DOUZIÈME VOLUME
Il y a peu de choses plus remarquables que la description ale la magie des entretiens de Sokratês et de ses effets puissants, faite par ceux qui les avaient eux-mêmes entendus et en avaient senti la force. Son pouvoir pour inspirer et stimuler était un don si extraordinaire qu’il justifie bien tout le luxe d’images dont se sert Platon pour l’expliquer[1]. Sur les sujets auxquels il s’appliquait, — l’homme et la société, — ses auditeurs n’avaient guère fait que sentir et affirmer : Sokratês entreprit de les amener à penser, à peser et à examiner et eux-mêmes et leurs propres jugements, jusqu’à ce que ces derniers fussent mis dans une relation logique les uns avec les autres, aussi bien qu’avec une fin connue et respectable. Les généralisations comprises dans leurs jugements s’étaient réunies et s’étaient fondues d’une manière à la fois si intime, si familière, toutefois si peu vérifiée, que les détails qui y étaient impliqués avaient échappé à l’attention, de sorte que Sokratês, quand il rappelait ces détails, en les empruntant à une expérience passée, présentait à l’auditeur ses propres opinions sous un point de vue totalement nouveau. Ses conversations — même telles que nous les voyons reproduites par Xénophon, qui ne donne que le squelette de la réalité — offrent les traits principaux d’une véritable méthode par induction, luttant contre les erreurs profondes, mais inaperçues de l’intelligence primitive, agissant seule sans marche consciente ni direction scientifique, — de l’intellectus sibi permissus, — sur lequel Bacon insiste avec tant de force. Au milieu d’une abondance de instantiæ negativæ, dont le Novum Organon fait ressortir la valeur scientifique[2], et aussi d’exemples négatifs assez adroitement choisis pour montrer en général le chemin qui mène à une vérité nouvelle, à la place de l’erreur qu’ils écartent, — il y a une étroite pression exercée sur l’âme de l’auditeur, pour le maintenir dans la voie distincte des détails, comme conditions de toute généralisation juste et logique, et pour l’empêcher de devenir l’esclave de formules non examinées ou de débiter, en le plaçant sous l’autorité de la raison, ce qui n’est chez lui qu’une conviction profonde. Au lieu du désir de placer dans l’esprit de l’auditeur une conclusion toute prête et acceptée de confiance, le questionneur le tient longtemps en suspens, en insistant spécialement sur les détails d’une tendance tant affirmative que négative ; et son but n’est pas rempli avant que soit créé cet état de savoir et d’évidence bien comprise d’où sort la conclusion comme un produit vivant, avec sa propre racine et son pouvoir de se soutenir elle-même, que l’on joint d’une manière consciente à ses prémisses. Si cette conclusion ainsi produite n’est pas la même que celle qu’adopte le questionneur lui-même, c’en sera du moins une autre, digne d’un esprit capable et scrutateur, se faisant une idée indépendante de la preuve appropriée. Et au milieu de toute cette variété et de cette divergence de détails que nous trouvons présentés avec force dans le langage de Sokratês, la fin vers laquelle ils tendent tous est la seule et la même, expressément signifiée, — le bien et le bonheur de l’homme social. Ce n’est donc pas à multiplier les prosélytes ou à obtenir d’autorité l’assentiment que la méthode, socratique aspire c’est à créer des chercheurs ardents, des intelligences analytiques, des agents prévoyants. et logiques ; capables de former des conclusions par eux-mêmes et d’instruire les autres, — aussi bien qu’à les faire entrer dans cette voie de généralisation par induction qui seule peut amener à former des conclusions dignes de confiance. Dans un grand nombre de dialogues de Platon, ois Sokratês est présenté comme le principal argumentant, nous lisons une série de discussions et d’arguments, distincts, bien qu’ayant rapport au même, sujet, — mais aboutissant soit à un résultat purement négatif, soit sans aucun résultat défini. Les, commentateurs essayent souvent, mais avec peu de succès, à mon avis, soit en arrangeant les dialogues en une suite supposée, soit au moyen de diverses autres hypothèses, — d’assigner quelque conclusion dogmatique positive comme ayant été indirectement projetée par l’auteur. Niais si Platon avait visé à une démonstration réelle de cette sorte, il nous est difficile de croire qu’il eût ainsi laissé son dessein : dans l’obscurité, visible seulement au moyen du microscope d’un critique. La valeur didactique de ces dialogues, — celle où le véritable esprit socratique est le plus manifeste, — consiste, non pas dans la conclusion positive prouvée, mais dans le procédé d’argumentation lui-même, joint à l’importance générale du sujet sur lequel on fait porter la preuve négative et affirmative. Cela se rattache à ce que j’ai fait remarquer dans le chapitre précédent, où je mentionnais Zenôn et la première manifestation de la dialectique, relativement à l’effet puissant, à l’argumentation à mille faces, et à, la force aussi bien qu’à la hardiesse de, l’arme négative, — dans la philosophie spéculative grecque. C’est par Sokratês que ce cercle étendu de dialectique fut transmis de Zenôn d’abord à Platon et ensuite à Aristote. C’était un procédé naturel à des hommes qui n’étaient pas seulement intéressés à établir ou à réfuter quelque conclusion particulière donnée, — mais qui aussi (comme les habiles mathématiciens dans leur propre science) aimaient, estimaient et cherchaient à perfectionner le procédé de dialectique, lui-même, avec les moyens de vérification qu’il fournissait, sentiment dont on trouve des preuves abondantes dans les écrits platoniques[3]. Ce plaisir, causé par l’opération scientifique, — bien qu’il soit non seulement innocent, mais précieux à la fois comme stimulant et comme garantie contre l’erreur, et que le goût correspondant chez. les mathématiciens soit toujours traité avec la sympathie, qu’il mérite, — encourt beaucoup de blâme injuste de la part d’historiens modernes de la philosophie, sous le nom d’amour de dispute, de cavillation ou de subtilité sceptique. Mais, outre un amour quelconque du procédé, les sujets auxquels fut appliqué la dialectique, à partir de Sokratês, — l’homme et la société, la morale, la politique, la métaphysique, etc., étaient tels qu’ils avaient particulièrement besoin d’être traités de cette manière variée. Sur des sujets tels que ceux-là, se rapportant à des séries de faits qui dépendent d’une multitude de causes en conflit ou en coopération, il est impossible d’arriver, par quelque fil d’inductions ou de raisonnements positifs, à une doctrine absolue qu’on puisse compter trouver toujours vraie, se rappelât-on la preuve ou non, comme c’est le cas pour la vérité mathématique, astronomique ou physique. Le plus que la science, puisse déterminer, sur des sujets aussi compliqués, c’est un agrégat, non de théorèmes et de prédictions péremptoires, mais de tendances[4] ; en étudiant l’action de chaque cause séparée et en les combinant ensemble aussi bien que le permettent nos moyens. La connaissance des tendances ainsi .obtenue, quoiqu’elle soit bien au-dessous de la certitude, est extrêmement importante comme direction ; mais il est évident que des conclusions de cette nature, — résultant de séries multipliées de preuves,-vraies seulement par comparaison et toujours sujettes à être limitées, ne peuvent jamais être détachées sans danger des preuves sur lesquelles elles s’appuient, ni enseignées comme des formules absolues et consacrées[5]. Elles ont besoin d’être tenues dans une association perpétuelle et consciente, avec les preuves, affirmatives et négatives, dont l’examen commun sert s, établir leur vérité ; et l’on ne peut parvenir à ce but par aucun autre moyen que ; par une discussion toujours renouvelée, commencée de points de vue nouveaux et distincts, et avec un jeu libre pour cette arme négative qui est indispensable comme stimulant non moins que comme contrôle. Ne demander que des résultats, — décliner le travail de vérification, — se contenter d’un fonds tout prêt d’arguments positifs établis comme preuve, et décrier, comme ennemi commun, le douteur ou raisonneur négatif, qui élève des difficultés nouvelles, c’est un procédé assez commun, dans l’antiquité aussi bien que dans les temps modernes. Mais ce n’est pas moins une renonciation à la dignité et même aux fonctions de la philosophie spéculative. C’est directement le contraire de la méthode et de Sokratês et de Platon, qui, en qualité d’investigateurs, sentaient que, pour les grands sujets qu’ils traitaient, des fils multipliés de raisonnement, conjointement avec l’emploi constant de l’Elenchos contradictoire, étaient indispensables. Et ce n’est pas moins en désaccord avec les idées d’Aristote (bien qu’il différât beaucoup de ces deux philosophes), qui tourne autour de son sujet de tous les côtés, en expose et examine toutes les difficultés, et insiste expressément sur la nécessité de présenter toutes ces difficultés dans toute leur force, comme moyen d’exciter et de conduire à la philosophie positive, aussi bien que d’en éprouver la suffisance[6]. En comprenant ainsi la méthode de Sokratês, nous ne serons pas embarrassé pour rendre compte d’un certain désaccord de son côté — et d’un désaccord plus grand encore de la part de Platon, qui développa la méthode dans ses nombreux écrits — avec les sophistes, sans soupçonner ces derniers d’être des maîtres corrompus. Comme ils visaient à préparer les jeunes gens à la vie active, ils acceptaient le sentiment moral et politique courant, avec ses lieux communs et ses inconséquences, sans les examiner, et ils cherchaient seulement à en faire ce qui était regardé comme un caractère méritoire à Athènes. Ils furent ainsi exposés, avec les autres — et plus que d’autres, par suite de leur réputation, — à l’examen contradictoire et analytique de Sokratês, et ils furent tout aussi peu capables de s’en défendre. Quel qu’ait pu être le succès de Protagoras ou de tout autre sophiste, la puissante originalité de Sokratês obtint des résultats non seulement égaux à l’époque, mais incomparablement plus grands et plus durables par rapport à l’avenir. De son école intellectuelle sortit non seulement Platon, qui lui seul équivaut a une armée, — mais tous les autres chefs de la spéculation grecque pendant le demi-siècle suivant et tous ceux qui continuèrent la grande ligne de philosophie spéculative jusqu’à des temps plus récents. Eukleidês et l’école des philosophes de Megara, — Aristippos et l’école kyrénaïque, — Antisthenês et Diogenês ; les premiers de ceux qu’on appelle les cyniques, — tous émanèrent plus ou moins directement du mouvement donné par Sokratês, bien que chacun d’eux suivît une veiné différente de pensée[7]. La morale continue d’être ce que Sokratês l’avait faite pour la première fois, une branche distincte de la philosophie, auprès de laquelle se rangèrent graduellement la politique, la rhétorique, la logique et les autres spéculations relatives à l’homme et à la société, toutes plus populaires, aussi bien que plus vivement combattues que la physique, qui à cette époque présentait comparativement peu de charme et encore moins de certitude qu’on pût atteindre. L’on ne peut douter que l’influence individuelle de Sokratês n’ait agrandi l’horizon d’une manière durable, perfectionné la méthode et multiplié les esprits supérieurs du monde spéculatif grec d’une manière qui n’a jamais été égalée depuis. Des philosophes subséquents ont pu avoir une doctrine plus élaborée et un plus grand nombre de disciples qui se pénétrèrent de leurs idées ; mais aucun d’eux n’appliqua la même méthode stimulante avec la même efficacité, — aucun d’eux ne fit, jaillir d’autres esprits ce feu qui allume une pensée originale, — aucun d’eux ne produisit dans d’autres le travail d’une grossesse intellectuelle, ni ne tira d’autres le fruit nouveau et naturel d’un esprit qui enfante réellement. Après avoir ainsi parlé de Sokratês, à la fois comme étant le premier qui ouvrit le champ de la morale à l’étude scientifique, — et comme l’auteur d’une méthode qui a été peu copiée et n’a jamais été égalée depuis son époque, pour stimuler dans l’esprit des autres une sérieuse recherche analytique, — je parle en dernier lieu de sa doctrine théorique. En considérant les idées imaginaires recherchées, qui seules avaient servi aux pythagoriciens et aux autres prédécesseurs à former leurs théories relativement aux vertus et aux vices, on peut s’étonner que Sokratês, qui n’avait pas de meilleurs guides à suivre, ait posé une doctrine morale qui aile double mérite d’être vraie dans toute son étendue, légitime et d’une généralité compréhensive, bien qu’elle se trompe, surtout en présentant une partie dés conditions essentielles de la vertu[8] (quelquefois aussi une partie de la fin morale) comme si c’était le tout. Sokratês réduisait toute vertu en savoir ou sagesse, tout vice en ignorance ou folie. Faire bien était la seule voie qui donnât le bonheur ou le moindre degré de malheur compatible avec une situation donnée quelconque : or, c’était précisément ce que chacun souhaitait et recherchait, — seulement bien des gens, par ignorance, prenaient la mauvaise route ; et personne n’était assez sage pour prendre la bonne. Mais, comme aucun homme n’était de gaieté de cœur son propre ennemi, aucun homme ne faisait mal de gaieté de cœur c’était parée qu’il n’était pas instruit complètement ni exactement des conséquences de ses actions, de sorte que le remède propre à appliquer était un enseignement plus étendu des conséquences et un jugement amélioré[9]. Pour, le rendre désireux de recevoir cet enseignement, la seule condition nécessaire était de lui faire connaître son ignorance ; le manque de cette connaissance était la cause réelle et de l’indocilité et du vice. Il est certain que cette doctrine expose une portion des conditions essentielles de la vertu, et même la portion la plus imposante, puisqu’il ne peut y avoir de conduite morale assurée si ce n’est sous l’empire de la raison. Mais il est certain aussi qu’elle omet de mentionner ce qui n’est pas moins essentiel à la vertu, la condition propre des émotions, des désirs, etc., en ne tenant compté que de l’intelligence, comme Aristote[10] l’a fait remarquer, aussi bien que beaucoup d’autres. Il est inutile, à mon sens, d’essayer, par une explication raffinée quelconque, d’établir ce que Sokratês entendait par « savoir e, quelque chose de plus que ce qui est impliqué directement dans ce mot. Il se représentait comme la grande dépravation de l’être humain non pas tant le vice que la folie, cet état dans lequel un homme ne sait pas ce qu’il fait. On peut prendre contre l’homme vicieux des garanties, tant publiques que privées, d’un effet considérable ; contre le fou, il n’y a pas d’autre garantie qu’une contrainte perpétuelle. Il est incapable d’aucun des devoirs obligatoires pour l’homme social, et il ne peut, même s’il le désire, faire de bien ni à lui ni aux autres. Le sentiment que nous éprouvons à l’égard d’un être aussi malheureux est, il est vrai, totalement différent d’une réprobation morale, telle que celle que nous inspire l’homme vicieux qui fait mal en connaissance de cause. Mais Sokratês mesurait les deux par rapport aux buts de la vie et de la société humaines, et il déclarait que le dernier était moins complètement gâté pour ces buts que le premier. La folie était l’ignorance à son plus haut point, accompagnée encore de cette circonstance que le fou lui-même n’avait pas conscience de sa propre ignorance, et qu’il agissait dans la conviction sincère qu’il savait ce qu’il faisait. Mais au-dessous de ce point extrême, il y avait, dans l’échelle de l’ignorance, maintes variétés et gradations, qui, si elles étaient accompagnées de la fausse opinion du savoir, ne différaient de la folie qu’en degré, et dont chacune rendait un homme incapable de faire bien, en proportion de la place qu’elle couvrait. La pire de toute ignorance, — celle qui se rapprochait le plus de la folie, — c’était quand un homme s’ignorait lui-même, s’imaginant savoir ce qu’il ne savait pas’ réellement, et pouvoir faire, ou éviter, ou endurer ce qui était tout à fait au delà de sa capacité ; quand, par exemple, projetait d’exprimer la même vérité, il disait parfois une chose, parfois une autre, — ou, additionnant les mêmes figures arithmétiques, il faisait parfois un total plus grand, parfois un plus petit. Une personne qui sait ses lettres ou un arithméticien peut sans doute écrire une mauvaise orthographe on additionner d’une manière inexacte, avec intention ; — mais il peut aussi accomplir exactement ces opérations, s’il le veut ; tandis