DOUZIÈME VOLUME
Que les maîtres de profession appelés sophistes en Grèce fussent des corrupteurs de l’intelligence et de la morale, — et que leur enseignement corrompit beaucoup l’esprit athénien, — ce sont des assertions communes dont je me suis efforcé de démontrer la fausseté. A ces assertions en correspond une autre, qui représente Sokratês comme un homme dont le mérite spécial fut d’avoir délivré l’esprit athénien de ces influences propres à le démoraliser, — réputation qu’il ne mérite ni ne réclame. En général, l’interprétation favorable des preuves qui ont été produites en faveur de Sokratês n’a guère été moins marquée que la rigueur de présomption contre les sophistes. Toutefois, récemment quelques auteurs ont traité son histoire dans un esprit différent, et ont manifesté une disposition à le rabaisser à ce qu’ils regardent comme le niveau sophistique. Le traité de M. Forchhammer : — Les Athéniens et Sokratês, ou conduite légitime contre une révolution, — va même plus loin, et soutient avec confiance que Sokratês fut très justement condamné comme hérétique, traître et corrupteur de la jeunesse. Son livre, dont je rejette complètement les conclusions, est une sorte de réparation faite aux sophistes, en ce qu’il étend à leur prétendu adversaire le même esprit amer et injuste que celui dont ils ont si longtemps souffert injustement. Mais si nous considérons les preuves avec impartialité, nous verrons que Sokratês mérite notre admiration et notre estime, non pas, il est vrai, comme un ennemi des sophistes, mais comme combinant avec les qualités d’un homme bon une force de caractère et une originalité de spéculation aussi bien que de méthode, et une puissance pour agir par l’esprit sur les autres, — différentes quant au genre de celles de tout maître de profession ; — sans pendant soit parmi ses contemporains, soit parmi ses successeurs. La vie de Sokratês comprend soixante-dix années, de 469 a 399 avant J.-C. Comme son père Sophroniskos était sculpteur, le fils commença par suivre la même profession, dans laquelle il fit assez de progrès pour qu’il ait exécuté divers ouvrages ; en particulier un groupe des Charites ou Grâces, vêtues de draperies, consacré dans l’acropolis, et montré comme son œuvre jusqu’à l’époque de Pausanias[1]. Sa mère Phænaretê était sage-femme, et il avait un frère utérin nommé Patroklês[2]. Quant à sa femme Xanthippê et à ses trois filles, tout ce qui est devenu historique, c’est le naturel violent de la première, et la patience de son mari à l’endurer. La position et la famille de Sokratês, sans être absolument pauvres, étaient humbles et de peu d’importance ; mais il était de véritable race athénienne, appartenant a l’ancienne gens des Dædalidæ, qui prit son nom de Dædalos, l’artiste mythique comme premier père. D’autre part, les qualités personnelles de Sokratês, tant au physique qu’au moral, étaient marquées et le faisaient distinguer. Sa constitution physique était saine, robuste et susceptible d’endurer la souffrance à un degré extraordinaire. Il était non seulement fort et actif comme hoplite dans le service militaire, mais encore capable de supporter la fatigue ou la peine physique, et indifférent an froid ou à la chaleur dans une mesure qui étonnait toue ses compagnons. Il allait nu-pieds dans toutes les saisons de l’année, même pendant la campagne d’hiver à Potidæa, au, milieu des rigoureux frimas de la Thrace, et le même vêtement commun lui suffisait pour l’hiver aussi bien que pour l’été, Bien que son régime fût habituellement simple aussi bief, que sobre, cependant il y avait des occasions de fûtes religieuses ou de félicitations amicales, dans lesquelles tout Grec considérait la gaieté et le plaisir comme convenables. Dans de telles occasions, Sokratês pouvait boire du vin plus qu’aucune autre personne présente, sans toutefois être pris de vin ni enivré[3]. Il s’abstenait, par principe, de tout exercice gymnastique extrême, qui exigeait, comme condition nécessaire, une abondance extraordinaire de nourriture[4]. Son dessein déclaré était de limiter, autant que possible, le nombre de ses besoins, afin de se rapprocher de la perfection des dieux, qui n’avaient besoin de rien ; de contrôler ceux qui étaient naturels, et de prévenir la multiplication de tous ceux qui étaient artificiels[5]. Son admirable tempérament physique contribuait considérablement à faciliter un tel dessein et à l’aider à conserver son empire sur lui-même, à savoir se contenter, se passer des autres, et à rester indépendant de leur faveur[6] aussi bien que de leur inimitié, — conditions qui étaient essentielles à son plan de vie intellectuelle. Ses amis, qui nous font connaître sa grande vigueur corporelle et sa force ê, endurer la souffrance, abondent en même temps en plaisanteries sur la laideur de sa physionomie, — sur son nez aplati, sur ses lèvres épaisses et sur ses yeux saillants, comme ceux d’un Satyre ou d’un Silène[7]. Nous ne pouvons pas ajouter une foi aveugle au témoignage de tels témoins pleins d’admiration, quand ils nous disent que le philosophe était exempt de faiblesses de caractère ; car il paraît bien prouvé qu’il était par tempérament naturel violemment irascible, — défaut qu’il tenait en général sous un contrôle sévère, mais qui, par occasion, le jetait dans de grandes inconvenances de langage et de conduite[8]. De ces amis, les mieux connus de nous sont Xénophon et Platon, bien qu’il existât dans l’antiquité divers dialogues composés, et des notes réunies, par d’autres auditeurs de Sokratês, relativement à ses entretiens et à son enseignement, morceaux qui aujourd’hui sont tous perdus[9]. Les Memorabilia de Xénophon déclarent rapporter des conversations réelles tenues par Sokratês, et sont préparés avec le dessein annoncé de le défendre contre les accusations de Melêtos et de ses autres accusateurs en justice, aussi bien que contre des opinions défavorables, qui probablement circulaient beaucoup, relativement à son caractère et à ses vues. Nous avons ainsi dans ce livre une sorte de biographie partiale, sujette par les témoignages qu’elle présente à toutes les déductions qui peuvent prouver l’imperfection de la mémoire de l’écrivain, son intention d’embellir le portrait, et enfin sa partialité. D’autre part, le dessein de Platon dans les nombreux, dialogues où il introduit Sokratês, n’est pas aussi clair, — et est expliqué très différemment par différents commentateurs. Platon était un grand génie spéculatif, qui en vint à se former des opinions particulières, distinctes de celles de Sokratês, et qui employa le nom de ce dernier comme organe de ces opinions dans divers dialogues. Quelles parties du Sokratês de Platon peuvent sans danger être acceptées soit comme peinture de l’homme, soit comme exposé fidèle de ses opinions ; — quelles parties, d’un autre côté, doivent être considérées comme platonisme, — ou dans quelle proportion les deux, éléments sont-ils mêlés, — c’est un point que l’on ne peut décider avec certitude ni rigueur. L’Apologie de Sokratês, le Kritôn et le Phædôn (en tant qu’on y trouve une peinture de morale séparément des doctrines qui y sont défendues) paraissent appartenir à la première catégorie ; tandis que les vues politiques et sociales de la République, les théories cosmiques du Timée et l’hypothèse des Idées, comme existences réelles à part du monde phénoménal, dans les divers dialogues où elle est exposée, — appartiennent certainement à la seconde. Des dialogues moraux, on peut admettre probablement que beaucoup représentent Sokratês plus ou moins platonisé. Mais bien que les opinions mises par Platon dans la bouche de Sokratês soient sujettes à autant d’incertitude, nous voyons, à notre grande satisfaction, que les portraits que Platon et Xénophon donnent de leur commun maître s’accordent en général ; ils ne diffèrent qu’en ce qu’ils sont faits d’après le même original par deux auteurs qui diffèrent radicalement d’esprit et de caractère. Xénophon, l’homme d’action, expose au long ces conversations de Sokratês, qui se rapportaient à une conduite pratique et étaient calculées pour corriger le vice ou la faiblesse dans les individus en particulier ; tel étant le sujet qui servait son dessein comme apologiste, en même temps qu’il convenait à son goût intellectuel. Mais il donne à entendre néanmoins très clairement que la conversation de Sokratês avait souvent, et même habituellement, une tendance plutôt à la négation, à l’analyse et à la généralisation[10] ; qu’elle n’était pas destinée à combattre un défaut positif ou spécial, mais à éveiller les facultés investigatrices, et à, conduire à la compréhension rationnelle du vice et de la vertu comme pouvant se rapporter à la détermination de principes généraux. Or ce dernier côté de la physionomie du maître, que Xénophon expose distinctement, bien que sans l’accentuer fortement ni le développer, acquiert une proéminence presque exclusive dans le portrait de Platon. Ce philosophe abandonne le Sokratês pratique, et se consacre au Sokratês théorique, auquel il enlève en partie son identité, afin de l’enrôler comme principal orateur dans certaines vues théoriques plus larges qui lui sont propres. Ainsi les deux : portraits ne se contredisent pas l’un l’autre, mais suppléent mutuellement à, leurs défauts, et souffrent qu’on les mêle pour en faire un tout homogène. Et quant à la méthode de Sokratês, — peint plus caractéristique que soit ses préceptes, soit sa théorie, — aussi bien que relativement à l’effet de cette méthode sur les esprits des auditeurs, — Xénophon et Platon sont tous deux des témoins à l’unisson en substance ; bien que, ici encore, ce dernier se soit approprié la méthode, qu’il l’ait développée sur une échelle d’agrandissement et de perfectionnement, et qu’il lui ait donné une permanence qu’elle n’aurait jamais pu recevoir de son premier auteur, qui parlait seulement et n’écrivait jamais. Il est heureux que nos deus principaux témoins à son sujet, tous deux parlant d’après une connaissance personnelle, s’accordent dans une si grande mesure. Tous deux décrivent de la même manière sa vie et ses habitudes privées ; sa pauvreté, au sein de laquelle il vivait content, sa justice, sa tempérance dans le sens le plus large du mot et son indépendance de caractère qui se suffisait à elle-même. Sur la plupart de ces points également, Aristophane et les autres auteurs comiques, autant que leur témoignage compte pour quelque chose, paraissent comme témoins à l’appui ; car ils abondent en plaisanteries sur la chère grossière, le costume râpé et mesquin, les pieds nus, la face pâle, la vie pauvre et triste de Sokratês[11]. Les circonstances de sa vie nous sont presque totalement inconnues. Il servit comme hoplite à Potidæa, à Dêlion et à Amphipolis, avec honneur apparemment partout, bien que des éloges exagérés de la part de ses amis provoquassent un scepticisme également exagéré de la part d’Athénée et d’autres. Il semble n’avoir jamais rempli de charge politique avant l’année (406 av. J.-C.) de la bataille des Arginusæ, année dans laquelle il fut membre du sénat des Cinq Cents, et l’un des prytanes en ce jour mémorable où la proposition de Kallixenos contre les six généraux fut soumise à l’assemblée publique. Nous avons déjà raconté son refus {déterminé, malgré tout le danger qu’il courait personnellement, de mettre aux voix une question inconstitutionnelle. Ce qui prouve que pendant sa longue vie il a strictement obéi aux lois[12], c’est le fait qu’aucun de ses nombreux ennemis ne le cita jamais devant une cour de justice ; on peut également affirmer avec confiance qu’il accomplit tous les devoirs d’un homme droit et d’un citoyen brave aussi bien que pieux. Ses amis insistaient particulièrement sur sa piété, c’est-à-dire sur son exactitude à remplir tous les devoirs religieux que l’on considérait comme obligatoires pour un Athénien[13]. Bien qu’il soit nécessaire d’établir ces points, afin que nous puissions expliquer convenablement le- caractère de Sokratês, — ce n’est pas à eux qu’il a dû : sa place éminente dans l’histoire. Trois particularités distinguent l’homme : 1° sa longue vie passée dans une pauvreté dont il se contentait, et en public consacrée à l’apostolat et à la dialectique ; 2° sa forte conviction religieuse ou croyance qu’il agissait en vertu d’une mission et de signes divins, en particulier son démon ou génie, qui le prenait souvent pour le sujet d’un avertissement religieux spécial, à ce qu’il croyait ; 3° sa grande originalité intellectuelle, sous, le rapport tant du sujet que de la méthode, et son pouvoir de faire naître de force le germe des recherches et du raisonnement dans les autres. Bien que ces trois signes caractéristiques fussent si mêlés dans Sokratês qu’il n’est pas aisé de les considérer séparément, — cependant, sous le rapport de chacun d’eux ; il se distingua de tous les philosophes .grecs qui l’avaient précédé ou qui le suivirent. A quelle époque Sokratês renonça-t-il à sa profession de statuaire, c’est ce que nous ignorons ; niais il est certain que tout le milieu et toute la dernière partie de sa vie, au moins, furent consacrés exclusivement à la tâche d’enseigner ; qu’il s’imposa lui-même, excluant toute autre affaire, publique ou privée, et amenant à l’oubli de tout moyen de fortune. Nous pouvons difficilement éviter de parler de lui comme maître, bien que lui-même désavoue cette dénomination[14] : son habitude était de parler ou de converser, — de babiller ou de bavarder[15], si nous traduisons le terme dérisoire dont se servaient les ennemis de la philosophie pour décrire une conversation tenue à l’aide de la dialectique. Le matin de bonne heure il fréquentait les promenades publiques, les gymnases destinés aux exercices corporels et les écoles où les jeunes gens recevaient l’instruction. On le voyait sur la place du marché à l’heure où il y avait le plus de monde, au milieu des baraques et des tables où les marchandises étaient exposées pour la vente : toute sa journée se passait habituellement ainsi en public[16]. Il parlait avec tout homme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, qui cherchait à causer avec lui, entendu de tous ceux auxquels il plaisait de rester auprès de lui. Non seulement il ne demandait jamais ni ne recevait de récompense, mais il ne faisait aucune distinction de personnes ; jamais il ne refusait de converser avec personne, et jamais il ne parlait à tous sur les mêmes sujets généraux. Il causait avec des politiques, des sophistes, des militaires, des artisans, des jeunes gens ambitieux ou studieux, etc. Il visitait toutes les personnes jouissant de crédit dans la ville, de l’un ou de l’autre sexe : sa liaison d’amitié avec Aspasia est bien connue, et l’un des chapitres les plus intéressants des Memorabilia de Xénophon[17] raconte sa visite à Theodotê, — belle hetæra ou courtisane, — et -son dialogue avec elle. Sa conversation était au plus haut degré publique ; elle était perpétuelle et ne faisait aucune distinction de personnes. Mais, comme elle était séduisante, curieuse et instructive à entendre, certaines personnes prirent l’habitude de le suivre en public comme compagnons et auditeurs. Ces hommes, troupe flottante, étaient communément connus comme ses disciples ou ses élèves, bien que ni lui ni ses amis personnels n’employassent jamais les termes de maître et de disciple pour exprimer la relation qui existait entre eux[18]. Beaucoup d’entre eux vinrent, attirés par sa réputation, pendant les dernières années de sa vie, d’autres villes grecques, de Megara, de Thèbes, d’Élis, de Kyrênê, etc. Or, aucune autre personne, à Athènes, ni dans aucune autre cité grecque, ne paraît jamais s’être fait connaître dans ce rôle constant de causeur public répandant l’instruction et ne faisant pas de distinction entre ses auditeurs. Tous les maîtres ou prenaient de l’argent pour leurs leçons ou du moins les donnaient séparément de la multitude, dans une maison ou dans un jardin privé, à des élèves spéciaux, qu’ils admettaient ou rejetaient à leur gré. Grâce au genre