HISTOIRE DE LA GRÈCE

DOUZIÈME VOLUME

CHAPITRE III — LE DRAME. - RHÉTORIQUE ET DIALECTIQUE. - LES SOPHISTES.

 

 

Relativement à l’histoire politique d’Athènes pendant le petit nombre d’années qui suivent immédiatement le rétablissement de la démocratie, nous n’avons par malheur que peu ou point de renseignements. Mais dans le printemps de 399 avant J.-C., entre trois et quatre ans après le commencement de l’archontat d’Eukleidês, il se passa un événement d’une très grande importance pour le public éclairé de la Grèce, aussi bien que pour la philosophie en général, — le procès, la condamnation et l’exécution de Sokratês. Avant de raconter ce mémorable incident, il sera convenable que je dise quelques mots sur le caractère littéraire et philosophique de l’époque à laquelle il arriva. Bien que la littérature et la philosophie soient alors en train de devenir des genres séparés en Grèce, chacune d’elles exerce une influence marquée sur l’autre ; et on verra que l’état de la littérature dramatique fut une des causes qui contribuèrent directement au sort de Sokratês.

Pendant le siècle de la démocratie athénienne, entre Kleisthenês et Eukleidês, il s’était produit un développement du génie dramatique, tragique et comique, qui n’eut jamais de pendant ni avant ni après Æschyle, le créateur du drame tragique ou du moins le premier auteur qui le rendit illustre, avait combattu tant à Marathôn qu’à Salamis ; tandis que Sophokle et Euripide, les deux éminents poètes qui vinrent après lui (le premier, l’un des généraux de l’armement athénien contre Samos, en 440 av. J.-C.), expirèrent tous deux une année seulement avant la bataille d’Ægospotami, — juste à temps pour échapper à l’humiliation et à la douleur amères de cette triste période. Des compositions jadis nombreuses de ces poètes, nous ne possédons qu’un petit nombre, suffisant toutefois pour nous permettre d’apprécier dans une certaine mesure la grandeur de la tragédie athénienne ; et quand nous apprenons qu’ils furent fréquemment battus, même avec les meilleurs de leurs drames qui restent aujourd’hui, dans une lutte équitable pour le prix contre d’autres poètes dont les noms seuls. sont parvenus jusqu’à nous, — nous semblons autorisés à présumer que les meilleures productions de ces compétiteurs heureux, si elles n’étaient pas intrinsèquement plus belles, n’ont guère pu être inférieures aux leurs en mérite[1].

Le drame tragique appartenait essentiellement aux fêtes, célébrées en l’honneur du dieu Dionysos ; c’était dans l’origine un chœur chanté en son honneur, auquel on ajouta successivement — d’abord un monologue iambique, — puis un dialogue avec deux acteurs, — enfin une intrigue régulière avec trois acteurs et le chœur lui-même mêlé à, la scène. Ses sujets furent dès le commencement et continuèrent toujours d’être des personnages soit divins soit héroïques, au-dessus du niveau de la vie historique, et empruntés à ce qu’on appelait le passé mythique. Les Persæ d’Æschyle forment, il est vrai, une magnifique exception ; mais les deux drames analogues de son contemporain Phrynichos, les Phœnissæ et la Prise de Milêtos, — ne furent pas assez heureux pour engager les auteurs tragiques subséquents à traiter des événements contemporains. Aux trois drames sérieux ou trilogie, — rattachés d’abord les uns aux autres par une suite de sujet plus ou moins lâche, niais sans lien dans la suite et sur des sujets distincts, grâce à une innovation introduite par Sophokle, sinon auparavant, — le poète tragique ajouta un, quatrième drame ou drame satyrique, dont les caractères étaient des satyres, les compagnons du dieu Dionysos, et d’autres personnages héroïques ou mythiques représentés en farce. Il formait ainsi un total de quatre drames ou tétralogie, qu’il montrait ou présentait pour disputer le prix à la fête. Les frais nécessaires pour exercer le chœur et les acteurs étaient fournis surtout par les chorêgi, citoyens opulents dont un était nommé pour chacune des dix tribus, et dont l’honneur et la vanité étaient grandement intéressés à obtenir le prix. D’abord ces représentations se firent sur une scène temporaire, avec rien autre chose que des appuis et un échafaudage en bois ; mais peu après, l’an 500 avant J.-C., dans une occasion où les poètes Æschyle et Pratinas se disputaient le prix, cette scène fléchit pendant la cérémonie, et il en résulta un malheur lamentable. Après cette catastrophe, on éleva un théâtre permanent en pierres. Dans quelle mesure le projet fut-il réalisé avant l’invasion de Xerxès ? c’est ce que nous ne savons pas exactement ; mais, après son occupation destructive d’Athènes, le théâtre, s’il en existait un antérieurement, a dû être rebâti ou renouvelé avec les autres parties endommagées de la ville.

Ce fut pendant ce grand développement de la puissance d’Athènes qui suivit l’expulsion de Xerxès que le théâtre, avec ses accessoires, atteignit une grandeur et une perfection complètes, et la tragédie attique son maximum d’excellence. Sophokle remporta sa première victoire sur Æschyle en 468 avant J.-C. : la première représentation d’Euripide fut en 455 avant J.-C. Les noms, bien que par malheur les noms seuls, de beaucoup d’autres compétiteurs sont parvenus jusqu’à nous : Philoklês, qui gagna le prix même sur l’Œdipe Roi de Sophokle ; Euphorion, fils d’Æschyle ; Xenoklês et Nikomachos, tous connus pour l’avoir emporté sur Euripide ; Néophrôn, Achæos, Iôn, Agathôn et beaucoup encore. Le courant continu de la tragédie nouvelle, coulant année par année, fut quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’esprit grec. Si nous pouvions supposer les dix tribus luttant toutes pour le prix chaque année, il y aurait dix tétralogies (ou séries de quatre drames chacune, trois tragédies et une farce satyrique) à la fête Dionysiaque et autant à la fête Lénæenne. Il ne faut pas songer à un nombre aussi considérable que soixante tragédies composées chaque année[2] ; cependant nous ne savons pas quel était le nombre habituel des tétralogies qui concouraient : il était au moins de trois, — puisque la première, la seconde et la troisième sont spécifiées dans les didascalies ou registres du théâtre, — et probablement au-dessus de trois. Il était rare qu’on répétât le même drame une seconde fois, si ce n’est après des changements considérables, et il n’était pas à l’honneur de la libéralité d’un chorêgos de décliner toute la dépense nécessaire pour monter une nouvelle tétralogie. Sans prétendre déterminer avec une exactitude numérique combien de drames étaient composés chaque année, le fait général d’une abondance sans exemple dans les productions de la muse tragique est à la fois authentique et intéressant.

En outre, — ce qui n’est pas moins important à mentionner, — toute cette abondance s’introduisait dans l’esprit de la grande masse des citoyens, sans en excepter même les plus pauvres. Car le théâtre, dit-on, recevait 30.000 personnes[3] : ici encore il n’est pas sûr de compter sur une exactitude numérique ; mais nous ne pouvons douter qu’il rie fût assez vaste pour donner à la plupart des citoyens, pauvres aussi bien que riches, une ample occasion de profiter de ces belles compositions. D’abord, l’entrée au théâtre était gratuite ; mais, comme la foule des étrangers aussi bien que des citoyens se trouva être à la fois excessive et désordonnée, on adopta le système de demander un prix, vraisemblablement à une époque où le théâtre permanent fut complètement arrangé, après la destruction dont Xerxès était l’auteur. Le théâtre était loué par un contrat à un directeur qui s’engageait à défrayer (soit totalement, soit en partie) la dépense habituelle faite par l’Etat dans la représentation et qui était autorisé à vendre des billets d’entrée. D’abord il paraît que le prix des billets n’était pas fixé, de sorte que les citoyens pauvres étaient, évincés par les riches et ne pouvaient avoir de places. Conséquemment Periklês introduisit un nouveau système, fixant le prix des places à trois oboles (ou une demi-drachme) pour les meilleures, et à une obole pour les moins bonnes. Comme il y avait deux jours de représentation, on vendait des billets pour deux jours respectivement au pris d’une drachme et de deux oboles. Mais afin que les citoyens pauvres pussent être en état d’assister à la représentation, on donnait sur le trésor public deux oboles à chaque citoyen (riche ou pauvre, s’il voulait les recevoir), à l’occasion de la fête. On fournissait ainsi à un homme pauvre le moyen d’acheter sa place et d’aller au théâtre sans frais, les deux jours, s’il le voulait, ou, s’il le préférait, il pouvait n’y aller qu’un seul jour, — ou il pouvait même n’y point aller du tout et dépenser les deux oboles de toute autre manière. Le prix plus élevé perçu pour les meilleures places achetées par les citoyens plus riches doit être considéré comme étant une compensation de la somme déboursée pour les plus pauvres ; mais nous n’avons pas sous les yeux de données pour établir la balance, et nous ne pouvons dire comment les finances de l’État en étaient affectées[4].

Tel fut le theôrikon primitif ou fond destiné aux fêtes que Periklês introduisit à Athènes, système consistant à distribuer l’argent public, étendu graduellement à d’autres’ fêtes dans lesquelles il n’y avait pas de représentation théâtrale, et qui dans des temps postérieurs alla jusqu’à un excès funeste ; car il avait commencé à un moment où Athènes était remplie d’argent fourni par le tribut étranger, — et il continua avec de plus grandes exigences à une époque subséquente où elle était comparativement pauvre et sans ressources extérieures. Il faut se rappeler que toutes ces fêtes faisaient partie de l’ancienne religion, et que, suivant les sentiments de cette époque, des réunions joyeuses et nombreuses étaient essentielles pour satisfaire le dieu en l’honneur duquel la fête se célébrait. Ces dépenses étaient une partie de l’établissement religieux, plus même que l’établissement civil. Toutefois, quant à l’excès abusif auquel elles arrivèrent, j’en parlerai ci-après : à présent, je m’occupe du theôrikon seulement dans sa fonction et son effet primitifs, consistant à permettre à tous les Athéniens indistinctement d’assister à la représentation des tragédies.

Nous ne pouvons douter que l’effet de ces compositions sur les sympathies, aussi bien que sur le jugement et l’intelligence du public, n’ait dû être salutaire et moral à un haut degré. Bien que les sujets et les personnes soient légendaires, les relations entre eux sont toutes humaines et simples, — élevées au-dessus du niveau de l’humanité seulement dans une mesure telle qu’elles ont un droit plus fort à l’admiration ou à la pitié de l’auditeur. Jamais probablement un corps si puissant d’influence poétique n’a été amené à agir sur les émotions d’aucune autre population ; et en considérant la beauté extraordinaire de ces immortelles compositions qui marquèrent pour la première fois la tragédie comme un genre séparé de poésie, et lui donnèrent une dignité qui n’a jamais été égalée depuis, nous serons convaincus que les goûts, les sentiments et la règle intellectuelle de la multitude athénienne ont dû être sensiblement améliorés et élevés par de semblables leçons. La jouissance de ces plaisirs au moyen des yeux et des oreilles, aussi bien qu’au milieu d’une foule animée des mêmes sympathies, fut un fait d’une importance non médiocre dans l’histoire intellectuelle du peuple. Elle contribua à exalter son imagination, comme les édifices et les ornements considérables ajoutés à son acropolis pendant la même période. Comme eux aussi et même plus qu’eux, — la tragédie fut le monopole d’Athènes ; car tandis que des auteurs tragiques y venaient d’autres parties de la Grèce — Achæos d’Eretria et Iôn de Chios, a une époque où l’empire athénien comprenait ces deux endroits — pour montrer leur génie, — nulle part ailleurs on rie composa et on ne joua de tragédies originales, bien qu’il n’y eût guère de ville considérable sans théâtre[5].

Les trois grands tragiques, — Æschyle, Sophokle et Euripide, — placés au-dessus de tous leurs compétiteurs, aussi bien par les critiques contemporains que par les critiques subséquents, sont intéressants pour nous, non seulement à cause des beautés positives de chacun, mais encore à cause des différences qui existent entre eux dans la manière de traiter un sujet, dans le style et le sentiment, et à cause de la façon dont ces différences expliquent les modifications insensibles de l’esprit athénien. Bien que les sujets, les personnes et les événements de la tragédie continuassent toujours d’être empruntés au monde légendaire, et fussent tenus ainsi au-dessus du niveau de la vie contemporaine[6], — cependant la manière dramatique de les traiter est modifiée sensiblement, même dans Sophokle en tant que comparé à Æschyle, et plus encore dans Euripide, par l’atmosphère de la démocratie, de la lutte politique et judiciaire, et de la philosophie, qui enveloppe le poète et agit sur lui.