que icelui qui ne connaît ni l’écriture ni arithmétique ne peut le faire exactement, même quand il le désirerait. Le premier donc se rapproche plus du bon orthographiste ou du bon arithméticien que le second. De même, si un homme sait ce qui est juste, honorable et bon, et qu’il commette des actes d’un caractère contraire, — il est plus juste ou il est plus près d’être juste que celui qui ne sait pas ce que c’est que des actes justes, et qui ne les distingue pas des injustes ; car ce dernier ne peut pas se conduire justement, quand même il en aurait le plus grand désir[11]. L’opinion soutenue ici jette beaucoup de jour sur la doctrine générale de Sokratês. J’ai déjà fait observer que l’idée fondamentale qui gouvernait la suite de son raisonnement était l’analogie de la vie et des devoirs sociaux : de chaque homme, avec un métier ou un commerce spécial. Or, ce qui est demandé surtout après, par rapport à ces hommes spéciaux, c’est leur capacité dans leur profession ; sans cela, personne ne songerait jamais à les employer, quelques bonnes d’ailleurs que fussent leurs dispositions ; avec cela, on suppose de bonnes dispositions et de la diligence, à moins qu’il n’y ait des raisons positives pour soupçonner le contraire. Mais pourquoi faisons-nous cette supposition ? C’est parce que leur intérêt pécuniaire, leur crédit dans leur profession et leur place parmi des compétiteurs dépendent du succès, de sorte que nous comptons sur les meilleurs efforts. Mais, pour ce qui concerne cette série diverse et indéfinie d’actes qui constituent la somme totale des devoirs sociaux, un homme n’a pas un intérêt spécial pareil pour le guider et le pousser, et nous ne pouvons pas présumer en lui ces dispositions qui assureront qu’il fait bien toutes les fois qu’il sait ce qui est bien. L’humanité est obligée de donner des récompenses pour ces dispositions et d’attacher des peines au contraire, par voie d’éloge et de blâme ; de plus, les sympathies et les antipathies naturelles des esprits ordinaires, qui déterminent si puissamment l’application des termes moraux, vont spontanément dans cette direction, et même dépassent la limite que prescrirait la raison. L’analogie entre le devoir spécial payé et le devoir social général cesse dans ce cas particulier. Même si Sokratês avait raison quant au premier (et cela n’était nullement vrai), en posant pour le tout les conditions intellectuelles de bonne conduite, — une pareille conclusion ne pourrait sans danger être étendue au second. Sokratês affirmait que bien faire était la plus noble occupation de l’homme. Bien faire consistait à faire bien une chose après l’avoir apprise et pratiquée, par les moyens rationnels et convenables ; c’était complètement le contraire de la bonne fortune ou succès sans plan ni préparation rationnels. L’homme le meilleur (disait-il) et le plus chéri des dieux est celui qui, comme laboureur, remplit bien les devoirs du labourage ; — comme chirurgien, ceux de l’art médical ; — dans la vie politique, accomplit son devoir envers la république. Mais l’homme qui ne fait rien bien n’est ni utile, ni agréable aux dieux[12]. Telle est l’idée que Sokratês a de la vie humaine : la considérer comme un assemblage de réalités et de détails pratiques, — traduire les grands mots du vocabulaire moral par ces détails familiers auxquels ils se rapportent au fond, — tenir compte des actes et non des dispositions séparément de l’acte (en contradiction avec le courant ordinaire des sympathies morales), — convaincre tous les hommes que ce dont ils avaient surtout besoin était l’enseignement et la pratique comme préparations pour agir, et que par conséquent l’ignorance, surtout celle qui se prend pour le savoir, était leur défaut capital. La religion de Sokratês, aussi bien que sa morale, avait rapport à des fins humaines pratiques. Son esprit avait peu de cette transcendance que son disciple Platon montre si abondamment. Il est donc incontestable que Sokratês établit une théorie morale générale qui est trop étroite et qui donne une partie de la vérité pour la vérité entière. Mais, comme il arrive fréquemment pour les philosophes qui commettent la même erreur, nous voyons qu’il ne renferma pas ses raisonnements par déduction dans les limites de la théorie, mais qu’il échappa aux conséquences erronées par une contradiction partielle. Par exemple, personne n’insista plus expressément que lui sur la nécessité de contrôler Ies passions et les appétits, — d’imposer de bonnes habitudes, — et sur la valeur de cet état de sentiments et d’émotions qu’une telle marche tendait à former[13]. C’est en vérité un des traits particuliers et caractéristiques de ses avertissements. Il exhortait les hommes à borner leurs besoins extérieurs, à être modérés dans la jouissance et à cultiver, même de préférence aux honneurs et au succès matériel dans la vie, les plaisirs que devait procurer sûrement l’accomplissement du devoir, aussi bien que l’examen de soi-même et la conscience d’une amélioration intérieure. Cette attention sérieuse à mesurer les éléments et les conditions du bonheur, à l’état des associations internes d’idées, en tant que comparé avec l’effet des causes externes, — aussi bien que la peine prise pour montrer combien les secondes dépendent des premières pour leur pouvoir de donner le bonheur, et combien une fortune modérément bonne suffit par rapport à l’extérieur, pourvu que l’homme intérieur soit convenablement discipliné, — c’est là une veine de pensée qui domine et dans Sokratês et dans Platon, et qui passa d’eux, avec diverses modifications, à la plupart des écoles subséquentes de, philosophie morale. Il est probable que Protagoras ou Prodikos, préparant des jeunes gens riches à la vie active, — sans abandonner complètement cet élément interne de bonheur, insistaient cependant moins sur cette idée : point de supériorité décidée dans Sokratês. Les opinions politiques de Sokratês avaient beaucoup d’affinité avec ses opinions morales, et elles méritent une mention spéciale comme ayant contribué en partie à sa condamnation par le dikasterion. Il pensait que les fonctions du gouvernement appartenaient légitimement à ceux qui savaient le mieux comment les exercer pour le bien des gouvernés. Le roi ou gouverneur légitime n’était pas l’homme qui tenait le sceptre ; — ni l’homme choisi par quelques personnes vulgaires, ni celui qui avait obtenu le poste par la voie du sort, — ni celui qui l’avait accaparé par force ou par fraude, mais celui seul qui savait le moyen de bien gouverner[14]. Précisément comme le pilote commandait à bord d’un vaisseau, le chirurgien dans la maison d’un malade, le maître de gymnase dans une palestre, tout autre homme étant disposé à obéir à des talents supérieurs dans leur profession, et même les remerciant et les récompensant pour la direction qu’il en reçoit ; simplement parce que leur savoir plus grand était un fait admis. Il était absurde (Sokratês avait l’habitude de ale soutenir) de choisir des officiers publics par la voie du sort, quand personne ne voudrait se confier s, bord d’on navire aux soins d’un pilote choisi par hasard[15], et ne voudrait prendre ni un charpentier ni un musicien de la même manière. Nous ne savons pas quelles précautions suggérait Sokratês pour mettre son principe en pratique, — pour découvrir quel était l’homme le plus propre, sous le rapport du savoir, — ou pour le remplacer dans le cas où il deviendrait impropre, ou dans le cas où un autre plus capable se présenterait. Les analogies du pilote, du chirurgien et de$ gens ale, métier en général le conduisaient naturellement à l’élection par le peuple, renouvelable après des périodes temporaires ; puisque aucun de ces gens de métier, quel que puisse être son savoir positif, n’obtint jamais confiance et obéissance que de, la libre volonté de ceux qui se fient à lui et qui peuvent en tout temps faire choix d’un autre. Mais il ne semble pas que Sokratês poursuivit cette partie de l’analogie. Ses compagnons lui firent remarquer que son maître intellectuel de premier ordre serait un despote, qui pourrait, s’il lui plaisait, ou refuser d’écoutes un bon avis, ou même mettre à mort ceux qui le lui donneraient. Il n’agira pas ainsi (répondit Sokratês) ; — car, s’il le fait, c’est lui qui y perdra le plus[16]. Nous pouvons signaler dans cette doctrine de Sokratês une imperfection analogue à celle que renferme sa doctrine morale, disposition à présenter les conditions intellectuelles de la capacité politique comme tenant lieu de tout. Il ne faut pas se méprendre sur sa doctrine politique négative : il n’approuvait ni la démocratie ni l’oligarchie. Comme il n’était attaché, ni par sentiment ni par conviction, à la constitution d’Athènes, — de même il n’avait pas la moindre sympathie pour des usurpateurs oligarchiques tels que les Quatre Cents et les Trente. Son idéal d’État positif, autant que nous pouvons le deviner, aurait été quelque chose qui ressemblât à ce qui est tracé dans la Cyropédie de Xénophon. En décrivant l’activité persévérante de Sokratês, comme missionnaire religieux et intellectuel, nous avons de fait décrit sa vie ; car il n’avait pas d’autre occupation que son commerce continuel avec le public athénien, — sa conversation avec tout le monde indistinctement et son invincible dialectique. En s’acquittant avec fidélité et bravoure de ses devoirs comme hoplite dans le service militaire, — mais en se tenant éloigné du devoir public au dikasterion, à l’assemblée publique ou au sénat, si ce n’est dans la seule année mémorable de la bataille des Arginusæ, — il n’encourut aucune de ces animosités de parti qu’une vie publique active à Athènes provoquait souvent. Sa vie fut légalement irrépréhensible, et il n’avait jamais été cité devant le dikasterion avant son unique procès final, alors qu’il était âgé de soixante-dix ans. Qu’il fût en vue sous les yeux du public en 423 avant J.-C., à l’époque où les Nuées d’Aristophane furent représentées, — c’est un fait certain. Il peut l’avoir été, et probablement il l’était même antérieurement, de sorte que nous ne pouvons guère lui accorder moins de trente années d’entretiens publics, notoires et efficaces, jusqu’à son procès, en 399 avant J.-C Ce fut dans cette année que Melêtos, secondé par deux auxiliaires, Anytos et Lykôn, portèrent contre lui et suspendirent à la place désignée (le portique devant le bureau du second archonte ou archonte-roi) une accusation ainsi conçue : Sokratês est coupable de crime, d’abord pour ne pas adorer les dieux que la cité adore, mais pour introduire de nouvelles divinités à lui, — ensuite pour corrompre la jeunesse. La peine méritée est la mort. Il est certain que ni la conduite ni la conversation de Sokratês n’avaient subi aucun changement pendant un grand nombre des années passées, puisque, l’uniformité de sa manière de causer est à la fois l’objet des railleries de ses ennemis et d’un aveu fait par lui-même. Aussi notre premier sentiment (à part la question de culpabilité ou d’innocence) est-il l’étonnement qu’il ait été poursuivi, à l’âge de soixante-dix ans, pour persévérer dans une occupation à laquelle il s’était livré publiquement sans relâche pendant les vingt-cinq ou trente années précédentes. Xénophon, plein de respect pour son maître, prend la chose de beaucoup plus haut et s’exprime dans un sentiment de surprise indignée que les Athéniens pussent trouver quelque chose à condamner dans un homme si admirable à tous égards. Mais, si l’on examine attentivement le tableau que j’ai présenté du -dessein, de l’action et de l’extrême publicité de Sokratês, on sera plutôt disposé à s’étonner, non que l’accusation fût portée à la fin, mais que quelque accusation semblable rte l’ait pas été longtemps avant. Telle est certainement l’impression suggérée par le langage de Sokratês lui-même, dans « l’Apologie platonique ». Il y déclare expressément que, bien que ses accusateurs actuels fussent des personnages de considération, ce n’était ni leur inimitié, ni leur éloquence qu’il avait à ce moment surtout à redouter, mais la force accumulée d’antipathie, — les nombreux et importants ennemis personnels, chacun avec des partisans qui partageaient leurs sentiments, — les calomnies durables et non contredites[17], — qu’il avait soulevés contre lui pendant tout le temps qu’il avait appliqué sa méthode d’interrogatoire contradictoire. A dire vrai, la mission de Sokratês, comme il la décrit lui-même, ne pouvait être qu’éminemment impopulaire et blessante. Convaincre un homme que, sur des choses qu’il avait l’intime persuasion de connaître, et qu’il n’avait jamais songé à mettre en doute ni même à étudier, il est réellement d’une ignorance profonde, au point de ne pouvoir répondre à quelques questions pertinentes sans se jeter dans des contradictions flagrantes, — c’est une opération extrêmement salutaire, souvent nécessaire, à son futur perfectionnement, mais une pénible opération de chirurgie intellectuelle, dans laquelle en effet la peine temporaire éprouvée est une des conditions presque indispensables pour obtenir dans la suite de bons résultats. C’est une opération que peu d’hommes pouvaient endurer sans haïr l’opérateur pour le moment, bien que sans doute une telle haine non seulement disparût, mais même se changeât en estime et en admiration, s’ils persévéraient jusqu’à ce que les conséquences ultérieures de l’opération se développassent avec tout leur effet. Mais nous savons (par l’assertion expresse de Xénophon) que bien des gens, qui reçurent ce premier coup piquant de sa dialectique, ne revinrent jamais auprès de lui : il les méprisait comme des lâches[18], mais leurs voix n’en comptaient pas moins dans le chœur de ses ennemis. Ce qui rendait ce chœur d’autant plus formidable, c’était la haute qualité et la position élevée de ses chefs ; car Sokratês lui-même nous dit que les hommes qu’il recherchait surtout et exprès pour les interroger contradictoirement étaient les personnages célèbres comme hommes d’Etat, rhéteurs, poètes ou artisans, hommes à la fois plus sensibles à une pareille humiliation et plus capables de rendre leur inimitié efficace. En réfléchissant à. cette, grande somme d’antipathie, si terrible tant par le nombre que par la qualité de ses éléments constitutifs, nous serons surpris seulement que Sokratês ait pu si longtemps continuer à rester sur la place du marché pour l’aggraver, et que l’accusation de Melêtos ait pu être tant ajournée, puisqu’elle était précisément aussi applicable plus tôt que plus tard, et que le caractère sensible du peuple, quant aux accusations d’irréligion, était un fait bien connu[19]. La vérité est que, de même que l’histoire ne nous présente qu’un seul homme qui ait jamais consacré sa vie à poursuivre ce devoir de missionnaire elenchtique ou examinant à l’aide de questions, de même il n’y avait qu’une seule ville, dans l’ancien monde du moins, où il lui aurait été permis de le poursuivre pendant vingt-cinq ans sans danger et avec impunité, et cette ville était Athènes. J’ai, dans un précédent volume, signalé le respect mutuel pour la différence individuelle d’opinion ; de goûts et de con duite qui caractérisait la population athénienne, et que Periklês met expressément en relief comme partie de son oraison funèbre. Ce fut ce caractère libéral établi du sentiment démocratique à, Athènes qui empêcha si longtemps que la noble excentricité de Sokratês ne fût troublée par les nombreux ennemis qu’il provoquait. A Sparte, à Thèbes, à Argos, à Milêtos ou à Syracuse, sa vie irrépréhensible aurait été un bouclier insuffisant, et sa puissance irrésistible de° dialectique ne l’aurait fait que réduire au silence beaucoup plus tôt. L’intolérance est la mauvaise herbe naturelle du cœur humain, bien que des causes libérales puissent en contrarier la naissance ou le développement, et rie ces causes, à. Athènes, la plus puissante fut la constitution démocratique, telle qu’elle y fonctionnait, combinée avec une sensibilité intellectuelle et esthétique répandue, et un goût vif pour le discours. La liberté de parler était consacrée, au sens de tout homme, parmi les premiers d’entre les privilèges ; tout homme était accoutumé à entendre des opinions, contraires aux siennes, constamment exprimées, — et à croire que les autres avaient, aussi bien que lui-même, le droit d’avoir ces opinions. Et bien que les Athéniens n’eussent pas, coin me principe général, étendu cette tolérance à des sujets religieux, — cependant l’habitude établie par rapport à d’autres questions les influençait grandement dans la pratique et les rendait plus opposés à une sévérité positive contre ceux qui se séparaient ouvertement de la croyance religieuse