pleine de souffrance, ils ne purent arriver à leurs quartiers de nuit qu’en envoyant un détachement s’emparer d’un terrain qui dominait les Perses, lesquels eurent ainsi à redouter une double attaque.

Les villages auxquels ils arrivèrent alors — qui, suivant la supposition de M. Ainsworth, étaient dans la fertile contrée auprès de la ville moderne appelée Zakhu[12] — étaient d’une richesse extraordinaire en provisions ; des magasins de farine, d’orge et de vin y ayant été réunis pour le satrape persan. Ils s’y reposèrent trois jours, principalement afin de soigner les nombreux blessés ; et l’on désigna huit des personnes les plus capables pour faire auprès d’eux l’office de chirurgien. Le quatrième jour ils reprirent leur marche et descendirent dans, la plaine. Mais l’expérience les avait alors convaincus qu’il était imprudent de continuer à marcher sous l’attaque de la cavalerie, de sorte que quand Tissaphernês parut et se mit à les harceler, ils s’arrêtèrent au premier village, et, étant ainsi postés, ils le repoussèrent aisément. Comme l’après-midi avançait, les assaillants Perses commencèrent à se retirer ; car ils étaient toujours dans l’habitude de prendre leur poste de nuit à une distance d’environ sept milles (= 11 kilomètres et quart) de la position grecque, redoutant beaucoup une attaque nocturne dans leur camp, lorsque leurs chevaux étaient attachés par la jambe et sans selle ni bride[13]. Aussitôt qu’ils furent partis, les Grecs se remirent en route, et prirent tant d’avance pendant la nuit, que les Perses ne les atteignirent ni le lendemain ni le surlendemain.

Toutefois, le jour suivant, les Perses, après avoir fait une marche forcée de nuit, furent vus non seulement en avant des Grecs, mais occupant un terrain élevé et escarpé en éperon qui surplombait immédiatement la route par laquelle les Grecs devaient descendre dans la plaine. Lorsque Cheirisophos approcha, il vit sur-le-champ que la descente était impraticable en face d’un ennemi posté ainsi. Il s’arrêta donc, envoya chercher Xénophon à l’arrière-garde, et le pria de faire avancer les peltastes, l’avant-garde. Mais Xénophon, bien qu’il obéit en personne à pet ordre et vînt au galop en tête des troupes, ne jugea pas prudent de déplacer les peltastes de l’arrière-garde, parce qu’il voyait arriver précisément Tissaphernês avec une autre portion de l’armée ; de sorte que, l’armée grecque se vit à la fois arrêtée de front, et menacée par l’ennemi qui la serrait par derrière. Les Perses, sur le terrain élevé de face ; ne pouvaient être attaqués directement. Mais Xénophon observa qu% la droite de l’armée grecque, il y avait un sommet de montagne accessible encore plus élevé, d’où l’on pouvait descendre pour attaquer en flanc la position des Perses. Désignant ce sommet à Cheirisophos, comme fournissant le seul moyen de déloger les troupes en face, il donna le conseil que l’un d’eux allât en toute hâte avec un détachement en prendre possession et offrit à Cheirisophos de choisir, soit d’aller, soit de rester avec l’armée. Choisis toi-même, dit Cheirisophos. Eh bien ! (dit Xénophon), j’irai, puisque je suis le plus jeune des deux. En conséquence, à la tête d’un détachement d’élite, pris dans l’avant-garde et dans le centre de l’armée, il commenta immédiatement sa marche de flanc en gravissant la pente escarpée jusqu’au sommet le plus élevé. Aussitôt que l’ennemi comprit leur dessein, il détacha aussi des troupes de son côté, espérant parvenir au sommet le premier ; et l’on vit les doux détachements monter en même temps, chacun d’eux faisant les plus grands efforts pour arriver avant l’autre, — chacun étant encouragé par des acclamations et des cris que poussaient les deux armées respectivement.

Comme Xénophon allait à cheval à côté des soldats, les animant et leur rappelant que la chance de revoir leur pays et leurs familles dépendait toute du succès de l’effort qu’ils faisaient actuellement, un hoplite sikyonien dans les rangs, nommé Sotêridas, lui dit : — Toi et moi, nous ne sommes pas sur le même pied, Xénophon. Tu es à cheval ; moi je fais péniblement des efforts à pied, avec mon bouclier à porter. Piqué de ce reproche, Xénophon sauta à bas de son cheval, poussa Sotêridas hors de sa place dans le rang, prit son bouclier aussi bien que sa place, et se mit à marcher en avant à pied avec les autres. Bien qu’accablé à la fois par le bouclier appartenant à un hoplite et par la pesante cuirasse d’un cavalier (qui ne portait pas de bouclier), il déploya néanmoins toute sa force pour avancer, doublement chargé ainsi, et pour continuer à exciter ses compagnons. Mais les soldats qui l’entouraient furent si indignés de la conduite de Sotêridas, qu’ils lui firent des reproches, le frappèrent même et enfin le forcèrent à reprendre soli bouclier, aussi bien que sa place dans les rangs :. Xénophon remonta alors à cheval et gravit ainsi la colline aussi loin que le terrain le permit ; mais il fut encore obligé de mettre bientôt pied à terre, par suite de la raideur de la partie la plus élevée. Des efforts aussi énergiques lui permirent, ainsi qu’à son détachement, d’arriver au sommet le premier. Aussitôt que l’ennemi le vit., il renonça à monter, et se dispersa dans toutes les directions, laissant la marche en avant ouverte au corps principal grec, que Cheirisophos en conséquence conduisit sain et sauf dans la plaine. Là il fut rejoint par Xénophon qui descendait de la montagne. Ils se trouvèrent tous dans des quartiers confortables, au milieu de plusieurs villages bien approvisionnés sur les bords du Tigre. En outre, ils acquirent un butin additionnel de troupeaux considérables de bétail, interceptés quand ils étaient sur le point d’être transportés au delà du fleuve, et l’on vit réuni sur la rive opposée un grand corps de cavalerie[14].

Bien qu’ils ne fussent troublés là que par quelques attaques décousues de la part des Perses, qui brûlèrent quelques-uns des villages qui se. trouvaient en ayant de leur ligne de marche, les Grecs se trouvèrent sérieusement embarrassés pour savoir de quel côté diriger leurs pas ; car a leur gauche était le Tigre, si profond que leurs lances n’en trouvaient pas le fond, — et à leur droite des montagnes d’une hauteur excessive. Comme les généraux et les lochagi tenaient conseil, un soldat rhodien vint à eux leur proposer de traverser toute l’armée a l’autre rive du fleuve au moyen de peaux gonflées dont les animaux en leur possession : pouvaient leur fournir une grande quantité. Mais ce plan ingénieux, exécutable en lui-même, était mis lors de cause par la vue de la cavalerie persane sur la rive opposée, et comme les villages en avant avaient été brûlés, l’armée n’avait pas d’autre choix que de retourner une marche en, arrière vers ceux où ils s’étaient arrêtés auparavant. Ici les généraux délibérèrent de nouveau, questionnant tous leurs prisonniers sur les différents aspects du pays. La route du sud était celle qu’ils avaient déjà suivie en venant de Babylone et de Médie ; celle vers l’ouest, allant en Lydia et en Iônia, leur était interceptée par le cours du Tigre ; à l’est (leur disait-on) était la route qui menait à Ecbatane et à Suse ; au nord étaient les montagnes raboteuses et inhospitalières des Karduques, — hommes libres et farouches qui méprisaient le Grand Roi et défiaient tous les efforts qu’il faisait pour les vaincre ; une fois ils avaient anéanti une armée persane d’invasion forte, de 120.000 hommes. Toutefois, de l’autre enté de la Karduchia, se trouvait la riche satrapie persane d’Arménie, où l’Euphrate et le Tigre pouvaient être traversés près de leurs sources, et d’où, ils pourraient choisir facilement leur course- ultérieure vers la Grèce. Comme la Mysia, la Pisidia et d’autres régions montagneuses, la Karduchia était un territoire libre entouré de tous côtés par les domaines du Grand Roi, qui régnait seulement dans les villes et sur les plaines[15].

Déterminés à se frayer un chemin à travers ces, montagnes difficiles jusqu’en Arménie, mais s’abstenant de l’annoncer publiquement, dans la crainte que les défilés ne fussent occupés à l’avance, — les généraux firent sur-le-champ un sacrifice, afin de pouvoir être prêts à partir en un moment. Ensuite ils commencèrent leur marche un peu après minuit, de sorte que, immédiatement après le lever du jour, ils atteignirent le premier des défilés des montagnes Karduques, qu’ils trouvèrent sans défenseurs. Cheirisophos, avec sa division de devant et toutes les troupes légères, gravirent le défilé en toute hâte, et, après avoir franchi la première montagne, descendirent de l’autre côté vers quelques villages dans la vallée ou vers quelques réduits situés au pied de la montagne ; tandis que Xénophon, avec les hommes pesamment armés et les bagages, suivait plus lentement et qu’il n’arriva pas aux villages avant la nuit, vu que la route était à la fois raide et étroite. Les Karduques, pris complètement par surprise, abandonnèrent les villages à mesure que les Grecs approchaient, et se réfugièrent sur les montagnes, laissant aux intrus d’abondantes provisions, des maisons confortables, et surtout une grande quantité de vases de cuivre. D’abord les Grecs eurent soin de ne faire aucun dommage, et essayèrent d’appeler les indigènes à un entretien amical. Mais aucun de ces derniers ne voulut approcher, et enfin la nécessité poussa les Grecs à prendre ce dont ils avaient besoin pour se restaurer. Ce fut précisément quand Xénophon et l’arrière-garde arrivaient de nuit que quelques Karduques les attaquèrent par surprise et arec un succès considérable, de sorte que si leur nombre eût été plus grand, il aurait pu s’ensuivre un sérieux désastre[16].