particulier de vie que menait Sokratês, non seulement sa conversation arrivait à un cercle beaucoup plus large d’auditeurs, mais il devenait beaucoup plus connu personnellement. Tout en acquérant quelques amis et quelques admirateurs dévoués et en faisant naître un certain intérêt intellectuel chez d’autres, il provoquait en même temps un nombre considérable d’ennemis personnels. Ce fut probablement la raison pour laquelle Aristophane et les autres auteurs comiques le choisirent comme but de leurs attaques en qualité de représentant général de l’enseignement de la rhétorique et de la philosophie, d’autant plus que sa physionomie marquée et repoussante comportait également bien qu’on l’imitât sur le masque que portait l’acteur. L’auditoire au théâtre devait plus facilement reconnaître la figure particulière qu’il était accoutumé à voir tous les jours dans la place du marché que si Prodikos ou Protagoras, que la plupart des citoyens ne connaissaient que de vue, eût été mis sur la scène. Il importait peu, soit à eux, soit à Aristophane, que Sokratês fût représenté comme enseignant ce qu’il enseignait réellement, ou quelque chose de complètement différent. Cette extrême publicité de vie et de conversation était l’un des traits caractéristiques de Sokratês, qui le distinguaient de tous les maîtres, soit avant, soit après lui. En second lieu, il y avait sa conviction d’une mission religieuse spéciale, d’empêchements, d’impulsions, de communications, qu’il recevait des dieux. A prendre la croyance en cette intervention surnaturelle en général, elle n’était dans le fait nullement particulière à Sokratês : c’était la foi ordinaire de l’ancien monde, au point que les tentatives faites pour résoudre les phénomènes en lois générales étaient regardées avec une certaine désapprobation, comme écartant indirectement cette foi. Aussi Xénophon[19] se prévaut-il de ce fait général, en répondant à l’accusation d’innovation religieuse dont son maître fut déclaré coupable, pour affirmer que ce dernier ne prétendait à rien au delà de ce qui était compris dans la croyance de tout homme pieux. Mais ce n’est pas un exposé exact de la chose en question ; car il glisse au moins, s’il ne la nie pas, sur cette spécialité d’inspiration divine à laquelle ajoutaient foi ceux qui conversaient avec Sokratês (comme nous l’apprenons même par Xénophon) et dont Sokratês lui-même était convaincu également[20]. Très différente est la manière dont il l’expose lui-même, comme il le fit dans sa défense devant le dikasterion. Il avait été accoutumé à entendre constamment, mine depuis son enfance, une voix divine, qui intervenait, a des moments où il était sar le point d’agir, pour le retenir, mais jamais pour le pousser en avant. Cet avertissement prohibitif avait coutume de lui arriver très fréquemment, non seulement dans de grandes occasions, mais menue dans des occasions peu importantes, et arrêtait ce qu’il était sur le point de faire ou de dire[21]. Bien que des écrivains postérieurs en parlent comme du démon ou génie de Sokratês, il ne le personnifie pas lui-même ; mais il le traite simplement de signe divin, de voix prophétique ou surnaturelle[22]. Il était accoutumé non seulement à lui obéir aveuglément, mais à en parler publiquement et familièrement à d’autres, de sorte que le fait était bien connu, tant de ses amis que de ses ennemis. Cette voix lui avait toujours défendu d’entrer dans la vie publique : elle lui défendit, quand il fut sous le coup d’une accusation, de songer à une défense préparée[23] ; et il marchait si complètement avec la conscience de ce frein dans sa bouche que, quand il n’éprouvait pas d’opposition, il supposait que la décision qu’il était sur le point de prendre était la seule bonne. Bien que sa conviction sur ce sujet fût incontestablement sincère et son obéissance incontestable, — cependant il n’insistai jamais lui-même sur ce point comme sur quelque chose de grand ou d’imposant, ou comme lui donnant droit à une déférence particulière ; mais il en parlait souvent avec son ton habituel de badinage. Pour ses amis en général, cette particularité semble avoir constitué un de ses titres au respect, bien que ni Xénophon ni Platon ne se fassent scrupule d’en parler de cette manière plaisante que sans aucun doute ils lui prenaient à lui-même[24]. Mais, poux ses ennemis et pour le public athénien, elle paraissait sous le jour d’une hérésie blessante ; on la considérait comme une innovation impie dans la croyance orthodoxe et comme un abandon des dieux reconnus d’Athènes. Tel était le Démon ou le Génie de Sokratês ; comme il est décrit par lui-même et comme il est conçu dans les dialogues authentiques de Platon, voix toujours .prohibitive et se rapportant exclusivement à sa conduite personnelle[25]. Ce que Plutarque et autres admirateurs de Sokratês concevaient comme un démon ou être intermédiaire entre les dieux et les hommes était considéré par les Pères de l’Église comme un diable, — par Le Clerc comme un ange déchu, — par quelques autres commentateurs modernes, comme biné pure phraséologie ironique de la part de Sokratês lui-même[26]. Sans oser décider la question soulevée dans les premières hypothèses, je crois que la dernière est fausse et que la conviction de Sokratês sur ce point était tout à fait sincère. Une circonstance à laquelle on a fait peu d’attention, mais qui mérite d’être signalée particulièrement, et qu’il avancé lui-même, — c’est que la voix prohibitive commença gland il était enfant et continua même jusqu’à, la fin de sa vie : c’était devenu ainsi une persuasion établie, avant le commencement de ses habitudes philosophiques. Mais, bien que cette forme particulière d’inspiration lui appartînt exclusivement, il y avait encore d’autres voies par lesquelles il croyait lui-même avoir reçu les mandats spéciaux des dieux, qui ne l’arrêtaient pas seulement quand il était sur le point de prendre une mauvaise marche, mais qui le poussaient en avant, le dirigeaient et exigeaient péremptoirement de lui une conduite positive. Cette mission distincte lui avait été imposée par des rêves, par des avis de l’oracle et par tous les autres moyens que les dieux employaient pour signifier leur volonté spéciale[27]. Parmi ces avis de l’oracle, il en spécifie un particulièrement, donné en réponse à une question posée à Delphes par son ami intime et son admirateur enthousiaste, Chærephôn. La question posée était celle-ci : Est-il un autre homme plus sage que Sokratês ; à quoi la pythie répondit qu’il n’y avait pas d’autre homme plus sage[28]. Sokratês affirme qu’il fut fort embarrassé en apprenant cette déclaration d’une autorité si infaillible, vu qu’il avait la conscience de ne posséder aucune sagesse sur un sujet quelconque, grand ou petit. Enfin, après beaucoup de réflexion et une lutte pénible d’esprit, il résolut d’éprouver l’exactitude de l’infaillible prêtresse, en mesurant la sagesse d’autres hommes en tant que comparée avec la sienne. Choisissant un politique éminent, jugé sage par d’autres et par lui-même, il se mit à converser avec lui et à lui poser des questions pour le sonder ; les réponses faites à ces questions le convainquirent que la sagesse supposée de cet homme n’était réellement pas de la sagesse. Après avoir fait cette découverte, Sokratês essaya ensuite de démontrer au politique lui-même combien il était loin d’être sage ; mais ce fut impossible : ce dernier resta encore aussi pleinement convaincu de sa propre sagesse qu’auparavant. Le résultat que j’acquis (dit Sokratês) fut que j’étais plus sage que lui ; car ni lui ni moi ne connaissions rien de ce qui était vraiment bon et honorable ; mais la différence entre nous était qu’il s’imaginait le connaître, tandis que j’avais pleine conscience de mon ignorance, j’étais ainsi plus sage que lui, en ce que j’étais exempt de cette erreur capitale. C’est donc dans cette mesure que d’oracle se trouva avoir raison. Sokratês répéta successivement la même expérience sur un grand nombre de personnes différentes, eu particulier sur celles qui étaient en renom pour des talents distingués : d’abord sur des hommes politiques et sur des rhéteurs, puis sur des poètes de toute sorte, et sur des artistes aussi bien que sur des artisans. Le résultat de son épreuve fut eu substance le même dans tous les cas. Les poètes, en effet, composaient des vers magnifiques ; mais, quand on les interrogeait même sur lés termes, le sujet et le but de leurs propres compositions, ils ne pouvaient donner d’explications logiques ni satisfaisantes, de sorte qu’il devenait évident qu’ils parlaient ou écrivaient à l’instar des prophètes, comme sujets inconscients, sous le souffle de l’inspiration. De plus, leurs succès comme poètes les remplissaient d’une haute opinion de leur propre sagesse, sur d’autres points également. Il en fut de même arec les artistes et les artisans, qui, tout en étant fort instruits et en faisant des réponses satisfaisantes, chacun dans sa propre spécialité, n’en étaient pour cela que plus convaincus qu’eux aussi connaissaient bien d’autres sujets grands et nobles. Cette grave erreur générale contrebalançait et au delà leurs talents spéciaux, et les laissait en général moins sages que Sokratês[29]. Cette recherche et cet examen (dit Sokratês dans sa défense) m’ont occupé longtemps et m’occupent encore. J’interroge tout homme en renom : je lui prouve qu’il manque de sagesse ; mais je ne puis le prouver de manière a le lui Maire sentir. En remplissant la mission qui m’est imposée, j’ai établi ainsi la véracité du dieu, qui entendait déclarer que la sagesse humaine avait peu de profondeur et de valeur, et que celui qui, comme Sokratês, était le plus convaincu de sa propre indignité, quant à la sagesse, était réellement le plus sage des hommes[30]. Le service du dieu m’a non seulement forcé de vivre dans une pauvreté constante[31] et de négliger l’estime politique, mais il a attiré sur moi une armée d’ennemis acharnés dans ceux que j’ai examinés et fait connaître ; tandis que les personnes présentes parlent de moi comme d’un homme sage, parce qu’elles me croient tel relativement à tous les points sur lesquels roule la censure que je fais des autres. — Quels que soient le danger et les calomnies auxquels je puis être exposé, il serait monstrueux qu’après avoir tenu ma place dans les rangs comme hoplite, sous vos généraux, à Dêlion et à Potidæa, j’allasse maintenant, par crainte de la mort ou de quelque autre chose, désobéir à l’oracle et abandonner le poste que le dieu m’a, assigné, — le devoir de vivre pour la philosophie et d’examiner et moi-même et les autres[32]. Et dussiez-vous même m’offrir aujourd’hui de m’acquitter, à condition que je renonçasse à ce devoir, — je vous dirais, avec tout respect et toute affection, que j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous, et que je continuerai jusqu’au jour de ma mort à vous interroger, à faire connaître votre manque de sagesse et de vertu, et à vous le reprocher jusqu’à ce que vous y ayez apporté remède[33]. Ma mission en qualité de votre conseiller est une marque de la faveur spéciale du dieu à votre égard ; et si vous me condamnez, c’est vous qui y perdrez ; car vous ne trouverez personne autre tel que moi[34]. Peut-être me demanderez-vous : Pourquoi ne peux-tu pas t’en aller, Sokratês, et vivre parmi nous en paix et en silence ? C’est de toutes les questions celle à laquelle il m’est le plus difficile de répondre à votre satisfaction. Si je vous dis que me taire, ce serait désobéir au dieu, vous supposerez que je plaisante, et vous ne me croirez pas. Vous me croirez encore moins si je vous dis que le plus grand bonheur qui puisse arriver à un homme, c’est de poursuivre des discussions tous les jours sur la vertu et ces autres questions que vous m’entendez traiter — quand je m’examine moi-même, aussi bien que les autres, — et que vivre sans faire un tel examen, ce n’est pas vivre du tout. Néanmoins tel est le fait, quelque incroyable qu’il puisse vous paraître[35]. J’ai donné des extraits un peu amples de l’Apologie platonique, parce que l’on ne peut bien comprendre le caractère de Sokratês si l’on n’entre point dans l’esprit de ce- touchant discours. Nous y voyons une preuve évidente d’une mission surnaturelle marquée, qu’il croyait lui-même exécuter et qui ne lui permettait ni de s’arrêter ni de se livrer à d’autres occupations. La réponse de l’oracle apportée de Delphes par Chærephôn fut un fait bien plus important dans son histoire que ce qu’on appelle le démon, dont il a été beaucoup plus parlé. Cette réponse, en même temps que les rêves et autres ordres divins concourant à la même fin ; lui arriva au milieu de sa vie, quand l’homme intellectuel était déjà formé et qu’il avait déjà acquis une réputation de sagesse parmi ceux qui le connaissaient. Elle fournit un stimulant qui amena à l’action la plus prononcée un procédé préexistant de dialectique, de généralisation et de négation éléatique, — veine intellectuelle avec laquelle l’impulsion religieuse concourt rarement. Sans un pareil motif, auquel son esprit était particulièrement sensible, sa conversation aurait probablement pris le même tour général ; mais assurément elle aurait été resserrée dans des limites plus étroites et plus prudentes. Car rien ne pouvait être plus impopulaire et plus odieux que la tâche qu’il prit d’examiner, par des questions contradictoires, et de convaincre d’ignorance tout homme distingué qu’il pouvait approcher. En effet, l’inimitié qu’il provoqua par occasion fut si violente qu’il y eut des cas (nous dit-on) dans lesquels il fut frappé ou maltraité[36] et très souvent bafoué. Bien qu’il fût fort admiré par des auditeurs, en particulier jeunes — et par un petit nombre d’adhérents dévoués, — cependant le motif philosophique seul n’aurait pas suffi pour le porter à cette sorte d’examen systématique et même importun qu’il adopta comme l’affaire de sa vie. Telle est donc la seconde particularité qui distingue Sokratês, outre l’extrême publicité de sa vie et de sa conversation avec tout le monde indistinctement. Ce n’était pas simplement un philosophe, mais un missionnaire religieux faisant l’œuvre de la philosophie, — un dieu élenchtique ou examinant par des questions contradictoires — pour employer une expression que Platon met dans sa bouche relativement à un philosophe éléatique —, entreprenant d’examiner et de convaincre les faibles sous le rapport de la raison[37]. Parmenidês et Anaxagoras avant lui, Platon et Aristote après lui, n’eurent rien de ce caractère. Pythagoras et Empedoklês, il est vrai, élevèrent une prétention à des communications surnaturelles, mêlées à leur enseignement philosophique. Mais qu’il y ait ainsi une analogie générale entre eux et Sokratês, les modes de manifestation furent si complètement différents qu’on ne peut justement établir de comparaison. Le troisième trait caractéristique de Sokratês et le plus important, — celui auquel le premier et le second élurent leur effet, fut sa particularité intellectuelle. Son influence sur l’esprit spéculatif de son époque fut marquée et importante quant au sujet, quant à la méthode et quant a la doctrine. Il fut le premier qui tourna distinctement ses pensées et ses discussions vers le sujet de la morale. Les philosophes qui le précédèrent avaient pris pour objet d’examen la Nature ou le Kosmos[38], comme un tout indistinct, mêlant ensemble la cosmogonie, l’astronomie, la géométrie, la physique, la métaphysique, etc. Les philosophes ioniens, aussi bien que les philosophes éléatiques, Pythagoras aussi bien qu’Empedoklês, se posèrent tous ce problème vaste et illimité, chacun créant un système approprié à sa veine particulière d’imagination, religieuse, poétique, scientifique ou sceptique. Toutefois, grâce à cet honorable désir d’un savoir agrandi, désir qui marqua le siècle suivant immédiatement, 480 avant J.