reçue. Il est certain qu’il y avait à Athènes à la fois un stimulant intellectuel plus actif et une plus grande liberté, tant de pensée que de parole, que dans toute autre cité de la Grèce. La longue tolérance qui fit supporter Sokratês est un exemple de ce fait général, tandis que son procès prouve peu et que son exécution ne prouve rien contre ce même fait, — comme on le verra bientôt. Il a dû sans doute y avoir des circonstances particulières, sur lesquelles nous n’avons guère de renseignements, qui engagèrent ses accusateurs à porter leur accusation au moment actuel, malgré l’âge avancé de Sokratês. En premier lieu, Anytos, l’un de ses accusateurs, parait avoir conçu de l’irritation contre lui pour des motifs privés. Le fils d’Anytos avait paru s’intéresser à sa conversation ; et Sokratês, observant dans ce jeune homme une ardeur et des promesses intellectuelles, s’efforça de dissuader son père de l’élever pour son commerce de marchand de cuirs[20]. Ce fut de cette manière générale que fut excitée une grande partie de l’antipathie contre Sokratês, comme lui-même nous le dit dans l’Apologie platonique. Les jeunes gens étaient ceux auxquels il s’adressait surtout, et qui, goûtant vivement sa conversation, rapportaient souvent chez eux de nouvelles idées, qui déplaisaient à leurs pères[21] de là l’accusation générale portée contre Sokratês de corrompre la jeunesse. Or, cette circonstance s’était présentée récemment dans le cas particulier d’Anytos, riche marchand, homme important en politique et jouissant précisément alors d’une influence particulière dans la république, parée qu’il avait été un de ceux qui avaient le plus contribué, avec Thrasyboulos, a chasser les Trente, en manifestant un patriotisme énergique et méritoire. Anytos (comme Thrasyboulos et beaucoup d’autres) avait éprouvé de grandes pertes de biens[22] pendant la domination oligarchique, ce qui peut-être lui faisait désirer d’autant plus vivement que son fils se livrât au commerce avec assiduité, afin de rétablir la fortune de la famille. Il semble en outre avoir été ennemi de tout enseignement qui dépassait la nature pratique la plus étroite, et il haïssait également Sokratês et les sophistes[23]. Tandis que nous pouvons signaler ainsi un incident récent, qui avait amené un des principaux personnages politiques de la ville à une exaspération spéciale contre Sokratês, — il y eut une autre circonstance qui l’accabla, sa liaison passée avec Kritias et Alkibiadês, tous deux morts. De ces deux hommes, le dernier, bien qu’il eût quelques grands admirateurs, était en général odieux, plus encore pour son insolence et ses énormités privées que pour sa trahison publique comme exilé. Mais le nom de Kritias était détesté, et déte9té à bon droit, au delà de celui de tout autre homme dans l’histoire athénienne, comme celui qui avait principalement dirigé les spoliations et les atrocités commises par les Trente. Que Sokratês eût élevé et Kritias et Alkibiadês, c’est ce que les accusateurs affirmaient et ce que croyait vraisemblablement le public en général, tant au moment que plus tard[24]. Que tous deux eussent été au nombre de ceux qui le fréquentaient, quand ils étaient jeunes, c’est un fait incontestable : dans quelle mesure ou jusqu’à quelle époque la fréquentation fut-elle poussée ? c’est ce que nous ne pouvons préciser distinctement. Xénophon affirme qu’ils recherchèrent tous deux sa société pendant leur jeunesse, pour prendre de lui une facilité à argumenter qui pût servir leur ambition politique ; qu’ils continrent leurs penchants violents et licencieux tant qu’ils continuèrent à venir à lui ; que tous deux ils lui montrèrent une obéissance respectueuse, qui semblait peu en rapport avec leurs dispositions naturelles ; mais qu’ils le quittèrent bientôt, las d’une telle contrainte, après avoir acquis tout ce que, selon eux, son talent particulier pouvait, leur fournir d’utile. Les écrits de Platon, au contraire, nous donnent l’idée que les relations qu’ils eurent tous deux avec Sokratês ont dû être plus longtemps continuées et plus intimes ; car on leur fait prendre à tous deux une, grande part dans les dialogues de Platon, — tandis que l’attachement de Sokratês pour Alkibiadês est représenté ; comme plus fort que celui qu’il eut jamais à l’égard d’aucun avare homme, fait facile à expliquer, vu que ce dernier, nonobstant ses dispositions indisciplinables, se distinguait dans sa jeunesse non moins par ses capacités : et sa fougue pleine d’ardeur que par sa beauté, — et que la beauté male d’un jeune homme enflammait l’imagination des Grecs, en particulier celle de Sokratês, plus que les charmes des femmes[25]. A partir de l’année 420 avant J.-C., dans laquelle commença l’activité d’Alkibiadês, comme chef politique, il est peu probable qu’il ait pu voir beaucoup. Sokratês, Y. et, après l’année 415 avant J.-C. le fait est impossibles puisque dans cette année il fut exilé d’une manière permanente, à L’exception de trois ou quatre mois dans l’année 407 avant J.-C. En conséquence, au moment du procès de Sokratês, sa liaison avec Alkibiadês doit du moins avoir été un fait passé depuis longtemps. Relativement à Kritias, nous avons moins d’informations. Comme il était parent de Platon (l’un des compagnons bien connus de Sokratês, et présent à son procès) et lui-même un homme lettré et accompli, sa liaison avec Sokratês peut avoir duré plus longtemps : du moins on donnait une couleur à cette assertion. Bien que la supposition que Sokratês encourageât ou, même tolérât un vice quelconque, soit de Kritias, soit d’Alkibiadês, n’ait pu naître que dans des esprits prévenus ou mal informés, — cependant il est certain que cette supposition eut cours, et qu’elle le mit aux yeux du public dans une situation différente après les énormités des Trente. Anytos, irrité déjà à son égard au sujet de son fils, fut doublement irrité contre lui comme maître réputé de Kritias. De Melêtos, le premier accusateur, bien que non le plus important, nous savons seulement qu’il était poète de Lykôn, qu’il était rhéteur. Ces deux classes avaient été aliénées par la dialectique scrutatrice à laquelle bon nombre d’entre eux avaient été exposés par Sokratês. Ils étaient les derniers à supporter avec patience un pareil affront ; tandis que leur inimitié, rarement unanime, à les considérer comme classe, était réellement formidable quand elle portait sur un individu isolé quelconque. Nous ne savons rien des discours de l’un ou de l’autre des accusateurs devant le dikasterion, si ce n’est ce qu’on peut recueillir des remarques de Xénophon et de la défense de Platon[26]. Des trois chefs de l’accusation, le second était celui qu’ils pouvaient soutenir le plus facilement, sur des raisons plausibles. Que Sokratês fût un innovateur religieux, c’est ce qui était regardé comme prouvé par le signe divin particulier dont il avait coutume de parler librement et publiquement, et qui ne visitait que lui seul. Aussi, dans la Défense de Platon, ne répond-il jamais réellement à la deuxième accusation. Il questionne Melêtos devant le dikasterion, et ce dernier est représenté comme répondant qu’il entendait accuser Sokratês de ne pas croire aux dieux du tout[27], imputation d’athéisme que Sokratês repousse en la niant avec force. Toutefois, à l’appui du premier chef, — l’accusation de ne pas croire en général aux dieux reconnus par la république, — on ne put rien citer dans sa conduite ; car il était exact dans son culte légal comme les autres citoyens, — et même plus que les autres, si Xénophon est exact[28]. Mais il semblerait que les vieilles calomnies des Nuées d’Aristophane furent ravivées, et que l’effet de ce drame spirituel, en même temps que des efforts semblables d’Eupolis et d’autres, qui n’étaient peut-être guère moins spirituels, — durait encore, preuve frappante que ces comédiens n’étaient pas des diffamateurs impuissants. Sokratês manifeste une appréhension plus grande de l’effet des anciennes impressions que des discours qui venaient d’être prononcés contre lui. Mais ces derniers discours portaient coup naturellement, en rafraîchissant les sentiments du passé, et en ravivant le portrait aristophanesque de Sokratês comme s’adonnant à la spéculation sur la physique, aussi bien que comme maître de rhétorique enseignant à plaider et à donner à la plus mauvaise raison l’apparence de la meilleure[29]. Sokratês, dans la Défense platonique, fait appel au grand nombre de personnes qui avaient écouté ses conversations, et leur demande si l’une d’elles l’avait jamais entendu dire un seul mot au sujet des études physiques[30] ; tandis que Xénophon va plus loin et le représente comme les ayant positivement découragées, sur le motif d’impiété[31]. Comme il y avait trois accusateurs distincts qui devaient parler contre Sokratês, nous pouvons raisonnablement supposer qu’ils se concertèrent à l’avance pour fixer sur quels sujets chacun d’eux insisterait : Melêtos se chargeant de ce qui avait rapport à la religion ; tandis qu’Anytos et Lykôn s’étendraient sur les motifs politiques d’attaque. Dans l’Apologie platonique, Sokratês commente avec forée les allégations de Melêtos, le questionne publiquement devant les dikastes et critique ses réponses. Il fait peu allusion à Anytos ou à quelque chose, si ce n’est à ce qui est formellement compris dans l’accusation ; et il traite le dernier chef, la charge de corrompre la jeunesse, en connexion avec le premier, comme si la corruption alléguée consistât en un enseignement irréligieux. Mais Xénophon donne à entendre que les accusateurs, en insistant sur cette allégation d’enseignement pernicieux, abordaient d’autres questions tout à fait distinctes des principes religieux de Sokratês, et le dénonçaient comme ayant enseigné aux jeunes gens l’oubli des lois et le manque de respect, aussi bien à l’égard de leurs parents qu’a l’égard de leur pays. Nous trouvons mentionnés dans Xénophon des motifs d’accusation semblables à ceux des Nuées, semblables aussi à ceux que les auteurs modernes avancent habituellement contre les sophistes. Sokratês (dirent Anytos et les autres accusateurs) enseignait aux jeunes gens à mépriser la constitution politique existante, en faisant remarquer que l’usage athénien de nommer des archontes au sort était une chose sotte, et qu’aucun homme de sens ne voudrait jamais choisir de cette manière un pilote ou un charpentier, — bien que le dommage qui résulterait dans ce cas de l’absence de capacité fût beaucoup moindre que dans le cas des archontes[32]. Un pareil enseignement (disait-on) détruisait dans l’esprit des auditeurs le respect pour les lois et la constitution, et les rendait violents et licencieux. Comme exemples de ses effets, on pouvait citer ses deux disciples Kritias et Alkibiadês, tous les deux formés à son école : l’un le plus violent et le plus rapace des trente récents oligarques ; l’autre, honte pour la démocratie, à cause de son insolence et de sa licence révoltantes[33] ; tous deux auteurs d’un dommage ruineux pour la république. De plus, les jeunes gens apprenaient de lui à se faire illusion sur la supériorité de leur propre sagesse et à s’habituer à insulter leurs pères, aussi bien qu’à mépriser leurs autres parents. Sokratês leur disait (affirmait-on) que même leurs pères, en cas de folie, pouvaient être légalement mis hors d’état de nuire, et que, quand un homme avait besoin d’un service, ceux auxquels il devait s’adresser, ce n’étaient pas ses parents comme tels, mais les personnes les plus propres à le rendre : par exemple, s’il était malade, il devait consulter un chirurgien ; — s’il était engagé dans un procès, ceux qui étaient le plus au courant d’une telle situation. Entre amis également, les bons sentiments et l’affection seuls étaient de peu d’utilité : la circonstance importante était qu’ils acquissent le talent de se rendre, mutuellement service. Personne n’était digne d’estime, si ce n’est celui qui savait ce qu’il convenait de faire et qui pouvait l’expliquer aux autres : ce qui signifiait (disait l’accusateur) que Sokratês était non seulement le plus sage des hommes, mais la seule personne capable de rendre sages ses disciples, les autres conseillers étant sans valeur auprès de lui[34]. Il avait aussi l’habitude (continuait à dire l’accusation) de citer les plus mauvais passages des poètes distingués et de les altérer, dans la pensée nuisible de gâter les dispositions de la jeunesse, en leur inspirant des tendances criminelles et despotiques. C’est ainsi qu’il citait un vers d’Hésiode : — Aucun travail n’est déshonorant ; mais l’indolence est déshonorante ; donnant à entendre (selon l’accusation) qu’un homme pouvait sans scrupule se livrer à un travail quelconque, bas ou injuste, suivant l’occasion, en vue du profit. Ensuite Sokratês aimait particulièrement à citer ces vers d’Homère (du second livre de l’Iliade) où Odysseus est décrit comme ramenant les Grecs, qui venaient de se disperser en quittant l’agora publique, pour obéir aux conseils d’Agamemnôn, et qui retournaient à la liste vers leurs vaisseaux. Odysseus caresse et flatte les chefs, tandis qu’il gourmande et frappe même les gens du commun, bien qu’ils fissent la même chose les uns et les autres, et qu’ils fussent coupables de la même faute, — si faute il y avait à faire ce que le commandant en chef avait lui-même suggéré. Sokratês interprétait ce passage (affirmait l’accusateur) comme si Homère louait les coups donnés aux hommes pauvres et aux gens du commun[35]. Rien ne pouvait être plus facile pour un accusateur que de trouver matière à inculper Sokratês, par des citations partielles de ses entretiens continuels, données sans le contexte ou sans les explications qui les avaient accompagnées, — par des inventions audacieuses là même où manquait cette base partielle, parfois aussi en relevant une erreur réelle, puisqu’il n’est pas d’homme, parlant continuellement, surtout d’abondance, qui puisse parler toujours exactement. Peu de maîtres échapperaient, s’il était permis de prononcer contre eux des sentences pénales, fondées sur des preuves telles que celles-ci. Xénophon, en mentionnant ces imputations, les commente toutes, en nie quelques-unes et en explique d’autres. Quant aux passages empruntés d’Hésiode et d’Homère, il affirme que Sokratês en tirait des conséquences tout à fait contraires à celles qu’on alléguait[36], et qui semblent en effet entièrement déraisonnables, inventées pour éveiller le sentiment démocratique résidant au fond du cœur des Athéniens, après que l’accusateur avait préparé le terrain préalablement, en rattachant Sokratês à Kritias et à Alkibiadês. Que Sokratês dépréciât d’une manière inconvenante, soit le devoir filial, soit les affections domestiques, c’est aussi extrêmement improbable. Nous pouvons croire avec beaucoup de raison l’assertion de Xénophon, qui le représente comme ayant exhorté l’auditeur à se faire aussi sage et aussi capable que possible de rendre service, afin que, s’il désirait acquérir l’estime d’un père, d’un frère ou d’un ami, il pût ne pas compter toujours sur le simple fait de la parenté et de l’intimité, mais qu’il pût gagner ce sentiment en leur étant positivement utile[37]. Dire à un jeune homme qu’un bon sentiment seul serait totalement insuffisant, à moins qu’il ne fût prêt à le mettre en action et capable de le faire, c’est une leçon que peu de parents voudraient décourager. Et aucun père généreux ne serait disposé non plus à faire un crime à l’enseignement de Sokratês, de rendre son fils plus sage que lui-même, — ce qu’il faisait probablement. Restreindre le cercle de l’enseignement pour un jeune homme, parce qu’il peut le rendre lui-même plus sage que son père, — ce n’est qu’une des mille formes sous lesquelles était présenté alors le plaidoyer de l’ignorance contre le savoir, et sous lesquelles il continue encore à l’être à l’occasion. Néanmoins, on ne doit pas nier que ces attaques d’Anytos portent sur le côté vulnérable de la théorie morale générale de Sokratês, qui affirmait que la vertu dépend -du savoir’ J’ai fait remarquer déjà que cela est vrai, mais que ce n’est pas toute la vérité, un certain état des affections et des dispositions n’étant pas moins indispensable, comme condition de vertu, qu’un certain état de l’intelligence. Un ennemi avait donc un prétexte pour montrer que Sokratês, en avançant une partie de la vérité comme étant la vérité entière, niait ou dégradait tout le reste. Mais, bien que ce fût une critique non dénuée de tout fondement contre la théorie générale, elle ne tenait pas contre ses préceptes ou enseignement pratique, tels que nous les trouvons dans Xénophon ; car ces préceptes (comme je l’ai fait