On vit beaucoup de feux allumés sur les montagnes, — indice sérieux de résistance pour le lendemain ; ce qui convainquit les généraux grecs qu’ils devaient alléger l’armée, afin de s’assurer une célérité plus grande, aussi bien qu’un nombre plus grand de bras utiles pendant la marche suivante. En conséquence, ils donnèrent l’ordre de brûler tous les bagages, excepté ce qui était indispensable, et de renvoyer tous les prisonniers ; se plaçant eux-mêmes dans un chemin étroit, par lequel l’armée avait à passer, afin de voir si leurs ordres étaient exécutés. Cependant on ne put abandonner les femmes, dont un bon nombre accompagnait l’armée ; et il paraît, en outre, qu’on garda un fonds considérable de bagages[17] ; et l’armée ne put avancer que lentement, à cause de l’étroitesse de la route et des attaques fatigantes des Karduques, qui étaient réunis, alors en nombre considérable. Leurs attiques furent renouvelées avec un redoublement de vigueur le lendemain, quand les Grecs furent forcés, faute de provisions, de hâter leur marche en avant, bien qu’au milieu d’une terrible tempête de neige. Cheirisophos en tête et Xénophon en arrière furent rudement pressés par les frondeurs et les archers karduques ; ces derniers, hommes d’une habileté consommée, avaient des arcs de trois coudées de longueur, et des flèches de plus de deux coudées, si fortes que quand les Grecs les prenaient, ils pouvaient les lancer comme des javelines. Ces archers, au milieu d’un terrain raboteux et de sentiers étroits, approchaient si près et tiraient l’arc avec une force si surprenante, en en appuyant une extrémité sur le sol, que plusieurs guerriers grecs furent mortellement blessés dans les reins, même à travers et le bouclier et le corselet, et à la tête à travers le casque d’airain ; et entre autres en particulier, deux hommes distingués, un Lacédæmonien nommé Kleonymos et un Arkadien nommé Basias[18]. La division d’arrière-garde, plus rudement traitée que tout le reste, fut obligée de s’arrêter continuellement pour repousser l’ennemi, au milieu de toutes les difficultés du terrain, qui la mettaient presque dans l’impossibilité d’agir contre d’agiles montagnards. Toutefois, en une occasion, un corps de ces derniers tomba dans une embuscade, fut repoussé avec perte, et (ce qui était encore plus heureux) deux d’entre eux furent faits prisonniers.

Ainsi arrêté, Xénophon envoya de fréquents messages pour prier Cheirisophos de ralentir la marche de la division d’avant-garde ; mais, au lieu d’obéir, Cheirisophos ne fit que hâter le pas, pressant Xénophon de le suivre. La marche de l’armée ressembla alors presque à une déroute, de sorte que la division d’arrière-garde arrive, au lieu de halte dans une extrême confusion ; alors Xénophon commença à faire des reproches à Cheirisophos pour avoir pressé prématurément la marche en avant et négligé les camarades qu’il avait par derrière. Mais l’autre, — signalant à son attention la montagne en face d’eux, et le sentier raide qui la gravissait, formant leur ligne future de marche, qui était occupée par de nombreux Karduques, — se défendit en disant qu’il s’était hâté dans l’espérance de pouvoir arriver à ce défilé avant l’ennemi, tentative dans laquelle il n’avait pas toutefois réussi[19].

Avancer plus loin sur cette route paraissait chose désespérée ; cependant les guides déclarèrent qu’on ne pouvait pas en prendre d’autre. Xénophon songea alors aux deux prisonniers que l’on venait de faire, et proposa qu’on les questionnât également. En conséquence, ils furent interrogés à part ; et le premier, ayant persisté à nier, nonobstant toutes les menaces, qu’il y eût une autre route que celle qui’ était devant eux, — fut mis à mort sous les yeux du second prisonnier. Ce dernier, questionné alors, fit une communication plus rassurante ; il dit qu’il connaissait un chemin différent, plus sinueux, mais plus facile et praticable même pour les bêtes de somme, par lequel on pouvait tourner le défilé qui était devant eux et l’ennemi qui l’occupait, mais qu’il y avait une haute position particulière commandant la route, dont il était nécessaire de s’emparer à l’avance par surprise, vu que les Karduques la gardaient déjà. Deux mille Grecs, ayant avec eux le guide chargé de liens, furent en conséquence dépêchés tard dans l’après-midi pour surprendre ce poste par une marche de nuit ; tandis que Xénophon, afin de détourner l’attention des Karduques en face, fit semblant d’avancer comme s’il voulait forcer le ,défilé direct. Aussitôt qu’ils le virent franchir le ravin qui conduisait à cette montagne, les Karduques surale sommet se mirent immédiatement à faire rouler en bas de vastes, masses de rochers qui bondirent et barrèrent la route de manière à la rendre inabordable. Ils continuèrent à le faire toute la nuit, et les Grecs entendirent le bruit des masses qui descendaient longtemps après qu’ils étaient retournés à leur camp pour souper et se reposer[20].

Cependant le détachement de deux maille hommes, marchant par le chemin sinueux, et arrivant dans la nuit à la position élevée (bien qu’il y en eût une autre au-dessus encore plus élevée) occupée par les Karduques, les surprirent et les dispersèrent ; puis ils passèrent la nuit auprès de leurs feux. Au point du jour, et à la faveur d’un brouillard, ils se glissèrent à la dérobée, vers la position occupée par les autres Karduques en face de l’armée grecque. En s’approchant ils sonnèrent soudainement de la trompette ; poussèrent de grands cris et commencèrent l’attaque qui réussit complètement. Les défenseurs, pris a l’improviste, s’enfuirent en opposant peu de résistance, et en n’éprouvant presque aucune perte, grâce à leur agilité et a leur connaissance du pays ; tandis que Cheirisophos et les forces principales grecques, en entendant le son de la trompette ; qui avait été antérieurement concerté comme signal, se précipitèrent en avant, et enlevèrent d’assaut la hauteur en face ; quelques-uns par le sentier régulier, d’autres grimpant comme ils pouvaient et se tirant les uns les autres au moyen de leurs lances. Les deux corps de Grecs se rejoignirent ainsi au sommet, de sorte que la route devint libre et leur permit d’aller plus loin.

Toutefois Xénophon, avec l’arrière-garde, suivit le chemin sinueux parcouru par les deux mille, comme le plus praticable pour les bêtes de somme, qu’il plaça au centre de sa division, — toute la troupe couvrant une grande longueur de terrain, vu que la route était très étroite. Pendant cet intervalle, les Karduques dispersés s’étaient ralliés, et occupèrent de nouveau deux ou trois cimes élevées qui commandaient le chemin, — et il fut nécessaire de les chasser de là. Les troupes de Xénophon prirent successivement d’assaut ces trois positions, les Karduques n’osant pas affronter un combat corps à corps, faisant toutefois un usage destructif de leurs armes de trait. On laissa une garde grecque sur la dernière des trois cimes, jusqu’à ce que tout le convoi des bagages fût passé au pied. Mais les Karduques, par un mouvement soudain et opportun, s’arrangèrent pour surprendre la garde, tuèrent deux des trois chefs avec plusieurs soldats, et forcèrent les autres à s’élancer des rochers comme ils purent, afin de rejoindre leurs camarades sur la route. Encouragés par ce succès, les assaillants serrèrent de plus près l’armée en marche, en occupant un roc escarpé vis-à-vis du sommet élevé sur lequel Xénophon était posté. Comme il se trouvait à portée de la voix, il s’efforça d’ouvrir une négociation avec eux, afin de recouvrer les cadavres des hommes tués. Les Karduques accédèrent d’abord à cette demande, à condition que leurs villages ne seraient pas brûlés ; mais comme ils virent que leur nombre augmentait à tout moment, ils reprirent l’offensive. Quand Xénophon avec l’armée eut commencé à descendre du dernier sommet, ils se précipitèrent en foule pour l’occuper ; et ils se mirent de nouveau à faire rouler des masses de rochers, et à renouveler leur grêle continue de traits sur les Grecs. Xénophon lui-même courut ici quelque danger, vu qu’il avait été abandonné par son porte-bouclier ; mais il fut sauvé par un hoplite arkadien, nommé Eurylochos, qui courut lui offrir son bouclier comme protection pour tous deux dans la retraite[21].

Après une marche si pénible et si périlleuse ; la division d’arrière-garde se trouva enfin en sûreté parmi ses camarades, dans des villages avec des maisons bien approvisionnées et une grande quantité de blé et de vin. Toutefois Xénophon et Cheirisophos furent si désireux d’obtenir les corps des hommes tués pour les ensevelir, qu’ils consentirent à les acheter en livrant le guide, et à marcher en avant sans aucun guide pénible sacrifice, dans ce pays inconnu, attestant leur grande sollicitude pour la sépulture[22].

Pendant trois jours encore ils combattirent et s’ouvrirent un chemin par la force dans les sentiers étroits et raboteux des montagnes Karduques, entourés d’un bout à l’autre par ces archers et ces frondeurs formidables, qu’ils avaient à déloger à chaque coude difficile, et contre lesquels leurs propres archers krêtois se trouvaient inférieurs, il est vrai, mais encore extrêmement utiles. Leurs sept journées de -marche à travers ce pays, avec ses habitants libres et belliqueux, furent des journées de fatigues, de souffrances et de périls extrêmes, bien plus intolérables, que tout ce qu’ils avaient éprouvé de la part de Tissaphernês et des Perses. Aussi furent-ils très contents de revoir une plaine et de se trouver près des bords de la rivière Kentritês, qui séparait ces montagnes, des monticules et des plaines de l’Arménie, — jouissant de quartiers confortables dans des villages, avec la satisfaction de parler de leurs misères passées[23].