Dans Æschyle, l’idéal appartient à la manière de traiter les sujets non moins qu’aux sujets eux-mêmes : les passions auxquelles il est fait appel sont les passions mâles et violentes, à l’exclusion d’Aphroditê et de ses inspirations[7] ; les figures sont grandes et majestueuses, mais présentées seulement dans un demi-jour et avec un contour vague ; le langage plein de métaphores hardies et de brusques transitions, — pompeux même à l’excès (comme le fait remarquer Quintilien), et souvent plus voisin du vague oriental que de la clarté grecque. Sophokle se rapproche évidemment plus de la réalité et de la vie ordinaire : le cercle d’émotions est plus varié, les figures se voient plus distinctement, et l’action est finie d’une manière plus complète et plus visible. Non seulement nous avons une structure dramatique plus élaborée, mais un dialogue plus développé et une simplicité comparative de langage comme celle des Grecs vivants ; et nous trouvons aussi un certain mélange de déclamation de rhétorique au milieu de la beauté poétique la plus grande que le drame grec ait jamais atteinte. Nais quand nous arrivons à Euripide, cet élément de rhétorique devient de plus en plus saillant et développé. La sublimité ultra-naturelle des caractères légendaires disparaît : l’amour et la compassion sont invoqués dans une mesure qu’Æschyle aurait regardée comme incompatible avec la dignité du personnage héroïque ; de plus, il y a des appels faits à la raison et des controverses par argumentation, que ce poète au pompeux langage aurait méprisées comme des subtilités mesquines et bonnes pour le barreau. Et, — ce qui était pire encore, à en juger du point de vue d’Æschyle, il y avait une certaine nouveauté de spéculation, un doute indirectement émis sur les opinions régnantes et un air de raffinement scientifique qui nuisaient souvent à l’effet poétique.

On peut sans doute rapporter ces différences entre ces trois grands poètes à l’action de la politique et de la philosophie athéniennes sur les deux derniers. Dans Sophokle, nous pouvons retrouver le compagnon d’Hérodote[8] ; — dans Euripide, l’auditeur d’Anaxagoras, de Sokratês et de Prodikos[9] ; dans tous deux, la familiarité avec ce caractère populaire et général du langage, et ce débat réel, sérieux d’hommes politiques et de compétiteurs devant le dikasterion, qu’ils avaient tous deux devant les yeux, mais que le génie de Sophokle sut maintenir dans une subordination convenable à son grand dessein poétique.

La transformation de la muse tragique d’Æschyle à Euripide mérite d’autant plus d’être signalée, qu’elle nous montre comment la tragédie attique servit de prélude et d’encouragement naturels à l’âge de la rhétorique et de la dialectique qui approchait. Mais la démocratie, qui modifia ainsi insensiblement le drame tragique, donna une nouvelle vie et des proportions plus amples à la comédie ; l’un et l’autre étant stimulés par les progrès de la prospérité et de la puissance d’Athènes pendant le demi-siècle qui suivit 480 avant J.-C. Non seulement l’affluence des étrangers et des visiteurs à Athènes augmentait continuellement, mais on trouvait des hommes riches prêts à faire la dépense nécessaire pour exercer le chœur et les acteurs. Il n’y avait pas de manière d’employer la- fortune qui semblât aussi appropriée au sentiment grec ou qui servit autant à procurer de l’influence et de la popularité à ses possesseurs, que de contribuer à augmenter la magnificence des fêtes nationales et religieuses[10]. C’était un sentiment général tant chez les riches que chez les pauvres ; et il n’y a pas de critique moins fondée que celle qui représente cette obligation comme dure et oppressive pour les riches. La plupart d’entre eux dépensaient plus qu’ils n’étaient légalement forcés de le faire de cette manière, par le désir d’augmenter leur popularité. Celui qui en souffrait réellement, c’était le peuple, considéré comme intéressé à une juste administration de la loi ; puisque c’était un usage qui permettait à beaucoup de riches d’acquérir de l’importance sans avoir de qualités personnelles pour la mériter, — et qui leur fournissait un fonds de mérites factices, comme argument devant le dikasterion, propre à faire oublier des accusations réelles.

Le plein éclat de la muse comique fut considérablement postérieur à celui de la muse tragique. Même jusqu’à 460 avant J.-C. (vers le temps où Periklês et Ephialtês introduisirent leurs réformes constitutionnelles), il n’y eut pas à Athènes un seul poète comique éminent ; et il n’y eut pas non plus apparemment, avant cette date, une seule comédie athénienne incontestée qui survécût aux temps de la critique alexandrine. Magnês, Kratês et Kratinos, — probablement aussi Chionidês et Ekphantidês[11], — appartiennent tous à la période commençant vers (l’Olympiade quatre-vingtième ou) 460 avant J.-C., c’est-à-dire à la génération qui précède Aristophane, dont la première composition date de 427 avant J.-C. L’état et les progrès de la comédie attique avant cette période semblent avoir été inconnus même d’Aristote, qui donne à entendre que l’archonte ne commença à accorder un chœur pour la comédie, ou à la compter parmi les solennités importantes de la fête, que longtemps après que l’usage en eut été établi pour la tragédie. Ainsi le chœur comique à cette époque reculée se composait de volontaires, sans chorège publiquement désigné pour supporter la dépense de les instruire ou de monter la pièce, — de sorte que les auteurs avaient peu de motifs pour apporter du soin ou du talent à la préparation de leur chant, de leur danse et de leur plaisante monodie ou dialogue. Les réjouissances exubérantes de la fête et de la procession phalliques, — avec pleine licence de railler toute personne présente, licence dont le dieu Dionysos était supposé se réjouir, — et avec la grossièreté la plus franche aussi bien dans le langage que dans les idées, — formèrent le germe primitif qui, grâce au génie athénien, se développa et devint l’ancienne comédie[12]. Elle ressemblait, à bien des égards, au drame satyrique des auteurs tragiques, mais s’en distinguait en ce qu’elle s’occupait non seulement des anciens récits et des anciens personnages mythiques, mais surtout des hommes contemporains et des sujets de la vie ordinaire, — et cela souvent aussi sous leurs noms réels, et avec le ridicule le plus direct, le plus vif et le plus méprisant. Nous voyons clairement quel beau champ Athènes offrait à ce genre de composition, à une époque où l’amertume de la lutte politique montait haut, — où la cité était devenue un centre pour les nouveautés de toutes les parties de la Grèce, — où auteurs tragiques, rhéteurs et philosophes acquéraient de la célébrité et encouraient la haine, — et où la constitution démocratique exposait tous les détails des affaires,judiciaires et politiques, aussi bien que les premiers hommes de l’État, non seulement à une critique universelle, mais encore a une diffamation illimitée.

De toutes les compositions jadis abondantes de la comédie attique, rien ne nous est parvenu, excepté onze pièces d’Aristophane. Ce poète lui-même signale Magnês, Kratês et Kratinos parmi les prédécesseurs qu’il décrit comme nombreux, et leur accorde une honorable mention comme ayant été fréquemment, sinon uniformément heureux. Kratinos parait avoir été non seulement le plus abondant, mais encore le plus distingué parmi tous ceux qui précédèrent Aristophane ; liste qui comprenait Hermippos, Telekleidês et les autres agresseurs acharnés de Periklês. Ce fut Kratinos qui, le premier, étendit et systématisa la licence de la fête phallique, et le rire insouciant de la foule joyeuse[13], et en fit un drame d’une structure régulière, avec des acteurs au nombre de trois, suivant l’analogie de la tragédie. Se distinguant par des attaques contre des personnes particulières présentées ou dénoncées par leurs noms, avec une malignité de médisance personnelle qui ne le cède pas à Archiloque, l’auteur d’iambes, et avec un style brisé et dithyrambique qui ressemble un peu à celui d’Æschyle, — Kratinos fit époque dans la comédie, comme ce dernier Payait fait dans la tragédie, mais il fut surpassé par Aristophane, autant qu7Aschyle l’avait été par Sophokle. On nous dit que ses compositions étaient non seulement plus rudes, plus amères et plus amplement diffamatoires que celles d’Aristophane[14], mais aussi qu’elles étaient dépourvues de cette richesse d’images et de ce bonheur d’expression qui dominent tout l’esprit de ce, dernier, qu’il soit bon ou méchant de sa nature. Dans Kratinos encore, la comédie se montra polir la première fois un agent et un partisan réel au milieu de la guerre politique d’Athènes. Il épousa la cause de Kimôn contre Periklês[15], en faisant l’éloge du premier pendant qu’il blâmait amèrement le second. Hermippos, Telekleidês et la plupart des auteurs comiques contemporains suivirent la même ligne politique en attaquant ce grand homme, en même temps que ceux qui lui étaient attachés personnellement, Aspasia et Anaxagoras ; en effet, Hermippos fut celui qui accusa Aspasia d’impiété devant le dikasterion. Mais le témoignage d’Aristophane[16] prouve qu’aucun auteur comique, du temps de Periklês, n’égalait Kratinos ni en véhémence diffamatoire ni en popularité.

Il est remarquable qu’en 440 avant J.-C., on rendit une loi qui défendait aux auteurs comiques de ridiculiser dans leurs compositions un citoyen quelconque en le nommant ; défense cependant qui fut révoquée après deux années, intervalle marqué par le rare phénomène d’une comédie pleine de douceur composée par Kratinos[17]. Cette loi indique une lutte dans l’esprit athénien, même à cette époque, contre le mal qu’il y avait à faire de la fête Dionysiaque une occasion où des citoyens nommés publiquement et probablement présents eux-mêmes fussent exposés à des attaques diffamatoires sans mesure. Et il y eut un autre genre de comédie adopté par Kratês, — distinct de la veine ïambique ou veine d’Archiloque exploitée par Kratinos, — et, dans lequel un incident comique était attaché à des caractères fictifs et mêlé à un récit, sans recours à des noms individuels réels ni à une personnalité directe. Cette espèce de comédie (analogue à celle qu’Epicharmos avait auparavant représentée à Syracuse) fut continuée par Pherekratês comme successeur de Kratês. Bien que pendant longtemps elle fût moins populaire et moins heureuse que l’aliment piquant servi par Kratinos et autres, elle finit par devenir prédominante après la fin de la guerre du Péloponnèse, par la transition graduelle de ce qu’on appelle l’ancienne comédie à la moyenne et à la nouvelle.

Mais c’est dans Aristophane que le génie de l’ancienne comédie diffamatoire paraît à son plus haut point de perfection. Du moins nous avons sous les yeux assez de ses ouvrages pour pouvoir apprécier ses mérites ; bien qu’il fût possible qu’on trouvât qu’Eupolis, Ameipsias, Phrynichos, Platon (le Comique) et autres qui luttaient contre lui aux fêtes, avec une alternative de victoire et de défaites, méritaient le même éloge, si nous possédions leurs compositions. Jamais probablement on ne verra présentée ainsi de nouveau la comédie dans sa force complète et dégagée d’entraves. Si nous n’avions pas actuellement Aristophane devant nous, il eût été impossible d’imaginer la licence illimitée et impitoyable d’attaque que l’ancienne comédie prenait à Athènes à l’égard des dieux, des institutions, des politiques, des philosophes, des poètes, des simples citoyens nommés spécialement, — et même des femmes, dont la vie était entièrement domestique. Avec cette liberté universelle quant au sujet se combinent un piquant de dérision et de satire, une fécondité d’imagination et une variété de tours, et une richesse d’expression poétique, — qui ne peuvent être surpassés et qui expliquent pleinement l’admiration qu’exprime pour lui le philosophe Platon, qui, à d’autres égards, a dû le regarder avec une désapprobation incontestable. Ses comédies sont populaires dans le sens le plus large du mot, adressées au corps entier des citoyens mâles dans un jour consacré à la joie, et leur procurant des sujets d’amusement ou de moquerie auxquels ils se livraient entièrement et avec une sorte d’ivresse, sujets pris aux dépens de toutes les personnes et de toutes les choses qui sont en vue de quelque manière et sous l’œil du public. La première comédie d’Aristophane fut représentée, en 427 avant J.-C., et sa muse continua, de produire pendant longtemps, puisque deux des drames qui nous restent aujourd’hui appartiennent à une époque postérieure de onze ans aux Trente et au rétablissement de la démocratie, — vers 392 avant J.-C. Toutefois après ce rétablissement (comme je l’ai fait remarquer auparavant), les attaques radicales et les personnalités diffamatoires de l’ancienne comédie diminuèrent graduellement : le chœur comique fut d’abord réduit, et plus tard supprimé, modification qui prépara ce qu’on appelle communément la comédie moyenne, sans chœur du tout. Le Plutus d’Aristophane indique quelque pas vers cette nouvelle phase ; mais dans ses comédies plus anciennes et plus nombreuses — à partir des Acharneis en 425 av. J.-C, jusqu’aux Grenouilles en 405 av. J.-C., seulement peu de mois avant la fatale bataille d’Ægospotami — coule d’une manière continue, avec la même abondance et la même violence, le courant ouvert pour la première fois par Kratinos.