remarquer) ont une portée beaucoup plus grande que sa théorie générale, et inculquent la culture d’habitudes et de dispositions non moins fortement que l’acquisition du savoir. Xénophon ne nie pas les critiques que, ainsi qu’on l’affirmait, Sokratês faisait contre le choix des archontes par la voix du sort à Athènes. L’accusateur disait que, par de telles critiques, Sokratês excitait les jeunes gens à mépriser la constitution établie et à tenir une conduite violente et sans frein[38]. C’est justement le même prétexte de tendance à attirer au gouvernement le mépris et la haine, sur lequel jadis des persécutions pour diffamation publique fuirent établies contre des écrivains en Angleterre, et sur lequel elles continuèrent encore à l’être abondamment en France, sous le premier président de la république (1850). Il peut difficilement y avoir un malheur politique plus sérieux que cette confusion de- la critique improbatrice avec un conspirateur, et que ce silence imposé à des minorités différant d’avis. Et il n’y a jamais eu aucun cas dans lequel une telle imputation fût plus dénuée de couleur que celui de Sokratês, qui faisait toujours appel à la raison des hommes et très peu à leurs sentiments : si peu, en effet, que des auteurs modernes font de sa froideur un chef d’accusation contre lui, qui n’omit jamais d’inculquer une rigoureuse observation de la loi et de donner l’exemple d’une pareille observation lui-même. Quels qu’aient pu être ses sentiments au sujet de la démocratie, il obéit toujours au gouvernement démocratique, et il n’y a non plus aucun prétexte pour l’accuser de participation à des projets oligarchiques. Ce furent les Trente qui, pour la première fois dans sa longue vie, interdirent absolument son enseignement et furent presque sur le point de prendre sa vie ; tandis que son ami intime Chærephôn était effectivement en exil avec les démocrates[39]. Xénophon appuie fortement sur deux points, quand il défend Sokratês contre ses accusateurs. D’abord, Sokratês était vertueux dans sa conduite ; il faisait abnégation de lui-même et obéissait strictement à la loi. Ensuite, il accoutumait ses auditeurs à n’écouter que des appels à leur raison, et il les pénétrait de l’idée de n’obéir qu’à leurs convictions fondées sur la raison. Qu’un tel homme, avec une telle force de présomption en sa faveur, fût jugé et reconnu coupable comme corrupteur de la jeunesse, — la plus indéfinie de toutes les accusations imaginables, — c’est là un fait grave et triste dans l’histoire de l’humanité. Cependant, quand nous voyons sur quelles preuves légères des auteurs modernes sont disposés à admettre la même charge contre les sophistes, nous n’avons pas droit de nous étonner que les Athéniens, — quand on s’adressait non à cette raison calme à laquelle Sokratês faisait appel, mais à leurs antipathies religieuses aussi bien que politiques, publiques aussi bien que privées, — fussent exaspérés au point de le traiter comme le type et le précurseur de Kritias et d’Alkibiadês. Après tout, l’exaspération et le verdict de culpabilité qui s’ensuivit ne furent pas tout à fait la faute des dikastes, ni tout à fait amenés par ses accusateurs et par ses nombreux ennemis privés. Un tel verdict n’aurait pas été rendu : sans ce que nous devons appeler le consentement et le concours de Sokratês lui-même. C’est un des faits les plus importants du cas, par rapport tant à lui-même qu’aux Athéniens. Nous apprenons, par sa propre assertion dans la Défense platonique, que le verdict de culpabilité ne fut prononcé que par une majorité de cinq ou six voix, au milieu d’un corps aussi nombreux qu’un dikasterion athénien, — probablement 557 en tout[40], si l’on peut se fier à un renseignement confus de Diogène Laërce. Or, en lisant cette défense et en la considérant conjointement avec les circonstances du cas et les sentiments des dikastes, on verra que sa teneur -est telle qu’elle doit avoir appelé contre lui -un beaucoup plus grand nombre de votes que six. Et nous savons, par le témoignage distinct de Xénophon[41], que Sokratês aborda son procès avec les sentiments d’un homme qui ne désirait guère être acquitté. Il ne songea nullement à préparer sa défense ; et quand son ami Hermogenês lui fit des remontrances sur les conséquences sérieuses d’une telle négligence, il répliqua d’abord que la vie juste et irrépréhensible qu’il avait la conscience d’avoir menée était la meilleure de toutes les préparations pour une défense ; — ensuite, que, quand il s’était mis une fois à songer à ce qu’il lui conviendrait de dire, le signe divine s’était interposé pour lui défendre de continuer. Il alla jusqu’à dire qu’il n’était pas étonnant que les dieux jugeassent qu’il valait mieux pour, lui mourir alors que vivre plus longtemps. Il avait vécu jusque-là dans une satisfaction parfaite, avec la conscience d’une amélioration morale progressive, et avec l’estime, prononcée et entière, de ses amis. Si sa vie se prolongeait, la vieillesse l’accablerait bientôt ; il perdrait en partie la vue, l’ouïe ou l’intelligence ; et la vie avec une telle diminution de facultés et de dignité lui serait intolérable. Tandis que, s’il était condamné actuellement, il le serait injustement, ce qui serait une grande honte pour ses juges, mais non pour lui ; bien plus sa condamnation lui procurerait un accroissement de sympathie et d’admiration, et tous seraient plus disposés à reconnaître qu’il avait été à la fois un homme juste et un maître utile[42]. Ces mots, prononcés avant son procès, annoncent un état d’opinion qui explique la teneur de la défense et fut une des conditions essentielles du résultat final. Ils prouvaient que Sokratês, non seulement se souciait peu d’être acquitté, mais même pensait que le jugement prochain était marqué par les dieux comme le terme de sa vie, et qu’il y avait de bonnes raisons pour qu’il préférât une telle fin comme la meilleure pour lui-même. Et il n’est pas étonnant qu’il eût cette opinion, quand nous nous rappelons I’entier ascendant qu’exerçaient en lui la force de la conscience intérieure et la réflexion intelligente, fondées sur un caractère sans crainte dès le début, et faisant taire ce que Platon[43] appelle l’enfant qui est en nous, qui tremble devant la mort ; — son grand amour d’une influence créée par la conversation, et l’impossibilité où il était de vivre sans elle ; — son grand âge, alors de soixante-dix ans, qui rendait impossible qu’une telle influence pût durer bien longtemps encore ; — et l’opportunité qui s’offrait a lui, en s’élevant en ce moment au-dessus des hommes, ordinaires dans les mêmes circonstances, de donner une leçon frappante, aussi bien ;que de laisser derrière lui une réputation encore plus : grande que celle qu’il avait acquise jusque-là. Ce fut dans cette disposition- d’esprit que Sokratês parut devant les juges et qu’il entreprit sa défense sans l’avoir méditée à l’avance, défense dont nous lisons la substance dans : l’Apologie platonique. Ses calculs, a la fois nobles et bien pesés, furent réalisés complètement. S’il eût été acquitté après une telle défense, c’eût été non seulement un triomphe remporté sur ses ennemis personnels, mais encore une sanction accordée à son enseignement par le peuple et par le dikasterion populaire ; — ce sur quoi en effet Anytos[44] avait insisté dans son acte d’accusation, par rapport à l’acquittement en général, même avant d’avoir entendu la défense ; tandis que sa condamnation et les sentiments avec lesquels il l’affronta ont répandu un double et un triple lustre sur toute sa vie et sur tout son caractère. Précédée par cette exposition des sentiments de Sokratês, la Défense platonique devient non seulement sublime et touchante, mais encore elle est la manifestation d’un but rationnel et logique. Elle renferme, en effet, une justification de lui-même contre deux des trois chefs de l’accusation, — contre la charge de ne pas croire aux dieux reconnus : d’Athènes et contre celle de corrompre la jeunesse ; relativement au deuxième chef, par lequel on l’accusait d’innovation religieuse, il dit peu de chose ou rien. Mais. elle ne ressemble en rien au discours d’un homme en causé, quand l’accusation écrite est suspendue en pleine Cour devant lui, accusation dont les derniers termes sont : Pénalité, la mort. Au contraire, c’est une leçon pleine de force adressée aux auditeurs, renfermée dans l’expression franche d’une conscience sans crainte et confiante en elle-même. Elle est entreprise, dés le principe, parce que la loi le commande, avec un faible désir même, et non avec un désir entier, — mais sans aucun espoir — qu’elle réussisse[45]. Sokratês répond d’abord aux antipathies constantes auxquelles il est en butte au dehors, antipathies résultant du grand nombre d’ennemis que son Elenchos scrutateur a soulevés contre lui et des faux rapports que les Nuées d’Aristophane avaient tant contribué à mettre en circulation. En rendant compte de l’origine de ces antipathies, il insiste auprès des dikastes sur la mission divine en vertu de laquelle il agissait, non sans douter considérablement qu’ils veuillent croire qu’il parle sérieusement[46] ; et il fait l’intéressante exposition de sa campagne intellectuelle, contre l’illusion du savoir sans la réalité, dont j’ai déjà parlé. Il arrive ensuite à l’accusation, questionne Melêtos en pleine Cour et analyse ses réponses. Après avoir répondu à l’accusation d’irréligion, il revient au mandat impératif des dieux, en vertu duquel il agit, de consacrer sa vie à la recherche de la sagesse et à s’examiner lui-même aussi bien que les autres ; mandat tel que, s’il était pour lui désobéir, il serait alors justement accusable d’irréligion[47] ; et il annonce distinctement aux dikastes que, même s’ils étaient à ce moment disposés à l’acquitter, il ne pourrait et ne voudrait s’arrêter dans la route qu’il avait suivie[48]. Il considère que la mission qui lui est imposée est une des plus grandes faveurs que les dieux aient jamais accordées à Athènes[49]. Il repousse les murmures de surprise ou de mécontentement que son discours provoqua évidemment plus d’une fois[50], — bien que non pas tant pour son propre compte que pour celui des dikastes, qui se trouveront bien de l’entendre, et qui nuiront à eux-mêmes et à leur cité beaucoup plus qu’à lui, s’ils prononcent actuellement une condamnation[51]. Ce n’était pas dans son propre intérêt qu’il cherchait à se défendre, mais dans l’intérêt des Athéniens, de crainte qu’en le condamnant ils ne péchassent contre la bénédiction favorable du dieu ; ils n’en trouveraient pas facilement un autre pareil à lui, s’ils le mettaient à mort[52]. Bien que sa mission l’eût poussé à déployer une activité infatigable dans la conversation individuelle, cependant le signe divin lui avait toujours interdit de prendre une part active aux affaires publiques. Dans les deux occasions exceptionnelles out il s’était mis publiquement en avant, — l’une sous la démocratie, l’autre sous l’oligarchie ; il avait montré la même résolution qu’à présent, sans être détourné par aucune crainte de la marche qu’il croyait juste[53]. Les jeunes gens étaient charmés, aussi bien qu’améliorés, en entendant ses interrogatoires contradictoires. A l’appui de l’accusation de les avoir corrompus, on n’avait produit aucun témoin, — ni parmi eux-mêmes, qui, ayant été jeunes jadis, quand ils jouissaient de sa conversation, étaient devenus depuis des hommes faits ; — ni parmi leurs parents ; tandis que de son côté il pouvait produire d’abondants témoignages de l’effet salutaire de sa société, au moyen des parents de ceux qui en avaient profité[54]. Personne (dit-il) ne sait ce qu’est la mort ; cependant les hommes la craignent comme s’ils savaient bien que ce fût le plus grand de tous les maux ; ce qui est justement un exemple de cette ignorance, la pire de toutes, — c’est-à-dire croire savoir ce que l’on ne sait pas réellement. Pour ma part, c’est là le point exact sur lequel je diffère de la plupart des autres hommes, s’il y a quelque chose en quoi je sois plus sage qu’eux. De même que je ne sais rien au sujet d’Hadès, de même je ne prétends à aucun savoir ; mais je sais bien que désobéir à une personne meilleure que moi-même, soit dieu, soit homme, est à la fois un mal et une, honte ; et je n’embrasserai jamais un mal certain, afin d’échapper à un mal qui peut, après tout, être un bien[55]. Il se peut que le ton résolu de ma défense vous indigne : vous vous êtes peut-être attendus que je ferais ce que font la plupart des autres hommes dans des procès moins dangereux que le mien, — que je pleurerais, que je vous supplierais de m’accorder la vie, que j’amènerais mes enfants et mes parents pour faire la même chose. J’ai des parents comme les autres — et trois enfants ; mais aucun d’eux ne paraîtra devant vous dans un dessein semblable. Non par quelque disposition insolente de ma part, ni par le désir de manquer d’égard envers vous, — mais parce que je regarde une telle conduite comme dégradante pour la réputation dont je jouis ; car j’ai parmi vous une réputation de supériorité, méritée ou non. C’est une honte pour Athènes, quand ses hommes estimés s’abaissent, comme ils ne le font gaze trop souvent, par ces viles et lâches supplications ; et vous dikastes, au lieu d’être engagés par là à les épargner, vous devriez plutôt les condamner pour déshonorer ainsi la cité[56]. De plus, à part ma réputation, je serais coupable si je cherchais à vous influencer par dés supplications. Mon devoir est de vous instruire et de vous persuader, si je puis ; mais vous avez juré d’obéir a vos convictions en jugeant conformément aux lois, et non de plier les lois a votre partialité, — et c’est votre devoir d’agir ainsi. Loin de moi la pensée de vous habituer au parjure ; loin de vous celle de contracter une habitude pareille. Ne demandez donc pas des actes déshonorants pour moi-même, aussi bien qu’impies et criminels par rapporta vous, surtout à un moment où je réponds moi-même à une accusation d’impiété avancée par Melêtos. Je laisse a vous et au dieu le soin de décider ce qui peut être le meilleur, tant pour vous que pour moi[57]. Personne, en lisant l’Apologie platonique de Sokratês, ne souhaitera jamais qu’il se fût défendu autrement. Mais c’est le discours d’un homme qui abandonne de propos délibéré le but immédiat d’une défense, — persuader ses juges ; qui parle pour la postérité, sans souci, de la vie : — Sola posteritatis cura, et abruptis vitæ blandimentis[58]. L’effet produit sur les dikastes fut tel que Sokratês l’avait prévu, et il l’entendit ensuite, sans étonnement comme sans trouble, exprimé dans le verdict de culpabilité. Il ne fut surpris que de l’extrême faiblesse de là majorité à laquelle ce verdict fut rendu[59]. Et c’est là ce qui peut véritablement étonner. Jamais auparavant on n’avait adressé un pareil langage aux dikastes athéniens. Si tous sans doute connaissaient Sokratês comme un homme très capable et très excentrique, ils devaient différer dans la manière d’apprécier ses desseins et son caractère, quelques-uns le regardaient avec une hostilité sans réserve ; quelques autres, en petit nombre, avec une admiration respectueuse, et un nombre beaucoup plus grand avec une simple admiration pour son talent, sans aucun sentiment décidé, soit d’antipathie, soit d’estime. Mais ces trois catégories, en en exceptant à peine ses admirateurs mêmes, durent sentir toutes que le discours était armé de la pointe qui ne manque jamais de pénétrer dans le cœur d’un juge et d’y exciter la colère, soit qu’il ne siège qu’un seul juge, soit, que le tribunal soit plus ou moins nombreux ; je veux dire un affront fait à la Cour. Les dikastes athéniens étaient toujours habitués à ce qu’on leur parlât avec déférence, souvent avec soumission : ils s’entendaient maintenant sermonner par un philosophe, qui se tenait devant eux comme un supérieur exempt de crainte et invulnérable, hors des atteintes de leur pouvoir, bien qu’attendant leur verdict, qui prétendait avoir une mission divine, ce que probablement beaucoup parmi eux regardaient comme une imposture, — et qui s’annonçait comme l’extirpateur inspiré de l’illusion du savoir sans la réalité, dessein que beaucoup ne comprenaient pas et qui déplaisait à quelques-uns. Pour un grand nombre, sa conduite paraissait montrer une insolence non sans analogie avec celle d’Alkibiadês ou de Kritias, avec lesquels son accusateur l’avait comparé. J’ai déjà fait remarquer, par rapport à son procès, qu’à considérer le nombre des ennemis personnels qu’il se fit, il est étonnant, non pas qu’il ait été jugé, mais qu’il ne l’ait été qu’à un âge aussi avancé ; je fais remarquer actuellement, par