Les craintes d’une invasion karduque étaient telles que le côté arménien du Kentritês, dans une largeur de quinze milles (= 14 kil.) était dépeuplé et dépourvu de villages[24]. Mais comme Tiribazos, satrape d’Arménie, avait fini par apprendre l’approche des Grecs, il garnit les bords de la rivière de sa cavalerie et de son infanterie pour s’opposer au passage : si Tissaphernês avait pris cette précaution au grand Zab au moment où il s’empara perfidement de Klearchos et de ses collègues, les Grecs auraient difficilement atteint la rive septentrionale de cette rivière. En présence de ces obstacles, les Grecs tentèrent néanmoins le passage du Kentritês, voyant une route régulière de l’autre côté. Mais le fleuve avait soixante mètres de largeur (seulement la moitié de la largeur du Zab), et avait une eau profonde qui dépassait leurs poitrines ; le courant était extrêmement rapide, et le fond plein de pierres glissantes, au point qu’ils rte purent tenir leurs boucliers dans la position convenable, à cause de la force du courant ; tandis que s’ils les élevaient au-dessus de leurs têtes, ils étaient exposés sans défense aux flèches des troupes du satrape. Après divers essais, le passage fut reconnu impraticable, et ils furent obligés de reprendre leur camp sur la rive gauche. A leur grande frayeur, ils virent les Karduques se réunir sur les collines qui étaient derrière eux ; de sorte que leur situation, pendant ce jour et cette nuit, sembla presque désespérée. La nuit, Xénophon eut un rêve, — le premier qu’il nous ait conté depuis son rêve dans la terrible nuit qui suivit la prise des généraux, mais en cette occasion d’un augure favorable, d’une manière moins équivoque. Il rêva qu’il était chargé de chaînes, mais soudain que ses chaînes tombaient spontanément, sur la foi de quoi-il dit à l’aurore à Cheirisophos qu’il avait bon espoir d’être sauvé, et quand les généraux offrirent un sacrifice, les victimes furent immédiatement favorables. Comme l’armée était en train de prendre son repas du matin, deux jeunes Grecs accoururent apporter à Xénophon la nouvelle de bon augure qu’ils avaient trouvé accidentellement un autre gué à près d’un demi-mille (= 400 met.) en remontant la rivière, où l’eau n’arrivait pas même à mi-corps, et où les rochers se rapprochaient si près de la rive droite que la cavalerie ennemie ne pourrait s’opposer à eux. Xénophon, se levant de son repas plein de joie, offrit immédiatement des, libations à ces dieux qui lui avaient envoyé le rêve à lui-même pendant la nuit, et révélé ensuite à ces jeunes gens le gué inespéré ; double révélation qu’il attribuait aux mêmes dieux[25].

Bientôt ils marchèrent dans leur ordre habituel. Cheirisophos, commandant l’avant-garde, et Xénophon l’arrière garde, le long de la rivière pour gagner le gué nouvellement découvert, l’ennemi marchant parallèlement à eux sur la rive opposée. Après qu’ils furent arrivés au gué, qu’ils eurent fait halte et reposé leurs armes, Cheirisophos plaça une couronne sur sa tête, ôta ses vêtements, et reprit ensuite ses armes, ordonnant à tous les autres de reprendre leurs armes aussi[26]. Chaque lochos (compagnie de cent hommes), fut ensuite disposé en colonne ou seule file, avec Cheirisophos lui-même au centre. Cependant les prophètes étaient en train d’offrir un sacrifice à la rivière. Aussitôt qu’on eut déclaré que les signes étaient favorables, tous les soldats entonnèrent le pæan, et toutes les femmes y joignirent en chœur leurs hurlements féminins. Alors Cheirisophos, à la tête de l’armée, entra dans la rivière et commença à la passer ; tandis que Xénophon, avec une partie considérable de la division d’arrière-garde, feignit de retourner à la hâte au premier gué, comme s’il était sur le point de tenter le passage à cet endroit. Ce mouvement détourna l’attention de la cavalerie de l’ennemi, qui craignit d’être ; attaquée des deux côtés, galopa pour garder le passage. à l’autre point, et n’opposa pas à Cheirisophos de résistance sérieuse. Aussitôt que ce dernier fut parvenu de l’autre côté, et qu’il eut mis sa division en ordre, il s’avança pour attaquer l’infanterie arménienne, qui était sur les hautes rives à quelque distance au-dessus ; mais cette infanterie, abandonnée par la cavalerie, se dispersa sans attendre son approche. La poignée de cavaliers grecs, attachée à la division de Cheirisophos, la poursuivit et prit quelques précieuses dépouilles[27].

Aussitôt que Xénophon vit son  collègue heureusement établi sur la rive opposée, il ramena son détachement au gué que franchissaient encore à ce moment les bagages et les serviteurs, et il se mit en devoir de prendre des précautions contre les Karduques qui se trouvaient de son propre côté, et qui se rassemblaient sur ses derrières. Il trouva quelque difficulté à tenir sa division réunie ; car beaucoup de ses soldats, en dépit des ordres, quittèrent leurs rangs, et allèrent regarder leurs maîtresses ou leur bagage en train de franchir la rivière[28]. Les peltastes et les archers qui avaient passé avec Cheirisophos, mais dont ce général n’avait plus besoin à ce moment, reçurent l’ordre de se tenir préparés sur les deux flancs de l’armée qui traversait la rivière, et d’avancer à quelque distance dans l’eau, dans l’attitude d’hommes sur le point de passer de nouveau. Quand Xénophon resta seulement avec l’arrière-garde diminuée, le reste étant déjà à l’autre bord, les Karduques se jetèrent sur lui, et se mirent à lancer des traits et des pierres. Mais soudain les hoplites grecs chargèrent avec leur pæan accoutumé ; alors les Karduques prirent la fuite, — n’ayant pas d’armes pour un combat corps à corps dans la plaine. Le son de la trompette étant entendu en ce moment, ils ne se sauvèrent que beaucoup plus vite, tandis que c’était le signal, suivant l’ordre donné auparavant par Xénophon, auquel les Grecs devaient suspendre leur charge, revenir sur leurs pas et franchir la rivière aussi rapidement que possible. A la faveur de cette habile manœuvre, le passage fut accompli par toute l’armée avec peu ou point de pertes, vers midi[29].

Ils se trouvèrent alors en Arménie, contrée à la surface unie, onduleuse, mais très élevée au-dessus du niveau de la mer, et extrêmement froide dans la saison où ils pu entèrent, — décembre. Bien que la bande de terre, voisine de la Karduchia ne fournit pas de provisions, une longue marche les amena à un village qui contenait des ressources abondantes, avec une résidence du satrape Tiribazos ; ensuite, en deux nouvelles marches, ils parvinrent à la rivière Teleboas, qui avait beaucoup de villages sur ses rives. Ici Tiribazos lui-même, paraissant avec une division de cavalerie, envoya en avant son interprète demander une conférence avec les chefs ; elle fat accordée, et il y fut convenu que les grecs continueraient leur marche à travers son territoire sain être inquiétés, et qu’ils prendraient les provisions dont ils auraient besoin,-mais, sans brûler ni endommager les villages. Conséquemment ils avancèrent pendant trois journées, calculées à quinze parasanges, ou trois journées de marché bien pleines, sans aucune hostilité de la part du satrape, lien qu’il rôdât à m’oins de deux milles de l’armée. Ils se trouvèrent alors oui milieu de plusieurs villages où étaient des résidences du roi ou du satrape, avec un riche fonds de pain, de viande, de vin, et de toutes sortes de légumes. Là, pendant leur bivouac de nuit, ils furent surpris par une tempête de neige abondante, au point que les généraux, le lendemain, répartirent les troupes dans des quartiers séparés parmi les villages. Aucun ennemi ne parut à proximité, tandis que la neige semblait empêcher toute surprise rapide. Cependant à la nuit, les éclaireurs rapportèrent qu’on distinguait beaucoup de feux, avec des traces de mouvements militaires à l’entour, au point, que les généraux jugèrent prudent de se mettre sur leurs gardes, et de réunir de nouveau 1’armée dans un seul bivouac. Là, dans la nuit, la neige tomba une seconde fois, plus abondante, encore que la précédente, assez pour couvrir les hommes endormis et leurs armes, et pour glacer la bétail. Toutefois les, hommes, conservèrent leur chaleur sous la neige et furent peu disposés à se lever, jusqu’à ce que Xénophon lui-même en donnât l’exemple et s’occupât sans ses armes à couper du bois et à allumer un feu[30]. D’autres suivirent son exemple, et ils trouvèrent un grand soulagement à se frotter de graisse de porc, d’huiles d’amandes ou de sésame, ou de térébenthine. Ayant envoyé à la découverte un habile éclaireur, nommé Dêmokratês, qui fit un indigène prisonnier, ils apprirent que Tiribazos dressait des plans pour les intercepter clans le défilé d’une haute montagne qui se trouvait plus loin sur leur route. A cette nouvelle, ils partirent sans retard, et en deux journées de marche forcée, ils surprirent en chemin le camp de Tiribazos, et franchirent sains et saufs le défilé difficile. Trois journées de marche de plus les amenèrent au fleuve de l’Euphrate[31], — c’est-à-dire à son bras oriental, appelé aujourd’hui Murad. Ils trouvèrent un gué et le traversèrent, sans avoir de l’eau plus haut que le nombril, et on leur apprit que ses sources n’étaient pas loin de là.

Leurs quatre journées de marche, faites ensuite sur l’autre côté de l’Euphrate, furent pénibles et désolantes au plus haut point, à travers une plaine couverte d’une neige épaisse (de 1 mèt. 80 cent. à quelques endroits), et par instants en face d’un vent du nord glaçant et pénétrant d’une manière si intolérable qu’à la fin un des prophètes fit valoir la nécessité d’offrir des sacrifices à Boreas ; alors (dit Xénophon)[32] la rigueur du vent diminua sensiblement, comme tous le reconnurent évidemment. Beaucoup d’esclaves et de bêtes de somme, et même quelques soldats, périrent : quelques-uns eurent les pieds gelés, d’autres furent aveuglés par la neige, d’autres encore moururent de faim. Plusieurs de ces hommes infortunés furent forcément laissés derrière ; d’autres se couchèrent, pour mourir, près d’une source chaude qui avait fondu la neige à l’entour ; leur extrême fatigué et leur misère complète les déterminaient à rester là, bien que l’ennemi fût tout près sur leurs derrières. Ce fut en vain que Xénophon, qui commandait l’arrière-garde, employa ses exhortations, ses prières et ses menaces les plus : fortes pour les engager à marcher en avant. Ces infortunés, immobiles et dans un état pitoyable, ne lui répondaient qu’en le priant de les tuer tout de suite. L’armée fut tellement désorganisée par les souffrances qu’on nous parle d’un cas dans lequel un soldat, ayant reçu l’ordre d’emporter un camarade malade, désobéit à cet ordre, et fut sur le point de l’enterrer vivant[33]. Xénophon lit contre l’ennemi qui les poursuivait une sortie, en poussant de grands cris et en frappant le bouclier avec la lance, mouvement dans lequel même les hommes épuisés se joignirent à lui. Il fut assez heureux pour l’effrayer et pour le forcer, à chercher un abri dans un bois voisin. Alors il laissa les infortunés qui étaient couchés, avec l’assurance de leur envoyer du secours le, lendemain, — et il marcha en avant : il vit tout le long de la ligne de marche les soldats épuisés couchés sur la neige, même sans la protection d’un poste. Lui et son arrière-garde aussi bien que les autres furent obligés de passer ainsi la nuit, sans nourriture ni feu, distribuant des éclaireurs aussi bien que le cas le permettait. Cependant Cheirisophos avec la. division d’avant-garde était entré dans un village, auquel ils parvinrent si inopinément, qu’ils rencontrèrent les femmes allant chercher de l’eau à une fontaine en dehors du mur, et le principal personnage du village dans sa maison à l’intérieur. Cette division put se reposer là et se refaire, et- au point du jour quelques soldats furent expédiés pour aller au-devant de l’arrière-garde. Ce fut avec joie que Xénophon les vit approcher, et il les envoya derrière lui pour apporter entre leurs bras, dans le village voisin, ces soldats épuisés qu’on avait laissés en arrière[34].