-C., et dont les hommes de profession appelés sophistes furent à la fois les produits et les instruments, — l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, autant qu’on les connaissait alors, devinrent des sciences assez détachées pour être enseignées séparément à la jeunesse. Tel parait avoir été l’état de la science quand Sokratês reçut son éducation. Il reçut au moins la somme ordinaire d’éducation en toutes choses[39] ; il se consacra comme jeune homme à la société et aux leçons du physicien Archélaos[40] (disciple d’Anaxagoras), qu’il accompagna d’Athènes à Samos ; et il y a même lieu de croire que, pendant la première partie de sa vie, il se livra beaucoup à ce que l’on comprenait alors comme l’étude générale de la nature[41]. Il était naturel qu’un homme d’une intelligence ardente et active comme la sienne manifestât d’abord sa curiosité comme élève pour courir après les divers discours des autres et les suivre à la piste, comme un chien de chasse laconien, si nous pouvons emprunter une expression que Platon lui applique[42], — avant qu’il produisît des nouveautés qui lui fussent propres. Et dans un dialogue de Platon appelé Parmenidês, Sokratês paraît comme un jeune homme plein d’ardeur pour discuter la théorie de ce philosophe, le considérant ainsi que Zenôn avec respect, et recevant d’eux des leçons dans l’emploi du procédé d’investigation à l’aide de la dialectique. J’ai déjà signalé dans le chapitre précédent[43] la teneur de ce dialogue, en ce qu’il explique la manière dont la philosophie grecque se présente, même à la première aube de la dialectique, comme à la fois négative et positive, en reconnaissant la première branche de méthode non moins que la seconde comme essentielle pour atteindre la vérité. Je l’explique comme une indication relative à la première phase de l’esprit de Sokratês, qui reçoit cette conviction du vieux Parmenidês et de Zenôn déjà mûr et exercé, — et qui s’impose comme condition d’assentiment à donner à une hypothèse ou à une doctrine quelconque, l’obligation de présenter consciencieusement tant les conclusions positives que les conclusions négatives qu’on en pouvait tirer, quelque laborieux qu’un pareil procédé pût être et quelque peu apprécié qu’il fût par la multitude[44]. Bien que nous connaissions peu les circonstances qui contribuèrent à former le remarquable esprit de Sokratês, nous pouvons conclure de ce dialogue qu’il doit en partie sa puissante veine négative de dialectique à Zenôn, à la double langue et censeur de toute chose[45]. Pour un esprit quelque peu exigeant sous le rapport des preuves, la science physique telle qu’elle était traitée à cette époque était dans le fait de nature à paraître non seulement peu satisfaisante, mais désespérée ; et Sokratês, dans son âge mûr, l’abandonna complètement. Les hypothèses contradictoires qu’il entendait et la confusion impénétrable qui dominait le sujet, l’amenèrent même à la conviction que les dieux voulaient que le mécanisme au moyen duquel ils produisaient des résultats astronomiques et physiques restât inconnu, et qu’il était impie, aussi bien qu’inutile, de fouiller dans leurs secrets[46]. Son maître Archélaos, bien qu’occupé principalement de physique, méditait aussi plus ou moins sur des sujets moraux, — sur la justice et l’injustice, les lois, etc., et l’on dit qu’il soutenait ce principe que la justice et l’injustice étaient déterminées par la loi ou convention, et non par la nature. Il se peut que ce soit par lui que Sokratês ait été amené à tourner son esprit dans cette direction ; mais, pour un homme qui avait éprouvé un désappointement du côté de la physique et qui avait dans son cœur vers la dialectique une impulsion puissante, sans emploi et sans repos, — les seules réalités de la vie athénienne, même sans Archélaos, devaient lui présenter les relations, les devoirs les actions et les souffrances des hommes comme les matières les plus intéressantes d’examen et de discours. Sokratês ne pouvait entrer dans l’assemblée publique, dans le dikasterion ou même dans le théâtre — sans entendre des discussions sur ce qui est juste et injuste, honorable ou vil, avantageux ou nuisible, etc., ni sans que son esprit fût amené à rechercher quel était le sens de ces grands mots que des adversaires dans leurs disputes indiquaient avec la même confiance respectueuse. Avec la dialectique et la puissance de généralisation qui distinguaient Sokratês et formaient son lien de connexion avec des esprits tels que Platon, — il y avait en même temps une vigoureuse nature pratique, un fonds considérable d’expérience athénienne positive, pour lesquels Xénophon avait beaucoup de sympathie, et qu’il a fait connaître dans ses Memorabilia. C’est de ces deux tendances intellectuelles, combinées avec un profond sentiment religieux, qu’est composé le caractère de Sokratês, et les unes et l’autre trouvèrent à la fois leur satisfaction quand il se consacra à interroger et à avertir sur les règles et les buts de la vie humaine, occupation dont il pouvait d’autant moins être détourné qu’il n’avait ni talent ni goût pour parler en public. L’étude propre de l’humanité, c’est l’homme[47]. — Voilà ce que Sokratês fut le premier à proclamer. Il reconnaissait la sécurité et le bonheur de l’homme à la fois comme la seule fin de cette étude et comme le principe limitatif qui devait servir à la circonscrire. Dans l’état actuel auquel est arrivée la science, rien n’est plus curieux que de jeter un regard rétrospectif sur les règles que posa cet homme éminent. L’astronomie, qui aujourd’hui présente le maximum de perfection, avec le pouvoir le plus vaste et le plus exact de prédire les phénomènes futurs, que la science humaine ait jamais atteint, — il déclara qu’elle était au nombre des mystères divins qu’il était impossible de comprendre et insensé de rechercher, — comme Anaxagoras avait follement prétendu le faire. Il admettait, à la vérité, qu’il était avantageux d’avoir une connaissance des mouvements des corps célestes suffisante pour servir a indiquer le changement des saisons, et à guider, dans les voyages, les marches par terre ou les veilles de nuit. Mais cette connaissance (disait-il) pouvait bien facilement s’obtenir des pilotes et des gardes de nuit, tandis que tout ce qui allait au delà faisait seulement perdre un temps précieux, en épuisant cet effort d’esprit qu’on devait employer a des acquisitions profitables. Il réduisait la géométrie a son sens littéral, c’est-à-dire à l’opération de mesurer la terre, nécessaire en tant qu’elle mettait en état de procéder exactement dans l’acquisition, la vente ou le partage d’un terrain, ce que tout homme d’attention ordinaire pouvait faire presque sans maître, — mais niaise et indigne si on la poussait plus loin, jusqu’à l’étude de diagrammes compliqués[48]. Relativement à l’arithmétique, il donnait la même permission restreinte d’étude ; mais, quant a la physique générale ou étude de la nature, il la bannissait complètement. Ces investigateurs (disait-il) pensent-ils qu’ils connaissent déjà assez bien les affaires humaines, qu’ils se mettent ainsi a s’occuper des divines ? Pensent-ils qu’ils pourront exciter ou calmer les vents et la pluie à leur gré, ou n’ont-ils d’autre dessein que de satisfaire une vaine curiosité ? Assurément ils doivent voir que de telles choses dépassent le champ de l’investigation humaine. Qu’ils se rappellent seulement combien les plus grands hommes, qui ont essayé cette recherche, diffèrent dans leurs prétendus résultats, en soutenant des opinions extrêmes et opposées les unes aux autres, comme celles de fous ! Telle était l’idée que Sokratês se faisait de la science physique et de son avenir[49]. C’est précisément le même scepticisme en substance et poussé encore plus loin, bien que revêtu ici d’une couleur religieuse, — pour lequel Ritter et autres dénoncent si sévèrement Gorgias. Mais, à considérer les choses telles qu’elles étaient en 440-430 avant J.-C., on ne doit pas le regarder même comme surprenant et encore bien moins comme blâmable. On peut bien concevoir que la science physique telle qu’elle était étudiée alors n’ait promis aucun résultat à un homme de cette époque doué d’un esprit, pénétrant, et que même elle ait semblé pire que stérile, si (comme Sokratês) il comprenait avec perspicacité quelle quantité de bonheur humain faisaient perdre l’immoralité et une ignorance corrigible, — et combien on pouvait gagner en consacrant la même somme d’étude sérieuse à ce dernier objet. Et nous ne devons pas négliger de faire remarquer que l’objection de Sokratês : — Vous pouvez juger de l’inutilité de ces études, en observant combien ceux qui les étudient diffèrent entre eux, — reste en grande faveur jusqu’au jour actuel et peut constamment être employée contre des hommes de théorie ou contre des arguments théoriques dans tous les genres. Sokratês désirait borner les études de ses auditeurs aux choses humaines, en tant que distinguées des choses divines, ces dernières comprenant l’astronomie et la physique. Il considérait toute connaissance du point de vue de la pratique humaine, qui avait été assignée par les dieux à l’homme comme son propre sujet d’étude et d’instruction, et en vue de laquelle, par conséquent, ils réglaient tous les phénomènes courants sur les principes d’une suite constante et intelligible, — de sorte que quiconque voulait s’instruire le pouvait, — tandis que ceux qui ne prenaient pas cette peine avaient à souffrir de leur négligence. Toutefois, même dans ces questions, l’étude la plus attentive n’était pas complètement suffisante par elle-même ; car les dieux ne condescendaient pas à soumettre tous les phénomènes à une règle constante de priorité et de suite, mais se réservaient les occasions et les circonstances capitales pour prononcer à cet égard une sentence[50]. Cependant ici encore, si un homme s’était appliqué à apprendre tout ce que les dieux permettaient d’apprendre, — et si, en outre, il était assidu à leur faire une cour pieuse et à solliciter une information spéciale par voie de prophétie, — ils étaient bienveillants pour lui, au point de signifier à l’avance comment ils avaient l’intention d’agir en mettant la dernière main au problème et en en résolvant les portions indéchiffrables[51]. La bonté que montraient les dieux, en répondant par leurs oracles ou en envoyant des renseignements par des signes dans Ies sacrifices ou par les prodiges, dans des cas de difficulté grave, — était, aux yeux de Sokratês, une des preuves les plus signalées de leur intérêt pour la race humaine[52]. Chercher un accès à ces prophéties ou indications d’une intervention divine et spéciale à venir, c’était la propre affaire supplémentaire de quiconque avait fait par lui-même tout ce que l’on peut faire au moyen d’une étude patiente[53] ; car il y avait folie à un homme de solliciter une information spéciale auprès des dieux sur des choses qu’ils lui permettaient d’apprendre par ses propres soins, — comme il n’était pas moins insensé à lui de chercher à apprendre ce qu’ils voulaient réserver pour leur volonté spéciale[54]. Telle fut l’innovation capitale faite par Sokratês quant au sujet d’étude pour les Athéniens, innovation qui (pour employer l’expression de Cicéron)[55] fit descendre la philosophie des cieux sur la terre ; et telle fut sa tentative pour tirer la ligne de démarcation entre ce que l’on pouvait et ce que l’on ne pouvait pas découvrir scientifiquement, tentative remarquable, en ce qu’elle montre sa conviction que le point de vue scientifique et le point de vue religieux s’excluaient mutuellement l’un l’autre, de sorte que là où commençait le dernier, le premier finissait. Ce fut une innovation inestimable, eu égard au nouvel objet qu’elle introduisait ; de peu d’importance quant à ce qu’elle déclarait exclure. Car, en réalité, la science physique, bien que découragée en partie, ne fut jamais exclue absolument, par une influence quelconque de cette désapprobation systématique qu’il nourrissait en commun avec la multitude de son temps. Si elle finit par être comparativement négligée, cela résulta plutôt de la plus grande popularité et de la matière plus abondante et plus accessible de ce qu’il introduisait. La science physique ou astronomique était bornée en résultats ; elle n’était connue que d’un petit nombre d’hommes ; mais, même parmi ce petit nombre, elle ne souffrait pas d’être développée, vivifiée et mise à grand profit par la discussion. Mais les phénomènes moraux et politiques, sur lesquels Sokratês tourna la lumière de la spéculation, étaient abondants, variés, familiers et intéressants pour tout le monde ; ils comprenaient (pour traduire un vers grec qu’il aimait à citer) tout le bien et tout le mal qui t’est arrivé dans ta maison ; ils se rattachaient aussi, non seulement aux réalités du présent, mais encore à la littérature du passé, par les poètes gnomiques et autres. Les motifs qui déterminèrent cette importante innovation, quant à l’objet d’étude, présentent Sokratês surtout comme un homme religieux et comme un maître pratique ; un philanthrope, — le héros de Xénophon. Ses innovations, non moins importantes quant à la méthode et à la doctrine, placent sous nos yeux le philosophe et le dialecticien, — l’autre côté de son caractère, ou le héros de Platon, faiblement tracé dans le fait, cependant reconnu encore et identifié par Xénophon. Sokratês (dit ce dernier)[56] continuait discuter incessamment les affaires humaines (on comprendra, le sens de ce mot par ce qui a été dit plus haut) en étudiant les questions suivantes : — Qu’est-ce que, la piété ? Qu’est-ce que l’impiété ? Qu’est-ce que l’honorable et le vil ? Qu’est-ce que le juste et l’injuste ? Qu’est-ce que la tempérance ou un esprit malade ? Qu’est-ce que le courage ou la là-haut ? Qu’est-ce qu’une cité ? Quel est le caractère bon pour un citoyen ? Qu’est-ce que l’autorité sur les hommes ? Quel est le caractère qui convient à l’exercice d’une telle autorité ? et autres questions semblables. Les hommes qui connaissaient ces matières, il les considérait comme bons et honorables ; ceux qui les ignoraient, il les comparait à des esclaves. Suivant Sokratês (dit encore Xénophon dans un autre passage) le procédé de dialectique consistait à se réunir et à prendre conseil en commun pour distinguer les choses et les distribuer en Genres ou Familles, de manière à apprendre ce qu’était en réalité chaque chose séparément Appliquer ce procédé avec soin était chose indispensable, comme le seul moyen de mettre un homme en état de régler sa conduite, en visant à de bons objets et en en évitant de mauvais. Être assez exercé pour pouvoir le faire sans peine était essentiel pour qu’un homme sût bien conduire ou bien conseiller les autres. Tout homme qui avait appliqué le procédé, et était parvenu à savoir ce qu’était chaque chose, pouvait naturellement aussi la définir et l’expliquer aux autres ; mais, s’il ne le savait pas, il n’était pas étonnant qu’il se trompât lui-même et qu’il égarât les autres en outre[57]. De plus, Aristote dit : Il y a deux nouveautés que nous pouvons incontestablement attribuer à Sokratês, — les discours procédant par induction, — et les définitions de termes généraux[58]. J’emprunte ici avec intention à, Xénophon de préférence à Platon ; vu que le premier, qui décrit terre à terre un procédé qu’il appréciait imparfaitement, l’identifie d’autant plus complètement avec le Sokratês réel, — et qu’il est ainsi un témoin meilleur que Platon, dont le génie -non seulement le comprenait, mais l’étendait beaucoup dans des vues didactiques qui lui étaient propres. Dans l’état actuel des connaissances, il faut un certain effort d’esprit pour voir quelque chose d’important dans les mots de Xénophon ; tellement toute personne qui étudie est devenue : familière avec les termes et les gradations ordinaires de logique et de classification, — tels que genre, — définition, — choses individuelles en tarit que comprises dans un genre, ce qu’est chaque chose et à quel genre elle appartient, etc. Mais quelque familiers que ces mots soient devenus aujourd’hui, ils indiquent un progrès intellectuel, dont ; en 440-430 avant J.