rapport au verdict, qu’à considérer son discours devant le dikasterion, nous ne pouvons être surpris qu’il ait été trouvé coupable, mais seulement que le verdict ait été rendu à la majorité si faible de cinq ou six voix[60]. Que la condamnation de Sokratês ait été déterminée distinctement par le ton et la teneur de sa défense, — c’est ce que Xénophon atteste expressément. D’autres personnes en cause (dit-il) se défendaient de manière à se concilier la faveur des dikastes, ou à les flatter, ou à les prier, contrairement aux lois, et elles obtenaient ainsi leur acquittement. Mais Sokratês ne voulut avoir recours en rien à cet usage habituel du dikasterion, contrairement aux lois. Bien qu’il eût pu facilement être relâché par les dikastes, s’il eut voulu faire quelque chose de pareil, même modérément, il préféra rester fidèle aux lois et mourir plutôt que de sauver sa vie en les violant[61]. Or, personne à Athènes, excepté Sokratês probablement, n’aurait expliqué les lois en disant qu’elles exigeaient le ton de discours qu’il adopta, et il ne les aurait pas expliquées ainsi lui-même s’il eût été plus jeune de vingt ans, avec moins de dignité acquise et plus d’années d’utilité possible ouvertes devant lui. Sans s’avilir par des flatteries ou par des supplications inconvenantes, il aurait évité de sermonner les dikastes, comme le fait un maître et un supérieur[62], — ou d’affirmer fastueusement une mission divine pour des desseins qu’ils devaient difficilement comprendre, — ou de montrer à l’égard de leur verdict une indépendance dans laquelle ils pouvaient voir un défi. Le rhéteur Lysias lui envoya, dit-on, un discours composé pour sa défense, dont il refusa de se servir, ne le jugeant pas convenable à sa dignité. Mais un homme tel que Lysias ne composait guère de discours qui dût diminuer la dignité même du client le plus élevé, — bien qu’il songeât aussi au résultat ; et il n’y a pas à douter que, si Sokratês l’eût prononcé, — ou même un discours moins habile, du moins inoffensif, — il n’eût été acquitté. Quintilien[63], il est vrai, exprime sa satisfaction que Sokratês conservât cette haute dignité qui faisait ressortir le plus rare et le plus élevé de ses attributs, mais qui en même temps renonçait à toute chance d’acquittement. Peu de personnes différeront de ce jugement ; mais, si nous considérons la sentence, comme nous devons équitablement le faire, du point de vue des dikastes, la justice nous forcera de reconnaître que Sokratês l’attira sur lui de propos délibéré. Si le verdict de culpabilité fut ainsi attiré sur Sokratês par son concours et de son propre consentement, à plus forte raison peut-on faire la même remarque relativement à la sentence capitale qui le suivit. Dans la procédure athénienne, la pénalité infligée était déterminée par un vote séparé des dikastes, donné après le verdict de culpabilité. Quand l’accusateur avait désigné la peine qu’il jugeait convenable, la partie accusée, de son côté, en nommait une plus légère applicable à elle-même, et c’est entre ces deux peines que les dikastes étaient invités à faire un choix, une troisième proposition étant inadmissible. La prudence d’un accusé l’engageait toujours à proposer, même contre lui, quelque mesure de punition que les dikastes pussent être contents d’accepter, de préférence à la sentence plus lourde invoquée par son antagoniste. Or Melêtos, dans son accusation et dans son discours contre Sokratês, avait demandé qu’on lui infligeât la peine capitale. C’était à Sokratês à faire sa propre contre-proposition, et la majorité très faible à laquelle le verdict avait été prononcé prouvait assez que les dikastes n’inclinaient nullement à sanctionner la dernière peine contre lui. Ils s’attendaient sans doute, suivant la pratiqué uniforme devant les cours de justice athéniennes, qu’il suggérerait quelque peine moindre, — l’amende, l’emprisonnement, l’exil, la privation des droits, etc. Et s’il l’eût fait purement et simplement, il n’y a guère lieu de douter que la proposition n’eût passé. Mais le langage de Sokratês, après le verdict, prit un ton encore plus élevé qu’avant ; et la résolution de rester fidèle à son point de vue, dédaignant la plus faible atténuation ou la plus petite concession, ne se prononça qu’avec plus de force. Quelle contre-proposition vous ferai-je (dit-il) à la place de la peine demandée par Melêtos ? Vous désignerai-je le traitement que je crois mériter de vous ? Dans ce cas, ma proposition serait que, pour récompense, je fusse nourri aux frais de l’État dans le Prytaneion car c’est ce que je mérite réellement comme bienfaiteur public, — comme un homme qui a négligé tout soin de ses propres affaires et embrassé une pauvreté volontaire, afin de se consacrer à vos meilleurs intérêts et de vous avertir individuellement de la sérieuse nécessité d’une amélioration intellectuelle et morale. Assurément je ne puis admettre que j’aie mérité de vous un exil quelconque ; et il ne serait pas raisonnable à moi de proposer l’exil ou l’emprisonnement, que je sais être des maux certains et considérables, — au lieu de la mort, qui peut bien être non un mal, mais un bien. Je pourrais, à la vérité, vous proposer une amende pécuniaire ; car le payement de cela ne serait pas un mal. Mais je suis pauvre et n’ai pas d’argent : tout ce que je pourrais réunir monterait peut-être à une mine. Aussi vous proposé-je une amende d’une mine, comme punition à m’infliger. Platon et mes autres amis près de moi me prient de porter cette somme à trente milles, et ils s’engagent à la payer pour moi. Conséquemment une amende de trente mines est la contre peine que je soumets à votre jugement[64]. La nourriture dans le Prytaneion, aux frais de l’État, était une des distinctions honorifiques les plus grandes que les citoyens d’Athènes accordassent jamais, signe expressif de la reconnaissance publique. En conséquence, lorsque Sokratês se déclara digne de cet honneur et parla de l’imposer sur lui-même en place de punition, devant les mêmes dikastes qui venaient de rendre contre lui un verdict de culpabilité, — cette déclaration dut être reçue par eux comme n’étant rien moins qu’une insulte faite de propos délibéré, un défi adressé à l’autorité judiciaire, et il était de leur devoir de prouver à un citoyen suffisant et hautain qu’il ne pourrait commettre une telle faute impunément. Les personnes qui entendirent ce langage avec la plus grande douleur furent sans doute Platon, Kritôn et ses autres amis qui l’entouraient : bien qu’ils fussent pleins de sympathie pour lui, ils savaient bien qu’il assurait le succès de la proposition de Melêtos[65], et ils devaient regretter qu’il fit ainsi bon marché de sa vie par ce qu’ils regardaient comme une glorification de soi-même mal placée et inutile. S’il eût proposé avec peu ou point de préambule, à la place de la peine demandée contre lui, l’amende de trente mines qui terminait cette partie de son discours, il y a tout lieu de croire que la majorité des dikastes aurait voté pour elle. La sentence de mort fut rendue contre lui, nous ignorons à quelle majorité. Mais Sokratês ne changea pas de ton, et il ne manifesta aucun regret pour le langage par lequel il avait lui-même secondé le dessein de ses accusateurs. Au contraire, il dit aux dikastes, dans quelques paroles qu’il leur adressa avant de partir pour la prison, qu’il était satisfait de sa conduite et du résultat. Le signe divin (dit-il) qui avait l’habitude de l’arrêter, souvent dans des occasions très peu importantes, tant en actions qu’en paroles, — ne s’était jamais manifesté une seule fois à lui pendant toute la journée, ni quand il était, arrivé au tribunal pour la première fois, ni à aucun point durant tout son discours. L’acquiescement tacite de ce conseiller infaillible :lui prouvait non seulement qu’il avait parlé- convenablement, mais que la sen tente rendue n’était pas en réalité un mal pour lui ; que mourir en ce moment était la meilleure chose qui pût lui arriver[66]. Ou bien la mort équivalait à un sommeil profond, perpétuel et exempt de rêves, — ce qui à son sens ne serait pas une perte, mais plutôt un gain, comparé avec la vie présente ; ou bien autrement, si les mythes communs étaient vrais, la mort le ferait passer à une seconde vie dans Hadês, où il trouverait tous les héros de la guerre troyenne et dus passé en général, de sorte qu’il pourrait poursuivre, conjointement avec eux, l’occupation de l’examen mutuel et contradictoire, et discuter sur, les progrès et la perfection en morale[67]. L’on ne peut douter que Sokratês n’ait réellement considéré la sentence à ce point de vue, et ses amis également, après que l’événement fut arrivé, — bien qu’il n’en fût pas sans doute ainsi quand ils étaient sur le point de le perdre. Il prit sa ligne de défense avec réflexion et avec pleine connaissance du résultat. Elle lui fournit la meilleure des occasions pour manifester, d’une manière propre à faire impression, et son ascendant personnel sur les craintes et la faiblesse humaines, et la dignité de ce qu’il croyait être sa mission divine. Elle l’enleva au milieu de sa grandeur et de sa gloire, comme le coucher d’un soleil tropical, à un moment où le dépérissement de la vieillesse pouvait être regardé comme très rapproché. Il calcula que sa défense et sa conduite pendant le procès seraient la leçon la plus frappante qu’il pût donner à la jeunesse d’Athènes, plus frappante, probablement, que la somme totale des levons que le reste de sa vie suffirait à donner, s’il arrangeait sa défense autrement. Cette prévision de l’effet de la dernière scène der sa vie, mettant le sceau à tous ses discours antérieurs, se manifesta dans plusieurs parties de son dernier discours adressé aux dikastes, où il leur dit qu’en le mettant à mort, ils ne se débarrasseront pas de l’importunité de son K Elenchos scrutateur, ; que nombre de jeunes gens, plus remuants et plus importuns que lui, emportaient déjà en eux cette impulsion, qu’ils se mettraient bientôt en devoir d’appliquer, sa supériorité les ayant retenus jusqu’alors[68]. Sokratês était persuadé ainsi que son départ serait un signal pour de nombreux apôtres, qui propageraient avec un redoublement d’énergie ce procédé d’épreuve et d’incitation par interrogations auquel il avait consacré sa vie, et qui sans doute était pour lui beaucoup plus cher et plus sacré que ses jours. Rien ne pouvait être plus efficace que sa noble conduite pendant son jugement pour enflammer l’enthousiasme de jeunes gens prédisposés ainsi ; et la perte de l’existence était compensée à ses yeux par les successeurs qu’il comptait laisser derrière lui comme des missionnaires. Dans des circonstances ordinaires, Sokratês aurait bu la coupe de ciguë en prison, le lendemain de son jugement. Mais il se trouva que le jour de sa sentence suivait immédiatement celui où le vaisseau sacré partit pour son pèlerinage solennel, qu’il effectuait annuellement d’Athènes à Dêlos, au moment de la fête d’Apollon. Jusqu’au retour de ce vaisseau à Athènes, il était regardé comme une impiété de mettre une personne quelconque à mort en vertu, de l’autorité publique. En conséquence, Sokratês resta en prison, — et nous lisons avec peine, — ayant réellement des, chaînes aux jambes, — pendant tout le temps de l’absence de ce vaisseau, trente jours entiers. Ses amis et ses compagnons avaient libre accès auprès de lui, passant presque tout leur temps avec lui dans la prison, et Kritôn avait même disposé un plan pour le faire échapper, en gagnant le geôlier. Ce plan n’échoua que par le refus décidé de Sokratês de prendre part à une violation de la loi[69], résolution à laquelle nous devions nous attendre comme une chose naturelle, après la ligne qu’il avait adoptée dans sa défense. Il passait ses jours, dans la prison à discourir sur divers sujets moraux : et humains, qui avaient fait le charme et l’occupation de sa vie antérieure : c’est au dernier de ces jours que sa conversation avec Simmias, Kebês et Phædôn, sur l’immortalité de l’âme, est rapportée dans le dialogue platonique appelé Phædôn. Les doctrines et les arguments principaux de cette conversation appartiennent à Platon plutôt qu’à Sokratês. Mais le tableau que le dialogue offre de la disposition et de l’état d’esprit de Sokratês, pendant les dernières heures de sa vie, a une beauté et un intérêt immortels ; en présentant —son égalité d’âme sereine et même enjouée au milieu des émotions irrésistibles de ses amis autour de lui ; — la conviction véritable et spontanée, gouvernant et, ses paroles et ses actes, de ce qu’il avait déclaré devant les dikastes, à savoir que la sentence de mort n’était pas un malheur pour lui[70], — et la persistance entière de cet intérêt ardent qu’il prenait à l’amélioration de l’homme et de la société, et qui, pendant tant d’années, avait formé son motif dominant et son active occupation. Les détails de la dernière scène sont donnés avec une fidélité minutieuse, même jusqu’au moment de sa fin ; et il est consolant de remarquer que la coupe de ciguë (moyen employé pour les exécutions par ordre public à Athènes) produisit son effet par degrés beaucoup plus exempts de souffrance que toute mort naturelle à laquelle il devait nécessairement succomber. Ceux qui ont lu ce qu’on a fait remarquer plus haut relativement aux fortes convictions religieuses de Sokratês ne seront pas surpris d’apprendre que ses derniers mots, adressés à Kritôn immédiatement avant qu’il passât dans un état d’insensibilité, furent : Kritôn, nous devons un coq à Asklêpios (Esculape) : acquitte cette dette et surtout ne l’oublie pas[71]. Ainsi périt le parens philosophiæ, — le premier des philosophes moraux ; homme qui fournit à la science, et un nouveau sujet, à la fois abondant et précieux, — et une nouvelle méthode, mémorable non moins par son originalité ~et sa puissance que par la profonde base philosophique sur laquelle elle s’appuie. Bien que la Grèce ait produit des poètes, des orateurs, des philosophes spéculatifs, des historiens, etc., de premier ordre, cependant d’autres pays, qui avaient l’avantage d’avoir la littérature grecque pour modèle, l’ont presque égalée dans toutes ces branches et l’ont surpassée dans quelques-unes. Mais ou pourrons-nous trouver un pendant pour Sokratês, soit dans le monde grec, soit au dehors ? L’Elenchos par questions contradictoires, que, non seulement il inventa le premier, mais qu’il mania avec un effet sans pareil et dans des vues si nobles, a toujours été muet depuis sa dernière conversation dans la prison ; car, même son grand successeur, Platon, fut un écrivain et un maître qui enseigna en public, et non un dialecticien employant le dialogue. Jamais on n’a trouvé un homme assez fort pour bander son arc, encore bien moins assez sûr pour en user comme il le faisait. Sa vie reste comme le seul témoignage, mais un témoignage très satisfaisant, de ce que l’on peut faire par cette sorte d’interrogation intelligente, de l’intérêt puissant qu’elle peut inspirer, — du stimulant énergique qu’elle peut appliquer pour éveiller la raison assoupie et créer une nouvelle famille intellectuelle Il a été souvent d’usage de représenter Sourates comme un prédicateur moral, rôle dans lequel il s’est acquis probablement le respect général attaché à son nom. C’est, il est vrai, un attribut véritable, mais non l’attribut caractéristique ou saillant, ni celui par lequel il agit sur l’humanité d’une manière durable. D’autre part, Arkesilaos et la nouvelle Académie[72], un siècle et demi plus taud, crurent qu’ils suivaient l’exemple de Sokratês (et Cicéron semble l’avoir cru également) ; quand ils raisonnaient contre, toute chose, — et qu’ils posaient comme système que, contre tout principe affirmatif, one pouvait apporter comme contrepoids, une force égale d’argument négatif. Or, cette manière d’envisager Sokratês est à mon sens, non seulement partiale, mais inexacte. Il n’avait pas cette défiance systématique quant aux pouvoirs, que possède l’esprit de parvenir à. la certitude. Il établissait une ligne de démarcation, tracée nettement (bien qu’erronée), entre ce qu’on peut et ce que l’on ne peut pas savoir. Quant à la physique, il était plus quel sceptique ; — il pensait que l’on ne pouvait rien savoir les dieux ne voulaient pas que l’homme acquît une telle connaissance, et conséquemment ils arrangeaient les choses de telle sorte qu’elles fussent hors de la portée de sa vue, pour tout excepté pour les phénomènes les plus simples des besoins journaliers r de plus, non seulement l’on ne pouvait acquérir une pareille connaissance, mais on ne devait faire aucun effort pour y parvenir. Mais, relativement aux questions qui concernent L’homme et la