Le repos était indispensable alors après les récentes souffrances. Il y avait plusieurs villages tout près de là’, et les généraux, ne jugeant plus dangereux- de séparer l’armée, répartirent au sort les différentes divisions entre eux. Polykratês, Athénien, l’un des capitaines de la division de Xénophon, lui demanda la permission d’aller sans retard prendre possession du village qui lui était assigné, avant qu’aucun des habitants pût s’échapper. En conséquence, courant en toute hâte avec quelques-uns des soldats les. plus agiles, il arriva au village si soudainement qu’il s’empara du premier personnage avec sa fille nouvellement mariée, et de plusieurs jeunes chevaux destinés comme tribut pour le roi. Ce village, aussi bien que les autres, se trouva, consister en maisons creusées dans le sol (comme les villages arméniens le sont au jour actuel), spacieuses à l’intérieur, mais avec une entrée étroite comme un puits, par où l’on pénétrait au moyen d’une échelle descendante. Une entrée séparée était creusée pour introduire commodément le bétail. On les trouva toutes abondamment approvisionnées de bétail vivant de toute sorte, hivernant sur du foin ; aussi bien que de froment, d’orge, de légumes, et d’une sorte de vin d’orge ou bière dans des cuves, avec les grains d’orge à la surface. A côté étaient placés des roseaux ou des pailles sans nœuds, au moyen desquels ils aspiraient le liquide[35] : Xénophon fit tous ses efforts pour se concilier le premier du village (qui parlait persan, et avec lequel il communiqua au moyen de l’interprète perso-grec de l’armée), lui promettant qu’aucun de ses parents ne serait maltraité, et qu’il serait largement récompensé s’il voulait conduire l’armée saine et sanve, hors du pays, dans celui des Chalybes, qu’il représentait comme adjacents. Ce traitement gagna : ce personnage, qui promit son aide, et même révéla aux Grecs les caves souterraines où le vin était déposé ; tandis que Xénophon, bien qu’il eût constamment l’œil sur lui, et qu’il confiât son jeune fils comme otage aux soins d’Episthenês, continua cependant à le traiter avec une attention et une bienveillance étudiées. Pendant sept jours les soldats restèrent dans ces quartiers confortables, se restaurant et reprenant des forces. Ils étaient servis par les jeunes gens indigènes, avec lesquels ils communiquaient au moyen de signes. Le rare bonheur dont ils jouirent tous après leurs récentes s6iiffrances, est dépeint dans les détails animés que donne Xéncp7lion, qui laissa là son cheval épuisé, et prit de jeunes chevaux en échange, pour lui-même et pour les autres officiers[36].

Après cet-te semaine de repos, l’armée reprit sa marche à travers la neige. Le premier du village, dont ils avaient garni de nouveau la maison de leur mieux, accompagna Cheirisophos à l’avant-garde comme guide, mais sans être enchaîné ni surveillé : son fils resta comme otage avec Episthenês, mais on laissa ses autres parents cher eux sans les inquiéter. Comme ils marchèrent pendant trois jours sans atteindre de village, Cheirisophos commença, à suspecter sa fidélité, et même il devint de si mauvaise humeur, bien que cet homme affirmât qu’il n’y avait pas de villages dans la route, qu’il le battit, — sans toutefois prendre la précaution de le mettre ensuite aux fers. Aussi, la nuit suivante, l’homme se sauva-t-il, au grand mécontentement de Xénophon qui reprocha sévèrement à Cheirisophos d’abord sa dureté, et ensuite sa négligence. Ce fut le seul point de différend entre les deux généraux (dit Xénophon) pendant toute la marche, fait très honorable pour tous deux, si l’on considère les nombreuses difficultés contre lesquelles ils eurent à lutter. Episthenês retint le jeune fils qu’il avait  en otage, l’emmena chez lui en sûreté, et lui devint fort attaché[37].

Condamnés à marcher ainsi sans guide, ils ne purent que remonter le cours de. la rivière, et c’est de cette manière qu’à partir des villages où ils avaient trouvé tant de bien-être et de soulagement, ils continuèrent à marcher toujours à travers la neige jusqu’au Phasis, rivière qu’on ne peut identifier, mais qui certainement n’est pas la même que celle que les géographes grecs connaissent sous ce nom : elle avait trente mètres de large[38]. Deux journées de marche de plus les amenèrent de cette rivière au pied d’une chaîne de montagnes, près d’un défilé occupé par un corps armé de Chalybes, de Taochi et de Phasiani.

Remarquant l’ennemi en possession de ce terrain élevé, Cheirisophos s’arrêta jusqu’à ce que l’armée fût arrivée, afin que les généraux pussent tenir conseil. Là Kleanor commença par conseiller d’enlever le défilé d’assaut en ne différant que le temps nécessaire pour refaire les soldats. Niais Xénophon suggéra qu’il valait beaucoup mieux éviter la perte d’hommes à laquelle on devait ainsi s’exposer, et amuser l’ennemi par une attaque simulée, tandis qu’on enverrait de nuit à la dérobée un détachement gravir la montagne à un autre point et tourner la position. Cependant (continua-t-il en se tournant vers Cheirisophos) dérober une marche à l’ennemi est plus votre affaire que la mienne. Car je sais que vous autres, citoyens jouissant de tous les droits et pairs à Sparte, vous pratiquez le vol dès votre enfance et au delà[39], et qu’on ne considère nullement comme bas, mais qu’on juge même honorable de dérober les choses que la loi ne défend pas distinctement. Et afin que vous puissiez dérober avec le plus grand effet et prendre la peine de le faire secrètement, l’usage est de vous fouetter si vous êtes découverts. Ici donc, vous avez une excellente occasion de faire preuve de votre éducation. Faites en sorte que nous ne soyons pas découverts en occupant à la dérobée la montagne que nous avons maintenant devant nous ; car si nous le sommes, nous serons bien battus.

Eh bien ! quant à cela (répliqua Cheirisophos), vous, Athéniens aussi, comme je le sais, vous êtes des gens de premier mérite pour voler l’argent public,et cela encore malgré le prodigieux péril auquel s’expose lé voleur ; bien plus, vos hommes les plus puissants volent plus que tout le monde,du moins si ce sont les hommes les plus puissants parmi vous qui sont élevés au commandement public. Aussi est-ce le moment pour vous de faire preuve de votre éducation, aussi bien que pour moi de faire preuve de la mienne[40].

Nous avons ici un échange de railleries entre les deux officiers grecs qui n’est pas un trait sans intérêt dans l’histoire de l’expédition. La remarque de Cheirisophos, en particulier, jette du jour sur ce que j’ai avancé ailleurs comme vrai tant de Sparte que d’Athènes[41], la disposition à se laisser corrompre si générale dans les individus revêtus d’un pouvoir public, et la disposition dams les personnages publics athéniens à commettre un tel péculat, malgré le sérieux danger de punition. Or, cette chance de punition provenait absolument de ces orateurs prêts à accuser : appelés communément démagogues et du tribunal populaire auquel ils s’adressaient. L’action combinée de l’un et des autres diminua beaucoup le mal, sans cependant pouvoir le faire disparaître. Niais, d’après les tableaux communément tracés d’Athènes, on nous apprend à croire que le mal public criant était une trop grande liberté d’accusation et trop de procès judiciaires. Assurément telle n’était pas l’idée de Cheirisophos, et nous ne la trouverons pas non plus appuyée par une juste appréciation des preuves générales. Si le péculat de personnages publics était ainsi notoire, malgré de sérieux dangers, que serait-il arrivé si la porte eût été fermée à des démagogues prêts à accuser, et si les nombreux dikastes populaires eussent été remplacés par un petit nombre de juges choisis du même genre et de la même classe que les hommes publics eux-mêmes ?

Insistant sur sa proposition, Xénophon informa alors ses collègues qu’il venait de se saisir de quelques guides, en tendant une embuscade à certains pillards indigènes qui obsédaient l’arrière-garde, et que ces guides lui apprenaient que la montagne n’était pas inaccessible, mais qu’elle servait de pâturage à des chèvres et à des bœufs. Il s’offrit en outre à prendre le commandement du détachement de marche. Mais cette offre étant rejetée par Cheirisophos, quelques-uns des meilleurs parmi les capitaines, Aristonymos, Aristeas et Nikomachos, proposèrent leurs services et furent acceptés. Après que les soldats se furent refaits, les généraux s’avancèrent avec le corps principal près du pied du défilé, et là ils prirent leur station de nuit, faisant des démonstrations pour faire croire au dessein de l’emporter d’assaut le lendemain matin. Mais aussitôt qu’il fit nuit, Aristonymos et son détachement partirent, et, gravissant la montagne à un autre point, occupèrent sans résistance une position élevée sur le flanc de l’ennemi, qui toutefois ne tarda pas à les voir et dépêcha des forces pour veiller de ce côté. Au point du jour, ces deux détachements engagèrent sur les hauteurs un conflit dans lequel les Grecs furent complètement victorieux, tandis que Cheirisophos montait le défilé pour attaquer le corps principal. Les troupes légères, encouragées en voyant cette victoire de leurs camarades, s’élancèrent à la charge d’un pas rapide, que leurs hoplites ne pouvaient suivre. Mais l’ennemi fut tellement découragé de se voir tourné qu’il s’enfuit avec peu ou point de résistance. Bien qu’il n’y eût que peu d’hommes de tués, beaucoup jetèrent leurs légers boucliers d’osier ou de boisage, qui devinrent la proie des vainqueurs[42].