-C., peu d’hommes autres que Sokratês avaient un sentiment conscient. Naturellement, les hommes concevaient et représentaient les choses en classes, comme c’est impliqué dans la forme et le langage mêmes, et dans l’union habituelle d’épithètes avec des sujets dans le discours ordinaire. Ils expliquaient leur pensée d’une manière claire et forte dans des cas particuliers : ils posaient des maximes, discutaient des questions, avançaient dés prémisses, et tiraient des conclusions, dans les procès devant le dikasterion, ou dans les débats de l’assemblée ; ils avaient une abondante littérature poétique, qui faisait appel aux émotions de toute sorte ; ils se mettaient à compiler des récits historiques, mêlés de réflexions et de critique. Mais bien que tout cela se fît, et souvent admirablement bien, il y manquait cette connaissance de l’analyse qui aurait mis quelqu’un en état de décrire, d’expliquer ou de défendre ce qu’il faisait. Les idées des hommes, — orateurs aussi bien qu’auditeurs, les esprits qui créaient ces idées aussi bien que la multitude qui les recevait, — étaient associés en groupes favorables plutôt à des résultats d’émotion, ou à un effet poétique, oratoire, narratif et descriptif, qu’à une généralisation méthodique, à une conception scientifique, ou à des preuves soit par induction, soit par déduction. Cet acte réfléchi d’attention qui permet aux hommes de comprendre, de comparer et de rectifier la marche de leur esprit, ne faisait précisément que de commencer. C’était une nouveauté récente due aux maîtres de rhétorique, d’analyser les parties constitutives d’une harangue publique, et de proposer quelques préceptes propres à former des orateurs passables. Protagoras exposait précisément diverses distinctions grammaticales, tandis que Prodikos distinguait les significations des mots presque équivalents et susceptibles d’être confondus Tous ces procédés paraissaient alors si nouveaux[59], qu’ils provoquaient les railleries même de Platon ; cependant c’étaient des branches de cette même tendance analytique que Sokratês transformait alors en une recherche scientifique. On peut douter que quelqu’un avant lui ait jamais employé les mots genre et espèce (signifiant dans l’origine famille et forme) dans le sens philosophique qui, à ce moment, fut attaché exclusivement à eux. Il n’existait alors aucun de ces nombreux noms — appelés par les logiciens noms de la seconde intention —, qui impliquent une attention distincte à diverses parties du procédé logique, et nous permettent de l’examiner et de le critiquer en détail. Tous sortirent des écoles de Platon, d’Aristote et des philosophes subséquents, de sorte que nous pouvons les faire remonter ainsi, pour leur origine, à leur source et à leur père commun — Sokratês. Pour comprendre toute la valeur des améliorations imaginées par Sokratês, nous n’avons qu’à examiner les sentiers intellectuels suivis par ses prédécesseurs ou par -ses contemporains. Il se posa des problèmes distincts et spécifiques — Qu’est-ce que la justice ? Qu’est-ce que la piété, le courage, le gouvernement politique ? Quel est la chose qu’indiquent réellement ces noms grands et importants, qui se rapportent à la conduite ou au bonheur de l’homme ? — Or nous avons fait remarquer qu’Anaxagoras, Empedoklês, Demokritos, les Pythagoriciens avaient tous encore présents à l’esprit ces problèmes vastes et non divisés qui avaient été transmis depuis. les anciens poètes, qu’ils s’appliquaient à inventer quelque système qui les expliquât tous à la fois, ou qui aidât l’imagination à concevoir, et comment le Kosmos commença d’abord à se mouvoir, et comment il continua à le faire[60]. La morale et la physique, l’homme et la nature, étaient tous confondus ensemble ; et les Pythagoriciens, qui expliquaient toute la nature par des nombres et des rapports numériques, appliquaient la même explication aux attributs moraux, considérant la justice comme symbolisée par une équation parfaite, c’est-à-dire par quatre, le premier de tous les nombres carrés[61]. Ces anciens philosophes s’efforçaient de découvrir les principes, les éléments constitutifs, la cause ou les causes motrices des choses dans le tout[62] ; mais la distribution logique en genres, en espèces et en individus, ne semble pas s’être présentée à eux, ni avoir été prise comme sujet d’attention distincte par personne avant Sokratês. Étudier la morale, ou les dispositions et les fins humaines, séparément du monde physique, et selon la théorie qui leur fût propre, se rapportant au bien et au bonheur de l’homme comme à la fin souveraine et compréhensive[63] ; considérer chacun des grands mots familiers désignant des attributs moraux comme des agrégats logiques comprenant maints jugements dans des cas particuliers, et renfermant une certaine harmonie ou accord de dessein parmi les jugements séparés ; comparer un grand nombre, de ces derniers, par un procédé minutieux de dialectique ; de manière à éprouver le caractère constant et complet de l’agrégat logique ou notion générale, tel qu’il existait dans l’esprit de chaque homme : — toutes ces opérations étaient des parties du même mouvement progressif dont Sokratês fut l’auteur. Ce fut à cette époque un grand progrès de briser la lourde masse que les anciens philosophes concevaient comme science, et d’étudier la morale à part, en s’en référant, plus ou moins distinctement, à sa fin appropriée. Lien plus, nous voyons — si nous pouvons nous fier au Phœdôn de Platon[64] — que Sokratês, avant de se décider pour cette séparation prononcée, avait essayé de construire ; ou du moins avait appelé de ses vœux, un système non divisé et réformé comprenant également la physique soumise à la fin morale ; plan d’une physique optimiste, appliquant l’idée générale de ce qui était le meilleur, comme le principe dominant d’où l’on devait tirer les explications physiques ; ce qu’il espérait trouver, mais qu’il ne trouva pas, dans Anaxagoras. Mais ce fut un pas plus grand encore de saisir et de faire ressortir dans une application consciente les traits essentiels de ce procédé logique, dont l’emploi exact forme en grande partie notre garantie pour la vérité en général. — Les notions de genres, de genres subordonnés, et d’individus en tant que compris dans ces genres — nous n’avons pas besoin de signaler ici les points sur lesquels Platon et Aristote différaient l’un de l’autre, et des conceptions modernes sur ce sujet — étaient à cette époque mises nouvellement à la portée de l’esprit humain d’une manière claire. L’emploi abondant de la division logique que fait Platon dans quelques-uns de ses dialogues, tels que le Sophistês et le Politikos, semble pouvoir être rapporté en partie à son désir de familiariser les auditeurs avec ce qui était alors une nouveauté, aussi bien que d’augmenter son développement, et de diversifier son mode d’application. Il saisit de nombreuses occasions indirectes de la placer en pleine lumière, en mettant dans la bouche de ses interlocuteurs des réponses qui impliquent une complète indifférence de leur part sur ce point, indifférence que Sokratês relève ensuite dans le cours du dialogue[65]. Ce qui fut commencé alors par Sokratês, et perfectionné par Platon, le génie d’Aristote l’incorpora comme partie dans un système compréhensif de logique formelle ; système qui avait non seulement une valeur extraordinaire par rapport aux procédés et aux controverses de son temps, mais qui aussi, ayant insensiblement pénétré dans les esprits des hommes instruits, a contribué beaucoup à former ce que les habitudes de la pensée moderne ont d’exact. Bien qu’il ait été agrandi et refondu aujourd’hui par quelques auteurs modernes — en particulier par M. John Stuart Mill, dans son admirable System of Logic —, et qu’il ait reçu une structure proportionnée à la vaste augmentation de connaissances et à la grande extension de méthode positive qui appartiennent au temps actuel, — nous devons nous rappeler que la distance entre la meilleure logique moderne et celle d’Aristote est à peine aussi grande que celle qui existe entre Aristote et ceux qui le précédaient d’un siècle, — Empedoklês, Anaxagoras et les Pythagoriciens, et que le mouvement qui dépasse ces derniers commence avec Sokratês. Xénophon, Platon et Aristote représentent le développement et l’usage habituel de classification logique comme concourant avec la dialectique et en dépendant. Dans cette discussion réduite en méthode, si bien en harmonie avec la sociabilité marquée du caractère grec, le prompt retour d’une question brève et d’une courte réponse était nécessaire pour stimuler l’attention, à une époque où l’habitude d’une réflexion suivie et exacte sur des sujets abstraits avait été si peu cultivée. Mais la dialectique de Sokratês eut des particularités beaucoup plus grandes et plus impor4Ites que celle-ci. Nous devons toujours considérer sa méthode conjointement avec les sujets auxquels il l’appliquait. Comme ces sujets n’étaient ni abstrus ni spéciaux, mais se rapportaient a la vie pratique de la maison, de la place du marché, de la cité, du dikasterion, du gymnase ou du temple ; avec lesquels tout le monde était familier, — Sokratês ne se présenta jamais comme maître, ni comme un Nomme ayant des connaissances nouvelles à communiquer. Au contraire, il désavoua de telles prétentions, d’une manière uniforme et même avec insistance. Les sujets sur lesquels il parlait étaient précisément ceux que chacun déclarait connaître parfaitement et complètement, et sur lesquels chacun se croyait en état d’instruire les autres, plutôt que de demander à être instruit lui-même. Sur des questions telles que, celles-ci : — Qu’est-ce que la justice ? — Qu’est-ce que la piété ? — Qu’est-ce qu’une démocratie ? Qu’est-ce qu’une loi ? — tout homme s’imaginait pouvoir donner une opinion avec confiance, et même s’étonnait, qu’une autre personne pût éprouver une difficulté. Quand Sokratês, faisant profession d’ignorance, posait une question pareille, il obtenait facilement une réponse, faite sur-le-champ et avec très peu de réflexion ; Cette réflexion prétendait être l’explication ou la définition d’un terme, — familier, il est vrai, mais d’un sens large et compréhensif, — donnée par quelqu’un qui n’avait jamais essayé de se rendre compte de sa signification. Après avoir obtenu cette réponse, Sokratês posait de nouvelles questions s’appliquant à des cas particuliers, questions auxquelles l’interlocuteur était forcé de faire des réponses incompatibles avec la première, prouvait ainsi que la définition était ou trop étroite, ou trop large, ou défectueuse sous quelque rapport essentiel. Alors l’interlocuteur corrigeait sa réponse ; mais c’était le prélude d’autres questions auxquelles il ne pouvait être répondu que par des moyens incompatibles avec la correction ; et l’interlocuteur, après maints efforts pour se tirer d’embarras, était obligé de s’avouer coupable de contradictions, en reconnaissant qu’il ne pouvait faire de réponse satisfaisante à la question primitive, qui avait paru d’abord si aisée et si familière. Ou, s’il ne le reconnaissait pas lui-même, les auditeurs du moins le sentaient fortement. Le dialogue, tel qu’il nous est donné, aboutit communément à un résultat purement négatif, prouvant que l’interlocuteur était incapable de répondre à la question qui lui était proposée, d’une manière logique et satisfaisante même pour lui. De même que Sokratês déclarait dès le commencement ne pas avoir de théorie positive à soutenir, de même il garde jusqu’à la fin le même air d’un homme qui s’instruit, qui serait content de résoudre la difficulté s’il le pouvait, mais qui regrette d’éprouver lui-même un désappointement quant à l’instruction que l’interlocuteur avait promise. Nous voyons par cette description de la voie d’interrogatoire contradictoire que suivait cet homme remarquable, combien était intime le lien de connexion entre la méthode de dialectique et la distribution logique des détails en espèces et en genres. La discussion soulevée d’abord par Sokratês roule sur le sens de quelque terme étendu et générique : les questions à l’aide desquelles il la poursuit mettent la réponse faite en collision avec divers détails qu’elle ne devait pas comprendre, mais qu’elle comprend, — ou avec d’autres qu’elle devait comprendre, mais qu’elle ne comprend pas. C’est de cette manière que le groupe latent et indéfini d’associations d’idées, qui s’était formé autour d’un terme familier, est pour ainsi dire pénétré par un levain qui fermente, le force a s’épanouir en parties apparentes, et amène la fonction appropriée, que ce ternie devait remplir, à devenir le sujet d’une connaissance distincte. Les contradictions auxquelles l’auditeur est entraîné dans ses diverses réponses lui prouvent qu’il n’a pas encore acquis quelque chose qui ressemble à une conception claire et entière de l’attribut commun qui unit ensemble les divers détails compris dans quelque terme qui est toujours sur ses lèvres, — ou peut-être le mettent à même de découvrir un fait différent, non moins important, c’est qu’il n’existe pas d’attribut commun pareil, et que la généralisation est purement nominale et illusoire. Dans l’un ou dans l’autre cas, il est mis sur la suite de pensées qui mène à corriger la généralisation, et l’éclaire pour arriver à ce que Platon[66] appelle voir l’Unité dans la Pluralité et la Pluralité dans l’Unité. Sans avoir de prédécesseur à copier, Sokratês tomba pour ainsi dire instinctivement dans ce qu’Aristote[67] décrit comme la double voie du procédé de dialectique, — briser l’unité pour en former la pluralité, et recombiner la pluralité pour en faire l’unité. Le premier devoir, à la fois le premier et le plus essentiel, Sokratês le remplissait directement au moyen de sa série analytique de questions ; — quand au second, ou procédé synthétique, c’était un devoir dont il lie se chargea pas souvent directement, mais il s’efforça d’armer et de stimuler l’esprit de l’auditeur, de manière a lui permettre de le faire par lui-même. Cette unité et cette pluralité désignent la distribution logique d’un sujet d’une grande diversité en termes génériques, avec une intelligence claire des attributs impliqués ou compris dans chaque terme, de manière à distinguer ces détails auxquels il s’applique réellement. A un moment où cette distribution logique était encore nouvelle comme sujet de connaissance, elle eût difficilement pu être approfondie et arrangée dans l’esprit par un procédé quelconque moins rigoureux que celui de la dialectique de Sokratês reposant sur un interrogatoire contradictoire, et appliqué à l’analyse de quelques essais de définition faits à la hâte par des interlocuteurs ; procédé qui consiste dans ce discours procédant par induction et dans cette recherche de (notions générales claires ou) définitions de termes généraux, qu’Aristote signale avec tant de justesse comme son innovation particulière. J’ai déjà appelé l’attention sur la conviction d’une mission religieuse sous l’empire de laquelle Sokratês agissait en poursuivant ce système de conversation et d’interrogation, Il le commença probablement en manière d’essai[68], sur une modeste échelle, et sous la pression d’un embarras logique qui pesait sur son propre esprit. Mais à mesure qu’il avançait, et qu’il voyait qu’il réussissait et qu’il acquérait de la réputation dans un certain cercle d’amis, son âme ardente se pénétra de plus en plus de dévouement pour ce qu’il regardait comme un devoir. Ce fut à cette époque probablement que son ami Chærephôn revint avec la réponse de l’oracle de Delphes (mentionnée quelques pages plus haut) à laquelle Sokratês lui-même faisait allusion comme l’ayant poussé à étendre le cercle de sa conversation, et, à questionner une classe de personnes qu’il n’avait pas osé approcher auparavant, — les politiques, les poètes et les artisans en renom. Il les trouva plus confiants dans leur propre sagesse que des individus plus humbles, mais tout aussi incapables de répondre à ses questions sans être jetés dans des répliques contradictoires. Cet examen des hommes remarquables d’Athènes est mis en relief