société, les idées de, Sokratês étaient complètement le contraire. C’était le champ que les dieux avaient expressément assigné, non seulement à la pratique humaine, mais à L’étude de l’homme et à. l’acquisition du savoir par lui, champ dans lequel, avec cette idée, ils arrangeaient les phénomènes sur les principes d’une suite constante et observable, de sorte que tout, homme pouvait les connaître en prenant la peine nécessaire. Et même Sokratês faisait un pas de plus, — et ce pas en avant est la conviction fondamentale qui donne cette, impulsion à sa mission. Il pensait que tout homme non seulement pouvait connaître ces choses, mais devait les connaître ; qu’il ne lui était pas possible d’agir bien s’il ne les connaissait pas, et que c’était un devoir impérieux pour lui de les apprendre comme, il apprendrait une profession, autrement il ne valait pas mieux qu’un esclave, ne méritant pas qu’on se fiât à lui comme à un être libre et responsable Sokratês était persuadé qu’aucun homme ne pouvait se conduire comme un agent juste, modéré, courageux, pieux et patriotique, — s’il n’apprenait à savoir exactement ce qu’étaient réellement la justice, la modération, le courage, la piété et le patriotisme, etc. Il était pénétré de l’idée véritablement baconienne que le pouvoir d’une action morale constante dépendait de la compréhension rationnelle des buts et des moyens moraux et était limité par elle. Mais quand il considéra les esprits autour de lui, il s’aperçut que peu ou nul d’entre eux n’avaient aucune compréhension pareille, ni n’avaient travaillé pour l’acquérir, — et que cependant en même temps tout homme était convaincu qu’il la possédait et agissait avec confiance d’après cette conviction. Ici donc Sokratês reconnut que le premier ouvrage extérieur qu’il avait à emporter, c’était cette universelle illusion du savoir sans la réalité, à laquelle il déclara une guerre si énergique et que Bacon aussi, bief que sous une autre forme de mots et par rapport à d’autres sujets, combat non moins énergiquement deux mille ans plus tard : — Opinio copiæ inter causas inopiæ est. Sokratês trouva que ces notions relatives aux affaires humaines et sociales, sur lesquelles chaque homme faisait fond et en vertu desquelles il agissait, n’étaient autre chose que des produits spontanés de l’intellectus sibi permissus, de l’intelligente laissée à elle-même, soit sans direction aucune, soit seulement avec la direction aveugle des sympathies, des antipathies, de l’autorité ou d’une assimilation silencieuse. C’étaient des produits ramassés çà et là (pour employer le langage de Bacon) et composés de beaucoup de foi et de hasard et des suggestions primitives de l’enfance, non seulement sans soin ni études, mais même sans conscience du procédé et sans aucune révision subséquente. C’est sûr cette base que les sophistes ou maîtres de profession pour la vie active cherchaient à ériger une superstructure de vertu et de talent ; mais Sokratês jugeait une telle tentative désespérée et contradictoire — non moins impraticable qu’il l’était, comme le déclarait Bacon à son époque, d’élever l’arbre de la science, pour qu’il atteignît toute sa majesté et portât des fruits, avant qu’on eut d’abord fait disparaître ces vires fondamentaux qui restaient en paix et exerçaient une influence funeste autour de ses racines. Sokratês se mit a l’œuvre avec la manière et l’esprit de Bacon ; il appliqua son procédé d’examen par interrogations, comme première condition de toute amélioration ultérieure, à ces généralisations grossières, spontanées, incohérentes, qui passaient dans l’esprit des hommes pour du savoir compétent et dirigeant. Mais lui, non moins que Bacon, accomplit cette analyse, non pas en vue de se borner à la négative, mais comme la première phase vers un profit ultérieur, — comme la purification préliminaire, indispensable à un futur résultat positif. Dans les sciences physiques, vers lesquelles l’attention de Bacon était tournée principalement, il n’était pas possible d’obtenir un résultat pareil sans une recherche expérimentale perfectionnée, mettant en lumière des faits nouveaux et encore inconnus ; mais, pour les questions que discutait Sokratês, les données élémentaires de l’examen rentraient toutes dans l’expérience de l’auditeur ; elles n’avaient besoin que d’être signalées à son attention, affirmativement aussi bien que négativement, en même temps que la Fin morale et politique appropriée, de manière à stimuler en lui l’effort rationnel nécessaire pour les combiner de nouveau d’après des principes logiques. Si donc les philosophes de la Nouvelle Académie considéraient Sokratês soit comme un sceptique, soit comme un partisan d’une négation systématique, ils se trompaient sur son caractère et prenaient par erreur le premier degré de son procédé, — celui que Platon, Bacon et Herschel appellent la purification de l’intelligence, pour le but final. L’Elenchos, comme Sokratês l’employait, était animé de l’esprit le plus vrai de la science positive et formait un précurseur indispensable qui aidait à y parvenir[73]. Il y a deux points, et deux points seulement, dans les sujets relatifs à l’homme et à la société, à l’égard desquels Sokratês est sceptique — ou plutôt qu’il nie ; et c’est sur la négation de ces points que roule toute sa méthode et tout son dessein. Il nie d’abord que les hommes puissent savoir ce à quoi ils n’ont consacré pour l’apprendre ni effort consciencieux, ni peines réfléchies, ni étude systématique. Il nie ensuite que les hommes puissent pratiquer ce qu’ils ne connaissent pas[74] ; qu’ils puissent être justes, ou tempérants, ou vertueux en général, sans savoir ce que c’est que justice, tempérance ou vertu. Graver dans esprit des auditeurs sa propre conviction négative sur ces deux points, — c’est en effet son premier objet et le premier but de sa manœuvre multiforme de dialectique Mais, bien que négatif dans ses moyens, Sokratês est rigoureusement positif dans ses Bics : il entreprend son attaque en se proposant distinctement un résultat positif ; il veut par la honte détruire en eux l’illusion du savoir et les exciter, en les armant, u acquérir des connaissances réelles, assurées, compréhensives et s’expliquant elles-mêmes, — comme condition et garantie d’une pratique vertueuse. Sokratês était en effet le contraire d’un sceptique personne ne regarda jamais la vie d’un œil plus positif et plus pratique ; personne ne tendit jamais à son but avec une perception plus claire de la route qu’il parcourait ; personne ne combina jamais comme lui l’enthousiasme absorbant du missionnaire[75] avec la finesse, l’originalité, l’esprit de ressource inventif et la compréhension généralisatrice du philosophe. Sa méthode survit encore, autant qu’une telle méthode peut survivre, dans quelques-uns des dialogues de Platon. C’est un procédé d’une éternelle valeur et d’une application universelle. Cette purification de l’intelligence, que Bacon signalait comme indispensable pour un progrès rationnel ou scientifique, l’Elenchos socratique fournit le seul instrument connu de l’accomplir du moins en partie. Quelque peu que cet instrument ait pu être appliqué depuis la mort de son inventeur, sa nécessité et son usage n’ont pas disparu, ni ne peuvent jamais disparaître. Il y a peu d’hommes dont les esprits ne soient, plus ou moins dans cet état de prétendu savoir auquel Sokratês faisait la guerre, il n’y en a pas dont les idées n’aient été d’abord formées par une association spontanée, inconsciente, sans examen, sans preuve, — reposant sur des détails oubliés, réunissant des disparates on des incompatibilités, et laissant dans son esprit des phrases vieilles et familières et des propositions sous forme d’oracles, dont il ne s’est jamais rendu compte ; il n’y en pas qui, s’il est destiné à un effort scientifique vigoureux et profitable, n’ait reconnu comme une branche nécessaire de l’éducation faite par soi-même de briser, de démêler, d’analyser et ide reconstruire ces anciens composés intellectuels, — et qui n’ait été poussé à le faire par ses efforts imparfaits et solitaires, puisque le géant de l’Elenchos par le dialogue n’est plus dans la place du marché pour lui fournir une aide et un stimulant. Apprendre qu’un homme quelconque[76], surtout un homme si illustre, est condamné à mort sur des accusations telles que celle d’hérésie et de prétendue corruption de la jeunesse, inspire aujourd’hui un sentiment de réprobation indignée, dont je n’ai pas la pensée de diminuer la force. Le fait est éternellement .consigné comme l’un des mille méfaits de l’intolérance religieuse et politique. Mais, puisque dans ce catalogue chaque article à son propre caractère particulier, grave ou léger, — nous sommes obligé de considérer à quel point de l’échelle doit être placée la condamnation de Sokratês et quelles conclusions elle justifie par rapport au caractère des Athéniens. Or, si nous examinons les circonstances du cas, nous trouverons qu’elles sont toutes atténuantes ; et dans le fait assez puissantes pour réduire ces conclusions à leur minimum, compatible avec la classé générale à laquelle appartient l’incident. D’abord, le sentiment qui domine aujourd’hui est fondé sur la conviction que ces questions d’hérésie et d’enseignement hérétique de la jeunesse ne sont pas de la compétence judiciaire. Même dans le monde moderne, cette conviction est de date récente ; et dans le cinquième siècle avant J.-C., elle était inconnue. Sokratês lui-même n’y aurait pas acquiescé, et tous les gouvernements grecs, oligarchiques, et démocratiques également, reconnaissent le contraire. Le témoignage fourni par Platon est sur ce point décisif Quand nous examinons les deux communautés positives qu’il construit, dans les traités De Republica et De Legibus, nous trouvons qu’il n’y a rien dont il s’inquiète plus que d’établir une orthodoxie de doctrine, d’opinion et d’éducation à laquelle rien ne résiste. Un maître dissident et libre parleur, tel que l’était Sokratês à Athènes, n’aurait pas eu la permission de poursuivre sa vocation pendant une semaine dans la république de Platon. A la vérité, Platon ne le condamnerait pas à mort ; mais il lui imposerait silence, et en cas de besoin, il le renverrait. Telle est, en effet, la conséquence logique, si vous admettez que l’État doive déterminer ce qu’est l’orthodoxie et l’enseignement orthodoxe, et réprimer ce qui contredit ses propres vues. Or tous les États grecs, y compris Athènes, soutenaient ce principe[77] d’intervention contre le maître dissident. Mais à Athènes, bien que le principe fût reconnu, cependant l’application en était contrariée par des forces résistantes qu’il ne trouvait pas ailleurs, par la constitution démocratique, avec sa liberté de parole et son amour de parole ; — par le ressort plus actif de l’intelligence individuelle, — et par la tolérance plus grande là que partout ailleurs, montrée pour les particularités de toute sorte, telles qu’on les trouve dans chaque individu. Dans tout autre Etat de la Grèce, aussi bien que dans la République de Platon, Sokratês aurait été promptement arrêté au milieu de sa carrière, sinon sévèrement puni : à Athènes, on lui permit de parler et d’enseigner publiquement vingt-cinq ou trente ans durant, et ensuite on le condamna quand il était un vieillard. De ces deux applications de ce funeste principe, assurément la dernière est à la fois la plus modérée et la moins pernicieuse. En second lieu, la force de cette dernière considération, comme circonstance atténuante par rapport aux Athéniens, est bien accrue, si nous réfléchissons au nombre d’ennemis individuels que se fit Sokratês en poursuivant son procédé d’examen par questions. Il y eut une multitude d’individus, comprenant des hommes personnellement les plus éminents et -les plus puissants de la cité, poussés par des antipathies spéciales, outre les convictions générales, à faire agir contre un maître détesté ce principe d’intolérance qui sommeillait. Si, malgré une pareille provocation de sa part, il lui fut permis d’atteindre l’âge de soixante-dix ans et de parler publiquement pendant tant d’années, avant qu’un Melêtos se présentât, — ce fait atteste évidemment l’efficacité des dispositions restrictives dans le peuple, qui rendaient ses habitudes pratiques plus libérales que ses principes avoués. En troisième lieu, quiconque a lu le récit du procès et la défense de Sokratês verra qu’il contribua lui-même au résultat tout autant que tous les trois accusateurs réunis. Non seulement il négligea de faire tout ce qui aurait pu se faire sans déshonneur pour s’assurer un acquittement, — mais il tint un langage positif qui se rapprochait beaucoup de celui que Melêtos aurait cherché à mettre dans sa bouche. Il le fit de propos délibéré, ayant une haute opinion de lui-même et de sa mission, et ne considérant pas comme un malheur à son âge de boire la coupe de ciguë. Ce fut seulement par cette glorification de lui-même marquée et blessante qu’il s’attira le premier vote du dikasterion, vote qui, même alors, ne fut rendu qu’à une très faible majorité, et par lequel il fut reconnu coupable ; ce fut seulement par une manifestation semblable encore plus aggravée poussée même jusqu’à un point qui ressemblait à une insulte, qu’il s’attira le second vote qui prononça la sentence capitale. Or, ce serait manquer de sincérité que de ne pas faire, la part de l’effet d’une telle conduite sur les esprits du dikasteion. Les juges n’étaient pas du tout disposés, de leur propre mouvement, à mettre en vigueur contre lui, le principe reconnu d’intolérance. Mais, quand ils virent que l’homme qui était devant eux accusé de ce grief, leur parlait d’un ton tel qu’ils n’en avaient jamais entendu auparavant et n’en pouvaient guère entendre avec calme de pareil, — ils ne purent que se sentir disposés à croire toutes let conclusions les plus mauvaises que ses accusateurs avaient suggérées, et à considérer Sokratês comme un homme dangereux, tant sous le rapport religieux que sous le rapport politique contre lequel il était nécessaire de soutenir la majesté de la Cour et de la constitution. Conséquemment, en appréciant ce mémorable incident bien que le funeste principe d’intolérance ne puisse être nié, cependant toutes les circonstances prouvent que ce principe ne fut ni irritable ni prédominant dans le cœur athénien ; que, même une somme considérable d’antipathies collatérales ne l’excita facilement contre aucun individu ; que les dispositions plus libérales et plus généreuses qui en émoussaient la malignité avaient une efficacité constante, mon aisément surmontée, et que la condamnation doit compter comme l’un des articles les moins sombres dans un catalogue essentiellement sombre. Ajoutons que, si Sokratês lui-même, ne regarda pas sa condamnation et sa mort, à son âge, comme, un malheur mais plutôt comme un présent dû à la faveur ries dieux„ qui l’enlevaient juste à temps pour qu’il échappât cette pénible conscience du déclin intellectuel, qui engagea Demokritos à préparer le poison pour lui-même, — son ami Xénophon fait un pas de plus, et tout en protestant contre le verdict de culpabilité, il exalte cette sorte de mort comme un sujet de triomphe, comme la manière la plus honorable, la plus heureuse et la plus agréable dont les dieux pussent mettre le sceau à une vie utile et élevée[78]. Diodore assure, et il est répété avec exagération par d’autres auteurs postérieurs, qu’après la mort de Sokratês les Athéniens se repentirent amèrement de la manière dont ils l’avaient traité, et qu’ils allèrent même jusqu’à mettre ses accusateurs à mort sans jugement[79]. Je ne sais sur quelle autorité repose cette assertion, et j’en doute complètement. D’après le ton des Memorabilia de Xénophon, il y a tout lieu de présumer que la mémoire de Sokratês continua encore d’être impopulaire à Athènes quand ce recueil fut composé. Platon aussi quitta Athènes immédiatement après la mort de son maître, et resta absent pendant quelque temps : indirectement, à mon sens, cette circonstance fait présumer qu’il ne s’opéra pas dans le sentiment athénien une réaction telle que l’allègue Diodore ; et la même présomption est appuyée par la manière dont l’orateur Eschine parle de la condamnation, un demi-siècle après. Je ne vois pas de raison pour croire que les dikastes athéniens, qui sans doute se sentaient justifiés et plus que justifiés, en condamnant Sokratês après son discours, — aient rétracté ce sentiment après sa mort. |
[1] Il y a une expression frappante de Xénophon, dans les Memorabilia, au sujet de Sokratês et de sa conversation (I, 2, 14) : Il faisait de chacun précisément ce qu’il voulait dans ses discussions, dit Xénophon.