Maîtres ainsi du défilé, les Grecs descendirent des la plaine de l’autre côté, où ils se trouvèrent dans quelques villages bien fournis de provisions et de ressources, les premiers que présentait le pays des Taochi. Probablement ils s’y arrêtèrent quelques jours, car ils n’avaient pas vu de villages, soit pour se reposer, soit pour se refaire, pendant les neuf dernières journées de marche, depuis qu’ils avaient quitté ces villages arméniens dans lesquels ils s’étaient si bien restaurés pendant une semaine, et qui apparemment leur avaient fourni un fonds de provisions pour le voyage ultérieur. Cette halte donna aux Taochi le temps d’emmener leurs familles et leurs provisions dans des forts inaccessibles, de sorte que les Grecs ne trouvèrent pas de ressources pendant une marche de cinq journées à travers, le territoire. Leurs provisions étaient complètement épuisées, quand ils arrivèrent devant l’un de ces forts, rocher sur lequel on voyait les familles et le bétail des Taochi, sans maisons ni fortifications, mais presque entouré par une rivière, de manière qu’il ne restait qu’une montée étroite, rendue inabordable par d’énormes rochers que les défenseurs lançaient, ou faisaient rouler du sommet. Par une ingénieuse combinaison de bravoure et de stratagème, dans laquelle quelques uns des capitaines se distinguèrent beaucoup ; les Grecs surmontèrent cette difficulté et s’emparèrent de la hauteur. La scène qui se passa ensuite fut affreuse. Les femmes des Taochi saisirent leurs enfants, les lancèrent dans le précipice et se jetèrent après aussi la tête la première, suivies par les hommes. Presque tous périrent de cette manière ; il n’en survécut que très peu pour devenir prisonniers. Un capitaine arkadien nommé Æneas, voyant l’un d’eux en beau costume sur le point de se précipiter avec les autres, le saisit dans la pensée de l’en empêcher. Mais l’homme en retour s’attacha à lui fortement, l’attira jusqu’au bord du rocher et s’élança pour faire, périr son ennemi avec lui. Bien qu’on fît à peine de prisonniers, les Grecs, cependant se procurèrent une grande quantité de bœufs, d’ânes et de moutons, qui fournirent complètement de quoi subvenir à leurs besoins[43].

Ils entrèrent, alors dans le territoire des Chalybes, qu’ils mirent sept jours traverser. C’étaient les plus braves guerriers qu’ils eussent vus en Asie. Ils avaient pour équipement une lance : longue de quinze coudées, avec urne seule extrémité pointue, — un casque, des jambières, un corselet rembourré, avec un kilt ou jupon pendant, — une courte épée qu’ils employaient à couper lai tête d’un ennemi tué, en étalant cette tête aux yeux de leurs ennemis survivants, avec des danses et des chants de triomphe. Ils ne portaient pas de bouclier, peut-être parce que l’excessive longueur de la lance exigeait l’emploi constant des deux mains ; — cependant ils ne craignaient pas d’affronter les Grecs à l’occasion dans un combat régulier et, corps à corps. Comme ils avaient emporté toutes leurs provisions dans des forts sur les collines, les Grecs ne purent rien se procurer ; mais ils vécurent tout le temps sur le bétail qu’ils avaient, acquis, chez les Taochi. Après sept journées de marche et de combats, les Chalybes attaquant perpétuellement leur arrière-garde, — ils arrivèrent au fleuve Harpasos (large de 120 mètres), où ils passèrent dans le territoire des Skythini. Il semble plutôt que le : territoire des Chalybes fût, montagneux ; celui des Skythini était, uni et renfermait des villages, où ils restèrent trois jours, se refaisant et se procurant un fonds de provisions[44].

Quatre journées de marche de plus les amenèrent à un spectacle dont ils n’avaient pas vu le pareil depuis Opis et Sittakê sur le Tigre, en Babylonia, — c’était la vue d’une ville considérable et florissante appelée Gymnias, signe du voisinage de la mer, du commerce et de la civilisation. Le chef de cette ville les reçut d’une manière amicale et leur procura un guide qui s’engagea à les conduire, en cinq jours de marche, à une éminence d’où ils apercevraient la mer. Ce n’était nullement leur chemin le plus court pour arriver à la mer ; car le chef de Gymnias -désirait les faire passée par le territoire de quelques voisins auxquels il était hostile, territoire que le guide les pria de brûler et de détruire, aussitôt qu’ils y furent arrivés. Cependant la promesse fut tenue, et le cinquième jour, comme ils marchaient encore, apparemment dans le territoire des Skythini, ils parvinrent au sommet d’une montagne appelée Thêchês, d’où le Pont-Euxin était visible[45].

Un cri animé poussé par les soldats qui formaient l’avant-garde attesta l’impression que fit sur eux ce spectacle si’ longtemps différé, assurant, comme il semblait le promettre, leur salut et leur retour dans leurs foyers. Pour Xénophon et pour l’arrière-garde, — occupés à repousser l’attaque des indigènes qui s’étaient avancés afin de venger le pillage de leur territoire, — ce cri était inintelligible. Ils s’imaginèrent d’abord que les indigènes avaient commencé une attaque de front aussi bien que par derrière, et que l’avant-garde était engagée dans une bataille. Mais à chaque moment-le cri devenait plus fort, à mesure que d’autres soldats arrivaient au sommet et donnaient cours à leurs sentiments, de sorte que Xénophon devint inquiet et galopa jusqu’à l’avant-garde avec sa poignée de cavaliers, pour voir ce qui s’était passé. A mesure qu’il approchait, il entendait distinctement la voix de la foule ivre de joie qui criait : Thalatta ! Thalattal (la mer ! la mer !), et qui se félicitait mutuellement, en extase. Le corps principal, l’arrière-garde, les soldats commis aux soins des, bagages, polissant leurs chevaux et, le bétail devant eux, furent tous excités par le son et coururent hors d’haleine au sommet. Toute l’armée, officiers et soldats, fut ainsi réunie, manifestant ses émotions joyeuses par des larmes, par des embrassements, par des explosions de sympathie enthousiaste. D’un mouvement spontané, les Grecs entassèrent des pierres pour orner cet endroit d’un monument et d’un trophée commémoratif, plaçant sur les pierres les simples offrandes que leurs moyens leur permettaient, — des bâtons, des peaux et quelques-uns de ces boucliers d’osier qu’on venait de prendre sur les indigènes. Quant au guide, qui avait tenu sa promesse de les amener en cinq jours en vue de la mer, leur gratitude à son égard fut sans bornes. Ils lui firent présent d’un cheval, d’un bol d’argent, d’un costume persan et de dix dariques en espèces ; en outre, de plusieurs des anneaux des soldats, qu’il demandait surtout. Ainsi chargé de présents, il les quitta, après leur avoir montré d’abord un village où ils pourraient trouver des quartiers, — aussi bien que la route qu’ils devaient prendre à travers le territoire des Makrônes[46].

Quand ils eurent atteint la rivière qui séparait le pays des Makrônes de celui des Skythini, ils aperçurent les premiers réunis en armes sur l’autre rive pour s’opposer à leur passage. La rivière n’étant pas guéable, ils abattirent quelques, arbres voisins pour se procurer les moyens de la traverser. Tandis que ces Makrônes criaient et s’encourageaient les uns les autres à haute voix, un peltaste de l’armée grecque vint trouver Xénophon, lui disant qu’il connaissait leur langue et qu’il croyait que ce pays était le sien. Il avait été esclave à Athènes, exporté de chez lui pendant son enfance, — il s’était ensuite enfui (probablement pendant la guerre du Péloponnèse, pour se joindre à la garnison de Dekeleia) ; et plus tard il avait pris du service militaire. Grâce à cet heureux accident, les généraux purent ouvrir des négociations avec les Makrônes, et leur assurer que l’armée ne leur ferait pas de mal et qu’elle ne demandait qu’un libre passage et un marché pour acheter des provisions. Les Makrônes, en recevant ces assurances dans leur propre langue de la part d’un compatriote, échangèrent des gages d’amitié avec les Grecs, les aidèrent à passer la rivière et leur fournirent le marché le plus abondant qu’ils purent pendant leurs trois journées de marche à travers leur territoire[47].

L’armée parvint alors aux frontières des Kolchi, qu’elle trouva dans des dispositions hostiles, occupant le sommet d’une montagne considérable qui formait leur limite. Là, Xénophon, ayant rangé ses soldats pour une attaque, avec chaque lochos (ou compagnie de cent hommes), en une seule file, au lieu de gravir la colline en phalange ou front continu avec une faible profondeur seulement, — leur adressa l’encouragement énergique suivant : — Maintenant, amis, ces gens qui sont devant nous font le seul obstacle qui nous empêche d’atteindre le point auquel nous avons visé si longtemps. Il nous faut même les manger crus, si nous pouvons le faire de quelque manière.

Quatre-vingts de ces formidables compagnies d’hoplites, chacune sur une seule file, commencèrent alors à monter la colline, les peltastes et les archers étant distribués en partie entre eux, en partie placés sur les flancs. Cheirisophos et Xénophon, commandant chacun une aile, répandirent leurs peltastes de manière à déborder les ennemis, qui conséquemment affaiblirent leur centre pour renforcer leurs ailes. Aussi les peltastes et les hoplites arkadiens du centre grec purent-ils attaquer et disperser le centre en ne rencontrant que peu de résistance, et tous les Kolchi s’enfuirent bientôt, laissant les Grecs en possession de leur camp, aussi bien que de plusieurs villages bien approvisionnés, qui se trouaient derrière eux. L’armée, resta pendant quelques jours au milieu de ces villages pour se refaire. Ce fût là que les Grecs goûtèrent le miel agréable, mais malsain, que cette région continue encore de produire, — sans connaître ses Propriétés particulières. Ceux des soldats qui en mangèrent peu furent comme des hommes fortement enivrés de vin ; ceux qui en mangèrent beaucoup furent pris, de vomissements et de la diarrhée la plus violente, couchés comme des fous en état de délire. Quelques-uns se remirent de cette terrible indisposition le lendemain, d’autres deus ou trois jours après. Il ne paraît pas que personne soit mort réellement[48].