Une telle abondance de poésie tant tragique que comique, chacune d’une qualité de premier ordre, forma un des traits marqués de la vie athénienne, et devint un puissant instrument servant à populariser de nouvelles combinaisons de pensée avec une expression variée et élégante. Si la muse tragique présenta l’avantage encore plus grand d’inspirer des sympathies élevées et bienveillantes, on perdit probablement plus qu’on ne gagna aux levons de la muse comique, — qui non seulement mettait en scène d’une manière mordante tout ce qui était réellement plaisant ou méprisable dans les phénomènes du jour, mais qui produisait un rire dédaigneux, tout aussi souvent, aux dépens de ce qui- était innocent ou même méritoire, aussi bien que de l’opprobre privé et sans limites. Toutefois les Chevaliers et les Guêpes d’Aristophane, pour ne pas mentionner d’autres pièces, sont une preuve durable d’une bonne qualité dans- le. caractère athénien ; c’est qu’il supportait avec une indulgence,pleine de bonhomie la pleine effusion de ridicule et même de calomnie qui s’y mêlait, et qui était dirigée contre, ces institutions démocratiques auxquelles il était sincèrement attaché. La démocratie était assez forte pour tolérer des langues ennemies soit au sérieux, soit en plaisanterie ; la réputation des hommes qui tenaient une place éminente dans la politique pouvait également, de tout côté, être considérée comme un but bon pour l’attaque, en tant que cette mesure de critique agressive, qui est tutélaire et indispensable, ne peut être permise, sans le mal, beaucoup plus petit comparativement, d’excès et d’injustice qui l’accompagne[18], bien que, même ici, nous puissions faire remarquer que l’excès de personnalités amères est au nombre des vices les plus saillants de la littérature athénienne en général. Mais la guerre que fit la comédie, représentée par Aristophane et par d’autres auteurs, a la littérature et à l’éloquence, — au nom de ces bons vieux temps d’ignorance où un marin athénien ne savait que demander son gâteau d’orge, et crier ho ! ho !ruppapæ[19] — ; et l’esprit rétrograde qui les amène à montrer la turpitude morale, —comme la conséquence naturelle du progrès intellectuel de l’époque, — sont des circonstances qui servent à prouver l’influence funeste et dégradante de la comédie sur l’esprit athénien.

Quant à ce qui regarde les individus, et Sokratês en particulier[20], les Athéniens semblent avoir été défavorablement influencés par la fausse application de l’esprit et du génie d’Aristophane dans les Nuées, aidée par d’autres comédies d’Eupolis et d’Ameipsias ; mais sur la marche générale de la politique, de la philosophie ou des lettres, ces auteurs eurent peu d’influence. Et ils ne furent jamais regardés à Athènes sous le jour sous lequel la critique moderne nous les présente, — comme des hommes doués d’une moralité élevée, d’un patriotisme austère et habiles à discerner les véritables intérêts de leur pays ; — comme animés de la pensée large et ferme d’améliorer leurs concitoyens, mais forcés, par suite de préjugés ou,d’opposition, de déguiser une philosophie politique à longue portée sous le voile de la satire ; — comme bons jugés des points les plus contestables, tels que la question de la guerre ou de la paix, — et comme une excellente autorité pour nous guider a apprécier les mérites ou les démérites de leurs contemporains, en tant que les victimes de leurs sarcasmes sont habituellement considérées comme des hommes indignes[21]. Il n’est pas possible de se faire une idée plus fausse de l’ancienne comédie que de la regarder à ce point de vue ; cependant il est étonnant combien d’écrivains subséquents (à partir de Diodore et de Plutarque jusqu’au jour actuel) se sont crus en droit à e tirer des comédies d’Aristophane leurs faits d’histoire grecque, et leur appréciation des hommes, des événements, et des institutions de la Grèce. Supérieur comme l’est ce dernier en génie comique, son point de vue n’en est que plus déterminé par les associations d’idées plaisantes suggérées à son imagination, de sorte qu’il ne s’en éloigne que davantage des conditions d’un témoin fidèle ou d’un critique sincère. Il se présente pour provoquer le rire joyeux ou rancunier dans la foule réunie à la fête en vue de satisfaire ces émotions, sans s’attendre à recevoir des impressions sérieuses ou raisonnables[22], et il ne cache pas du tout combien il est mortifié de ne pas réussir, comme le farceur de profession ou bouffon aux banquets des riches citoyens athéniens[23], — pendant d’Aristophane quant au but, bien qu’indigne de comparaison à tout autre égard.

Cette naissance et ce développement de la poésie dramatique en Grèce, — d’un génie si abondant, si varié et si riche, appartiennent au cinquième siècle avant J.-C. Elle n’avait été dans le siècle précédent rien de plus qu’une simple greffe sur le chœur primitif, et elle fut même dénoncée alors par Solôn (ou dans un mot qui lui est attribué) comme une nouveauté vicieuse, qui tendait, — en simulant un faux caractère et en épanchant des sentiments qui n’étaient ni vrais ni sincères, — à corrompre la pureté des relations, humaines[24], accusation de corruption assez semblable à celle qu’Aristophane soulevait un siècle plus tard, dans ses Nuées, contre la physique, la rhétorique et la dialectique dans la personne de Sokratês. Mais les qualités de la greffe avaient dominé et subordonné celles de la tige primitive, de sorte que la poésie dramatique fut alors une forme distincte, sujette à des lois qui lui étaient propres, et brillant d’un éclat égal, sinon supérieur, à celui de la poésie élégiaque, chorique, lyrique et épique, dont se composait le fonds antérieur du monde grec.

Ces transformations de la poésie grecque, — ou, pour parler plus justement, de la littérature, car, avant l’année 500 avant J.-C., les deux expressions étaient équivalentes, — servirent à la fois à produire, à marquer et à aider l’expansion de l’esprit national. Notre intelligence s’est actuellement familiarisée avec les combinaisons dramatiques, qui ont cessé d’être particulières à une forme spéciale ou à des conditions de société politique. Mais, si nous comparons le cinquième siècle avant J.-C. avec celui qui le précédait, nous verrons que le drame récemment né fut une nouveauté très importante et très propre à produire de l’effet ; et c’est assurément ainsi que l’aurait regardé Solôn, l’esprit le plus large de son temps, s’il avait pu revivre un siècle et quart après sa mort, pour voir l’Antigone de Sophokle, la Médée d’Euripide ou les Acharneis d’Aristophane.

Sa nouveauté ne consiste pas seulement dans l’ordre élevé d’imagination et de jugement nécessaire pour construire un drame à la fois régulier et réel. Ce n’est pas à la vérité une médiocre addition à la célébrité poétique grecque telle qu’elle existait du temps de Solôn, d’Alcée, de Sappho et de Stésichore ; mais nous devons nous rappeler que la structure épique de l’Odyssée, si ancienne et depuis si longtemps acquise au monde grec, implique un degré de talent architectonique tout à fait égal a celui que présente le drame le plus symétrique de Sophocle. La grande innovation des poètes dramatiques consista dans l’esprit de rhétorique, de dialectique et de morale dont ils imprégnèrent leur poésie. Sans doute ce germe non développé existait dans la composition antérieure, épique, lyrique et gnomique, mais le drame se distingue d’elles trois en l’amenant à une grandeur remarquable et en en faisant le moyen indépendant d’effet. Au lieu de raconter des exploits accomplis ou des souffrances éprouvées par les héros, — au lieu d’épancher ses propres impressions isolées par rapport à quelque événement ou à quelque moment donné, le pote tragique produit les personnages mythiques eux-mêmes, pour qu’ils parlent, discutent, accusent, défendent, réfutent, se lamentent, menacent, conseillent, persuadent, apaisent, — tout cela entre eux, niais devant l’auditoire. Dans le drame (singulière erreur de nom), rien ne se fait réellement : tout est discours, admettant ce qui est fait, comme se passant ou comme s’étant passé ailleurs. Le poète dramatique, qui parle continuellement, mais a chaque instant par la bouche d’un personnage différent, accomplit le dessein de chacun de ses caractères au moyen de mots calculés pour influencer les autres caractères et appropriés à chaque moment successif. Il y a là des exigences de rhétorique depuis le commencement jusqu’à la fin[25] ; tandis que, comme tout l’intérêt de la pièce repose sur quelque discussion ou sur quelque lutte soutenue à l’aide du discours, — que les débats, les consultations, les répliques ne cessent jamais, — que chaque personnage, bon ou mauvais, modéré ou violent, doit avoir à son service un langage approprié pour défendre ses actes, pour attaquer ou repousser des adversaires, et en général pour justifier l’importance relative qui lui est attribuée, — là encore un talent de dialectique à un haut degré est indispensable.

Finalement la force et la variété du sentiment moral introduit dans la tragédie grecque sont au nombre des traits caractéristiques les plus remarquables qui la distinguent des formes antérieures de poésie. Faire ou souffrir des choses terribles, voilà ce qu’Aristote déclare être son sujet propre ; et la pensée et les motifs intimes de celui qui agit ou qui souffre, motifs auxquels s’attache l’intérêt moral, sont mis à découvert par les tragiques grecs avec une exactitude minutieuse et touchante, dont il n’était possible ni aux poètes épiques ni aux lyriques d’offrir le pendant. De plus, le sujet approprié de la tragédie grecque est fécond non seulement en sympathie morale, mais encore en discussion et en spéculation morales. Des caractères formés d’un mélange de bien et de mal, — des règles distinctes de devoir luttant entre elles, — une injustice faite et justifiée aux yeux de son auteur, sinon à ceux du spectateur, par une injustice subie antérieurement, — voilà les sujets favoris d’Æschyle et de ses deux grands successeurs. Klytæmnestra tue son mari Agamemnôn à son retour de Troie : elle dit, pour se défendre, qu’il avait mérité ce traitement de ses, mains pour avoir sacrifié Iphigeneia, leur fille à tous deux. Son fils Orestês la tue, pleinement convaincu que son devoir est de venger son père, et même sous la sanction d’Apollon. Les Euménides vengeresses le poursuivent pour cet acte, et Æschyle amène toutes les parties devant la cour de l’Aréopage, avec Athênê comme présidente ; là, l’affaire est équitablement débattue : les Euménides accusent et Apollon défend le prisonnier ; le procès se termine par une égalité des votes de la cour : alors Athênê donne son vote prépondérant pour l’acquittement d’Orestês. Second exemple : qu’on remarque le conflit des obligations que Sophokle présente avec tant de force dans son beau drame d’Antigonê. Kreôn ordonne que le corps de Polynikês, traître et envahisseur récent du pays, restera privé de sépulture : Antigonê, sœur de Polynikês, dénonce cette défense comme impie, et elle la viole, sous l’empire de la persuasion qu’elle remplit un devoir fraternel. Kreôn ayant donné l’ordre de l’enterrer vivante, son jeune fils Hæmôn, fiancé d’Antigonê, est plongé dans une lutte poignante entré l’horreur pour une telle cruauté, d’un côté, et la soumission à son père, de l’autre. Sophokle expose ces deux règles opposées de devoir dans une scène de dialogue soigneusement travaillée entre le père et le fils. Il y a là deus règles à ; la fois sacrées et respectables, mais dont on ne peut observer l’une sans violer l’autre. Puisqu’un chois doit être fait, à ; laquelle des deux devra obéir un homme vertueux ? C’est un point que le grand poète se plaît à laisser indécis. Mais, s’il est parmi l’auditoire quelqu’un chez lequel vive le moindre mouvement de spéculation intellectuelle, il ne le laissera pas ainsi, sans faire quelque effort d’esprit pour résoudre ce problème et pour découvrir un principe élevé et compréhensif d’où émanent toutes les règles morales, — principe tel qu’il puisse éclairer sa conscience dans ces cas en général qui se présentent assez fréquemment où deux obligations sont en lutte entre elles. Non seulement le poète tragique fait au sentiment moral un appel plus puissant que ne l’avait jamais fait la poésie auparavant, mais encore, en soulevant ces graves et touchantes questions, il adresse un stimulant et un défi à l’intelligence, qu’il pousse à la spéculation morale.

En réunissant tous ces points, nous voyons combien le cercle intellectuel de la tragédie était plus large et combien le progrès de l’esprit qu’il indique est plus considérable, si on la compare avec la poésie lyrique et la gnomique, ou avec les sept sages et leurs aphorismes dogmatiques ; qui faisaient la gloire du siècle précédent et en marquaient la limité. A la place de résultats non développés ou de la simple communication d’un sentiment isolé, nous avons même dans Æschyle, le plus ancien des grands tragiques, une grande latitude de dissentiment et de débat, — un point de vue changeant, — un cas meilleur ou pire établi pour des parties distinctes et en lutte, — et une divination de l’avènement futur de la raison souveraine et éclairée C’est par le degré intermédiaire de la tragédie que la littérature passa dans la rhétorique, la dialectique et la spéculation morale, qui marquèrent le cinquième siècle avant J.-C.