[2] Je ne connais rien qui jette autant de jour tant sur les sujets que sur la méthode choisis par Sokratês, que divers passages des immortelles critiques du Novum Organon. — Quand Sokratês (comme nous le dit Xénophon) consacrait son temps à demander aux autres : Qu’est-ce que la piété ? Qu’est-ce que la justice ? Qu’est-ce que la tempérance, le courage, le gouvernement politique ? etc., nous comprenons mieux l’esprit de son procédé en comparant la sentence que Bacon prononce sur les premières notions de l’intelligence, — comme radicalement vicieuses, confuses, mal abstraites des choses, et ayant besoin d’une révision et d’un nouvel examen complets, — sans lesquels (dit-il) on ne pourrait se fier à aucune d’elles.
Quod vero attinet ad notiones primas intellectus, nihil est eorum, quæ intellectus sibi permissus congessit, quin nobis pro suspecto sit, nec ullo modo ratum nisi novo judicie se stiterit, et secundum illud pronuntiatum fuerit. (Distributio Operis, mise en tête du N. O. p. 168 de l’édition de M. Montagu.) — Serum sane rebus perditis adhibetur remedium, postquam mens ex quotidiana vitæ consuetudine, et auditionibus, et doctrinis inquinatis occupata, et vanissimis idolis obsessa fuerit... Restat unica salus ac sanitas, ut opus mentis universum de integro resumatur ; ac mens, jam ab ipso principio, nullo modo sibi permittatur, sed perpetuo regatur. (Ibid., Præfatio, p. 186) : — Syllogismus ex propositionibus constat, propositiones ex verbis, verba notionum tesseræ sunt. Itaque si notions ipsæ (id quod basis rei est) confusæ sint et temere a rebus abstractæ, nihil in iis quæ superstruuntur est furmitudinis. Itaque spes est una in induction vera. In notionibus nihil sani est, nec in logicis, nec in physicis. Non Substantia, non Qualitas, Agere, Pati, ipsum Esse, bonæ notiones sunt ; multo minus Grave, Leve, Densum, Tenue, Humidum, Siccum, Generatio, Corruptio, Attrahere, Fugare, Elementum, Materia, Forma et id Genus ; sed omnes phantasticæ et male terminatæ. Notiones infimarum specierum, Hominis, Canis, et prehensionum immediatarum sensus, Albi, Nigri, non fallunt magnopere ; reliquæ omnes (quibus homines hactenus usi sunt) aberrationes sont nec debitis modis a rebus abstractæ et excitatæ (Aphor. 14, 15, 16.) — Nemo adhuc tanta mentis constantia et rigore inventus est, ut decreverit et sibi imposnerit, theorias et notiones communes penitus abolere, et intellectum abrasum et æquum ad particularia de integro applicare. Itaque ratio illa quam habemus, ex mulla fide et multo etiam casu, necnon ex puerilibus, quas primo hausimus, notionibus, farrago quædam est, et congeries (Aphor. 97). — Nil magis philosophiæ offecisse deprehendimus, quam quod res quæ familiares sunt et frequenter occurrunt, contemplationem hominum non morentur et detineant, sed recipiantur obiter, neque earum causaæ quæri soleant ; ut non sæpius requiratur informatio de rebus ignotis, quam attentio in notis. (Aphor. 119.)
Ces passages et beaucoup d’autres tendant au même but, passages qu’on pourrait extraire du Novum Organon, fournissent une explication claire et un intéressant parallèle à l’esprit et au dessein de Sokratês. Il cherchait à éprouver les notions et les généralisations fondamentales relatives à l’homme et à la société, dans un esprit analogue à celui avec lequel Bacon abordait celles de la physique ; il soupçonnait le procédé inconscient de l’intelligence lors de son développement, et désirait le corriger par comparaison avec les détails, et aussi au moyen de détails les pins flairs et les plus certains, mais qui, pour se présenter ordinairement, éveillaient le moins l’attention. Et ce que Sokratês décrit dans son langage comme illusion de posséder le savoir sans la réalité est identique à ce que Bacon désigne comme les notions premières, — les notions puériles, — les, aberrations, — de l’intelligence laissée à elle-même, qui sont devenues si familières et qui semblent connues d’une manière si certaine, que l’esprit ne peut s’en défaire et qu’il a perdu toute habitude, nous pourrions dire presque tout pouvoir, de les examiner.
Le procédé rigoureux (on commotion électrique, pour employer la similitude du Menon de Platon) de l’Elenchos socratique, fournissait le meilleur moyen de faire revivre ce pouvoir perdu. C’est la manière dont Platon parle de l’Elenchos servant à examiner contradictoirement, comme de la grande et souveraine purification, sans laquelle tout homme, serait-il le Grand Roi lui-même, est ignorant, salé et rempli d’impureté eu égard aux principales conditions du bonheur, (Platon, Sophist., c. 34, p. 230 E) cette manière répond précisément à cet examen contradictoire de la raison humaine dans sa marche naturelle ou spontanée, que Bacon spécifie comme l’une des trois choses essentielles à la purification de l’intelligence, de manière à la mettre en état de parvenir à la vérité : — Itaque doctrina ista de expurgation intellectus, ut ipse ad veritatem habilis, sit, tribus redargutionibus absolvitur ; redargutione philosophiarum, redargutione demonstrationum et redargutione rationis humana nativæ. (Nov. Org. Distributio Operis, p. 170, éd. Montagu.)
Pour prouver encore combien il est essentiel (suivant l’opinion des meilleurs juges) que l’intelligence naturelle soit purgée ou purifiée, avant qu’elle puisse convenablement comprendre les vérités de la philosophie physique,
Je transcris un passage emprunté à l’introduction de l’Astronomie, de sir John Herschel : En commençant une étude scientifique quelconque, un des premiers efforts de celui qui s’y livre doit être de préparer son esprit à recevoir la vérité, en écartant toutes les notions indigestes et adoptées à la hâte touchant les objets et les relations qu’il se dispose à examiner, et qui peuvent tendre à l’embarrasser ou à l’égarer, ou du moins d’y tenir moins, et de se fortifier, par quelque effort et quelque résolution, pour admettre sans préjugé toute conclusion qui semblera appuyée par une observation soigneuse et un argument logique, fût-elle même contraire aux notions qu’il peut avoir antérieurement formées par lui-même ou adoptées, sans examen, sur la foi des autres. Un pareil effort est en effet un commencement de cette discipline intellectuelle qui forme une des fins les plus importantes de toute science. C’est le premier mouvement pour approcher de cet état de pureté d’esprit qui peut seul nous rendre aptes à avoir une perception pleine et ferme de la beauté morale aussi bien que des proportions physiques. C’est l’eufraise et la rue avec lesquelles nous devons nettoyer nos yeux avant de pouvoir recevoir et contempler dans leur état réel les linéaments de la vérité et de la nature. (Sir John Herschel, Astronomy, Introduction.)
Je pourrais aisément multiplier des citations d’autres écrivains éminents sur la philosophie physique, dans le même but. Ils prescrivent tous cette purification intellectuelle ; Sokratês non seulement la prescrivait, mais l’administrait réellement, au moyen de son Elenchos, par rapport aux sujets sur lesquels il parlait.
[3] V. particulièrement le remarquable passage dans le Philèbe, c. 18, p 16 sqq.
[4] V. ce point présenté d’une manière instructive dans le système de logique de M. John Stuart Mill, vol., II, l. VI, p. 565, 1ère édit.
[5] Lord Bacon fait dans le Novum Organon la remarque suivante (Aph. 71) :
Erat autem sapientia Græcorum professoria, et in disputationes effusa, quod genus inquisitioni veritatis adversissimum est. Itaque nomen illud sophistarum — quod par contemptum ab iis, qui se philosophos haberi voluerunt, in antiquos rhetores rejectum et traduetam est, Gorgiam, Protagoram, Hippiam, Polum — etiam universo generi competit, Platoni, Aristoteli, Zenoni, Epicuro, Theophrasto, et eorum successoribus, Chrysippo, Carneadi, reliquis.
Bacon a tout à fait raison d’effacer la distinction entre les deux listes de personnages qu’il compare, et de dire que Ies derniers étaient précisément tout aussi sophistes que les premiers, dans le sens qu’il donne ici au mot aussi bien que dans -tout autre sens légitime, Mais il n’est pris justifié en imputant à l’un ou à l’autre d’entre eux cette argumentation variée comme une faute, si l’on considère les sujets sur lesquels ils la faisaient porter. Sa remarque s’applique aux sciences physiques plus simples, mais elle n’a nullement trait aux sciences morales. Elle avait une grande valeur et beaucoup d’à-propos, à l’époque où il la présenta ; et eu égard aux réformes importantes qu’il cherchait à accomplir dans la science physique. En tant que Platon ; Aristote ou les autres philosophes grecs appliquent leur méthode de déduction à des sujets physiques, ils tombent à bon droit sous le blâme de Bacon. Mais ici encore, la faute consistait moins à discuter trop qu’à admettre trop à la hâte des axiomes faux ou inexacts sans discussion.
[6] Aristote, Metaphys., III, 1, 2-5, p. 995 a.
La nécessité indispensable, pour un philosophe, d’avoir devant lui toutes les difficultés et tous les doutes du problème qu’il tente de résoudre, et d’examiner tour à tour le côté affirmatif et le côté négatif d’une question philosophique, comme le fait un juge pour deux plaideurs, — cette nécessité, dis-je, est présentée d’une manière frappante dans ce passage.
Un peu plus loin, dans le même chapitre (III, 1, 19, p. 996 a), il fait une observation remarquable. Non seulement il est difficile, sur ces sujets philosophiques, d’arriver à la vérité, — mais il n’est pas aisé de bien accomplir même la tâche préliminaire de discerner et d’exposer les difficultés de raisonnement dont on aura à s’occuper. Διαπορήσαι signifie la même chose que διεξελθεϊν τής άπορίας (Bonitz, not. ad loc.), passer par les divers points de difficulté.
Ce dernier passage explique bien le don caractéristique de Sokratês, qui était exactement ce qu’Aristote appelle τό διαπορήσαι λόγω καλώς, — imposer à l’esprit, de l’auditeur ces difficultés de raisonnement qui servaient à la fois d’aiguillon et de guide vers une solution et une vérité positive, — vers une généralisation compréhensive et exacte, avec une connaissance claire de l’attribut commun, unissant les divers détails qu’elle renferme
Le même soin à admettre et même à provoquer le développement du côté négatif d’une question, — à accepter l’obligation de lutter avec toutes les difficultés, — d’assimiler le procédé de recherche à un plaidoyer judiciaire, — ce soin, dis je, se voit dans d’autres passages d’Aristote : V. Ethic. Nikomach., VII ; I, 5 ; De Animà, I ; e, p. 403 b ; De Cœlo., I, 10, p. 279 b ; Topica, I, 2, p.101. Cf. également Cicéron, Tusculanes, Disput. II, 3, 9.
[7] Cicéron (De Orator., III, 16, 61 ; Tusculanes, Disput. V, 4, 11) : — Cajus (Socratis) multiplex ratio disputandi, rerumque varietas, et ingenii magnitudo, Platonis ingenio et literis conse crata, plura genera effecit dissentientium philosophorum. On dompte dix variétés distinctes de philosophes socratiques ; mais j’attache peu d’importance au nombre exact.
[8] En exposant la Fin morale, le langage de Sokratês (autant que nous en pouvons juger par Xénophon et Platon) ne semble pas avoir toujours été conséquent avec lui-même. Il la présentait parfois comme si elle renfermait un rapport avec le bonheur non seulement de l’agent lui-même, mais des autres en outre, — tous deux comme éléments coordonnés ; d’autres fois, il semble parler comme si la fin n’était rien, de plus que le bonheur de l’agent lui-même, bien que le bonheur des autres fût au nombre des moyens Ies plus grands et les plus essentiels. La première idée est plutôt appuyée par Xénophon, le témoin le meilleur au sujet de son maître, de sorte que je l’ai donnée comme appartenant à Sokratês, bien qu’il n’y adhère pas toujours. La seconde idée parait surtout dans Platon, qui assimilé la santé de l’âme à la santé du corps, fin essentiellement subjective.
[9] Cicéron, De Oratore, I, 47, 204.
[10] Xénophon, Mémorables, III, 9, 4 ; Aristote, Ethic. Nikomach., VI, 13, 3-5 ; Ethic. Eudem., I, 5 ; Ethic. Magn., I, 1-35.
[11] Xénophon, Mémorables, 9, 6 ; IV, 2, 19-22. L’appeler le plus juste des deux, quand ni l’un ni l’autre ne le sont, cela peut difficilement être la pensée : je traduis selon ce qui me semble être la signification intentionnelle. De même γραμματικώτερον (dans la phrase qui précède) veut dire, se rapproche d’un bon orthographiste. Les adjectifs dérivatifs grecs en ικός sont très difficiles à rendre d’une manière précise.
Cf., Platon, Hippias Minor, c. 15, Il. 372 D ; où la même opinion est soutenue. Hippias dit à Sokratês dans ce dialogue (c. 2, p. 369 B) qu’il fixe son esprit sur une partie de la vérité, et qu’il omet de mentionner le reste.
[12] Xénophon, Mémorables, III, 9, 14, 15.
[13] Xénophon, Mémorables, II, 6, 39. Et encore, la nécessité de la pratique ou discipline est inculquée, III, 9, 1. Quand Sokratês énumère les qualités requises dans un bon ami, ce n’est pas seulement d’un savoir supérieur qu’il parle. Il comprend aussi l’excellence morale, la retenue, une nature qui se suffit à elle-même, la douceur, une disposition reconnaissante (c. 2, 6, 1-5).
De plus, Sokratês avança que la retenue ou empire sur soi-même était la base même de la vertu (I, 5, 4) ; et que la retenue était indispensable pour permettre à un homme d’acquérir du savoir (IV, 5,-10, 11).
Sokratês regarde ici évidemment έγκράτειν (retenue ou empire sur soi-même) comme n’étant pas un état de l’homme intellectuel, mais cependant comme étant la base même de la vertu. Conséquemment il ne semble pas avoir appliqué logiquement sa doctrine générale, à savoir que la vertu consistait seulement dans le savoir ou dans l’excellence de l’homme intellectuel. Il est possible qu’il ait dit — le savoir seul suffira pour vous rendre vertueux ; mais avant de pouvoir acquérir le savoir, vous devez probablement avoir discipliné vos émotions et vos appétits. Cela ne fait qu’esquiver l’objection, sans que l’on puisse trouver suffisante la doctrine générale.
Je ne puis partager l’opinion de Bitter (Gesch. der Philos., vol. II, ch. 2, p. 78), qui pense que Sokratês entendait par savoir ou sagesse un attribut transcendant au-dessus de l’humanité, et tel qu’un dieu seul le possédait. Ce n’est nullement compatible avec la conception pratique de la vie humaine et de ses fins, qui est si évidemment marquée dans son caractère.
Pourquoi regarderions-nous comme étonnant que Sokratês proposât une théorie défectueuse, qui n’embrasse qu’un seul côté d’une question vaste et compliquée ? Si l’on considère que sa théorie était la première qui dérivât de données appartenant réellement au sujet, on devra s’étonner qu’elle se rapprochât tant de la vérité.
[14] Xénophon, Mémorables, III, 9, 10, 11.