dans l’Apologie platonique, parce qu’il fut la principale cause de cette impopularité que Sokratês déplore à la fois et expose devant les dikastes. Ce fut la partie de sa conduite qui fit le plus d’impression, aux- yeux tint de ses ennemis que de ses admirateurs, aussi bien que la plus flatteuse pour ses dispositions naturelles. Néanmoins, ce serait une erreur de présenter cette partie du dessein général de Sokratês, — ou de sa mission divine, si nous adoptons son propre langage, — comme si c’était le tout, et de le dépeindre comme iui homme se mettant en avant uniquement pour démasquer l’élite des principaux personnages, politiques, sophistes, poètes ou autres, qui avaient acquis une réputation non méritée, et étaient enflés d’une folle opinion de leurs talents, quand ils étaient en réalité superficiels et incapables. Se faire une telle idée de Sokratês, c’est à la fois insuffisant et erroné. Sa conversation (comme je l’ai fait remarquer auparavant) était absolument universelle, selle, et il s’adressait à tous sans distinction ; tandis que le défaut intellectuel qu’il s’efforçait de corriger n’était pas du tout particulier aux principaux personnages, mais qu’il leur était commun avec la masse de l’Humanité, — bien qu’il semble exagéré en eux, en partie parce qu’on attend d’eux davantage, en partie parce que le sentiment général d’estime de soi-même est à un niveau plus élevé, naturellement et avec raison, dans leurs cœurs, que dans ceux des personnes ordinaires. Ce défaut était l’apparence et l’opinion du savoir sans la réalité, sur la vie humaine avec ses devoirs, ses buts et ses conditions, — dont la connaissance était appelée expressément par Sokratês l’humaine sagesse, et regardée par lui comme essentielle à la dignité d’un citoyen ; tandis qu’il considérait les autres branches de la science comme au-dessus du niveau de l’homme[69], et comme un effort de curiosité non seulement superflu, mais répréhensible. La guerre qu’il fit à cette fausse conviction de posséder le savoir, dans un homme aussi bien que dans un autre, sur ces sujets (car chez lui, je le répète, nous ne devons jamais séparer la méthode des sujets), — marquée clairement même dans Xénophon, reçut une lumière abondante et frappante du génie de Platon, et constitua le véritable plan de mission qui remplit la dernière moitié de sa longue existence : plan beaucoup plus compréhensif, aussi bien que plus généreux, que ces luttes contre les sophistes qui lui sont attribuées par tant d’auteurs comme son objet principal[70]. En suivant le fil de son examen, il n’y avait pas de question sur laquelle Sokratês insistât plus fréquemment que sur le contraste entre l’état de connaissance des hommes sur les sujets généraux de l’homme et de la société, — et celui que les artistes ou gens de profession possédaient respectivement dans leurs arts spéciaux. Il reproduisait si constamment cette comparaison que ses ennemis l’accusaient de l’user jusqu’à la corde[71]. Prenez un homme d’une vocation spéciale, un charpentier, un dinandier, un pilote, un musicien, un chirurgien, — et examinez-le sur l’état de ses connaissances dans sa profession, vous le trouverez capable d’indiquer les personnes de qui il les tient, et les pas par lesquels il les a acquises d’abord : il petit vous décrire son but général, avec les moyens particuliers qu’il y emploie pour l’atteindre, aussi bien que la raison pour laquelle il faut employer de tels moyens et prendre des précautions afin de combattre tels et tels obstacles particuliers : il petit enseigner sa profession à d’autres ; dans les questions relatives à son métier, il compte comme autorité, de sorte qu’aucune personne en dehors de la profession ne songe à contester la décision d’un chirurgien dans un cas de maladie, ni celle d’un pilote en mer. Riais s’il en est ainsi pour tout art spécial, combien le contraste est grand pari rapport à l’art de mener une vie droite, sociale et utile, qui forme, ou devrait former, l’affaire commune également importante pour chacun et pour tous ! A ce sujet, Sokratês faisait remarquer[72] que chacun se croyait parfaitement bien instruit, et était plein de confiance dans ses propres connaissances, — sans savoir de qui il les tenait, ni par quels pas successifs il les avait acquises : personne n’avait jamais consacré de réflexion spéciale ni aux buts, ni aux moyens, ni aux obstacles ; personne ne pouvait expliquer les notions qu’il possédait dans son esprit, ni en rendre un compte logique, quand on lui posait des questions convenables ; personne ne pouvait instruire un autre homme, comme on, pouvait le conclure (pensait-il) du fait qu’il n’y avait pas de maîtres de profession, et que les fils des hommes les meilleurs étaient souvent dépourvus de mérite : chacun savait pour lui-même, et avançait avec assurance des propositions générales, sans considérer aucun autre homme comme plus instruit que lui, — cependant on ne voyait pas finir les dissentiments et les disputes sur des cas particuliers[73]. Tel était le contraste général que Sokratês cherchait à graver dans l’esprit de ses auditeurs par une variété de questions qui s’y rapportaient, directement ou indirectement. Une manière de le présenter, à laquelle Platon consacra une grande part de son génie pour la développer en dialogue, était de discuter la question de savoir si l’on peut réellement enseigner la vertu : comment il se faisait que des hommes supérieurs tels qu’Aristeidês et Periklês[74] acquissent les qualités éminentes essentielles pour guider et gouverner Athènes, — puisqu’ils ne les avaient jamais apprises sous aucun maître connu, comme ils avaient étudié la musique et la gymnastique, — et qu’ils lie pouvaient assurer les mêmes mérites à leurs fils, soit par leur action personnelle, soit par celle d’un maître quelconque. N’était-ce pas plutôt que la vertu, qui n’était jamais enseignée expressément, ne pouvait l’être en réalité ; mais qu’elle était accordée ou retenue selon la volonté et la grâce spéciales des dieux ? Si un homme a un jeune cheval à dompter ou à dresser, il trouve facilement un dresseur de profession, entièrement familier avec les habitudes de la race[75], pour communiquer à l’animal la qualité requise ; mais qui peut-il trouver pour enseigner la vertu à ses fils, avec les mêmes connaissances préliminaires et le même résultat assuré ? Bien plus, comment quelqu’un peut-il enseigner la vertu, ou affirmer que la vertu peut être enseignée, s’il n’est prêt à expliquer ce que c’est que la vertu, et quels sont les points d’analogie’ et de différence entre ses diverses branches, — la justice, la tempérance, le courage, la prudence, etc. ? Dans plusieurs des dialogues de Platon, la discussion roule sur l’analyse de ces mots mentionnés en dernier, — le Lachês et le Protagoras sur le courage, le Charmidês sur la tempérance, et l’Eutyphrôn sur la sainteté. C’est par ces discussions, et d’autres semblables, que Sokratês, et Platon enchérissant sur son maître, soulevaient indirectement toutes les questions importantes relatives à la société, aux aspirations et aux devoirs de l’homme, et aux principales qualités morales qu’on regardait comme vertueuses dans des individus. Comme les termes généraux, sure lesquels roulait sa conversation, étaient au nombre des plus courants et des plus familiers de la langue, de même aussi les abondants exemples de détails, à l’aide desquels il éprouvait la compréhension rationnelle de l’auditeur et l’application logique, qu’il faisait de ces grands mots, étaient choisis dans les phénomènes les mieux connus de la vie journalière[76] ; faisant sentir la contradiction, s’il en existait, d’une manière évidente pour chacun. Les réponses qui lui étaient faites, — non seulement par des citoyens ordinaires, plais par des hommes de talent et de génie, tels que les poètes ou les rhéteurs, quand une explication leur était demandée sur les expressions et sur les idées morales présentées dans leurs compositions[77], — révélaient également cet état d’esprit contre lequel était dirigée sa croisade, ordonnée et consacrée par l’oracle de Delphes, — l’apparence et l’idée présomptueuse de posséder le savoir sans un savoir réel. Elles attestaient une conviction confiante, ferme sur les questions les plus grandes et les plus graves relatives à. l’homme et à la société, dans l’esprit de personnes qui ne leur avaient jamais consacré assez de réflexions pour savoir qu’elles renfermaient quelque difficulté. Cette conviction s’était formée d’une manière graduelle et inconsciente, en partie par une communication dogmatique, en partie par une inspiration insensible venue des autres ; procédé commençant antérieurement à la raison en tant que faculté, — se continuant avec peu d’aide et sans contrôle de la part de la raison, — et n’étant jamais revu finalement. Avec les grands termes et les propositions courantes concernant la vie et la société humaines, un corps complexe d’associations d’idées s’était accumulé, composé de détails sans nombre, chacun d’eux trivial séparément et perdu pour la mémoire, — liés ensemble par un sentiment puissant, et puisés pour ainsi dire par chaque homme dans l’atmosphère d’autorité et d’exemple qui l’entourait. C’est sur cette base que reposait réellement le savoir imaginaire ; et la raison, quand on l’invoquait, était appelée simplement pour aider, exposer ou défendre le sentiment préexistant ; comme un accessoire après le fait, et non comme un criterium de vérification. Tout homme trouvait ces convictions dans son propre esprit, sans savoir comment elles s’y étaient établies ; et les voyait dans les autres, comme faisant partie d’un fonds général de lieux communs et de croyances non vérifiées. Comme les mots avaient à la fois une large signification, qu’ils étaient compris dans des procédés intellectuels anciens et familiers, et entourés d’un corps puissant de sentiment, -les assertions générales dans lesquelles ils étaient compris paraissaient évidentes par elles-mêmes et imposantes pour tous : de sorte que, malgré des disputes continuelles dans des cas particuliers, aucun homme ne se Croyait obligé d’analyser les propositions générales elles-mêmes, ni de réfléchir s’il avait vérifié leur signification, et s’il pouvait les appliquer d’une manière rationnelle et logique[78]. Le phénomène signalé ici est trop évident, même dans le temps actuel, pour avoir besoin de plus d’élucidation comme fait. En morale, en politique, en économie politique, sur tous les sujets relatifs à l’homme et à la société, — on voit dominer assez la même conviction confiante de posséder le savoir sans la réalité ; la même génération et la même propagation, par l’autorité et l’exemple, de convictions non vérifiées, reposant sur un sentiment fort,- sans connaissance de la marche ou des conditions de leur développement ; le même enrôlement de la raison comme avocat exclusif d’un sentiment préétabli ; la même illusion qui fait croire que, comme tout homme est familier avec la langue, il est maître des faits, des jugements et des tendances complexes, compris dans sa signification, — et qu’il est capable à la fois d’appliquer des mots compréhensifs et de soutenir la vérité ou le mensonge de vastes propositions, sans analyse ni étude spéciale[79]. Il y a toutefois une différence importante à signaler entre notre époque et celle de Sokratês. De son temps, les impressions relatives, non seulement à l’homme et à la société, ruais encore au monde physique, étaient également -dépourvues de caractère scientifique ; elles se produisaient et se propageaient elles-mêmes. L’astronomie populaire de l’époque socratique était un agrégat d’observations superficielles et. de conclusions imaginaires primitives, passant sans examen des hommes plus âgés aux plus jeunes, accepté avec une foi aveugle et consacré par un sentiment intense. Non seulement des hommes tels que Nikias ou Anytos et Melêtos, mais Sokratês lui-même, protestaient contre l’impudence d’Anaxagoras, quand il dégradait le divin Hêlios et la divine Selênê en faisant d’eux un soleil et une lune de mouvements et de grandeur calculables. Mais aujourd’hui le développement du point de vue scientifique, avec l’immense accroissement de connaissances physiques et mathématiques fondées sur : la méthode, a appris à tout le monde que ces convictions astronomiques et physiques n’étaient rien de plus qu’une illusion de posséder le savoir sans la réalité[80]. Chacun v renonce sans hésitation, cherche ses conclusions auprès d’un maître versé dans la science et ne songe qu’aux preuves seules comme garantie. Un homme qui n’a jamais fait de l’astronomie une étude spéciale sait qu’il l’ignore : s’imaginer la connaître, sans une telle préparation, serait regardé comme une absurdité de sa part. Si le point de vue scientifique a acquis une prépondérance complète par rapport au monde physique, il a fait peu de chemin comparativement sur les sujets qui regardent l’homme et la société, — dans lesquels l’illusion de posséder le savoir sans réalité continue à régner, non sans critique et opposition, toutefois encore comme une force considérable. Et si un nouveau Sokratês devait poser la même question dans la place du marché a des hommes de tout rang et de toute profession, il trouverait la même persuasion confiante, le même dogmatisme naïf, quant aux généralités, — le même aveuglément hésitant et les mêmes contradictions, au moment de l’épreuve par les détails d’un examen contradictoire. A l’époque de Sokratês, cette dernière comparaison n’était pas a faire, puisqu’il n’existait, dans aucun genre, de corps de doctrine scientifiquement constitué ; mais la comparaison qu’il fit réellement, empruntée aux commerces et aux métiers, spéciaux, lui fournit un résultat important. Il fut le premier à voir (et cette idée traverse toutes ses spéculations) que, de même que dans chaque art ou profession il y a une fin a atteindre, — une théorie, qui pose les moyens et les conditions par lesquels on peut l’atteindre, — et des préceptes, tirés de cette théorie, — préceptes qui, pris collectivement, dominent et couvrent presque tout le champ de la pratique, mais dont chacun, pris séparément, est sujet a lutter avec d’autres, et est conséquemment sujet a des cas d’exception ; de même tout cela n’est pas moins vrai et n’admet pas moins la possibilité d’être réalisé, relativement à l’art général de la vie et de la société humaines. Il y a une fin grande et qui embrasse tout, — la sécurité et le bonheur, en tant que praticables, de tous les membres de la société et de chacun d’eux[81] : il peut y avoir une théorie qui pose ces moyens et ces conditions en vertu desquels on peut approcher de cette fin le plus possible ; il peut y avoir également des préceptes, prescrivant à tout homme la conduite et le caractère qui lui permettraient le mieux de se faire auxiliaire pour arriver à ce but, et le détournant impérativement d’actes qui tendraient à l’en empêcher, — préceptes déduits de la théorie, chacun d’eu : pris séparément étant sujet à des exceptions, mais tous pris collectivement gouvernant la pratique, comme dans chaque art particulier[82]. Sokratês et Platon parlent de l’art de traiter les choses humaines, — de l’art de se conduire en société — de cette science qui a pour objet de rendre les hommes heureux, etc. Ils établissent une distinction marquée entre l’art, c’est-à-dire les règles de la pratique tirées d’un examen théorique du sujet, et enseignées avec une connaissance antérieure de la fin, — et une pure adresse on dextérité sales art, non rationnelle, acquise par une simple copie ou assimilation, par un procédé dont personne ne pouvait rendre compte[83]. Platon, avec cette variété d’allusions indirectes qui est son trait caractéristique, contraint continuellement le lecteur à considérer la vie humaine et sociale comme ayant ses fins et ses desseins propres non moins que chaque profession ou chaque art séparé ; et il l’oblige à transporter à la première cette analyse consciente comme science, et cette pratique intelligente comme art, qui sont