D’autres causes simultanées, naissant directement des affaires de la vie réelle, contribuèrent à produire ces mêmes talents et ces mêmes études. Le cinquième siècle avant J.-C. est le premier siècle de la démocratie à Athènes, en Sicile et ailleurs ; de plus, a cette époque, qui commence par la révolte ionienne et les invasions des Perses en Grèce, les relations politiques entre une cité grecque et une autre deviennent plus compliquées, aussi bien que plus continues ; elles demandent une plus grande mesure de talent dans les hommes d’État qui les administrent. S’il n’avait quelque pouvoir de persuader ou de réfuter, — de se défendre contre une accusation, ou, en cas de besoin, d’accuser autrui, — il n’était possible à aucun homme de tenir une position élevée. Probablement il n’avait pas moins besoin de ce talent pour des entretiens privés, non officiels, afin de convaincre ses propres partisans politiques, que pour parler a l’assemblée publique convoquée formellement. Même en qualité de commandant d’une armée ou d’une flotte, sans lois de guerre ni habitudes de discipline de profession, son pouvoir d’entretenir la bonne humeur, la confiance et la prompte obéissance de ses hommes ne dépendait pas peu de sa facilité à parler[26]. Ce n’était pas seulement aux chefs dans la vie politique qu’un tel talent était indispensable. Dans toutes les démocraties, — et probablement dans plusieurs gouvernements qui n’étaient pas des démocraties, mais des oligarchies d’un caractère ouvert, — les cours de justice étaient plus ou moins nombreuses et la procédure orale et publique : à Athènes en particulier, les dikasteria (dont nous avons expliqué la constitution dans un autre chapitre) étaient très nombreux, et on payait les juges qui y assistaient. Tout citoyen devait paraître devant eux en personne, sans pouvoir envoyer un avocat payé à sa place, soit qu’il demandât réparation pour un tort qu’il avait éprouvé, soit qu’il fût accusé d’injustice par un autre[27]. Il n’y avait donc pas d’homme qui pût ne pas être convaincu ou condamné, ou échouer dans son procès, même avec le droit de son côté, — s’il ne possédait quelque talent de parole pour expliquer son affaire aux dikastes, aussi bien que pour réfuter les mensonges ou démêler les sophismes d’un adversaire. De plus, pour tout citoyen d’une famille et d’une position connues, c’était une humiliation qui n’était guère moins pénible que la perte de sa cause, quand il était là devant le dikasterion entouré de ses amis et de ses ennemis, de se trouver hors d’état de suivre le fil d’un discours sans s’arrêter ou faire confusion. Pour affronter de tels dangers, auxquels personne, ni riche ni pauvre, ne pouvait, se soustraire ; il ne devint pas moins essentiel d’être exercé. à parler que de l’être a se servir d’armes. Sans l’un, un citoyen ne pouvait remplir son devoir comme hoplite dans lés rangs pour la défense de son pays ; sans l’autre, il ne pouvait sauver du danger sa fortune ou son honneur, ni échapper à l’humiliation aux yeux de ses amis, s’il était appelé devant un dikasterion, et de plus, il était hors d’état de prêter aide à aucun de ses amis qui pouvait se trouver dans la même nécessité.

Il y avait donc d’amples motifs, résultant d’une prudence pratique non moins que du stimulant de l’ambition, qui rendaient nécessaire de cultiver l’art de faire une harangue continue et d’argumenter avec concision ou d’interroger et de répondre[28] : nécessité pour tous d’acquérir une certaine aptitude moyenne dans l’usage de ces armes, — et pour les quelques ambitieux, de consacrer à cette étude beaucoup de travail, afin de briller comme orateurs accomplis.

Ces motifs politiques et sociaux, il ne faut pas l’oublier, bien qu’ils agissent avec beaucoup de force à Athènes, n’étaient nullement particuliers à cette ville, mais dominaient plus ou moins dans une partie considérable des cités grecques, surtout en Sicile, où tous les gouvernements devinrent populaires après le renversement de la dynastie gélonienne. Et ce fut en Sicile et en Italie que l’on vit paraître pour la première fois des hommes qui acquirent un nom permanent, tant dans la rhétorique que dans la dialectique — Empedoklês d’Agrigente dans la première, — Zenôn d’Elea (en Italie) dans la seconde[29].

Ces deux hommes distingués jouèrent un rôle remarquable dans la politique, et tous deux du côté populaire : Empedoklês contre une oligarchie, Zenôn contre un despote. Mais tous deux aussi se distinguèrent encore plus comme philosophes ; et le mouvement de dialectique dans Zenôn, sinon le mouvement de rhétorique dans Empedoklês, vint plutôt de sa philosophie que de sa politique. Empedoklês (vers 470 av. J.-C.) paraît avoir eu du moins des relations’, sinon une communauté partielle de doctrine, avec les philosophes dispersés de la ligue pythagoricienne dont j’ai raconté dans un autre chapitre le renversement violent, à Krotôn et ailleurs[30]. Il construisit un système de physique et de cosmogonie distingué, en ce qu’il émettait pour la première fois la doctrine des quatre éléments, et exposé dans un poème composé par lui-même ; en outre, il semble avoir eu beaucoup du ton mystique de Pythagoras et de ses prétentions au miracle. En effet, il faisait profession, non seulement de guérir la peste et autres maladies, mais encore d’enseigner comment on pouvait détourner la vieillesse et rappeler les morts de Hadês, — de prophétiser, — et de soulever et de calmer les vents à son gré. Gorgias, son disciple, déclarait avoir assisté aux cérémonies magiques d’Empedoklês[31]. Le caractère puissant de son poème est suffisamment attesté par l’admiration de- Lucrèce[32], et la rhétorique qui lui est attribuée peut avoir consisté principalement en enseignement oral ou exposition des mêmes doctrines. Tisias et Korax de Syracuse, que l’on mentionne également comme les premiers maîtres de rhétorique, — et les premiers qui firent connaître des préceptes sur la pratique de la rhétorique, — furent ses contemporains, tandis que le célèbre Gorgias fut son disciple.

Le mouvement de la dialectique émanait en même temps de l’école des philosophes éléatiques, — Zenôn et son contemporain le Samien Melissos (460-440), — sinon de leur maître commun Parmenidês. Melissos également, aussi bien que Zenôn et Empedoklês ; était à la fois un citoyen distingué et un philosophe ; il avait commandé la flotte samienne à l’époque de la révolte contre Athènes et avait en cette qualité remporté une victoire sur les Athéniens,

Tous les philosophes du cinquième siècle avant J.-C., antérieurs à Sokratês, héritant de leurs, plus anciens prédécesseurs poétiques les problèmes vastes et illimités qui avaient jadis été résolus à l’aide de la supposition d’agents divins ou surhumains, considéraient le mondé physique et moral tout en masse, et s’appliquaient à trouver quelque hypothèse qui leur donnât une explication de ce tout[33], ou du moins qui apaisât la curiosité par quelque chose qui eût l’air d’une explication. Qu’étaient les éléments dont étaient faites les choses sensibles ? Qu’était la cause première ou principe de ces changements qui apparaissaient à nos sens ? Qu’est-ce que c’était qu’un changement ? Était-ce une génération ou quelque chose d’intégralement nouveau et une destruction de quelque chose préexistant, — ou était-ce une décomposition et une nouvelle combinaison d’éléments durant encore ? Les théories des divers philosophes ioniens et d’Empedoklês après eus, qui admettaient une, deux ou quatre substances élémentaires, avec l’Amitié et l’Inimitié pour servir de causes de mouvement ou de changement ; — les Homœoméries d’Anaxagoras, avec le Nous ou Intelligence comme le principe qui anime et régularise ; — les atomes et le vide de Leukippos et clé Demokritos ; — toutes ces théories étaient des hypothèses différentes répondant à une veine semblable de pensée. Bien qu’elles admissent toutes que les apparences sensibles des choses étaient illusoires et embarrassantes, néanmoins elles étaient empruntées plus ou moins directement de quelques-unes de ces apparences, qui étaient employées à expliquer et à éclairer toute la théorie, et servaient à la rendre plausible quand on l’exposait, aussi bien qu’à la défendre contre les attaques. Mais les philosophes de l’école éléatique, — d’abord Xenophanês, et après lui, Parmenidês, — suivirent une voie distincte et particulière. Pour trouver ce qui était réel, et ce qui était pour ainsi dire caché derrière ou sous les phénomènes illusoires des sens, ils avaient recours seulement à des abstractions intellectuelles. Ils supposaient une Substance ou Quelque chose que les sens ne pouvaient percevoir, mais que la raison seule pouvait comprendre ou concevoir ; un Un et Tout, continu et fini, qui était non seulement réel et existait par lui-même, mais était la seule réalité, — éternelle, immobile et invariable, et la seule chose qu’on pût connaître. Les phénomènes des sens, qui commençaient et finissaient les uns après les autres (pensaient-ils) étaient essentiellement trompeurs, incertains, contradictoires entre eux et sujets à une diversité infinie d’opinions[34]. Néanmoins, ils exprimaient une opinion sur ces phénomènes : ils adoptaient deux éléments, — le chaud et le froid — au la lumière et les ténèbres.

Parmenidês exposa cette doctrine de l’Un et Tout dans un poème dont il ne reste aujourd’hui que quelques fragments, de sorte que nous comprenons très imparfaitement les arguments positifs employés pour la recommander, L’objet de la vérité et de la connaissance, tel qu’il l’admettait seul, était complètement éloigné des sens et dépouillé de propriétés sensibles, de manière à être conçu seulement comme un être de raison — ens rationis —, et décrit et discuté, seulement avec les termes les plus généraux du langage. L’exposition que fit Parmenidês dans son poème[35], bien qu’elle reçût des compliments de Platon, fut vivement combattue par d’autres, qui y relevèrent maintes contradictions et absurdités. Comme partie de sa réplique, et sans douté la partie la plus forte, — Parmenidês récriminait contre ses~ adversaires, exemple suivi par son disciple Zenôn, avec une finesse et un succès encore plus grands. Ceux qui discutaient sa théorie ontologique, — à savoir que la substance réelle, ultra phénoménale, était unique, — affirmaient qu’elle était non l’Unité, mais la Pluralité, divisible, mobile, variable, etc. Zenôn attaqua cette dernière théorie et prouva qu’elle menait à des contradictions et à des absurdités ; encore plus grandes que celles qui étaient comprises dans la proposition de Parmenidês[36]. Il combattit le témoignage des sens, affirmant qu’il fournissait des prémisses pour des conclusions qui se contredisaient les unes les autres, et qu’il était indigne de confiance[37]. Parmenidês[38] avait nié qu’il y eût rien qui ressemblât à un changement réel, soit de place, soit de couleur : Zenôn soutint que le changement de place ou mouvement était impossible et contradictoire en soi ; il proposa maintes difficultés logiques, tirées de la divisibilité infinie de la matière, contre quelques-unes des affirmations les plus évidentes relatives aux phénomènes sensibles. Melissos paraît avoir discuté dans une veine semblable à celle de Zenôn, bien qu’avec beaucoup moins de subtilité ; il démontrait indirectement la doctrine de Parmenidês en déduisant des conclusions impossibles de l’hypothèse contraire[39].

Zenôn publia un traité destiné à défendre la thèse présentée plus haut, qu’il soutint également par des conversations et des discussions personnelles, d’une manière sans doute plus efficace que son ouvrage, l’enseignement oral de ces anciens philosophes étant leur manifestation réellement efficace. Ses subtils arguments de dialectique suffirent non seulement à occuper tous les philosophes de l’antiquité, qui s’appliquèrent à les réfuter plus ou moins heureusement ; mais ils sont même arrivés jusqu’aux temps modernes comme un feu non encore éteint[40]. Le grand effet que produisirent sur les esprits spéculatifs de la Grèce ses écrits et sa conversation est attesté par Platon et par Aristote. Il visita Athènes, donna des leçons à quelques Athéniens éminents, à un prix élevé, — et conversa, dit- on, avec Periklês et avec Sokratês, à une époque où ce dernier était encore très jeune, probablement entre 450-440 avant J.-C.[41]

Son apparition constitue une ère remarquable dans. la philosophie grecque, parce qu’il mit le premier en jeu la force extraordinaire agressive ou négative de la méthode propre à la dialectique. Dans cette discussion, relative à l’Unité et à la Pluralité, les raisons positives, d’un côté et de l’autre, étaient également chétives : chaque partie avait à présenter les contradictions que l’on pouvait déduire de l’hypothèse opposée, et Zenôn faisait profession de prouver que celles de ses adversaires étaient les plus flagrantes. Nous voyons ainsi qu’avec la question et la réponse faites méthodiquement, ou méthode de la dialectique, employée dorénavant de plus en plus dans les recherches philosophiques, — parait en même temps la tendance négative de la spéculation grecque, c’est-à-dire la force qui approfondit, éprouve et scrute. Le côté négatif de la spéculation grecque est tout à fait marqué d’une manière aussi saillante, et occupe une partie aussi considérable de la force intellectuelle de ces philosophes, que le côté positif. Ce n’est pas simplement pour arriver à une conclusion, appuyée par un certain nombre de prémisses plausibles, — et ensuite pour la proclamer comme un dogme péremptoire, réduisant au silence tous ceux qui font des objections ou les ravalant, — qu’aspire la spéculation grecque. Démasquer non seulement un mensonge positif, mais même une affirmation sans preuve, une confiance exagérée dans ce qui n’était que douteux, et étalage de connaissance sans la réalité, — considérer un problème sous toutes ses faces, et exposer toutes les difficultés qui en accompagnent la solution, — tenir compte des déductions tirées d’une preuve affirmative, même dans le cas de conclusions acceptées comme vraies après examen ; tous ces procédés, comme on le verra, prédominent dans, la marche des plus grands penseurs de la Grèce. Comme condition de toute philosophie progressive, il n’est pas moins essentiel que les motifs de négation soient exposés librement que les motifs d’affirmation. Nous verrons les deux veines aller de concert à partir de Zenôn en descendant le cours de notre histoire, et nous remarquerons, dans le fait, que la veine négative est la plus forte et la plus caractéristique des deux. Dans l’un dés monuments les plus anciens qui servent à expliquer la dialectique grecque, — les phrases où Platon représente Parmenidês et Zenôn comme léguant leur manteau au jeune Sokratês, et lui donnant des instructions pour qu’il poursuive avec succès ces recherches qu’annonçaient ses dispositions marquées pour l’investigation, — ce point de vue large et compréhensif est expressément inculqué, On lui conseille de considérer les deux côtés de toute hypothèse, et de suivre et la ligne négative et la ligne affirmative d’arguments, avec une égale persévérance et une égale liberté d’examen, sans se laisser vaincre par les opinions contraires qui l’entourent, ni détourner par les sarcasmes sur le temps qu’il perd en paroles inutiles ; vu que la multitude ne sait pas que, si l’on ne parcourt pas ainsi tous les côtés d’une question, on ne peut parvenir à aucune intelligente certaine de la vérité[42].