[15] Xénophon, Mémorables, I, 2, 9.
[16] Xénophon, Mémorables, III, 9,12 ; cf. Platon, Gorgias, c. 567 p. 469, 470.
[17] Platon, Apol. Sokratês, c. 2, p.18 B ; c. 16, p. 28 A.
L’expression τών πολλών dans cette dernière ligne n’est pas employée avec sa signification la plus ordinaire, mais elle équivaut à τούτων τών πολλών.
[18] Xénophon, Mémorables, IV, 2, 40.
[19] Platon, Eutyphrôn, c. 2, p. 3 C.
[20] V. Xénophon, Apol. Sokratês, s. 28, 30. Ce petit morceau a un titre bien erroné, et il se peut qu’il n’ait pas été composé par Xénophon, comme les commentateurs l’affirment en général mais, selon toute apparence, c’est un ouvrage de l’époque.
[21] Platon, Apol. Sokratês, c. 10, p. 23 C ; c. 27, p. 37 E.
Dans la Cyropédie de Xénophon, on voit une anecdote intéressante qui explique ce que souvent un père voulait dire quand il accusait Sokratês, on l’un des sophistes, de corrompre son fils ; ainsi que l’extrême vengeance qu’il se croyait autorisé à en tirer (Cyropédie, III, 1, 14, 38, 40).
Le prince arménien, avec son jeune fils nouvellement marié, Tigranês, est représenté comme conversant avec Cyrus, qui demande à ce dernier : — Qu’est devenu cet homme, le sophiste, qui avait coutume d’être toujours dans ta compagnie, et auquel tu étais si attaché ? — Mon père l’a mis à mort. — Pour quelle offense ? — Il affirmait qu’il me corrompait : bien que cet homme eût un caractère si admirable que, même au moment où il mourait, il m’appela et me dit : Yen veuille pas à ton père s’il me tue, car il ne le fait pas avec mauvaise intention, mais par ignorance ; et les fautes commises par ignorance doivent être regardées comme involontaires. — Hélas ! pauvre homme ! s’écria Cyrus. — Le père lui-même parla alors ainsi qu’il suit : Cyrus, tu sais qu’un mari met à mort un autre homme qu’il trouve en compagnie de sa femme (et la corrompant). Ce n’est pas qu’il corrompe son intelligence, mais c’est qu’il enlève son affection à son mari, et en conséquence ce dernier le traite comme un ennemi. C’est précisément ainsi que je haïssais ce sophiste, parce qu’il faisait que mon fils : l’admirait plus que moi. — Par les dieux, répliqua Cyrus, je pense que tu as cédé seulement à la fragilité humaine. Pardonne à ton père, Tigranês. Cf. une suite semblable de pensée, Cyropédie, V, 5, 28.
Comme la jalousie maritale était regardée, tant par la loi que ; par l’opinion attique, autorisée à satisfaire son, désir extrême de vengeance, ainsi la même droit est réclamé ici par analogie pour jalousie paternelle, même jusqu’à l’anéantissement d’un homme d’un admirable caractère. La sympathie très forte exprimée poux la jalousie offensée est une circonstance qui mérite d’être signalée, et qui suggère beaucoup de réflexions. Et si nous appliquons le principe du cas à la vie réelle à Athènes, nous comprendrons comment il se fit qu’Anytos et d’autres pères devinssent si irrités contre Sokratês et les sophistes jouissant d’influence et d’ascendant. Le seul fait que les jeunes gens finissaient par être fortement attachés à leur société et à leur conversation, suffisait souvent pour exciter un ressentiment mortel et était appelé du nom de corruption.
[22] Isocrate, Or. XVIII, cont. Kallimach., s. 30.
[23] V. Platon, Menon, ch. 27, 28, p. 90, 91.
[24] Eschine, cont. Timarch., ch. 34, p. 74. Xénophon, Mémorables, I, 2, 12.
[25] V. Platon (Charmidês, ch. 3, p. 154 C ; Lysis, c. 2 ; p. 201 B ; Protagoras, c. 1, p. 309 A), etc.
[26] Le sophiste Polykratês, peu d’années après la mort de Sokratês, choisit l’accusation portée contre lui comme sujet d’une harangue à composer, que Quintilien semble avoir lue, la prenant pour le discours réel prononcé à la Cour par un des accusateurs. Cependant il est clair, d’après Isocrate, que cette harangue n’était qu’un exercice de rhétorique, et assez médiocre, à son sens. V. Quintilien, Inst. Orat., II, 17, 4 ; I1I, 1, 11 ; et Isocrate, Busiris, s. 4. L’argument mis en tête de ce dernier discours est plein d’erreurs.
[27] Platon, Apol. Sokratês, c. 14, p. 26 C.
[28] Xénophon, Mémorables, I, 2, 64 ; I, 3, 1.
[29] Platon, Apol. Sokratês, c. 3, p. 19 B.
[30] Platon, Apol. Sokratês, c. 3, p 19 G.
[31] Xénophon, Mémorables, I, 1, 13.
[32] Xénophon, Mémorables, I, 2, 9.
[33] Xénophon, Mémorables, I, 2, 12.
[34] Xénophon, Mémorables, I, 2, 49-52.
[35] Xénophon, Mémorables, I, 2, 56-59.
[36] Xénophon, Mémorables, I, 2, 59.
[37] Xénophon, Mémorables, I, 2, 55.
[38] Xénophon, Mémorables, I, 2, 9.
[39] Platon, Apol. Sokratês, c. 5, p. 21 A ; c. 20, p. 32 E ; Xénophon, Mémorables, I, 2, 31.
[40] Platon, Apol. Sokratês, c. 25, p. 36 A ; Diogène Laërte, II, 41. Diogène dit qu’il fut condamné par 281 ψήφοις πλείοσι τών άπολυούσων. Si Diogène voulait affirmer que le verdict fut rendu par une majorité de 281 voix au-dessus des votes d’acquittement, cela serait contredit par l’Apologie platonique, qui nous assure sans aucun doute que la majorité n’était pas au delà, de cinq ou de six, de sorte que le changement de trois votes aurait modifié le verdict. Mais comme le nombre 281 semble précis, et qui n’est, pas en lui-même indigne de confiance, quelques commentateurs l’expliquent, bien que : les mots dans leur état actuel soient embarrassants, nomme l’agrégat de la majorité, puisque l’Apologie socratique prouve que c’était une majorité de cinq ou de six, la minorité devait conséquemment être 276 et le total 557.
[41] Xénophon, Mémorables, IV, 8, 4 sqq. Il apprit le fait d’Hermogenês, qui l’entendit de Sokratês lui-même.
[42] Xénophon, Mémorables, IV, 8, 9, 10.
[43] Platon, Phædôn, c. 60, p. 77 E.
[44] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 29 C.
[45] Platon, Apol. Sokratês, c. 2, p. 19 A.
[46] Platon, Apol. Sokratês, c. 5, p. 20 D.
[47] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 29 A.
[48] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 30 B.
[49] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 30 B.
[50] Platon, Apol. Sokratês, c. 18, p. 30 B.
[51] Platon, Apol. Sokratês, c. 18, p. 30 B.
[52] Platon, Apol. Sokratês, c. 18, p. 30 E.
[53] Platon, Apol. Sokratês, c. 20, 21, p. 83.
[54] Platon, Apol. Sokratês, 22.
[55] Platon, Apol. Sokratês, c. 17, p. 29 B. Comparez ce sentiment frappant et véritablement socratique au sujet de la crainte de la mort, avec la manière banale dont Sokratês est représenté comme traitant le même sujet dans Xénophon, Mémorables, I, 4, 7.
[56] Platon, Apol. Sokratês, c. 23, p. 34, 35. Je traduis la substance et non les mots.
[57] Platon, Apol. Sokratês, c. 24, p. 35.
[58] Ce sont les mots frappants de Tacite (Hist., II, 54) relativement aux dernières heures de l’empereur Othon, après que son suicide avait été entièrement résolu, mais avant qu’il eût été accompli, intervalle consacré aux dispositions les plus attentives et les plus prévoyantes pour la sécurité e le bien-être de ceux qui l’entouraient — ipsum viventem duidem relictum, sed solâ posteritatis cura, et abruptis vitæ blandimentis.
[59] Platon, Apol. Sokratês, c. 25, p. 36 A.
[60] Relativement à la mort de Sokratês, M. Cousin fait les observations suivantes (dans sa traduction de Platon, t. 1, p. 58. Préface à l’Apologie de Socrate) :
Il y a plus : on voit qu’il a reconnu la nécessité de sa mort. Il dit expressément qu’il ne servirait à rien de l’absoudre, parce qu’il est décidé à mériter de nouveau l’accusation maintenant portée contre lui : que l’exil même ne peut le sauver, ses principes, qu’il n’abandonnera jamais, et sa mission, qu’il poursuivra toujours, devant le mettre toujours et partout dans la situation où il est : qu’enfin, il est inutile de reculer devant la nécessité, qu’il faut que sa destinée s’accomplisse, et que sa mort est venue. Socrate avait raison : sa mort était forcée, et le résultat inévitable de la lutte qu’il avait engagée contre le dogmatisme religieux et la fausse sagesse de son temps. C’est l’esprit de ce temps, et non pas Anytus, ni l’Aréopage, qui a mis en cause et condamné Socrate. Anytus, il faut le dire, était un citoyen recommandable : l’Aréopage, un tribunal équitable et modéré : et, s’il fallait s’étonner de quelque chose, ce serait que Socrate ait été accusé si tard, et qu’il n’ait pas été condamné à une plus forte majorité.
[Il est à propos de faire remarquer que Sokratês fut jugé devant le Dikasterion, et non devant l’Aréopage.].
Je suis heureux aussi d’ajouter, pour le même effet, le jugement d’une autre autorité estimable, du professeur Maurice, dans son récent ouvrage Moral and MetaphysicaI Philosophy — (P. I, Ancient Philosophy, ch. VI, div. II, sect. 2, I, 5) :
Comment se fait-il, a-t ou souvent demandé, qu’un homme tel que Socrate ait été obligé, de boire la ciguë ? La démocratie rétablie à Athènes n’a-t-elle pas dû être pinte et plus intolérante qu’aucun pouvoir qui ait jamais existé sur la terre ? M. Grote répond avec beaucoup de raison, à notre avis, que ce dont il faut s’étonner, c’est qu’on ait souffert qu’un tel homme dit continué son enseignement si longtemps. Aucun État, ajoute-t-il, ne montra autant de tolérance qu’Athènes pour des différences d’opinion.
[61] Xénophon, Mémorable, IV, 4, 4.
[62] Cicéron (De Orat., I, 54, 231) : Socrates ita in judicio capitis pro se ipse dixit, ut non supplex ant reus, sed magister aut dominos videretur esse judicum. C’est ainsi qu’Epiktêtos faisait remarquer également, par rapport à la défense de Sokratês : — A tout prix, abstiens-toi de supplications pour obtenir ta grâce ; mais n’avance pas spécialement que tu veux t’en abstenir, à moins que tu n’aies l’intention, comme Sokratês, de provoquer les juges de propos délibéré (Arrien, Epikt. Diss., II, 2, 18).
[63] Quintilien, Inst. Orat., II, 15, 30 ; XI, 1, 10 ; Diogène Laërte, II, 40.
[64] Platon, Apol. Sokratês, c. 26, 27, 28, p. 37, 38. Je donne aussi bien que je le puis, les propositions en substance, séparément du langage expressif de l’original.
[65] V. Platon, Kritôn, c. 5, p. 45 B.
[66] Platon, Apol. Sokratês, c. 31, p. 40 B ; c. 33, p. 41 D.
[67] Platon, Apol. Sokratês, c. 32 ; p. 40 C : p. 41 B.
[68] Platon, Apol. Sokratês, c. 30, p. 39 C.
[69] Platon, Kritôn, c. 2, 3 sqq.
[70] Platon, Phæd., c. 155, p. 118 A.
[71] Platon, Phæd., c. 155, p. 118 A.
[72] Cicéron, Academ. Post., I, 12, 44 : Cum Zenone Arcesilas Bibi omne certamen instituit, non pertinacià aut studio vincendi (ut mihi quidem videtur), sed earum rerum obscuritate, quit ad confessionem ignorationis adduxerant Socratem, et jam antea. Socratem, Democritum, Anaxagoram, Empedoclem, omnes pene veteres : qui nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri, posse, dixerunt... Itaque Arcesilas negabat, esse quidquam quod sciri posset, ne illud quidem ipsum, quod Socrates sibi reliquisset : sic omnia latere in occulto. Cf. Acad. Prior., II, 23, 74 ; de Nat. Deor., I, 5, 11.
Dans un autre passage (Acad. Post., I, 4, 17) Cicéron s’exprimez (ou plutôt il introduit Varron comme s’exprimant) un peu confusément. Il parle de illam Socraticam dubitationem de omnibus rebus, et nullâ affirmatione adhibità, consuetudinem disserendi. Mais quelques lignes avant, il avait dit ce qui implique que les hommes pouvaient (au sens de Sokratês) parvenir à apprendre et à savoir ce qui appartenait à la conduite humaine et aux devoirs humains.
Et (dans Tusculanes, Disg. I, 4, 8) il admet que Sokratês avait un but ultérieur positif dans sa manière de questionner négativement ; — vetus et Socratica ratio contra alterius opinionem disserendi : nam ita facillime, quid veri simillimum esset, inveniri posse, Socrates arbitrabatur.
Tennemann (Gesch. der Phil., II, 5, vol. II, p. 169475) cherche à établir une analogie considérable entre Sokratês et Pyrrhon. Mais il me semble que l’analogie ne va pas au delà de ce point : c’est que tous deux s’accordaient à répudier toutes les spéculations qui n’étaient pas morales, (V. les vers. de Timôn sur Pyrrhon, Diogène Laërte, IX, 651. Mais quant à la morale, ils différaient essentiellement Sokratês soutenait que la morale était un objet de science, et l’objet convenable de l’étude. Pyrrhon d’autre part semble avoir pensé que la spéculation était tout aussi inutile, et la science tout aussi impossible à atteindre en morale qu’en physique ; qu’on ne devait faire attention à rien qu’aux sentiments, ne rien cultiver que les bonnes dispositions.
[73] Platon, Apol. Sokratês, c. 7, p. 22 A.
[74] De même Demokritos, Fragm., éd. Mullach, p. 185, Fragm. 131.
[75] Aristote (Problem., c. 80, p. 953, Bek.) compte et Sokratês et Platon (cf. Plutarque, Lysandros, c. 2) parmi ceux auxquels il attribue φύσιν μελαγχολικήν — l’humeur noire et le tempérament extatique. Je ne sais comment concilier cette assertion avec un passage de sa Rhétorique (II, 17), dans lequel il range Sokratês parmi les personnes posées. La première des deux assertions semble appuyée par les anecdotes relatives à Sokratês (dans Platon, Symposion, p. 175 P, p.-220 C), où il est dit qu’il restait dans la même posture, tout à fait immobile, même pendant plusieurs heures de suite, absorbé dans la méditation sur quelque idée qui s’était emparée de son esprit.
[76] Le docteur Thirlwall a donné, dans un Appendice de son quatrième volume (Append. VII, p.526 sqq.), une revue intéressante et instructive des sentiments récents exprimés par Hegel fit par quelques autres écrivains allemands éminents, sur Sokratês et sa condamnation, de vois avec grand plaisir qu’il ajustement blâmé l’amertume sans mesure, aussi bien que les vues insoutenables du traité de M. Forchhammer, relatif à Sokratês.
Toutefois je désapprouve complètement la manière dont le docteur Thirlwall parle des sophistes dans son Appendice et ailleurs. J’ai donné tout au long dans le chapitre précédent mon opinion au sujet des personnages appelés ainsi.
[77] V. Platon, Eutyphr., c. 3, p. 3 D.
[78] Xénophon, Mémorables, IV, 8, 3. — Lucrèce, III, 1053.
[79] Diodore, XIV, 37, avec une note de Wesseling ; Diogène Laërte, II, 43 ; Argument ad Isokrat., Or. XI, Busiris.