reconnues comme conditions de succès dans les seconds[84]. Ce fut pour faire avancer ces conceptions rationnelles, — science et art, — que Sokratês dirigea sa croisade contre cette illusion de posséder le savoir sans réalité, qui régnait paisiblement dans le monde moral autour de lui et qui commençait seulement à être légèrement troublée, même quant au monde physique. A ses yeux, le précepte inscrit dans le temple de Delphes : — Connais-toi toi-même, — était le plus sacré de tous les textes, qu’il citait constamment et qu’il imposait avec ardeur à ses auditeurs ; il signifiait, selon lui : — Connais quelle sorte d’homme tu es et quelles sont tes facultés, par rapport à l’usage que tu en peux faire pour l’humanité[85]. Sa manière de l’imposer était à la fois originale et efficace, et bien qu’il fût habile à varier ses sujets[86] et ses questions suivant l’individu auquel il avait affaire, son premier objet était d’amener l’auditeur à prendre une juste mesure de son savoir réel ou de son ignorance réelle. Prêcher, exhorter, même réfuter des erreurs particulières, cela paraissait inutile à Sokratês, tant que l’esprit restait enveloppé dans son nuage habituel ou illusion de sagesse : ce nuage devait être dissipé avant qu’une nouvelle lumière pût y entrer. Conséquemment, l’auditeur étant ordinairement empressé de faire des déclarations positives sur ces doctrines générales, et des explications des termes auxquels il était le plus attaché et dans lesquels il avait la confiance la plus aveugle, Sokratês les mettait en pièces et démontrait qu’elles renfermaient contradiction et inconséquence, déclarant lui-même être sans opinion positive quelconque et n’en avançant jamais aucune avant que l’esprit de l’auditeur eût entrepris l’examen contradictoire propre à le purger d’erreur[87]. Ce fut ce procédé indirect et négatif qui, bien qu’il ne formât qu’une partie de l’ensemble, ressortit comme le trait caractéristique de sa personne, le plus original et le plus apparent, et détermina sa réputation auprès d’un nombre considérable de gens, qui ne s’inquiétaient pas de savoir autre chose sur sols compte. En prouvant à la personne questionnée son ignorance, il la blessait autant qu’il la surprenait, et il produisait sur quelques-unes un effet d’aliénation permanente, de sorte qu’elles ne revenaient jamais auprès de lui[88], mais retournaient a leur ancien état d’esprit sans aucun changement durable. Mais, d’autre part, le caractère ingénieux et nouveau du procédé était extrêmement intéressant pour des auditeurs, surtout les auditeurs jeunes, fils d’hommes riches et jouissant de loisir, qui non seulement emportaient avec eux une haute admiration pour Sokratês, mais qui se plaisaient a essayer de copier sa polémique négative[89]. Probablement des hommes tels qu’Alkibiadês et Nikias fréquentaient sa société, surtout en vue d’acquérir une qualité dont ils pussent tirer quelque profit dans leur carrière politique. Son habitude constante de ne jamais laisser indéterminé un terme général, mais de l’appliquer aussitôt aux détails, — les exemples familiers et réels dont il faisait choix, — la série de questions avançant chacune vers un résultat, résultat que toutefois personne ne prévoyait, — la manière indirecte et détournée dont il tournait autour du sujet et dont enfin il l’abordait et l’exposait par une face totalement différente, — tout cela constituait dans Sokratês une sorte de prérogative dont il semble qu’aucun autre n’ait approché. L’effet en était augmenté par une voix et des manières extrêmement agréables et séduisantes, — et dans une certaine mesure par l’excentricité même de sa physionomie de Silène[90]. Ce qu’on appelait son ironie, — c’est-à-dire le procédé consistant à prendre le rôle l’un ignorant qui veut s’instruire et qui interroge un plus savant que lui, — tout en étant essentiel[91] comme excuse à son habitude de questionner, contribuait aussi à donner du piquant et de la nouveauté à sa conversation, et en bannissait totalement à la fois le pédantisme didactique et la tendance spécieuse de l’avocat, ce qui, pour un homme qui parlait tant ; n’était pas un médiocre avantage. Après qu’il, eut acquis de la célébrité, sa profession uniforme d’ignorance dans le débat fut habituellement expliquée comme pure affectation, et ceux qui ne l’entendaient : que par occasion, sans pénétrer dans son intimité, soupçonnaient souvent qu’il s’amusait au moyen d’ingénieux paradoxes[92]. Timôn le satirique et Zenôn l’épicurien le dépeignent en conséquence comme un bouffon qui tournait tout le monde en ridicule, surtout les hommes éminents[93]. C’est Platon qui a mis en œuvre et immortalisé la, veine, négative et indirecte de Sokratês, tandis que Xénophon, qui avait pour elle peu de sympathie, se plaint que d’autres considérassent son maître trop exclusivement de ce côté et qu’ils ne pussent le concevoir comme un guide meulant à la vertu, mais seulement comme une force poussant en avant et excitant à l’action[94]. L’un des principaux objets de ses Memorabilia est de montrer que Sokratês, après avoir suffisamment agi sur des novices avec la ligne, négative de questions, changea de ton, renonça à les embarrasser, et leur adressa des préceptes non moins clairs, et simples que d’une utilité directe en pratique[95]. Je ne doute pas qu’ils n’en ait été souvent ainsi et que les divers dialogues où Xénophon nous présente le philosophe inculquant l’empire sur soi-même, la tempérance, la piété, les devoirs envers les parents, l’amour fraternel, la fidélité dans l’amitié, la diligence, la bienveillance, etc., avec des raisons positives, — ne soient une fidèle peinture d’un côté important de son caractère et une partie essentielle du tout. Cette influence directe s’exerçant par des conseils était commune à Sokratês, avec Prodikos et les meilleurs des sophistes. Toutefois, ce n’est ni à la vertu de sa vie, ni à la bonté de ses préceptes (bien que toutes deux fussent des traits essentiels de son caractère), qu’il doit son titre particulier à la renommée, mais à son originalité et à son efficacité féconde dans la ligne de philosophie spéculative. De cette originalité, la première partie (comme nous venons de le dire) consistait en ce qu’il avait été le premier à concevoir l’idée d’une science morale, avec sa fin appropriée et avec des préceptes susceptibles d’être éprouvés et perfectionnés ; mais le second point, et non le moins important, c’était sa méthode particulière — et son pouvoir extraordinaire d’ex-citer le mouvement et la capacité scientifiques dans l’esprit des autres. Ce ne fut pas par un enseignement positif que cet effet fut produit. Sokratês et Platon crurent tous deux que l’on ne pouvait obtenir qu’une faible amélioration intellectuelle par des expositions communiquées directement ou par des choses nouvellement écrites logées dans la mémoire[96]. Il était nécessaire que l’esprit agît sur l’esprit, par de courtes questions et de brèves réponses ou par un emploi habile du procédé de dialectique[97], afin de créer de nouvelles pensées et de nouvelles facultés, procédé que Platon, avec son imagination exubérante, compare à la : copulation et à la grossesse, le considérant comme le vrai moyen et comme le seul moyen efficace de propager l’esprit philosophique. Nous comprendrions bien mal la veine négative et indirecte de Sokratês, Si nous supposions qu’elle n’aboutit- à rien de plus qu’à une simple négation. Sur des esprits affairés ou peu doués, parmi le public indistinct qui l’écoutait, elle ne produisait probablement que peu d’effet durable d’aucune sorte et aboutissait à un simple sentiment d’admiration pour sa méthode ingénieuse ou peut-être à tin dégoût pour le paradoxe : pour des esprits pratiques comme Xénophon ; son effet se confondait avec celui de l’exhortation reposant sur des préceptes. Mais, quand la semence tombait sur une intelligence qui avait la moindre prédisposition ou la moindre capacité pour la pensée systématique, la négation avait seulement pour résultat de ramener d’abord l’auditeur en arrière et de lui donner ensuite un nouvel élan, qui l’emportait en avant. La dialectique socratique, chassant de l’esprit le nuage de savoir imaginaire qui l’enveloppait et laissant à nu l’ignorance réelle, produisait un effet immédiat semblable au contact de la torpille[98]. La conscience nouvellement créée d’ignorance était à la fois inattendue, pénible et humiliante, — moment de doute et de désagrément, combinés toutefois avec un travail intérieur et un élan vers la vérité, qu’on n’avait jamais éprouvés auparavant’ Cette nouvelle vie intellectuelle, qui ne pouvait jamais commencer avant que l’esprit eût été désabusé de sa première illusion de faux savoir, était considérée par Sokratês non seulement comme l’indice et le précurseur, mais comme la condition indispensable d’un progrès futur. C’était le point moyen de l’échelle intellectuelle ascendante, le plus bas étant l’ignorance inconsciente, contente d’elle-même et se trompant au sujet du savoir ; le point immédiatement au-dessus étant l’ignorance consciente, sans masque, honteuse d’elle-même et altérée de connaissances qu’elle n’a pas encore possédées ; tandis que l’on ne pouvait parvenir à la connaissance réelle, le troisième et le plus haut degré, qu’après avoir passé par le second comme préliminaire[99]. Cette seconde phase était une sorte de grossesse, et tout esprit qui en était incapable par nature ou dans lequel, faute de la copulation nécessaire, elle ne s’était jamais formée, était stérile pour toutes les fins de pensée originale ou de pensée qu’on s’approprie par ses propres efforts. Sokratês regardait comme sa vocation et son talent particuliers (pour employer une autre métaphore platonique), vu qu’il n’avait lui-même aucun pouvoir de reproduction, de remplir auprès de ces esprits en état de grossesse et de travail l’office d’une sage-femme ; de les aider dans cet enfantement intellectuel qui devait les délivrer, mais en même temps d’examiner avec grand soin le fruit qu’ils mettaient au jour, et s’il était difforme ou qu’il donnât peu d’espérances, de le jeter, avec la rigueur d’une nourrice de Lykurgue, quelle que pût être la résistance de l’esprit mère à se séparer de son nouveau-né[100]. Platon explique abondamment cette relation entre le maître et le disciple, relation qui opérait non pax ce qu’elle mettait dans l’esprit du dernier, mais par ce qu’elle en faisait sortir, eu créant un inquiet désir de vérité, — en aidant à l’élaboration nécessaire pour obtenir du soulagement, — et en éprouvant si la doctrine élaborée possédait les linéaments réels ou seulement l’apparence illusoire de la vérité. |
[1] Pausanias, I, 22, 8 ; IX, 35, 2.
[2] Platon, Enthydem., c. 21, p. 297 D.
[3] V. le Symposion de Platon aussi bien que celui de Xénophon, qui tous deux déclarent dépeindre Sokratês dans u de ces joyeux moments. Platon, Symposion, c. 31, p. 214 A ; c. 35, etc., 39 ad finem ; Xénophon, Symposion, II, 26, — où Sokratês demande que le vin circule à la ronde dans de petites coupes, mais qu’elles se succèdent rapidement, comme des gouttes de pluie dans une averse. Cf. Athénée, XI, p. 504 F.
L’idée que Platon se fait de l’effet du vin, comme fournissant une sorte de. preuve de l’empire comparatif des individus sur eux-mêmes, et mesurant la facilité avec laquelle un homme peut être jeté dans la folie et l’extravagance — et la règle à laquelle il propose de soumettre la pratique — peuvent se voir dans son traité De Legibus, I, p. 649 ; II, p. 671-674. Cf. Xénophon, Mémorables, I ; 2,1 ; I, 6, 10.
[4] Xénophon, Mémorables, I, 2, 4.
[5] Xénophon, Mémorables, I, 6, 10. Même Antisthenês (disciple de Sokratês et le créateur de ce qu’on appela la philosophie cynique), tout en déclarant que la vertu était suffisante par elle-même pour donner le bonheur, était obligé d’ajouter que la force et la vigueur de Sokratês étaient nécessaires comme condition nouvelle, — Winckelmann, Antisthen. Fragm., p. 47 ; Diogène Laërte, VI, 11.
[6] V. sa réponse à l’invitation d’Archélaos, roi de Macédoine, indiquant sa répugnance à accepter des faveurs qu’il ne pouvait pas rendre (Aristote, Rhétor., II, 24).
[7] Platon, Symposion, c. 32, p. 215 A ; Xénophon, Symposion, c. 5 ; Platon, Théætète, p. 143 D.
[8] C’est une des traditions qu’Aristoxenos, disciple d’Aristote, apprit de son pare Spintharos, qui avait été en communication personnelle avec Sokratês. V. les Fragments d’Aristoxenos, Fragm. 21, 28 ; ap. Fragm. Hist. Græc., p. 280, éd. Didot.
Il me semble que le Fragm. 28 contient l’exposé de ce qu’Aristoxenos disait réellement au sujet de l’irascibilité de Sokratês, tandis que les expressions du Fragm. 27, attribuées à cet auteur par Plutarque, sont sans mesure.
Le Fragm. 28 contredit aussi en substance le Fragm. 26, dans lequel Diogène affirme, sur l’autorité d’Aristoxenos, — ce qu’il ne faut pas croire, même si Aristoxenos l’avait affirmé, — que Sokratês faisait un commerce régulier de son enseignement, et recueillait de perpétuelles contributions V. Xénophon, Mémorables, I, 2, 6 ; I, 5, 6.
Je ne vois pas de raison à lit méfiance avec laquelle Preller (Hist. Philosophiæ, c. 5, p. 1387 ait Sitter (Geschich. d. Philos., vol. II, ch. 2, p. 19) regardent le témoignage général d’Aristoxenos sur Sokratês.
[9] Xénophon (Mémorables, I, 4, I) fait allusion à plusieurs attires biographes semblables, ou compilateurs d’anecdotes au sujet de Sokratês. Cependant il semblerait que la plupart de ces Socratici viri (Cicéron, ad Atticus, XIV 9, 1) ne rassemblaient pas d’anecdotes ou de conversations du maître, à la manière de Xénophon, mais qui composaient des dialogues montrant plus ou moins de sa méthode et de son ήθος, d’après le type de Platon. Simon le Corroyeur cependant prit des notes sur les conversations tenues par Sokratês dans sa boutique, et il publia plusieurs dialogues prétendant être tels (Diogène Laërte, II, 123). Les Socratici viri sont en général loués par Cicéron (Tusculanes, D. II, 3, 8) pour l’élégance de leur style.
[10] Xénophon, Mémorables, I, 1, 6. Cf. I, 2, 50 ; III, 8, 3, 4 ; IV, 4, 5 ; IV, 6, 1.
[11] Aristophane, Nuées, 105, 121, 362, 414 ; Aves, 1282 ; Eupolis, Fragm. Incert., II, X, XI, ap. Meineke, p. 552 ; Ameipsias, Fragmenta, Kounus, p. 703, Meineke — Diogène Laërte, II, 28.
Les auteurs comiques plus récents ridiculisaient les pythagoriciens, aussi bien que Zenôn le stoïcien, sur des motifs tout à fait semblables : V. Diogène Laërte, VII, 1, 24.
[12] Platon, Apol. Sokratês, c. 1.
[13] Xénophon, Mémorables, I, 1, 2-20 ; I, 3, 1-3.
[14] Platon, Apol. Sokratês, c. 21, p.33 A. Cf. c. 4, p. 19 E. — Xénophon, Mémorables, III, 11, 16. — Platon, Apol. Sokratês, c. 18, p. 31 B.
[15] Άδολεσχεϊν. — V. les Animadversiones de Rubuken in Xenoph. Memor., p. 293, de l’édition de ce traité donnée par Schneider. Cf. Platon, Sophistes, c. 23, p. 225 E.
[16] Xénophon, Mémorables, I, 1, 10 ; Platon, Apol. Sokratês, I, p. 17 D ; 18, p. 31 A.
[17] Xénophon, Mémorables, III, 11.
[18] Xénophon, dans ses Memorabilia, parle toujours des compagnons de Sokratês, non de ses disciples, (IV, 8, 2 ; IV, 2, 1 ; I, 2, 60). Aristippos également, en parlant à Platon, désignait Sokratês comme à ό έταΐρος ήμών — Aristote, Rhétor., II, 24. Ses ennemis parlaient de ses disciples dans un sens odieux, — Platon, Apol. Sokratês, c. 21, p. 33 A.
Il ne faut pas croire qu’aucun des compagnons de Sokratês n’ait pu lui faire de fréquentes visites a Athènes, en venant soit de Megara, soit de Thêbes, pendant les dernières années de la guerre, avant la prise d’Athènes en 404 avant J.-C. Et, an fait, le passage du Théætète de Platon représente Eukleidês de Megara comme faisant allusion à ses conversations avec Sokratês seulement peu de temps avant la mort de ce dernier (Platon, Théætète, c. 2, p. 142 ). L’histoire donnée par Aulu-Gelle — qu’Eukleidês venait de Megara à Athènes visiter Sokratês pendant la nuit en costume de femme — me semble une absurdité, bien que Deycks (De Megaricorum Doctrinâ, p. 5) penche à le croire.
[19] Xénophon, Mémorables, I, 1, 2, 3.