Nous nous trouvons ainsi, à partir de l’année 450 avant J.-C. et en descendant, en présence de deux importantes classes d’hommes de la Grèce, inconnues a Solôn ou même a Kleisthenês, — les Rhéteurs et les Dialecticiens, pour lesquels (comme nous l’avons montré) le terrain avait été graduellement préparé par la politique, la poésie et la spéculation de la période précédente.

Ces deux nouveautés, — comme la poésie et autres qualités de cette race mémorable, — provinrent de grossiers commencements indigènes, sous un stimulant naturel qui n’était pas emprunté du dehors et qui n’en recevait aucune aide. L’enseignement de la rhétorique fut une tentative faite pour assister les hommes et développer en eux la faculté de parler continûment en s’adressant à une foule réunie, telle que l’assemblée ou le dikasterion ; ce fut donc une sorte d’exercice recherché par des hommes d’occupations actives et d’ambition, afin de pouvoir soit réussir dans la vie publique, soit défendre leurs droits et leur dignité s’ils étaient appelés devant une cour de justice. D’autre part, le travail de la dialectique ne se rapportait directement ni à la vie publique, ni à la plaidoirie judiciaire, ni à un nombre considérable d’hommes assemblés. C’était un dialogue entre deux personnes qui disputaient, habituellement devant un petit nombre d’auditeurs, dans le dessein d’éclaircir quelque obscurité, de réduire celle qui répondait au silence et à la contradiction, d’exercer les deux parties à dominer le sujet, ou à examiner scrupuleusement les conséquences de quelque supposition problématique. C’était une conversation[43] spontanée, systématisée et dirigée dans une voie déterminée à l’avance, fournissant un stimulant à la pensée et un moyen de perfectionnement qu’on ne pouvait atteindre d’aucune autre manière, — procurant à quelques-uns aussi une source de profit ou de faste. Elle ouvrait une ligne de sérieuse occupation intellectuelle à des hommes d’un tour d’esprit spéculatif ou investigateur, qui manquaient de voix, de hardiesse, de mémoire continue pour parler en public, ou qui désiraient se tenir à l’écart des animosités politiques et judiciaires du moment.

Bien qu’il y eût beaucoup d’Athéniens qui combinassent, dans des proportions diverses, l’étude spéculative avec la pratique, toutefois, généralement parlant, les deux veines de mouvement intellectuel, — l’une dirigée vers les affaires publiques actives, l’autre vers un développement d’opinions et une aptitude plus grande pour la vérité spéculative, avec ses preuves, — continuèrent à être simultanées et séparées. Il exista entre elles une controverse polémique constante et un esprit de dénigrement mutuel. Si Platon méprisait les sophistes et les rhéteurs, Isocrate ne se croyait pas moins autorisé à ravaler ceux qui employaient leur temps à discuter sur l’unité ou la pluralité de la vertu[44]. Même entre des maîtres différents, dans la même voie intellectuelle, il n’existait aussi que trop souvent un sentiment acrimonieux de rivalité personnelle, qui les exposait tous d’autant plus aux attaques de l’ennemi commun de tout progrès intellectuel, — sentiment de jalouse ignorance, stationnaire ou vivement rétrospectif, très fort à Athènes, comme dans toute autre société, et naturellement confondu à sthènes avec le sentiment démocratique indigène. Ce dernier sentiment[45] d’antipathie à l’égard d’idées nouvelles, et de nouveaux talents intellectuels, avait gagné une importance factice due au génie comique d’Aristophane, — dont les auteurs modernes ont trop souvent accepte le point de vue, laissant ainsi quelques-uns des plus mauvais sentiments de l’antiquité grecque influencer leur manière de concevoir les faits. De plus, ils ont rarement fait une part à cette force d’antipathie littéraire et philosophique, qui n’était pas moins réelle et constante à Athènes que l’antipathie politique, et qui rendit les différentes classes littéraires ou les individus perpétuellement injustes les uns à l’égard des autres[46]. Ç’a été le bonheur et la gloire d’Athènes que tout homme pût exprimer ses sentiments et ses critiques avec une liberté sans exemple dans le monde ancien et à peine sans pendant même dans le moderne, où un vaste corps de dissidents est et a toujours été condamné à un silence absolu. Mais cette latitude, bien connue, de censure, aurait dû imposer aux auteurs modernes une nécessité péremptoire de ne pas accepter aveuglément la critique de qui que ce soit, là où la partie inculpée n’avait pas laissé de défense ; tout au moins d’expliquer la critique rigoureusement, et de faire la part du point de vue dont elle procède. Par suite de négligence à l’égard de cette nécessité, presque toutes les choses et toutes les personnes de l’histoire grecque nous sont présentées du mauvais côté : les diffamations d’Aristophane, les sarcasmes de Platon et de Xénophon, même les généralités intéressées d’un défendeur ou d’un demandeur devant le dikasterion, — sont reçus sans examen contradictoire et approfondi comme matériaux authentiques propres à être employés pour l’histoire.

Si jamais il fut nécessaire d’invoquer ce rare sentiment d’impartialité, c’est quand nous en arrivons à discuter l’histoire des personnages appelés sophistes, qui paraissent actuellement pour la première fois comme personnages marquants ; les maîtres pratiques d’Athènes et de la Grèce, mal compris aussi bien que mésestimés.

L’éducation primitive à Athènes consistait en deux branches : la gymnastique, pour le corps ; — la musique, pour l’esprit. On ne doit pas prendre le mot musique dans la signification limitée qu’il a actuellement. Elle comprenait dès le début tout ce qui dépendait du domaine des Neuf Muses ; — elle enseignait non seulement à se servir de la lyre, ou à remplir un rôle dans un chœur, mais encore à écouter, à apprendre et à répéter des compositions poétiques, aussi bien qu’à pratiquer une prononciation exacte et élégante, — talent qui, dans une langue comme le grec, avec des longs mots, des syllabes mesurées et une grande diversité d’accentuation entre un mot et un autre, a dû être beaucoup plus difficile à acquérir qu’il ne l’est dans aucune langue européenne moderne. A mesure que le cercle des idées s’élargissait, les mots de musique et de maîtres de musique acquirent un sens étendu, de manière à comprendre des objets d’instruction à la fois plus amples et plus diversifiés. Dans le milieu du cinquième siècle avant J.-C., à Athènes, il arriva ainsi qu’on put trouver, parmi les maîtres de musique, des hommes doués de la supériorité et des qualités les plus distinguées, possédant toute l’instruction et tous les talents de l’époque, enseignant ce qu’on connaissait en astronomie, en géographie et en physique, et capables de soutenir des discussions de dialectique avec leurs disciples, sur tous les divers problèmes qu’agitaient alors les hommes adonnés aux choses de l’esprit. Tel était le rôle de Lampros, d’ Agathoklês, de Pythokleidês, de Damôn, etc. Les deux derniers furent maîtres de Periklês ; et Damôn fut même rendu si impopulaire à Athènes, en partie par ses spéculations larges et libres, en partie par les ennemis politiques de son grand disciple, qu’il fut frappé d’ostracisme, ou du moins condamné au bannissement[47]. Ces hommes étaient des compagnons compétents pour Anaxagoras et Zenôn, et occupés en partie aux mêmes études ; le champ de connaissance acquise n’étant pas alors assez large pour être divisé en compartiments séparés et exclusifs. Tandis qu’Euripide fréquentait la compagnie d’Anaxagoras et se familiarisait avec ses opinions, — Iôn de Chios (son rival comme poète tragique, aussi bien qu’ami de Kimôn), appliquait tellement sols esprit à des sujets physiques, tels qu’on les concevait alors, qu’il exposa une théorie qui lui était propre, où il avançait la doctrine de trois éléments dans la nature[48], — l’air, le feu et la terre.

Or ces maîtres de musique, comme Damôn et autres, mentionnés plus haut, étaient des sophistes, non seulement dans le sens grec naturel et propre de ce mot, mais, jusqu’à un certain point, même dans le sens spécial et restreint que Platon jugea plus tard convenable de lui donner[49]. Un sophiste, dans le sens véritable du mot, était un homme sage, — un homme habile, — qui était remarquable aux yeux du public comme distingué par son intelligence ou par un talent de quelque espèce. C’est ainsi que Solôn et Pythagoras sont tous deux nommés sophistes : Thamyras, l’habile barde, est appelé sophiste[50] ; Sokratês l’est aussi, non seulement par Aristophane, mais par Æschine[51] ; Aristote donne ce nom à Aristippos, et Xénophon a Antisthenês, tous deux disciples de Sokratês[52] ; Xénophon[53], en décrivant une collection de livrés instructifs, les nomme les écrits des anciens poètes et des sophistes, désignant par ce dernier mot les écrivains en prose en général — Platon est cité comme sophiste même par Isocrate[54] ; Æschine (le disciple de Sokratês, non l’orateur), était appelé ainsi par son contemporain Lysias[55] ; Isocrate lui-même fut durement critiqué comme sophiste, et il se défend lui et sa profession ; enfin Timôn (l’ami et l’admirateur de Pyrrhon, vers 300-280 av. J.-C.) qui faisait une satire amère de tous les philosophes, les désignait tous, en y comprenant Platon et Aristote, par le nom général de sophistes[56]. C’est dans ce sens large et compréhensif que le mot fut employé primitivement, et il continua toujours à être compris ainsi dans le public en général. Mais avec cette idée, le titre de sophiste entraînait aussi avec lui ou contenait un certain sentiment d’envie. La disposition naturelle d’un peuple généralement ignorant à l’égard d’une intelligence supérieure, — cette même disposition qui conduisait à ces accusations de magie, si fréquentes dans le Moyen Age, — semble un mélange d’admiration avec quelque chose d’un sentiment défavorable[57], — éloignement ou appréhension, suivant le cas ; si ce n’est là où le dernier élément a fini par être neutralisé par un respect habituel pour une profession ou une position établie. En tout cas, le sentiment hostile est si souvent intentionnel, qu’un substantif dans lequel il est impliqué, sans qu’il soit nécessaire d’y joindre aucune épithète, est bientôt trouvé commode. Timôn, qui haïssait les philosophes, jugea ainsi le mot sophiste exactement convenable par le sentiment, aussi bien que par la signification, au dessein qu’il avait eu en s’adressant à eux.

Or, lorsque (dans la période qui suivit 450 av. J.-C.) les maîtres de rhétorique et de musique en vinrent à paraître devant le public à Athènes, avec une supériorité ainsi agrandie naturellement, aussi bien que d’autres hommes célèbres sous le rapport intellectuel, ils furent désignés par le nom approprié de sophistes. Mais il y eut un signe caractéristique particulier à eux-mêmes, par lequel ils’ s’attirèrent une double mesure de ce sentiment d’envie qui s’attachait au nom. Ils enseignaient pour de l’argent : naturellement donc les plus éminents d’entre eux n’instruisaient que les riches, et gagnaient des sommes considérables ; fait qui nécessairement provoquait l’envie, dans une certaine mesure, parmi le grand nombre qui ne profitait d’eux en rien, mais plus encore parmi les membres inférieurs de leur propre profession. Même de grands esprits, tels que Sokratês et Platon, bien que fort au-dessus d’une telle envie, nourrissaient à cette époque une vive et véritable répugnance contre l’idée de recevoir de l’argent pour enseigner. Nous lisons dans Xénophon[58] que Sokratês considérait un pareil marché comme n’étant rien moins qu’une servitude qui enlevait au maître tout libre choix quant aux personnes ou à sa manière d’enseigner, et qu’il assimilait, le rapport entre maître et élève à celui qui existe entre deux amants ou deux amis intimes, rapport que l’intervention d’un payement en argent déshonorait complètement ; privait de tout son charme et de toute sa réciprocité, et empêchait de produire sa légitime récompense d’attachement et de dévouement. Bien que peu en harmonie avec les idées modernes[59], tel était le sentiment consciencieux de Sokratês et de Platon, qui, en conséquence, regardèrent le nom de sophiste, dénotant une célébrité intellectuelle combinée avec une association odieuse d’idées, comme excellemment convenable pour les principaux maîtres qui recevaient de l’argent. Le magnifique génie, l’influence durable et la polémique réitérée de Platon l’ont imprimé sur les hommes contre lesquels il écrivait comme s’il était leur désignation reconnue, légitime et particulière, bien qu’il soit certain que si, dans le milieu de la guerre du Péloponnèse, on eût demandé è, un Athénien quelconque : — Quels sont les principaux sophistes de votre cité ? il eût nommé Sokratês parmi les premiers ; car Sokratês était à la fois éminent comme enseignant les choses de l’esprit, et personnellement impopulaire, — non pas qu’il reçût de l’argent, mais pour d’autres raisons qui seront signalées ci-après ; et c’était précisément la combinaison de qualités que le public en général exprimait naturellement par le nom de sophiste. De plus, non seulement Platon enleva ce nom de la circulation générale, afin de l’attacher spécialement à ses adversaires, les maîtres payés ; mais il y rattacha aussi des attributs déshonorants exprès, qui ne faisaient point partie, de son sens primitif et reconnu, et étaient entièrement distincts du vague sentiment d’éloignement qui s’y associait, bien qu’ils fussent greffés sur lui. Aristote, suivant l’exemple de son maître, donna du mot de sophiste une définition semblable en substance à celle qu’il a dans les langues modernes[60], — un imposteur qui prétend à la science, un homme qui emploie tee qu’il sait être un faux raisonnement, en vue de tromper et de gagner de l’argent. Et il le fit à une époque où lui-même et son estimable contemporain Isocrate étaient considérés à Athènes comme tombant sous la désignation de sophistes, et étaient appelés ainsi par tous ceux qui n’aimaient ni leur profession ni leurs personnes[61].