Deux journées de marche de plus les conduisirent à la mer, à la ville maritime grecque de Trapézonte ou Trébizonde, fondée par les habitants de Sinopê, sur la côte du territoire des Kolchi. Là, les Trapézontains les reçurent d’une manière bienveillante et hospitalière, et leur envoyèrent des présents de bœufs, de farine d’orge et de vin. Prenant levas quartiers dans quelques villages des Kolchi près de la ville, ils jouirent alors, pour la première fois depuis leur départ de Tarsos, d’un repos sûr et non troublé pendant trente jours, et ils purent se remettre à quelque degré des dures misères qu’ils avaient éprouvées. Tandis que les Trapézontains apportaient dans le camp ides produis à vendre, les Grecs se procuraient les moyens de les acheter pair des excursions de pillage contre les Kolchi, sur les collines. Ceux des Kolchi qui habitaient au pied des collines et dans la plaine étaient dans un état de demi-dépendance à l’égard de Trapézonte, de sorte que les Trapézontains agirent en médiateurs en leur faveur et obtinrent des Grecs qu’ils ne les inquiéteraient pas, à charge d’une contribution de bœufs.

Ces bœufs permirent aux Grecs d’accomplir le vœu qu’ils avaient fait, sur la proposition de Xénophon, à Zeus Sauveur, pendant ces moments de terreur et de désespoir qui succédèrent immédiatement au massacre de leurs généraux par Tissaphernês. Ils offrirent un abondant sacrifice à Zeus Sauveur, à Hêraklês Conducteur et à divers autres dieux dans leur camp sur la montagne qui dominait la mer, et après la fête qui s’ensuivit, les peaux des victimes- furent données en prix aux compétiteurs à la course, d, la lutte, au pugilat et au pankration. La surveillance de ces jeux et de ces fêtes, si bien d’accord avec la coutume grecque et extrêmement intéressants pour l’armée, fut confiée à un Spartiate nommé Drakoutios, homme dont la destinée rappelle celle de Patroklos et d’autres héros homériques ; car il avait été exilé étant enfant pour avoir tué sans le vouloir un autre enfant avec une courte épée. Toutefois, on permit qu’on s’écartât en quelques points de la coutume grecque. Les luttes se firent sur le flanc de la colline roide et pierreuse qui dominait la mer, et non sur une plaine unie, et les chutes rudes et nombreuses des compétiteurs augmentèrent l’intérêt pour les spectateurs. Les enfants non helléniques captifs furent admis à courir pour le prix, puisque autrement on n’aurait pu avoir une course d’enfants. Enfin l’animation de la scène, aussi bien que l’ardeur des compétiteurs fut fort augmentée par le nombre de leurs maîtresses, qui y assistaient[49].

 

APPENDICE

SUR LA GÉOGRAPHIE DE LA RETRAITE DES DIX MILLE APRÈS QU’ILS EURENT QUITTÉ LE TIGRE, ET QU’ILS FURENT ENTRÉS DANS LES MONTS KARDUQUES.

Ce serait faire une injustice à ce corps d’hommes vaillants et si longtemps malheureux de ne pas offrir au lecteur une carte présentant leur marche prodigieuse dans toute sa longueur. Jusqu’au moment où les Grecs entrent dans la Karduchia, la ligne de marche petit être indiquée sur des preuves qui, bien que n’identifiant pas les endroits de halte ou lieux spéciaux, nous donnent la certitude que nous ne pouvons pas nous tromper beaucoup dans l’ensemble. Mais après ce moment, les preuves disparaissent graduellement, et il ne nous reste qu’une connaissance du terme, la marche générale, et un petit nombre de conditions négatives.

M. Ainsworth a donné dans son livre IV (Travels in the Track of the Ten Thousand, p. 155 sqq.) un commentaire topographique intéressant sur la marche à travers la Karduchia, et sur les difficultés que les Grecs eurent à surmonter. Il a montré de plus quelle a dû être leur ligne probable de marche à travers la Karduchia ; mais le point le plus important qu’il ait établi ici semble être l’identité de la rivière Kentritês avec le Buhtan-Chai, affluent oriental du Tigre, — le distinguant de la rivière de Bitlis à l’ouest et de la rivière Khabur au sud-est, avec lesquelles elle avait été antérieurement confondue (p. 167). Le Buhtan-Chai se jette dans le Tigre à un village appelé Til, et constitue au jour actuel une barrière naturelle entre le Kurdistan et l’Arménie (p. 166). Le professeur Koch admet cette identification de la rivière Kentritês avec le Buhtan-Chai (Zug der Zehn Tousend, p. 78).

Si les Grecs traversèrent le Kentritês près de son confluent avec le Tigre, ils durent remonter sa rive droite en un jour jusqu’à un endroit prés de la ville moderne de Sert (pense M. Ainsworth), quoique Xénophon ne mentionne pas la rivière de Bitlis, qu’ils ont dû néanmoins passer. Leurs deux jours suivants de marche, dans une direction presque nord, durent les mener (comme le dit Xénophon, IV, 4, 2) au delà des sources du Tigre, c’est-à-dire au delà des sources des tributaires orientaux du Tigre.

Trois jours de marche de plus les amenèrent à la rivière Teleboas — de dimensions médiocres, mais belle (IV, 41 4). On trouve des raisons suffisantes pour identifier cette rivière avec le Kara-Su ou rivière boire, qui court par la vallée ou plaine de flush se jeter dans le Murad ou Euphrate oriental (Ainsworth, p. 172 ; Bitter, Erdkunde, part. X, s. 37, p. 682). Bien que Kinneir (Journey through Asia Minor and Kurdistan, 1818, p. 481), Rennell (Illustrations of the Expedition of Cyrus, p. 207) et Bell (System of Geography, IV, p. 140) l’identifient avec le Ak-Su eu rivière de Mush — c’est, suivant Ainsworth, non seulement un petit tributaire du Kara-Su, qui est la grande rivière de la plaine et du district.

Le professeur Koch, dont les recherches personnelles en Arménie donnent à son opinion l’autorité la plus haute, suit M. Ainsworth en identifiant le Teleboas avec le Kara-Su. Toutefois il suppose que les Grecs franchirent le Kentritês, non pas près de son confluent avec le Tigre, mais considérablement plus haut, près de la ville de Sert ou Sort. De là il suppose qu’ils marchaient à peu près au nord-est, dans la route moderne de Sert à Bitlis, allant ainsi autour ou prés de la source de la rivière appelée Bitlis-Su, qui est un des affluents orientaux du Tigre (se jetant d’abord dans le Buhtan-Chai), et que Xénophon, prit pour le Tigre lui-même. Ils marchèrent ensuite plus loin, dans une ligne peu éloignée du lac de Van, sur le col qui sépare les affluents du Tigre de ceux de l’Euphrate oriental. Ce col est la ligne de partage des eaux, qui sépare les affluents du Tigre de ceux de l’Euphrate oriental, dont fait partie le Teleboas ou Kara-Su (Koch, Zug der Ten Tousend, p. 82-84).

Après le Teleboas, il ne semble pas qu’il y ait un seul peint dans la marche qui puisse être identifie avec quelque chose se rapprochant de la certitude. Et nous n’avons non plus aucun moyen même de déterminer la ligne générale de route, séparément des endroits particuliers, qu’ils suivirent du Teleboas à Trébizonde.

Leur premier objet était de parvenir à. l’Euphrate oriental et de le traverser. Ils durent naturellement le franchir au point le plus rapproché où ils purent trouver un gué. Mais jusqu’à quel endroit en descendant la rivière continue-t-elle d’âtre guéable, au milieu de l’hiver, avec tee la neige sur la sol ? Ici le professeur Koch diffère de M. Ainsworth et du colonel Chesney. Il affirme que la rivière était guéable un peu au-dessus de son confluent avec le Tscharbahur, vers le 39° 3’ de latitude. Suivant M. Ainsworth, elle n’était pas guéable au-dessous du confluent avec le Khanus (Khinnis). L’autorité de Koch, comme l’investigateur le plus récent et le plus systématique de ces régions, semble préférable, surtout en ce qu’elle met les Grecs à peu près dans la route suivie aujourd’hui de Musli à Erzeroum, qu’on dit être le seul défilé des montagnes ouvert pendant tout l’hiver, passant par Khinnis et Koili : (V. Ritter, Erdkunde, I, p. 387). Xénophon mentionne une source chaude, près de laquelle l’armée passa trois ou quatre jours après avoir franchi l’Euphrate (Anabase, IV, 5, 15). Le professeur Koch croit lui-même avoir identifié cette source chaude — la seule, à ce qu’il dit (p. 90-93), au sud de la chaîne de montagnes appelée le Bingœl-Dagh — dans le district appelé Wardo, prés du village de Bashkan.

Etablir avec quelque certitude la ligne que suivirent les Grecs depuis l’Euphrate jusqu’à Trébizonde, paraît tout à fait impossible, je ne puis admettre l’hypothèse de M. Ainsworth, qui conduit l’armée au delà de l’Araxês jusqu’à la rive septentrionale, la mène au nord jusqu’à la latitude de Tiflis en Géorgie, ensuite la ramène en lui faisant traverser l’Harpa-Chai (affluent septentrional de l’Araxês, qu’il identifie avec l’Harpasos mentionné par Xénophon) et l’Araxês lui-même, jusqu’à Gymnias, qu’il met pris de l’emplacement d’Erzeroum. Le professeur Koch (p. 104-108), qui diffère avec raison de M. Ainsworth, proposé (bien qu’avec hésitation et incertitude) une ligne à lui, qui me semble grandement sujette à la même objection que celle de M. Ainsworth. Elle mène les grecs trop au nord d’Erzeroum, plus en dehors de leur ligne de marche à partir de l’endroit où ils franchirent l’Euphrate oriental, qu’on ne peut le justifier par aucune probabilité. Les Grecs savaient bien que pour retourner dans leur patrie ils devaient prendre une direction occidentale (V. Anabase, III, 5, 15).