[20] V. la conversation de Sokratês (rapportée par Xénophon, Mémorables, I, 4, 15) avec Aristodêmos, relativement aux dieux : — Qu’est-ce qui sera suffisant pour te persuader (demande Sokratês) que les dieux s’occupent de toi ? — C’est s’ils m’envoient des conseillers spéciaux, comme tu dis qu’ils le sont pour toi (répond Aristodêmos) pour me dire ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire. A quoi Sokratês répliqua que les dieux répondent aux questions des Athéniens par la voix de l’oracle, et qu’ils envoient des prodiges en manière d’information aux Grecs en général. Il conseille en outre à Aristodêmos de faire une cour assidue aux dieux, afin de voir s’ils ne lui enverront pas d’information pour l’avertir au sujet d’événements douteux (I, 4, 18).
De même encore dans sa conversation avec Euthydêmos, voir ce que ce dernier lui dit (IV, 3, 12).
Cf. I, 1, 19, et IV, 8, 11, — où le fait d’une communication perpétuelle avec les dieux et d’avis constants de leur part est employé comme preuve pour démontrer la piété supérieure de Sokratês.
[21] Platon, Apol. Sokratês, c. 19, p, 31 D. Et c. 31, p. 40 A : voir ce qu’il dit aux Dikastes, après sa condamnation.
Il arrive à conclure que sa ligne de défense a été convenable, mais que sa condamnation, loin d’être un malheur pour lui, est un bienfait, — en voyant que ce signe ne s’est pas manifesté.
Je partage l’opinion de Schleiermacher (dans la préface de la traduction de l’Apologie de Sokratês, part. I, vol. 2, p. 185 de sa traduction générale des œuvres de Platon), qui pense que l’on peut raisonnablement prendre cette défense pour une reproduction faite par Platon de ce que Sokratês dit réellement aux dikastes dans son procès. Outre les raisons données par Schleiermacher, il y en a une qu’on peut signaler. Sokratês prédit aux dikastes que, s’ils le condamnent à mort, un grand nombre de jeunes gens se mettront sur-le-champ en avant pour reprendre sa vocation d’interroger contradictoirement, et qu’ils leur causeront plus d’embarras qu’il ne l’a jamais fait (Platon, Apol. Sokratês, c. 30, p. 39 D). Or il n’y a pas lieu de croire que cette prédiction se réalisa. Si donc Platon met une prophétie erronée dans la bouche de Sokratês, c’est probablement parce que Sokratês en fit une réellement.
[22] Les mots de Sokratês indiquent ce sens évidemment : V. aussi une bonne note de Schleiermacher — annexée à la traduction de l’Apologie platonique — Platons Werke, part. I, vol. 2, p. 432.
[23] Xénophon, Mémorables, IV, 8, 5.
[24] Xénophon, Symposion, VIII., 5 ; Platon, Euthydem., c. 5, p. 272 E.
[25] V. Platon (Théætète, c. 7, p.151 A ; Phædre, c. 20, p. 242 C. ; République, VI, 10, p. 496 C), — outre les citations de l’Apologie faites plus haut.
Le passage de l’Eutyphrôn (c. 21 p. 3 B) particularise un peu moins. Le dialogue pseudo-platonique Theagês conserve l’attribut rigoureusement prohibitif de la voix, en ce qu’elle ne pousse en avant dans aucun cas ; mais il étend le cercle de l’avertissement, cousine s’il était entendu dans des cas non pas seulement personnels à Sokratês lui-même, mais se rapportant aussi à la conduite de ses amis (Theagès, c. 11, 12, p. 128, 129).
Xénophon néglige également les attributs particuliers, et conçoit la voix en général comme une communication divine avec instruction et avis donnés à Sokratês, de sorte qu’il faisait souvent des prophéties à ses amis, et avait toujours raison (Mémorables, I, 1, 2-4 ; IV, 8, 1).
[26] V. une note de Forster sur l’Euthyphrôn de Platon, C. 2, p. 8.
Le traité de Plutarque (De Genio Socratis) est plein de réflexions sur ce sujet, mais il ne contient rien qui puisse compter comme fait réel. Il y a divers récits relatifs à des prophéties faites par Sokratês, et vérifiées par l’événement ; c. 11, p. 582.
V. aussi cette question discutée, avec d’abondants exemples, dans Zeller, Philosophie der Griechen, V, II, P. 25-28.
[27] Platon, Apol. Sokratês, c. 22, p.33 C.
[28] Platon, Apol. Sokratês, c. 5, p. 21 A. Sokratês offre de produire le témoignage du frère de Chærephôn (ce dernier lui-même étant mort) pour attester la réalité, de cette question et de cette réponse.
[29] Platon, Apol. Sokratês, c. 7, 8, p. 22.
[30] Platon, Apol. Sokratês, c. 9, p. 23.
[31] Platon, Apol. Sokratês, c. 9, p. 23 A-C.
[32] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 29.
[33] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 29 C.
[34] Platon, Apol. Sokratês, c. 18, p. 30 D.
[35] Platon, Apol. Sokratês, c. 28, p. 38 A.
[36] Diogène Laërte, II, 21.
[37] Platon, Sophistês, c. I, p. 216 — l’expression est appliquée à l’étranger Eléatique qui joue le principal rôle dans ce dialogue.
[38] Xénophon, Mémorables, I, 3, 11.
[39] Xénophon, Mémorables, IV, 7, 3-5.
[40] Iôn, Chius, Fragm. 9, ap. Didot : Fragm. Historic. Græc. Diogen. Laërt., II, 16-19.
Ritter (Gesch. der Philos, vol. II, ch. 2, p. 19) révoque en doute l’assertion que Sokratês reçut des leçons d’Archélaos ; à mon avis, sans la moindre raison, vu que Iôn de Chios est un bon témoin contemporain. Il nie même que Sokratês ait reçu des leçons de philosophie quelconques, sur — l’autorité !un passage au Symposion de Xénophon, où l’on fait dire à Socrate parlant de lui-même — ήμάς δέ όράς αύτούργους τινας τής φιλοσοφίας δντας (I, 5). Mais il me semble que cette expression n’implique rien de plus qu’une opposition railleuse (si fréquente et dans Platon et dans Xénophon) aux coûteuses leçons données par Protagoras, Gorgias et Prodikos. On ne peut la comprendre comme niant l’instruction donnée à Sokratês dans la première partie de sa vie.
[41] Je pense que l’expression du Phœdôn de Platon, c. 102, p. 96 A, s’applique à Sokratês lui-même, et non à Platon — τά γε έμά πάθη — signifie les tendances intellectuelles de Sokratês quand il était jeune.
Relativement aux études physiques probablement recherchées et cultivées par Sokratês dans les premières années de sa vie, V. l’instructive Dissertation de Tychsen — Ueber den Prozess der Sokratês — dans la Bibliothek der Alten Literatur und Kunst — Erstes Stück, p. 43.
[42] Platon, Parmen., p. 128 C. Peut-on dire, à proprement parler, que Sokratês fût le disciple d’Anaxagoras et d’Archélaos ? c’est une question de peu d’importance, quine méritait guère le scepticisme de Bayle (Anaxagoras, note R ; Archélaos, note A ; cf. Schanbach, Anaxagoræ Fragmenta, p. 23, 27). Qu’il cherchât à connaître leurs doctrines, et à se perfectionner en communiquant personnellement avec eux, c’est une chose si probable, que le plus faible témoignage suffit pour nous le faire croire : De plus, comme je l’ai fait remarquer auparavant, nous avons ici un bon témoin contemporain, — Iôn de Chios, pour le fait de son intimité avec Archélaos. C’est dans ce seul sens qu’on pouvait dire d’un homme comme Sokratês qu’il était le disciple de quelqu’un.
[43] V. le chapitre qui précède celui-ci immédiatement.
[44] V. le passage remarquable dans le Parmenidês de Platon, p. 135 C à 136 E, dont j’ai déjà cité une partie dans une des notes du chapitre précédent, à laquelle s’en réfère la note ci-dessus.
[45] Timôn le Sillographe, ap. Diogène Laërte, IX, 25.
[46] Xénophon, Mémorables, IV, 7, 6.
[47] Xénophon, Mémorables, I, 1, 16. Cf. l’ensemble de ce chapitre.
[48] Xénophon, Mémorables, IV, 7, 5.
[49] Xénophon, Mémorables, I, 17 12-15. Platon avait des idées beaucoup plus larges au sujet des études physiques et astronomiques que Sokratês ou Xénophon : V. Platon, Phædre, c. 120, p. 270 A ; et République, VII, c. 6-11, p. 522 sqq.
Son traité De Legibus, toutefois, écrit dans sa vieillesse, tombe au-dessous de ce ton.
[50] Xénophon, Mémorables, I, 1, 7.
[51] Xénophon, Mémorables, I, 1, 9-19.
[52] Xénophon, Mémorables, I, 4, 15 ; IV, 3, 12. Quand Xénophon hésitait s’il devait prendre du service militaire sous Cyrus le Jeune, il consulta Sokratês, qui lui conseilla d’aller à Delphes et de soumettre la cas à l’oracle (Xénophon, Anabase, III, 1, 5).
[53] Xénophon, Mémorables, IV, 7, 10.
[54] Xénophon, Mémorables, I, 1, 9 ; IV, 7, 6.
[55] Cicéron, Tusculanes, Disp., V, 1, 19.
[56] Xénophon, Mémorables, I, 1, 16.
[57] Xénophon, Mémorables, IV, 5, 11, 12. — Assurément l’étymologie donnée ici par Xénophon ou Sokratês du mot διαλέγεσθαι, ne peut être considérée comme satisfaisante. — Et IV, 6, 1.
[58] Aristote, Metaph., I, 6, 3, p. 387 b, et XIII, 4, 6-8, p. 1078 b. Cf. XIII, 9, 35, p. 1086 b ; Cicéron, Topic., X, 42.
Ces deux attributs des discussions menées par Sokratês, expliquent l’épithète que Timôn le Sillographe attache à son nom, à savoir, qu’il fut le chef et le créateur de ces parleurs exacts ou rigoristes (ap. Diogène Laërte, II, 19).
Aux yeux d’une proportion considérable d’auditeurs de cette époque (comme d’autres temps), penser et parler exactement paraissait mesquin et de mauvais goût (Aristote, Ethic. Nikomach., IV, 4, p. 1122 b ; et Aristote, Metaph., II, 3, p. 995 a). Platon lui-même se croit obligé de s’en justifier en quelque sorte (Théætète, c. 102, p. 184 C). Sans doute Timôn employait le mot άκριβολόγους dans un sens moqueur.
[59] L’analyse grammaticale ne fit que des progrès très lents chez les Grecs, et il se passa bien du temps avant qu’ils acquissent des idées qui sont aujourd’hui élémentaires dans l’esprit de tout homme instruit — c’est ce qu’on peut voir dans Græfenhahn, Geschichte der Klassischen Philologie im Alterthum, s. 89-92, etc. A cet égard, ces sophistes semblent avoir décidément été en avance sur leur époque.
[60] Cette même tendance à s’arracher au vague agrégat conçu alors comme physique, peut se reconnaître dans les traités hippocratiques, et même dans le traité de Antiquâ Medicinâ, que M. Littré place le premier dans son édition, et qu’il considère comme la production d’Hippokratês lui-même, auquel cas il serait contemporain de Sokratês. Toutefois, sur cette question de savoir quel est le véritable auteur, d’autres critiques ne sont pas d’accord avec lui : V. la question examinée dans son vol. I, ch. 12, p. 295 sqq.
Hippokratês (s’il en est l’auteur) commence par repousser la tentative faite pour rattacher l’étude de la médecine à une hypothèse physique ou astronomique (c. 2), et de plus il proteste contre le procédé de divers écrivains médicaux et de divers sophistes, on philosophes, qui s’appliquent à établir ce qu’était l’homme dés le principe, de quelle façon il commença d’abord à exister, et de quelle manière il fut construit (c. 20). Cela, dit-il, n’appartient pas à la médecine, qui devrait, à la vérité ; être étudiée comme un tout compréhensif, mais comme un tout déterminé par sa propre fin et s’y rapportant : Vous devez étudier la nature de l’homme, ce qu’il est par rapport à ce qu’il mange et à ce qu’il boit, et à toutes ses autres occupations et habitudes, et aux conséquences qui résultent de chacune d’elles.
L’esprit dans lequel Hippokratês aborde ici l’étude de- la médecine, ressemble extrêmement à celui qui dicta l’innovation de Sokratês par rapport à l’étude de la morale. Le même caractère domine dans le traité, De Aere, Locis et Aquis — champ de recherche défini et déterminé à l’avance — et dans les traités hippocratiques en général.
[61] Aristote, Metaph., I, 5, p. 985, 986. Ethica Magna, I, 1 V. Brandis, Gesch. der Gr. Rœm. Philosoph., lxxxii, lxxxiii, p. 492.
[62] Aristote, Metaph., III, 3, p. 998 A. Cette division et cette subdivision en genres étaient inconnues on non pratiquées par ces anciens philosophes ; Platon l’indique (Soph., c. 114, p. 267 D).
Aristote pense que les Pythagoriciens avaient nue notion faible et obscure du genre logique (Metaphys., I, 5, 29, p. 986 B). Mais nous voyons, en comparant deux autres passages de ce traité (XIII, 4, 6, p. 1078 b, avec I, 5, 2, p. 985 b) que les définitions pythagoriciennes de καιρός, τό δίκαιον, etc., n’étaient rien de plus que certaines imaginations numériques ; de sorte que l’on ne peut pas dire justement que ces mots aient de signé, dans leur pensée, les genera logiques. Et l’on ne peut pas non plus appeler de ce nom les dix συστοιχίαι pythagoriciennes, on séries parallèles de contraires, arrangées pour satisfaire une imagination quant à la perfection du nombre dix, imagination qui semble plus tard avoir passé à Aristote lu :-même, quand il formait ses dix catégories.
V. un bon Excursus sur les expressions aristotéliciennes τί έστι — τί ήν εϊναι, etc., annexées à l’édition de la Métaphysique d’Aristote due à Schategler, vol. II, p. 369, 378.
Au sujet du petit nombre de définitions imparfaites qu’Aristote semble aussi attribuer à Demokritos, V. Trendelenburg, Comment. ad Aristot. De Animâ, p. 212.
[63] Aristote fait remarquer au sujet des Pythagoriciens, qu’ils rapportaient les vertus au nombre et aux relations numériques, — sans donner d’elles une théorie qui leur fût propre (Ethic. Magne, I, 1).
[64] Platon, Phœdôn, ch. 102 sqq., p. 96, 97.
[65] Comme spécimen entre beaucoup d’autres, V. Platon, Théætète, ch. 11, p. 146 C. Brandis, et en partie C. Heyder (V. Heyder, Kritische Darstellung und Vergleichung der Aristotelischen und Hegelschen Dialektik, part. I, p. 85, 129) soutiennent qu’on ne doit pas considérer le procédé logique, appelé division, comme ayant été employé par Sokratês en même temps que la définition, mais qu’il commence avec Platon : pour preuve, ils font remarquer que dans les deux dialogues platoniques appelés Sophistês et Politicus, où ce procédé est très abondamment employé, Sokratês ne dirige pas la conversation.
Il ne faut pas, je crois, insister beaucoup sur cette circonstance ; et les termes dans lesquels Xénophon décrit la méthode de Sokratês (Mémorables, IV, 5, 12) semblent impliquer un procédé aussi bien que l’autre : en effet, il n’était guère possible de les tenir séparés, avec un causeur aussi abondant que Sokratês. Platon sans doute agrandit à la fois et systématisa la méthode de toute manière, et surtout il fit un plus grand usage du procédé de division, parce qu’il poussa le dialogue dans une recherche scientifique positive plus loin, que Sokratês.