De grands penseurs et de grands écrivains, tels que Platon et Aristote, ont plein droit pour définir et employer des mots dans un sens qui leur est propre, pourvu qu’ils en avertissent dûment. Mais il est essentiel que le lecteur se rappelle les conséquences d’un tel changement et ne prenne pas par erreur un mot employé dans un nouveau sens pour un fait ou un phénomène nouveau. L’époque dont nous nous occupons actuellement (la dernière moitié du cinquième siècle av. J.-C.) est communément distinguée dans l’histoire de la philosophie comme l’époque de Sokratês et des sophistes. On parle des sophistes comme d’une nouvelle classe d’hommes, ou quelquefois dans un langage qui implique une nouvelle secte ou école dogmatique, comme s’ils surgissaient alors en Grèce pour la première fois ;  on les représente comme des imposteurs pleins de faste, qui flattaient et dupaient les riches jeunes gens pour leur profit personnel, minaient la moralité publique et privée d’Athènes, et encourageaient leurs élèves à poursuivre sans scrupule l’ambition et la cupidité. On affirme même qu’ils ont réussi à corrompre la moralité générale, de sorte qu’Athènes était devenue misérablement dégénérée et vicieuse dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse, en tant que comparée à ce qu’elle était du temps de Miltiadês et d’Aristeidês. Sokratês, au contraire, est représenté habituellement comme un saint homme qui combat et démasque ces faux prophètes, — et qui se pose comme le champion de la moralité contre leurs insidieux artifices[62]. Or, bien que l’apparition d’un esprit aussi original que Sokratês fût un fait nouveau, d’une importance inexprimable, — celle des sophistes ne l’était pas ; ce qui était nouveau, c’était l’usage particulier d’un ancien mot que Platon enleva à sa signification habituelle, et qu’il attacha aux éminents maîtres payés de l’époque socratique.

Les maîtres payés, avec lesquels, sous le nom de sophistes, il présente Sokratês en controverse, étaient Protagoras d’Abdera, Gorgias de Leont.ini, Polos d’Agrigente, Hippias d’Élis, Prodikos de Keos, Thrasymachos de Chalkêdôn, Euthydemos et Dionysôdoros de Chios ; auxquels Xénophon ajoute Antiphôn d’Athènes. Ces hommes, — que des écrivains modernes citent comme les sophistes et dénoncent comme la peste morale de leur époque, — n’étaient distingués de leurs prédécesseurs d’aucune manière marquante ou générique. Leur vocation était de préparer la jeunesse aux devoirs, aux occupations et aux succès de la vie active, tant privée que publique. D’autres l’avaient fait auparavant ; mais ces maîtres apportaient, pour accomplir leur tâche, un cercle plus large de connaissance, avec une multiplicité plus grande de sujets scientifiques et autres, — non seulement des moyens plus puissants de composition et de parole, servant comme exemple personnel à l’élève, mais encore la compréhension des éléments du beau langage, de manière à pouvoir lui donner les préceptes qui conduisent à ce talent[63], — trésor considérable de pensées accumulées sur des sujets moraux et politiques, calculés pour rendre leur conversation  très instructive, — et des discours tout prêts, sur des points généraux ou lieux communs, que leurs disciples devaient apprendre par cœur[64]. Mais, bien que ce fat une extension très importante, ce n’était rien de plus qu’une extension, qui différait seulement en degré de ce que Damôn et autres avaient fait avant eux. Sa source était le besoin plus grand, qui s’était fait sentir parmi la jeunesse athénienne, d’une mesure plus considérable d’éducation et d’autres talents, une élévation dans la règle de ce qui était nécessaire à tout citoyen aspirant à occuper une place qui attirât sur lui les regards de ses concitoyens. Protagoras, Gorgias et les autres subvinrent à ce besoin avec une habileté et un succès inconnus avant leur temps : par là ils obtinrent une distinction à laquelle n’était parvenu aucun de leurs prédécesseurs, furent estimés dans toute la Grèce, voyagèrent de ville en ville au milieu de l’admiration générale et gagnèrent un argent considérable. Si un pareil succès, parmi des hommes qui leur étaient personnellement étrangers, atteste sans équivoque leur talent et leur dignité personnelle, naturellement il les exposait aussi à un surcroît de jalousie, aussi bien de la part des maîtres inférieurs que des partisans de l’ignorance en général, cette jalousie se manifestant (comme je l’ai expliqué auparavant) par une disposition plus grande à les marquer du titre odieux de sophistes.

L’hostilité de Platon contre ces maîtres — car c’est lui et non Sokratês qui leur était particulièrement hostile, comme on peut le voir par l’absence d’une semblable opposition marquée dans les Memorabilia de Xénophon — peut être expliquée sans qu’on suppose en eux cette corruption que des écrivains modernes se sont tellement empressés non seulement d’admettre, mais même de grossir. Elle provenait de la différence radicale qui existait entre son point de vue et le leur. Il était un grand réformateur et un grand théoricien : pour eux, ils entreprenaient de mettre les jeunes gens en état de se faire honneur et de rendre service à d’autres, dans la vie athénienne active. Non seulement il v a place concurremment pour l’opération de ces deux veines de sentiment et d’action dans toute société progressive, mais le bagage intellectuel de la société ne peut jamais être complet sans l’une aussi bien que sans l’autre. Ç’a été la gloire d’Athènes que toutes les deux fussent suffisamment représentées, à l’époque à laquelle nous sommes actuellement parvenus. Quiconque lit l’ouvrage immortel de Platon, — la République, — verra qu’il s’écartait de la société, tant démocratique qu’oligarchique, sur quelques-uns des points les plus fondamentaux de la moralité publique et privée ; et d’un bout à l’autre de la plupart de ses dialogues, il a querelle non moins avec les hommes d’État, passés aussi bien que présents, qu’avec les maîtres payés d’Athènes. Outre cet ardent désir d’une réforme radicale de l’État, sur des principes qui lui sont particuliers, distincts de tout parti ou de tout. symbole politique reconnu, — Platon était également sans rival comme génie spéculatif et comme dialecticien, double talent qu’il déploya, pour développer et expliquer la théorie et la méthode morales créées pour la première fois par Sokratês, aussi bien que pour établir les généralités compréhensives des siennes propres.

Or, ses tendances à réformer aussi bien qu’à produire des théories le jetèrent dans une controverse polémique avec les principaux agents qui faisaient les affaires de la vie pratique à Athènes. Tant que Protagoras ou Gorgias parlait le langage de la théorie, ils étaient sans doute fort inférieurs à Platon, et leurs doctrines n’étaient pas de nature à tenir contre sa subtile dialectique. Mais ce n’était ni leur devoir, ni leur occupation de réformer l’État ou de découvrir et de défendre la meilleure théorie de morale. Ils faisaient profession de préparer les jeunes Athéniens à ulve vie active et honorable, privée aussi bien que publique, dans Athènes (ou dans toute autre cité donnée) ; ils leur apprenaient à penser, à parler et à agir dans Athènes ; naturellement, ils acceptaient, comme base de leur enseignement, ce type de caractère que présentaient des hommes estimables et qu’approuvait le public, dans Athènes, — entreprenant non de refondre ce type, mais de l’armer de nouveaux talents et de l’orner de nouvelles qualités. Ils s’occupaient directement de précepte moral, non de théorie morale ; tout ce qu’on exigeait d’eux quant à la dernière, c’était que leur théorie fût suffisamment pure pour conduire à ces préceptes pratiques qui étaient regardés comme vertueux par la société la plus estimable d’Athènes. Il ne faut jamais oublier que ceux qui donnaient des leçons pour la vie active étaient obligés par les conditions mêmes de leur profession à s’adapter au lieu et à la société tels qu’ils étaient. Pour le théoricien Platon, non seulement il n’existait pas d’obligation pareille, mais la grandeur et le caractère instructif de ses spéculations ne se réalisaient que s’il s’en éloignait et s’il se plaçait sur un point plus élevé d’observation, tandis que lui-même[65] non seulement admet, mais même exagère l’inaptitude et la répugnance d’hommes instruits à son école pour la vie et les devoirs pratiques[66].

Pour comprendre la différence essentielle qui existe entre le point de vue théorique et le point de vue pratique, nous n’avons qu’à considérer Isocrate, le disciple de Gorgias et sophiste lui-même. Bien qu’il n’eût pas des talents supérieurs, Isocrate était un des hommes les plus estimables de l’antiquité grecque. Il enseignait pour de l’argent et apprenait aux jeunes gens à penser, à parler et à agir, le tout en vue de la vie honorable d’un citoyen actif ; il ne cachait pas son mépris marqué[67] pour l’étude et le débat spéculatifs, tels que les dialogues de Platon et les exercices de la dialectique en général. Il défend sa profession tout à fait de la même manière que son maître Gorgias ou Protagoras, l’aurait défendue, si nous avions sous les yeux des justifications composées par eux. Isocrate, à Athènes, et Quintilien, homme également estimé à Rome, sont, dans leur type général de caractère et de devoir de profession, l’exacte contrepartie de ceux que Platon accuse comme sophistes.

 

À suivre

 

 

 



[1] L’Œdipe Roi de Sophokle fut surpassé par la composition rivale de Philoklês. La Médée d’Euripide ne fut que la troisième pour le prix. Euphoriôn, fils d’Æschyle, étant premier, Sophokle second. Cependant ces deux tragédies sont les chef-d’œuvres qui nous restent aujourd’hui de Sophokle et d’Euripide.

[2] Le soigneux examen de Welcker (Griech. Tragœdie, vol. 1, p. 76) établit les titres de quatre-vingts tragédies appartenant incontestablement à Sophokle — outre les drames satyriques de ses Tétralogies. Welcker a considérablement réduit le nombre admis par des auteurs antérieurs, porté par Fabricius jusqu’à cent soixante-dix-huit et même par Bœckh jusqu’à cent neuf (Welcker, ut sup., p. 62).

Le nombre des drames attribués à Euripide est quelquefois de quatre-vingt-douze, quelquefois de soixante-quinze. Elmsley (dans ses Remarques sur l’Argument de Médée, p. 72) pense que même le plus grand de ces nombres est inférieur à ce qu’Euripide composa probablement ; puisque le poète composa sans interruption pendant cinquante ans, de 455 à 405 avant J.-C., et qu’il est probable qu’il composait chaque année une tétralogie, sinon deux, s’il pouvait décider l’archonte à lui accorder un chœur, c’est-à-dire l’occasion de la représenter. Les Didascalies ne tenaient compte que de celles qui gagnaient le premier, le second ou le troisième prix. Welcker donne les titres, et une conjecture approximative du contenu de cinquante et une tragédies perdues du poète, outre les dix-sept qui restent (p. 443).

Aristarchos, l’auteur tragique, composa, à ce que Suidas affirme, soixante-dix tragédies, dont deux seulement gagnèrent le prix. On attribue jusqu’à cent vingt compositions à Neophrôn, quarante-quatre à Achæos, quarante à Iôn (Welcker, ibid., p. 889).

[3] Platon, Symposion, c. 3, p. 175.

[4] Pour ces particularités, V. surtout une bonne et savante compilation — G.-C. Schneider, Das Attische Theaterwesen, Weimar, 1835 — accompagnée de notes abondantes ; bien que je ne partage pas son opinion dans tous les détails, et que je me sois éloigné de lui sur quelques points. Je ne puis croire qu’on donnât plus de deux oboles à tout citoyen à la même fête ; du moins, non pas avant que les distributions devinssent étendues, dans les temps postérieurs aux Trente ; V. le livre de M. Schneider, p. 17, et notes, 29-196.

[5] V. Platon, Lachês, c. 6, p. 1B3 B. et Welcker, Griech. Tragœd., p. 930.

[6] Sur ce point, cf. Welcker, Griech. Tragœd., vol. II, p. 1102.

[7] Aristophane, Ranæ, 1046. L’Antigonê (780 sqq.) et les Trachiniæ sont une preuve suffisante que Sophokle n’était pas d’accord avec Æschyle quant à cet abandon d’Aphroditê.