Leur grand et constant but dut être de faire route vers l’ouest, aussitôt qu’ils eurent franchi l’Euphrate, et la route à partir de ce fleuve, passant près de l’emplacement d’Erzeroum, jusqu’à Trébizonde, dut coïncider ainsi, en général, avec leu : tendance spontanée. Ils n’avaient aucun motif pour aller au nord d’Erzeroum, et nous ne devons pas le supposer sans preuve. je trace sur ma carte une ligne de marche beaucoup moins sinueuse ; non pas que je la donne comme la route réelle que l’on puisse prouver comme étant celle que prit l’armée, mais simplement parce qu’elle semble une ligne possible, et qu’elle sert en quelque sorte d’approximation pour compléter l’idée que se fait le lecteur de tout le terrain parcouru par les Dix Mille.

Koch ne tient guère un compte suffisant des maux accablants contre lesquels les Grecs eurent à lutter, quand il dit (p. 96) que s’ils avaient pris une ligne aussi directe ou presque aussi directe que cela était praticable, ils auraient pu se rendre de l’Euphrate à Trébizonde en seize ou vingt jours, même en faisant des concessions pour le mauvais temps de l’année. Mais il faut considérer que c’était au milieu de l’hiver, dans cette contrée très haute et très froide, avec une neige épaisse partout ; qu’ils n’avaient ni avantages ni secours d’aucune sorte ; que leurs hommes malades et hors d’état de servir, ainsi que leurs armes, durent être portés par les plus forts ; qu’il y avait un’ grand nombre de femmes qui les accompagnaient ; qu’ils avaient des bêtes à mener avec eux, portant les bagages et le butin — le prophète Silanos, par exemple, ayant gardé ses trois mille dariques en espèces depuis le champ de bataille de Kunaxa jusqu’à son retour ; qu’ils éprouvèrent beaucoup de résistance de la part des Chalybes et des Taochi ; qu’ils avaient à prendre des provisions là où l’an en pouvait découvrir ; que même un petit torrent a dû les arrêter, et probablement les détourner de leur marche pour trouver un gué : en considérant cette accumulation intolérable de maux et d’autres encore, nous ne devons en aucune sorte nous étonner de la lenteur de leur course. Il arrive rarement que des voyageurs modernes traversent ces régions au milieu de l’hiver ; mais nous pouvons voir ce que c’est que de voyager dans cette saison, par l’effrayante description que fait M. Baillie Fraser de son voyage de Tauris à Erzeroum dans le mois de mars (Travels in Koordhistan, Letter XV). M. Kinneir dit (Travels, p. 353) : — Les hivers sont si rigoureux que toute communication entre Baiburt et les villages circonvoisins est interrompue pendant quatre mois de l’année, à cause de l’épaisseur de la neige.

Or, si nous mesurons sur une carte de Kiepert la distance rectiligne — à vol d’oiseau — de Trébizonde à l’endroit où, selon Koch, les Grecs traversèrent l’Euphrate, nous la trouverons de cent soixante-dix milles anglais (=273 km. 530 m.), Le nombre de journées de marche que mentionne Xénophon est de cinquante-quatre : même si nous comprenons les cinq jours de marche entrepris depuis Gymnias (Anabase, IV, 7, 20), qui, à proprement parler, furent faits contre les ennemis du gouverneur de Gymnias, plutôt que pour avancer leur retraite. Conséquemment, dans chacun de ces cinquante-quatre jours, ils ont dû faire cinq kilomètres soixante-six mètres de marche en ligne droite. Ce n’est assurément pas une marche d’une lenteur déraisonnable à supposer, au milieu de tous les désavantages de leur situation ; et cela n’implique pas un très grand abandon réel de la ligne la plus droite praticable. Dans le fait Koch lui-même (dans son Introduction, p. 4) suggère divers embarras qui ont dû se présenter clans la marche, mais que Xénophon n’a pas exposés distinctement.

La rivière que Xénophon appelle l’Harpasos semble être probablement le Tchoruk-Su, comme le supposent le colonel Chesney et le professeur Koch. Du moins il est difficile d’assigner aucune autre rivière avec laquelle l’Harpasos puisse être identifié.

Je ne puis m’empêcher de regarder comme probable que la ville que Xénophon appelle Gymnias (Diodore, XIV, 29, l’appelle Gymnasia) est la même que celle qui est appelée aujourd’hui Gumisch-Khana (Hamilton), Gumush-Kaneh (Ainsworth), Gemisch-Khaneh (Kinneir). Gumisch-Khana (dit M. Hamilton, Travels in Asia Minor, vol. I, ch. XII p. 168 ; ch. 14, p. 234) est célèbre comme l’emplacement des mines d’argent les plus anciennes et les plus considérables des possessions ottomanes. M. Kinneir et M. Hamilton passèrent tous deux par Gumisch-Khana sur la route de Trébizonde à Erzeroum.

Or non seulement il y a ici une grande similitude de nom, et une vraisemblance de situation — mais l’existence dés mines d’argent fournit une explication plausible de ce qui serait autrement’ bien étrange : l’existence de cette ville grande, florissante et habitée, à l’intérieur, au milieu de ces barbares, les Chalybes, les Skythini, les Makrônes, etc.

M. Kinneir arriva à Gumisch-Khana à la fin du troisième joït après qu’il eut quitté Trébizonde ; les deux derniers jours ayant été très longs et très fatigants. M. Hamilton, qui passa également par Gumisch-Khana, y arriva à la fin de deux longues journées. Ces deux voyageurs représentent la route près de Gumisch-Khana comme extrêmement difficile. M. Ainsworth, qui ne passa pas lui-même par Gumisch-Khana, nous dit (ce qui est de quelque importance dans la discussion) qu’elle se trouve dans la route d’hiver d’Erzeroum à Trébizonde (Travels in Asia Minor, vol. II, p. 394). La route d’hiver, qui est la plus longue, passe par Gumisch-Khana, et occupe la plus grande partie de la vallée ; toutes les autres traversent la montagne à divers points, à l’est de la route, à côté des mines. Mais qu’ils passent par les, montagnes ou par la plaine, les muletiers vont souvent indifféremment à l’ouest jusqu’à Ash Kaleh, et d’autres fois ils se détournent près des villages de Bey-Mausour et de Kodjah Bunar, ou ils se dirigent vers les montagnes.

M. Hamilton fixa la distance de Trébizonde à Gumiscli-Khana à dix huit heures et l’évalue à cinquante-quatre milles de poste, c’est à dire environ quarante milles anglais (= 64 kil. 1/3) (Appendix to Travels in Asia Minor, vol II, p. 389).

Or nous ne devons pas supposer que les Grecs suivissent une route directe de Gymnias à Trébizonde. Au contraire, les cinq journées de marche qu’ils entreprirent immédiatement à partir de Gymnias furent dirigées par un guide envoyé de cette ville, qui les mena sur les territoires de gens hostiles à Gymnias, afin qu’ils dévastassent le pays (IV, 71 20). Quels progrès tirent-ils, pendant ces marches, vers Trébizonde, c’est ce qui est entièrement douteux. Le guide leur promit que dans cinq jours il les amènerait à un endroit d’où ils pourraient voir la mer, et il remplit sa promesse en les menant au sommet de la montagne sacrée Tchêchê.

Tchêchê était un sommet (άκρον, IV, 7, 25), comme on pouvait s’y attendre. Mais par malheur il semble impossible de vérifier le sommet particulier sur lequel se passa la scène intéressante décrite par Xénophon. M. Ainsworth présume que c’est la montagne appelée Kop-Dagh ; d’où cependant, suivant Koch, eu ne peut distinguer la mer. D’Anville et quelques autres géographes L’identifient avec la crête appelée Teldeh-Dagh, à l’est du Gumisch-Khana, plus rapprochée de la mer que cet endroit-là. Cette montagne, selon moi, conviendrait assez bien au récit sous le rapport de la position, mais Koch et d’autres voyageurs modernes affirment qu’elle n’est ni assez haute, ni assez voisine de la mer, pour permettre une vue telle que Xénophon la rapporte. Elle est sur la carte de Kiepert à une distance de trente-cinq milles anglais (= 56 kil. 400 mètres) de la mer, dont la vue semble en outre interceptée par la chaîne de montagnes encore plus haute appelée Kolath-Dagh, partie de l’ancien Paryadrês, qui s’étend parallèlement à la côte. Il faut se rappeler que dans la première moitié de février, époque de la visite de Xénophon, les cimes les plus élevées étaient certainement tontes couvertes de neige, et par conséquent très difficiles à monter.

Il y a une vue frappante de la mer obtenue de la montagne appelée Karakaban. Cette montagne, haute de plus de douze cents mètres, est située à un peu plus de vingt milles (32 kil.) de la mer, au sud de Trébizonde, et immédiatement au nord de la chaîne encore plus élevée de Kolath-Dagh. De la chaîne de Kolath-Dagh, qui court à l’est et à l’ouest, partent trois ou quatre chaînes parallèles vers le nord, formées de schiste primitif, et taillées à pic de manière à laisser entre elles des vallées profondes et étroites. En quittant Trébizonde, le voyageur gravit la colline placée immédiatement au-dessus de la ville, et ensuite il descend dans la vallée de l’autre côté. Sa route vers Karakaban est en partie le long de la vallée, en partie le long de la crête de l’une des quatre chaînes que nous venons de mentionner. Mais pendant tout ce chemin, l’on ne voit jamais la mer, dont la vue est interceptée par les collines qui sont immédiatement au-dessus de Trébizonde. Il ne revoit la mer que quand il arrive à Karakaban, qui est assez élevé pour lui permettre de voir par-dessus ces collines. Les guides (comme nous l’apprend le docteur Holland, qui est allé deux fois sur les lieux) signalent avec une grande animation cette vue de la mer, comme, méritant particulièrement d’être remarquée. On en jouit pendant un court espace tandis que la route tourne autour de la montagne, et on la perd ensuite de nouveau.