[66] Platon, Phædre, c. 196, p. 265 D ; Sophistes, c. 83, p. 2.53 E.
[67] Aristote, Topic., VIII, 14, p. 164, 6, 2.
C’est à Sokratês que le talent de dialectique dut sa grande extension et son grand développement (Aristote, Metaphys., VIII, 4, p. 1078, 6).
[68] Ce que Platon fait dire à Sokratês dans l’Eutyphrôn, ch. 12, p. 11 D — Άκων είμί σοφός, etc., peut être regardé comme vrai, du moins au commencement de la carrière active de Sokratês : cf. l’Hippias Minor, ch. 18, p. 376 B ; Lachês, c. 33, p. 200 E.
[69] Xénophon, Mémorables, I, I, 12-16. Platon, Apol. Sokratês, ch. 5, p. 20 C.
[70] C’est le dessein étroit que Plutarque attribue à Sokratês, Quæstiones Platonicæ, p. 999 E : cf. aussi Tennemann, Geschicht. der Philos., part. II, art. 1, vol. Il, p. 81.
Au milieu de l’effusion habituelle de censures sans fondement contre les sophistes, que nous trouvons ici dans Tennemann, une assertion est remarquable. Il nous dit qu’il fut d’autant plus facile à Sokratês d’abattre les sophistes, que leur esprit superficiel et de peu de valeur, après une courte période de vogue, avait déjà été de couvert par des hommes intelligents et était en train de tomber en discrédit.
Il est étrange de voir faire une telle assertion pour une période qui s’écoula entre 420 et 399 avant J.-C., l’ère où Protagoras, Prodikos, Hippias, etc., atteignirent la plus haute célébrité.
Et que devons-nous dire de l’assertion, que Sokratês abattit les sophistes, quand nous nous rappelons que l’école mégarique et Antisthenês, — émanant tous deux de Sokratês, — sont plus fréquemment attaqués que toute antre école dans les dialogues de Platon, comme ayant tons ces penchants sceptiques et disputeurs que l’on reproche aux sophistes ?
[71] Platon, Gorgias, ch. 101, p. 491 A. — Cf. Platon, Symposion, p. 221 E ; et Xénophon, Mémorables, I, 2, 37 ; IV, 5, 5.
[72] Il n’est pas aisé de s’en référer rides passages particuliers comme exemples du contraste exposé dans le texte, contraste qu’on retrouve toutefois dans des portions considérables de maints dialogues platoniques, sous une forme ou sous une autre. V. le Menon, c. 27-33, p. 91-94 ; Protagoras, c. 28, 29, p. 319, 320 ; Politicus, c. 38, p. 299 D ; Lachês, c. 11, 12, p. 185, 186 ; Gorgias, c. 121, p. 501 A ; Alkibiadês, I, c. 12-14, p. 108, 109, 110 ; c. 20, p. 113 C, D.
Xénophon, Mémorables, III, 5, 21-22 ; IV, 2, 20-23 ; IV, 4-5 ; IV, 6, 1. De ces passages, IV, 2, 20-23 est un des plus remarquables.
Il est à remarquer que Sokratês (dans l’Apologie Platonienne, ch. 7, p. 22), quand il décrit les détours qu’il fait peur éprouver tin savoir supposé, d’abord chez les hommes d’État, ensuite chez les poètes, enfin chez les artisans et les gens de métier, est satisfait des réponses seulement qu’il reçoit de ces derniers sur des choses relatives à leurs commerces on à, leurs métiers respectifs. Ils auraient été des hommes sages, n’eût-ce été cette circonstance, que comme ils connaissaient ces choses particulières, ils s’imaginaient savoir aussi à autres choses.
[73] Platon, Eutyphrôn, c. 8, p. 7 D ; Xénophon, Mémorables, IV, 4, 8.
[74] Xénophon, Mémorables, IV, 2, 2. Platon, Menon, c. 33, p. 94.
[75] Cf. Platon, Apol. Sokratês, ch. 4, p. 20 A ; Xénophon, Mémorables, IV, 2, 25.
[76] Xénophon, Mémorables, IV, 6, 15.
[77] Platon, Apol. Sokratês, c. 7, p. 22 C : Cf. Platon, Iôn, p. 533, 534.
[78] Xénophon, Mémorables, IV, 2, 38. Cf. Platon, Alkibiadês, I, ch. 14, p. 110 A.
[79] Moins une science est avancée, moins elle a été bien traitée, et plus elle a besoin d’être enseignée. C’est ce qui me fait beaucoup désirer qu’on ne renonce pas en France à l’enseignement des sciences idéologiques, morales et politiques, qui, après tout, sont des sciences comme les autres, — à la différence près que celles qui ne les ont pas étudiées sont persuadés de si bonne foi de les savoir, qu’ils se croient en état d’en décider. (Destutt de Tracy, Éléments d’Idéologie, Préface, p. 34, éd. Paris, 1827).
[80] Il n’y a pas de science qui, plus que l’astronomie, ait besoin d’autant de préparation, ou qui fasse un appel plus large à cette libéralité intellectuelle qui est prête à adopter tout ce qui est démontré, ou à concéder tout ce qui est rendu grandement probable, quelque nouveaux et rares que puissent être les points de vue dans lesquels les objets les plus familiers peuvent par là être placés. Presque toutes ses conclusions sont en contradiction ouverte et frappante arec celles de l’observation superficielle et vulgaire, et avec ce qui parait à chacun le témoignage le plus positif de ses sens, jusqu’à ce qu’il ait compris et pesé les preuves du contraire. Ainsi la terre sur laquelle il se tient, et qui a servi pendant des siècles de fondement inébranlable aux plus solides créations soit de l’art, soit de la nature, l’astronome la dépouille de son attribut de fixité, et la conçoit comme tournant rapidement sur son axe, et en même temps comme s’avançant dans l’espace avec une grande célérité, etc. (Sir John Herschel, Astronomy, Introduction, sect. 2).
[81] Xénophon, Mémorables, IV, 1, 2 ; III, 2, 4 ; III, 8, 3, 4, 5 ; IV, 6, 8. Il explique que τό άγαθόν signifie τό ώφελιμον (IV, 7, 8). Cf. Platon, Gorgias, ch. 66, 67, p. 474 D, 475 A.
Les choses sont appelées άγαθά καί καλά, à d’une part, et καλά καί αίσχρά de l’autre, par rapport chacune à sa fin distincte, qui est de détourner ou de mitiger, dans un cas — de pousser ou d’augmenter dans l’autre — différents modes de la souffrance humaine. De même encore, III, 9, 4, nous trouvons les phrases — ά δεϊ πράττειν — όρθώς πράττειν — τά συμφορώτατα αύτοίς πράττειν — toutes employées comme équivalentes.
Platon, Symposion, p. 205 A ; cf. Euthydêm., c. 20, p. 279 A ; c. 25, p. 281 D.
Platon, Alkibiadês, II, ch. 13, p. 145 C. Cf. Platon, République, VI, p. 504 E. Le fait que ce dialogue, appelé Alkibiadês II, était considéré par quelques-uns comme appartenant non à Platon, mais à Xénophon ou à Æschinês le socratique, ne lui enlève rien de son importance comme preuve au sujet des spéculations de Sokratês (V. Diogène Laërte, II, 61, 62 ; Athénée, V, p. 220). Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 30 A.
Zeller (Die Philosophie der Griech., vol. II, p. 61-64) admet comme un fait ce rapport de la morale socratique à la sécurité et au bonheur de l’humanité comme sa fin ; tandis que Brandize (Gesch. der Gr. Rœm. Philosoph., II, p. 40 sqq.) a recours à des suppositions inadmissibles, afin d’éviter de l’admettre et de faire disparaître par des explications le témoignage direct de Xénophon. Ces deux auteurs considèrent cette doctrine comme une grande tache dans le caractère philosophique de Sokratês. Zeller dit même, ce qui dans sa pensée est un fort blâme, que la base eudæmonistique (du bonheur) de la morale socratique diffère de la philosophie morale sophistique, non en principe, mais seulement en résultat (p. 61).
Je proteste contre cette allusion à une philosophie morale sophistique, et j’ai donné les raisons de ma protestation dans le chapitre précédent. Il n’y avait rien qui ressemblât à une philosophie morale sophistique. Non seulement les sophistes n’étaient ni une secte ni une école, mais en outre — aucun d’eux ne visa jamais (autant que nous le savons) à établir une théorie morale quelconque : ce fut la grande innovation de Sokratês. Mais il est parfaitement vrai qu’entre l’exhortation de Sokratês, comme précepteur, et celle de Protagoras ou de Prodikos, il n’y avait pas de différence grande ou essentielle, et c’est ce que Zeller semble admettre.
[82] L’existence de cas faisant exception à chaque précepte moral séparé, est exposé par Sokratês dans Xénophon, Mémorables, IV, 2, 15-19 ; Platon, République, I, 6, p. 331 C, D, E ; II, p. 382 C.
[83] Platon, Phœdôn, c. 88, p. 89 E. Protagoras, ch. 27, p. 319 A. Gorgias, c. 163, p. 521 D. Cf. Apol. Sok., c. 4, p. 20 A, B ; Euthydême, c. 50 p. 292 E.
La distinction marquée entre τέχνη, en tant que distinguée de άτεχνος τριβή — άλογος τριβή ou έμπειρία, est indiquée dans le Phædre, c. 95, p. 260 E, et dans Gorgias, c. 42, p. 463 B ; c. 45, p. 465 A ; c. 121, p. 501 A — passage remarquable. Le Sophistês, ch. 37, p. 232 A pose que dans chaque art il y a une fin assignable à laquelle se rapportent ses préceptes et ses conditions.
[84] Cette analogie fondamentale, gui dirigeait le raisonnement de Sokrat8s, entre les professions spéciales et la vie sociale en général, — transportant à la dernière l’idée d’une en préconçue, d’une théorie et d’une pratique ou art réglé, qu’on observé dans les premières — est présentée d’une manière frappante dans l’un des Aphorismes de l’empereur Marc Antonin, VI, 35.
[85] Platon, Phædre, c. 8, p. 229 E ; Charmidês, c. 26, p. 164 E ; Alkibiadês, I, p. 124 A ; 129 A ; 131 A.
Xénophon, Mémorables, IV, 2, 24-26. Cicéron (de Legib., I, 22, 59) donne de ce texte bien connu une paraphrase beaucoup plus vague et plus ampoulée que la conception de Sokratês.
[86] V. les conversations frappantes de Sokratês avec Glaukôn et Charmidês, surtout avec le premier, dans Xénophon, Mémorables, III, 5, 6, 7.
[87] Il n’y a pas d’endroit dans Platon où cette doxosophia, ou fausse idée de sagesse, soit plus vivement réprouvée que dans le Sophistês — avec indication de l’Elenchos, ou examen contradictoire et révélateur, comme la seule cure efficace pour ce vice fondamental de l’esprit ; comme le vrai procédé de purification (Sophistês, ch. 33, 35, p. 230, 231).
V. le même procédé expliqué par Sokratês, après ses questions faites à l’esclave de Menôn (Platon, Menôn, ch. 18, p. 84 B ; Charmides, ch. 30, p. 166 D).
Le Sokratês de Platon ; même dans la défense où sa propre personnalité est le plus manifeste, dénonce comme le pire et le plus profond de tous les défauts de l’esprit cette illusion de posséder le savoir sans réalité, ch. 17, p, 29 B — ainsi le Sokratês de Xénophon, également, regarde cette même faiblesse intellectuelle comme se rapprochant de la folie, et il la distingue soigneusement du simple manque de savoir ou ignorance consciente (Meta., III, 9, 6). Cette conviction tient ainsi la première place dans le caractère intellectuel de Sokratês, et sur le meilleur témoignage, celui de Platon et celui de Xénophon réunis.
[88] Xénophon, Mémorables, IV, 2, 40.
[89] Platon, Apol. Sok., c. 9, p. 23 A. Cf. aussi c. 22, p. 33 C ; c. 27, p. 37 D.
[90] C’est un intéressant témoignage conservé par Aristoxenos sur celui de son père Spintharos, qui entendit Sokratês (Aristox. Fragm., 23, éd. Didot), et ce que Spintharos disait relativement à Sokratês.
Il semble évident aussi, d’après le remarquable passage du Symposion de Platon, c. 39, p. 215 A, que lui aussi devait avoir été très affecté par la physionomie singulière de Sokratês : cf. Xénophon, Symposion, IV, 19.
[91] Aristote, De Sophist. Elench., c. 32, p. 183, 6, 6. Cf. aussi Plutarque, Quæst. Platonic., p. 999 E.
[92] Xénophon, Mémorables, IV, 4, 9,
Platon, Gorgias, c. 81, p. 481 B ; République, I, c. 2, p. 337 A. Apol. Sok., c. 28, p. 38 A.
[93] Diogène Laërte, II, 16 ; Cicéron, De Nat. Deor., I, 34, 93. Cicéron (Brutus, 85, 292) considère aussi l’ironie de Sokratês comme destinée à railler et à humilier ses interlocuteurs, et parfois elle a ce caractère dans les Dialogues de Platon. Cependant je doute que le Sokratês réel ait jamais pu avoir un but prononcé semblable.
[94] Le commencement de Xénophon, Mémorables, I, 4, 1, est particulièrement frappant sur ce point.
[95] Voir ce que dit Xénophon, après avoir décrit le dialogue où Sokratês interroge contradictoirement et humilie Euthydêmos, à la fin. Et IV, 7, 1.
Les lecteurs étaient évidemment disposés à douter que Sokratês pût parler clairement, directement et positivement, et ils en demandaient une preuve, tant ils connaissaient mieux l’autre côté de son caractère.
[96] Platon, Sophistes, c. 17, p. 230 A.
Cf. un fragment de Demokritos, dans l’édition des Fragm. de Demokritos, donnée par Mullach, p. 175, Fr. Moral. 59. Cf. Platon, Epistol., VII, p. 343, 344.
[97] Cf. deux passages dans le Protagoras de Platon, c. 49, p. 329 A, et c. 94, p. 348 D ; et le Phædre, c. 138-140, p. 276 A, E.
[98] Platon, Menon, c. 13, p. 80 A.
[99] Cette gradation tripartite de l’échelle intellectuelle est présentée par Platon dans le Symposion, c. 29, p. 204 A, et dans le Lysis, c. 33, p. 2113 A.
Le point intermédiaire de l’échelle est ce que Platon exprime ici (quoique non pas toujours) par le mot φιλόσοφος ; dans son sens étymologique rigoureux, — a un homme qui n’est pas encore sage, mais qui, ayant appris à connaître et à sentir sa propre ignorance, est désireux de devenir sage — et a fait ainsi ce que Platon regardait comme le pas le plus grand et le plus difficile pour parvenir réellement à la sagesse.
[100] L’effet du procédé d’interrogation de Sokratês, en imposant à l’esprit des jeunes gens la conscience humiliante de leur ignorance et un ardent désir d’en être délivré, n’est pas attesté moins puissamment dans le langage plus simple de Xénophon que dans la variété métaphorique de Platon. V. la conversation avec Euthydêmos dans les Memorabilia de Xénophon, IV, 2, long dialogue qui finit par l’aveu de ce dernier (c. 39) ; cf. I, 1, 16.
Cette même expression, ne se croyant pas au-dessus d’un esclave, est également mise par Platon dans la bouche d’Alkibiadês, quand il décrit le puissant effet opéré sur son esprit par la conversation de Sokratês (Symposion, c. 39, p. 215, 216).
Cf. aussi le Menôn, c. 13, p. 79 E, et Théætète, c. 17, 22, p. 148 E, 151 C, où est développée la métaphore de grossesse et de l’art obstétrique employé par Sokratês.