[8] La comparaison d’Hérodote (III, 119) avec Sophokle (Antigone, 905) prouve une communauté de pensée qui me semble difficilement explicable autrement. Lequel des deux dut la pensée â, l’autre, c’est ce que nous ne pouvons déterminer.

La raison par laquelle une femme qui a perdu son père et sa mère explique pourquoi elle préfère un frère soit à titi époux, soit à un enfant, — en disant qu’elle pourrait trouver un autre époux et avoir un autre enfant, mais qu’il ne lui serait pas possible d’avoir un autre frère — cette raison, dis-je, n’est assurément pas peu recherchée.

[9] V. Valckenaer, Diatribe in Eurip. Fragm., c. 23. Quintilien, qui avait sous les yeux un bien plus grand nombre de tragédies que nous n’en possédons aujourd’hui, fait remarquer combien l’étude d’Euripide était plus utile que celle d’Æschyle ou de Sophocle, à un jeune homme se préparant à l’éloquence du barreau. — Illud quidem nemo non fateatur necesse est, iis qui se ad agendum comparant utiliorem longe fore Euripiden. Namque is et sermone (quod ipsum reprehendunt quibus gravitas et coturnus et sonus Sophocli videtur esse sublimior) magis accedit oratorio generi, et sententiis densus, et in iis quæ a sapientibus tradita sunt pæne ipsis par, et in dicendo ac respondendo cuilibet eorum qui fuerunt in foro diserti comparandus, in adfectibus vero cum omnibus mirus, tum in iis qui miseratione constant facile præcipuus (Quintilien, Inst. Orat., X, 1, 67-68).

[10] Aristophane, Plutus, 1160.

Cf. le discours d’Alkibiadês, Thucydide, VI, 16, et Théophraste, ap. Cicéron, De Officiis, II, 16.

[11] V. Meineke, Hist. Critic. Comic. Græc., vol. I, p. 26 sqq.     

Grysar et M. Clinton, suivant Suidas, placent Chionidês avant l’invasion des Perses ; mais les mots d’Aristote appuient plutôt la date plus récente (Pœtic., c. 3).

[12] Voir relativement à ces processions licencieuses, en rapport avec Flambe et Archiloque, tome V, ch. 11, de cette Histoire.

Aristote (Pœtic., c. 4) nous dit que cos processions phalliques, avec liberté pour les chefs de se moquer de tout le monde, duraient encore dans beaucoup de villes grecques de son temps : V. Hérodote, V, 83, et Sêmos apud Athenieum, XIV, p. 622 ; et la description frappante des Dionysia champêtres dans les Acharneis d’Aristophane, 235, 255, 1115. Les moqueries étaient une partie de la fête, et on les supposait agréables à Dionysos (Lucien, Piscat., c. 25). Cf. Aristophane, Ranæ, 367, où le poète semble impliquer que personne n’a la droit de se plaindre d’être ridiculisé dans les πατρίοις τελεταϊς Διονύσου.

Le mot grec pour dire comédie — κωμωδίς, τό κωμωδεϊν — du moins dans son ancien sens, avait trait à un ridicule amer, insultant, accusateur (Xénophon, Repub. Ath., II, 23 ; Platon, de Repub., III, 8, p. 332). On voit une définition remarquable de κωμωδίς, dans les Anecdota Græca, de Bekker, II, 747, 10 — la comédie expose publiquement au mépris devant le peuple assemblé : et cette idée de la comédie, considérée comme une épreuve pénale pour les malfaiteurs, est conservée dans Platonios, et les écrivains anonymes sur la comédie mis en tête d’Aristophane. La définition qu’en donne Aristote (Poetic., c. 11) est trop douce pour la comédie primitive : car il nous dit lui-même que Kratês, qui précéda immédiatement Aristophane, fut le premier autour qui s’écarta de la ίαμβική ίδέα : cette veine ïambique était dans l’origine le caractère commun. Elle comprenait sans doute toutes les variétés du ridicule, depuis l’innocente gaîté jusqu’au mépris dédaigneux et à la haine ; mais le caractère prédominant tendait décidément aux derniers.

Cf. Will. Schneider, Attisches Theaterwesen, notes, p. 22-25 ; Bernhardy, Griechische Litteratur, sect. 67, p. 292.

Floegel (dans son Histoire de la Littérature comique), en parlant de l’esprit impitoyable de Rabelais, fait connaître, en en donnant des spécimens, la grossièreté générale de style qui marquait toutes les productions de l’époque de cet auteur — mystères, mascarades, sermons, etc., l’habitude d’appeler toutes les choses par leurs noms les plus simples et les plus directs, etc.

[13] Kratini Fragm. Incert., 51 ; Meineke, Fr. Com. Græcor., II, p. 193.

[14] Relativement à Kratinos, V. Platonios et les autres écrivains qui traitent de la comédie attique, mis en tête de l’édition d’Aristophane, de Bekker, p. VI, IX, XI, XIII, etc. ; et Meineke, Historia Comic. Græc., vol. I, p. 50 sqq.

[15] V. Kratinos — Άρχέλοχοι —, Fragm. I, et Plutarque, Kimôn, 10. Denys d’Halicarnasse, Ars. Rhetor., c. 11.

[16] Aristophane, Equit., 525 sqq.

[17] Comédie appelée Όδυσσεϊς (pluriel correspondant au titre d’une autre de ses comédies — Άρχέλοχοι). Elle avait un chœur, comme le prouve un des Fragments ; mais peu ou point de chants choriques, — ni de Parabasis, ou paroles adressées aux spectateurs par le chœur, représentant le poète. V. Bergk, De Reliquiis Comœd. Ant., p. 142 sqq. : Meineke, Fragm. Cratini, vol. II, p. 93. Όδυσσεϊς : cf. aussi le premier volume du même ouvrage, 43, et Runkel, Cratini Fragm., p. 38 (Leipzig, 1827).

[18] Aristophane se vante d’avoir été le premier auteur comique qui choisît les hommes grands et puissants pour en faire les objets de ses attaques : ses prédécesseurs (affirme-t-il) ne s’étaient occupés que de poux et de guenilles (Pac., 724-736 ; Vespæ, 1030).

Mais cela ne peut être vrai en réalité, puisque nous savons qu’aucun homme ne fut plus amèrement attaqué par les .auteurs comiques de son temps que Periklês. On doit ajouter que, bien qu’Aristophane attaquât sans doute les hommes puissants, il ne laissa pas tranquilles les gens de condition moindre.

[19] Aristophane, Ranæ, 1067 (et Vespæ, 1095). Voir le reproche d’Æschyle à Euripide.

Τό ρυππαπαί semble avoir été le cri particulier ou chœur des marins à bord lorsqu’il s’agissait de hisser ensemble ou de faire un effort commun. Cf. Vespæ, 909.

[20] Au sujet de l’effet que produisaient les comiques sur l’opinion qu’on avait de Sokratês, voir Ranke, Commentat. de Vità Aristophanis, p. CDXLI ; Platon, Apol. Sokrat., p. 18-19.

Cf. aussi les remarques de Cicéron (De Repub., IV, 11 ; vol. IV, p. 476, éd. Orelli) sur l’ancienne comédie athénienne et sa licence effrénée. Les lois des Douze Tables à home condamnaient à mort quiconque composait et publiait des tiers diffamatoires contre la réputation d’un autre citoyen.

Un des buts constants d’Aristophane et des antres poètes comiques, fut le poète dithyrambique Kinêsias, sur lequel ils déchargèrent leur esprit et leur amertume, non seulement parce qu’il était poète médiocre, ruais encore à cause de sa prétendue impiété, de sa constitution chétive et faible et de sa mauvaise santé. Nous voyons l’effet de ces dénonciations dans un discours de l’orateur Lysias, composé en faveur de Phanias, contre lequel Kinêsias avait porté une accusation ou Graphê Paranomôn. Phanias traite ces abondantes satires comme si elles étaient une bonne preuve contre le caractère de Kinêsias ; V. Lysias, Fragm. 31, éd. Bekker ; Athénée, XII, p. 551.

Le docteur Thirlwall estime, plus légèrement que je ne le fais, l’effet de ces abondantes diffamations de l’ancienne comédie : V. son examen de la tragédie et de la comédie Attiques dans un très excellent chapitre de son History of Greece, ch. 18, vol. III, p. 42.

[21] L’idée que je combats ici est très générale parmi les écrivains allemands, et pour preuve, je puis signaler trois de leurs plus habiles critiques récents qui se sont occupes de l’ancienne comédie — Bergk, Meineke et Ranke — tous auteurs très utiles pour l’intelligence d’Aristophane.

Relativement à Kratinos, voir Bergk, De Reliquiis Comced. Antiq., p. 1, 10, 20, 233, etc.

La critique de Ranke (Commentatio de Vitâ Aristophanis) adopte le même ton d’éloge quant aux desseins élevés et vertueux d’Aristophane. Cf. aussi l’éloge accordé par Meineke à la valeur de l’ancienne comédie comme avertissement (Historia Comic. Græc., n. 381 50, 165 etc.), et des louanges semblables par Westermann — Geschichte der Beredsamkeit in Griechenland und Rom., s. 36.

Dans un des arguments mis en têts de la Paix d’Aristophane, l’auteur est tellement rempli de l’idée de ces poètes comme maîtres ou conseillers publics, qu’il nous dit d’une manière assez absurde qu’on les appelait pour cette raison διδάσκαλοι (p. 244, éd. Bekk.).

Eupolis, atque Cratinus, Aristophanesque poetæ,

Atque alii, quorum Comcedia prisca virorum est,

Si quis erat dignus describi, quod malus ant fur,

Aut mæchus foret, aut sicarius, aut alioqui

Famosus, multà cum libertate notabant.

Tel est le premier jugement d’Horace (Sermon., I, 4, 1). Son opinion plus récente sur la Fescennina licentia, dont l’esprit était le même que l’ancienne comédie grecque, est bien plus judicieuse (Epistol., II, 1, 145) : cf. Art. Poétique, 224. Admettre que les personnes tournées en dérision ou vilipendées par ces auteurs comiques ont dû toujours mériter ce qui est dit d’elles, c’est dans le fait une preuve frappante de la valeur de la maxime — Fortiter calumniare ; semper aliquid restat. Sans doute leur diffamation aveugle blessait parfois un sujet qui le méritait : dans quelle proportion cela se rencontrait-il ? c’est ce que nous n’avons pas le moyen de déterminer ; mais la lecture attentive d’Aristophane tend à justifier les épithètes que Lucien met dans la bouche de Dialogus relativement à Aristophane et à Eupolis — et non à favoriser les opinions des auteurs que j’ai cités plus haut (Lucien, Jov. Accus., vol. II, p. 832). Il appelle Eupolis et Aristophane δεινούς άνδρας έπικερτομήσαι τά σεμνά καί χλευάσαι τά καλώς έχοντα.

Si nous remarquons ce qu’Aristophane dit lui-même relativement aux autres poètes comiques, ses prédécesseurs et ses contemporains, nous trouverons que c’est loin d’appuyer la fonction censoriale élevée que Bergk et autres leur attribuent (V. la parabase des Nuées, 350 sqq., et dans la Paix, 723). Il semble particulièrement absurde de concevoir Kratinos avec ce caractère ; lui dont nous connaissons surtout l’habitude d’ivrognerie, et le blâme franc et nu auquel il s’abandonnait : V. les fragments et l’histoire de sa dernière pièce Πυτίνη (dans Meineke, vol. II, p. 116 ; et encore Meineke, vol. I, p.48 sqq.).

Meineke copie (p. 46) sur Suidas un renseignement qui nous apprend que Kratinos était ταξίαρχος τής Οίνηίδος φυλής. A l’explique comme un fait réel : mais il n’y a guère lieu de douter que ce ne soit qu’une plaisanterie faite par les auteurs comiques de son temps sur son amour pour le vin, et non une des plus mauvaises parmi les nombreuses plaisanteries semblables qui semblent avoir été alors en circulation. Runkel également, autre éditeur des Fragments de Kratinos (Cratini Fragm., Leipz. 1827, p, 2-M. M. Runkel), explique ce ταξίαρχος τής Οίνηίδος φυλής comme si c’était une fonction sérieuse ; bien qu’il nous dise au sujet du caractère général de Kratinos — De Vita ipsa et moribus pæne nihil dicere possumus : hoc solum constat, Cratinum poculis et puerorum amori valde deditum fuisse.

Un grand nombre de plaisanteries aristophanesques ont été transcrites comme des faits sérieux, et ont trouvé place dans l’histoire grecque. Si Pou suit le chap. VII de la Griechische Staatsalterthümer de K. F. Hermann, contenant la Innere Geschichte (Histoire intérieure) de la démocratie athénienne, l’on verra les assertions les plus absolues avancées contre les institutions démocratiques, sur l’autorité de passages d’Aristophane ; c’est la même chose pour plusieurs des autres manuels allemands les plus savants qui traitent des affaires grecques.

[22] Horace, de Art. Pœtic., 212-224.

[23] V. la Parabasis d’Aristophane dans les Nuées (535 sqq.) et dans les Guêpes (1015-1045).