Là il y a une vue de la mer à la fois éloignée, soudaine, frappante, et dont on jouit d’une éminence qui n’est pas trop élevée pour avoir été accessible à l’armée de Cyrus. Jusque-là elle conviendrait à la description de Xénophon. Cependant il parait d’autre part qu’une personne venant à ce point du cité de la terre (comme Xénophon le fit naturellement) la trouverait en descendant, et non en montant ; et cela peut difficilement se combiner avec ce que nous lisons dans l’historien grec. De plus, les marches subséquentes que Xénophon mentionne après avoir quitté le sommet de la montagne Tchêchê, peuvent difficilement se concilier avec la supposition que c’était la même que celle qui s’appelle aujourd’hui Karakaban. Il est dans le fait tout à fait possible (comme M. Hamilton le suggère) que Tchêchê ait pu être une cime séparée de toute route, et que le guide y ait conduit les soldats dans le dessein exprès de leur montrer la mer, les ramenant ensuite dans la route et les y dirigeant. Cela augmente la difficulté d’identifier l’endroit. Toutefois, toute la région est encore très imparfaitement connue, et peut-être n’est-il pas impossible qu’il y ait quelque localité particulière même sur Tekieh-Dagh, d’où, par une ouverture occidentale dans les montagnes intermédiaires, la mer pouvait devenir visible.

 

 

 



[1] Cf. les observations de Periklês, dans son dernier discours aux Athéniens, au sujet de l’inefficacité des meilleures pensées, si l’on n’a pas le talent de les exposer d’une manière qui fasse impression (Thucydide, II, 60).

Le philosophe et l’homme d’état à Athènes tiennent ici le même langage. C’était l’opinion de Sokratês (Xénophon, Mémorables, I, 2, 52).

Un passage frappant de la harangue funèbre de Lysias (Orat II, Epitaph., s. 19) expose l’idée dominante de la démocratie athénienne — la loi souveraine, avec le discours persuasif et instructif, comme remplaçant la violence mutuelle (νόμος et λόγος, comme l’antithèse de βία). Cf. un sentiment semblable dans Isocrate (Or. IV (Panegyr.) I, 53-56).

[2] V. le discours de Periklês (Thucydide, II, 60-64). Il en justifie le ton plein de jactance, par l’abattement inaccoutumé qu’il avait à combattre dans ses auditeurs. C’est aussi l’explication propre du ton de Xénophon.

[3] Dans un passage de la Cyropédie (V, 51 46), Xénophon expose d’une manière frappante la combinaison du λεκτικός καί πρακτικός.

En décrivant les devoirs d’un hipparque ou commandant de la cavalerie, Xénophon insiste également sur l’importance du discours persuasif, comme moyen de maintenir l’obéissance active des soldats (Xénophon, Magist. Eq., I, 24).

[4] V. Xénophon, Anabase, V, 6, 25.

[5] Xénophon, Anabase, III, 3, 6 ; III, 5, 13.

[6] Xénophon, Anabase, II, 5, 1. Ainsworth, Travels and Researches in Asia Minor, etc. vol. II, ch. 44, p. 327 ; et ses Travels in the Tracl, of the Ten Thousand., p. 119-134.

Le professeur Koch, qui parle avec une connaissance personnelle et de l’Arménie et de la région à l’est du Tigre, fait observer avec raison que le Grand Zab est le seul point (à l’est du Tigre) que Xénophon assigne de telle sorte qu’il puisse être identifié localement d’une manière distincte. Il fait remarquer également, ici comme ailleurs, que le nombre des parasanges spécifié par Xénophon est essentiellement trompeur comme mesure de distance (Zug der Zehn Tausend, p. 64).

[7] Xénophon, Anabase, III, 3, 9.

[8] Xénophon, Anabase, III, 4, 1-5.

[9] Xénophon, Anabase, III, 4, 17-18. C’est là, sur l’emplacement de l’ancienne Ninive, que les récentes investigations de M. Layard ont fait paraître à la lumière tant de restes assyriens curieux et importants. La légende que Xénophon entendit en ce lieu, relativement à la manière dont ces villes furent prises et ruinées, a un caractère véritablement oriental.

[10] Xénophon, Anabase, III, 4,19-23.

J’incline à croire qu’il y avait six lochi sur chaque flanc — c’est-à-dire douze lochi en tout ; bien que les mots de Xénophon ne soient pas tout à fait clairs.

[11] Xénophon, Anabase, III, 4-25. Cf. Hérodote, VII, 21, 56, 103.

[12] Le professeur Koch (Zun der Zehn Tausend, p. 68) partage cette opinion.

[13] Xénophon, Anabase, III, 4, 35. V. aussi la Cyropédie, III, 3, 37.

Le prince thrace Seuthês redoutait tant une attaque de nuit, que lui et ses troupes tenaient leurs chevaux bridés tonte la nuit (Xénophon, Anabase, VII, 2, 21).

M. Kinneir (Travels in Asia Minor, p. 481) dit que les chevaux de la cavalerie en Orient, et même de la cavalerie anglaise dans l’Hindostan, sont encore tenus attachés et entravés la nuit, de la même manière que le faisaient les Perses, suivant la description de Xénophon.

[14] Xénophon, Anabase, III, 4, 36-49 ; III, 5, 3.

[15] Xénophon, Anabase, III, 5 ; IV, 1, 3. Probablement l’endroit où les Grecs quittèrent le Tigre pour entrer dans les montagnes des Karduques, était voisin de Jezireh-ibn-Omar, l’ancienne Bezahde. C’est là qu’une marche ultérieure, en remontant le coté oriental du Tigre, est rendue impraticable par les montagnes qui la ferment. Là, la route moderne traverse le Tigre par un pont, i. e. la rive orientale à la rive occidentale (Koch, Zug der Zehn Tausend, p.72).

[16] Xénophon, Anabase, IV, 1, 12.

[17] Xénophon, Anabase, IV, 3,19-30.

[18] Xénophon, Anabase, IV, 1, 18 ; IV, 2, 29.

[19] Xénophon, Anabase, IV, 1, 21.

[20] Xénophon, Anabase, IV, 2, 4.

[21] Xénophon, Anabase, IV, 3, 17-21.

[22] Xénophon, Anabase, IV, 3, 23.

[23] Xénophon, Anabase, IV, 3, 2. Ses expressions ont un accent simple qui marque combien était vif le souvenir de ce qu’il avait souffert en Karduchia.

[24] Xénophon, Anabase, IV, 4, 1.

[25] Xénophon, Anabase, IV, 3,6-13.

[26] Xénophon, Anabase, IV, 3, 17.

[27] Xénophon, Anabase, IV, 3,20-25.

[28] Xénophon, Anabase, IV, 3, 30.

[29] Xénophon, Anabase, IV, 31 31-34 ; IV, 4, 1.

[30] Xénophon, Anabase, IV, 4, 11.

[31] Xénophon, Anabase, IV, 5, 2.

Les récents éditeurs, Schneider et Krüger, sur l’autorité de divers Mss., lisent ici έπορεύθησανέπί τόν Εύφράτην ποταμόν. L’ancienne leçon était, comme on le voit dans l’édition d’Hutchinson, παρά τόν Εύφράτην ποταμόν. Ce changement peut titre juste ; mais les données géographiques sont si vagues ici qu’elles n’admettent aucune certitude. Voir mon Appendice annexé à ce chapitre.

[32] Xénophon, Anabase, IV, 5, 4.

Les souffrances causées à l’armée par la neige et le froid terribles d’Arménie sont exposées dans Diodore, XIV, 28.

[33] Xénophon, Anabase, V, 8, 8-11.

[34] Xénophon, Anabase, IV, 5, 8-22.

[35] Xénophon, Anabase, IV, 5, 27.

Cette coutume arménienne d’aspirer la bière au moyen d’un roseau, à laquelle l’observation de voyageurs modernes fournit des analogies (V. une note de Kruger), explique le fragment d’Archiloque (n° 28, éd. Schneidewin, Poet. Græc. Minor.).

La ressemblance des coutumes arméniennes avec celles des Thraces et des Phrygiens n’est pas surprenante.

[36] Xénophon, Anabase, IV, 5, 26-36.

[37] Xénophon, Anabase, IV, 6, 1-3.

[38] Xénophon, Anabase, IV, 6, 4.

[39] Xénophon, Anabase, IV, 6, 10-14.

La leçon καλόν est préférée par Schneider à άναγκαϊον qui avait été la leçon vulgaire, et que Krüger garde encore. Toutes les deux sont sanctionnées par l’autorité des Mss., et l’une ou l’autre serait admissible ; en général, j’incline à me ranger de l’avis de Schneider.

[40] Xénophon, Anabase, IV, 6, 16.

[41] V. tome XI, ch. 1, p. 57 de cette Histoire.

[42] Xénophon, Anabase, IV, 6, 20-27.

[43] Xénophon, Anabase, IV, 7, 2-15.

[44] Xénophon, Anabase, IV, 7, 18.

[45] Diodore (XIV, 29) appelle la montagne Χήνιον — Chenium. Il semble avoir eu Xénophon sous les yeux dans sa brève description de cette scène intéressante.

[46] Xénophon, Anabase, IV, 7, 23-27.

[47] Xénophon, Anabase, IV, 8, 4-7.

[48] Xénophon, Anabase, IV, 8,15-22. La plupart des voyageurs modernes attestent l’existence, dans ces régions, d’un miel enivrant et vénéneux, tel que le décrit Xénophon. Ils signalent l’Azalea Pontica comme la fleur où les abeilles puisent cette qualité particulière. Toutefois, le professeur Koch révoque en doute l’existence d’un miel aussi naturellement malsain près de la mer Noire. Il dit (Zug der Ten Tausend, p. 111) qu’après de soigneuses recherches il ne put trouver de trace d’un miel semblable. Sans contredire Xénophon, il pense que le miel que les Grecs mangèrent a dû être vieux ou gâté.

[49] Xénophon, Anabase, IV, 8, 23-27.

Une curieuse et intéressante anecdote, dans la Vie d’Alexandre de Plutarque (c. 41), atteste combien ces Hetæræ qui accompagnaient les soldats (femmes pour la plupart libres), étaient estimées dans l’armée macédonienne, et par Alexandre lui même entre autres. Un Macédonien d’Ægæ nommé Eurylochos s’était placé indûment sur une liste de vétérans et d’invalides, qui étaient sur le point d’être renvoyés d’Asie en Europe. La fraude fut découverte et, sur une demande d’Alexandre, il lui apprit qu’il l’avait commise afin de pouvoir, suivre une Hetœra libre nommée Telesippa, qui était sur le point d’accompagner la division qui partait. Ton attachement m’intéresse, Eurylochos (dit Alexandre) : voyons si nous ne pourrons pas décider Telesippa, soit par persuasion, soit par des présents, puisqu’elle est de condition libre, à rester ici.