Cf. aussi la description de Philippos, le γελωτοποιός ou bouffon ; dans le Symposion de Xénophon ; dont la plus grande partie est extrêmement Aristophanesque, II, 20, 14. Le point de vue comique est adopté d’un bout à l’autre de ce morceau ; et Sokratês est présenté dans une seule occasion comme s’excusant de l’intrusion d’une réflexion sérieuse (VIII, 41). Il en est de même dans une grande partie du Symposion de Platon, bien que le plan et le but de ce dernier soient très difficiles à suivre.

[24] Plutarque, Solôn, c. 29. Cf. la même idée générale, exposée dans Platon, Leg., IV, p. 719 C. Voir t. III, ch. 1, p. 21 ; t. V, ch. 11, de cette Histoire.

[25] Relativement au caractère de rhétorique que présente la tragédie, V. Platon, Gorgias, c. 57, p. 502 D. — Platon désapprouve la tragédie pour les mêmes raisons que la rhétorique.

[26] V. le discours de Sokratês, insistant sur ce point, comme étant une partie des devoirs d’un commandant (Xénophon, Mémorables, III, 3, 11).

[27] Cette nécessité de quelque talent de rhétorique est recommandé non moins expressément par Aristote (Rhétorique, I, 1, 8) que par Kalliklês dans le Gorgias de Platon, c. 91, p. 486 B.

[28] V. la description que fait Cicéron de sa laborieuse éducation oratoire (Cicéron, Brutus, 90, 309).

[29] Aristote, ap. Diogène Laërte, VIII, 57.

[30] V. tome VI, c. 6, p. 264 sqq., de cette Histoire.

[31] Diogène Laërce, VIII, 58,59, qui donne un extrait remarquable du poème d’Empedoklês ; attestant ces vastes prétentions. — V. Brandis, Handbuch der Gr. Prœm. Philosoph., part. I, sect. 47, 48, p. 193 ; Sturz, ad Empedoklês Fragm., p. 36.

[32] De Rerum Naturâ, I, 719.

[33] Sextus Empiricus, adv. Mathem., VII, 115, a conservé quelques vers frappants d’Empedoklês, tendant à prouver que chaque homme individuellement traverse sa courte existence, sans connaître, rien au delà de ce qui est compris dans sa sphère étroite d’observation et d’expérience il lutte en vain pour comprendre et expliquer le tout ; mais ni les yeux, ni les oreilles, ni la raison ne peuvent l’aider.

[34] V. Parmenidês Fragmenta, éd. Karsten, v. 30, 55, 60 ; et la Dissertation annexée par Karsten, sect. 3, 4, p. 148 sqq. ; sect. 19, p 221 sqq.

Cf. aussi l’édition donnée par Mullach des mêmes Fragments, annexée à son édition du traité Aristotélicien, De Melisso, Xenopbane et Gorgiâ, p. 144.

[35] Platon, Parmenidês, p. 128 B.

[36] V. le remarquable passage du Parmenidês de Platon, p. 128 B, C, D.

[37] Platon, Phædre, c. 44, p. 261 D. V. les citations dans Brandis, Gesch. der Gr. Rœm. Phil., part. I, p. 417 sqq.

[38] Parmenidês, Fragm. V, 101, éd. Mullach.

[39] V. les Fragments de Melissos réunis par Mullach, dans sa publication que mentionne une précédente note, p. 81 sqq.

[40] Le lecteur verra ceci dans le dictionnaire de Bayle, article Zénon d’Élée.

Simplicius (dans son Commentaire sur la Phys. d’Arist., p. 255) dit que Zenôn composa d’abord des dialogues écrits — ce qu’on ne peut croire sans preuve plus certaine. Il particularise aussi une question embarrassante adressée par Zenôn a Protagoras. V. Brandis, Gesch. der Griech. Rœm. Philos., I, p. 469.

Plutarque, ap. Eusebium, Præp. Evangel., I, 23 D.

[41] Cf. Plutarque, Periklês, c. 3 ; Platon, Parmenidês, p. 126, 127 ; Platon, Alkibiadês, I, c. 14, p. 119 A.

Sokratês, dans sa jeunesse, avait conversé avec Parmenidês, — alors vieillard ; c’est ce qui est avancé par Platon plus d’une fois, outre son dialogue appelé Parmenidês, qui déclare donner une conversation entre les deux personnages, aussi bien qu’avec Zenôn.

Je pense avec M. Fynes Clinton, Brandis et Karsten, — que c’est une preuve meilleure au sujet de la date de Parmenidês qu’aucune des vagues indications qui paraissent la contredire dans Diogène Laërce et ailleurs. Mais il ne sera guère convenable de placer la conversation entre Parmenidês et Sokratês (comme le fait M. Clinton, — Fast. H., vol. II, App., c. 21, p. 364) à un moment où Sokratês n’avait que quinze ans. Les idées que les anciens avaient an sujet de la convenance à observer par les jeunes gens ne lui permettaient pas de prendre part à une conversation avec un éminent philosophe, à un âge aussi tendre que celui de quinze ans, où il n’était pas encore inscrit sur le registré dés citoyens, et n’avait aucune qualité pour la plus petite fonction, militaire ou civile. Je ne puis m’empêcher de croire que Sokratês a dit avoir plus de vingt ans quand il conversa ainsi avec Parmenidês.

Sokratês était né en 469 avant J.-C. (peut-être 468 av. J.-C.) ; il avait donc vingt ans en 449 ; en admettant que la visite de Parmenidês à Athènes fût en 448 avant J.-C., comme il avait alors soixante-cinq ans, il devait être né en 513 avant J.-C. On objecte que, si cette date est admise, Parmenidês n’a pu être disciple de Xenophanês ; nous serions ainsi obligés d’admettre (ce qui peut-être est la vérité) qu’il apprit la doctrine de Xenophanês de seconde main.

[42] Platon, Parmenidês, p. 135, 136. Voir le discours de Parmenidês à Sokratês. V. aussi le Kratyle de Platon, p. 128 E, sur la nécessité pour l’investigateur de regarder devant et derrière.

V. également le Parmenidês, p.130 E — dans lequel Sokratês est prévenu contre les άνθρώπων δοξάς — on l’engage à ne pas s’asservir aux opinions des hommes : Cf. Platon, Sophistês, p. 227 B, C.

[43] V. Aristote, de Sophist. Elench., c. 11, p. 172, éd. Bekker ; et ses Topiques, II, 51 p. 154 ; où les différents desseins des dialogues sont énumérés et distingués.

[44] V. Isocrate, Orat. X ; Helenæ Encomiam, s. 2-7 ; Cf. Orat. XV, De Permutatione, du même auteur, s. 90.

Je tiens pour certain que le premier de ces passages est une critique intentionnelle des dialogues de Platon (comme dans Or. V, ad Philip., s. 84), probablement le second passage également. Isocrate, évidemment homme prudent et timide, évite de mentionner les noms de contemporains, afin de pouvoir provoquer le moins possible d’animosité.

[45] Isocrate fait beaucoup allusion (Orat. XV) à ce sentiment, et aux hommes qui considéraient l’éducation gymnastique avec plus de faveur que la philosophie, De Permutatione, s. 267 et sqq. Une portion considérable de ce discours est, en effet, une réponse à, des accusations, les mêmes que celles qui étaient portées contre la culture intellectuelle par le Δίκαιος Λόγος dans les Nuées d’Aristophane, 947 sqq. — sujets favoris dans la bouche des pugiles n aux oreilles cassées. (Platon, Gorgias, c. 71, p. 515 E).

[46] Il n’y a que trop de preuves de l’abondance de ces jalousies et de ces antipathies pendant les temps de Platon, d’Aristote et d’Isocrate ; V. Stahr, Aristotelia, ch. 31 vol. I, p. 37, 68.

Aristote était extrêmement jaloux des succès d’Isocrate, et il était lui-même fort attaqué par les disciples de ce dernier, Kephisodôros et autres, — aussi bien que par Dikæarque, Eubulidês, et par une nombreuse armée d’écrivains dans le même ton, V. les Fragments de Dikæarque, v. II, p. 225, éd. Didot. — De ingenio ejus (fait observer Cicéron par rapport à Epicure, de Finibus, II, 25, 80) in his disputationibus, non de moribus quæritur. Sit ista in Græcorum levitate perversitas, qui maledictis insectantur eos, a quibus de veritate dissentiunt. C’est un fléau qui n’est nullement particulier à la controverse philosophique grecque ; mais il n’a été nulle part plus contagieux que parmi les Grecs, et les historiens modernes ne peuvent trop se tenir sur leurs gardes contre lui.

[47] V. Platon (Protagoras, c. 8, p. 316 D ; Lachês, c. 3, p. 180 D ; Menexène, c. 3, p. 236 A ; Alkibiadês, I, c. 14, p. 118 C) ; Plutarque, Periklês, c. 4.

Periklês avait passé par la pratique de la dialectique dans sa jeunesse (Xénophon, Mémorables, I, 21 46).

[48] Isocrate, Or. XV, De Permutat., s. 287. — Cf. Brandis, Gesch, der Gr. Rœm. Philos., part. I, s. 48, p. 196.

[49] Isocrate appelle et Anaxagoras et Damôn sophistes (Or. XV, de Perm., s. 251). Plutarque, Periklês, c. 4.

C’est ainsi que Protagoras (dans le discours que Platon lui prête, Protag., c. 8, p, 316) dit aussi, avec beaucoup de vérité, qu’il y avait eu des sophistes depuis les temps les plus anciens de la Grèce. Mais il dit également (ce que dit Plutarque dans la citation que nous venons de faire plus haut) que ces hommes d’autrefois refusaient, avec intention et de propos délibéré, de s’appeler sophistes, par crainte de l’odieux attaché à ce nom, et que lui (Protagoras) fut le premier qui se nomma ouvertement sophiste.

Toutefois la dénomination sous laquelle un homme est connu dépend rarement de lui-même, mais du public en général, et de ses critiques, amis ou ennemis. L’esprit hostile de Platon fit beaucoup plus pour attacher le titre de sophiste particulièrement à ces maîtres, qu’aucune prétention de leur part.

[50] Hérodote, I, 29 ; II, 49 ; IV, 95. Diogenês d’Apollonia, contemporain d’Hérodote, appelait les philosophes ou physiologistes ioniens du nom de sophistes : V. Brandis, Geschichte der Griech. Rœm. Philos., c. 57, note O. Au sujet de Thamyras, V. Velcker, Griech. Tragœd. Sophokle, p. 421.

Le poète comique Kratinos nommait tous les poètes, en y comprenant Homère et Hésiode, συφεσταί : V. les fragments de son drame Άρχίλοχοι dans Meineke, Fragm. Comic. Græc., vol. II, p. 16.

[51] Æschine, Cont. Timarch., c. 34. Eschine appelle Démosthène également un sophiste, c. 27. — Nous voyons clairement par les termes du Politicus de Platon, c. 38, p. 299 B, que Sokratês et Platon lui-même étaient désignés comme sophistes par le public athénien.

[52] Aristote, Metaph., III, 2, p. 996 ; Xénophon, Symposion, IV, 1. — On dit qu’Aristippos fut le premier des disciples de Sokratês qui prit de l’argent pour ses leçons (Diogène Laërte, II, 65).

[53] Xénophon, Mémorables, IV, 2, 1. — Le mot σοφιστών est employé ici justement dans le même sens que dans Mémorables, I, 6, 14. Il est employé avec un sens différent dans un autre passage (I, 1, 11), pour signifier des maîtres qui donnaient des leçons sur des sujets de physique et d’astronomie, ce que Sokratês et Xénophon désapprouvaient tous deux.

[54] Isocrate, Orat. V, ad Philipp., s. 14. V. une note de Heindorf sur l’Euthydême de Platon, p. 365 C, s. 79. Plutarque parle d’Isocrate comme d’un sophiste, Quæst. Sympos., I, 1, 1, p. 613.

[55] Athénée, XII, p. 612 F ; Lysias, Fragm. II, Bekk.

[56] Diogène Laërce, IX, 65 et VIII, 74. Demêtrios de Trœzen comptait Empedoklês comme sophiste. Suivant les paroles d’Isocrate, Empedoklês, Iôn, Alkmæôn, Parmenidês, Melissos, Gorgias étaient tous οΐ παλαιοί σοφισται — et tous avaient enseigné différentes περισσολογίας au sujet des éléments du monde physique (Isocrate, de Permut., s. 288).

[57] Euripide, Médée, 289. — Les mots ό περισσώς σοφός semblent entraîner le même sentiment hostile que le mot σοφιστής.

[58] Xénophon, Mémorables, I, 2, 6. Dans un autre passage, le sophiste Antiphôn (est-ce le célèbre Antiphôn du dème Rhamnos, cela est incertain ; les commentateurs penchent pour la négative) est représenté comme conversant avec Sokratês, et disant que Sokratês devait s’imaginer que sa propre conversation n’avait aucune valeur, puisqu’il ne demandait aucun prix à ses élèves. Voir la réponse de Sokratês (Xénophon, Mémorables, I, 6, 13).

Comme preuve des habitudes et des sentiments de l’époque, ce passage est extrêmement remarquable. Diverses parties du discours d’Æschine contre Timarchos et le Symposion de Platon (p. 217, 218) en reçoivent de la lumière et lui en dament.

Parmi les nombreux passages dans lesquels Platon exprime son éloignement et son mépris pour un enseignement salarié, voir son Sophiste, c. 9, p. 223. Platon en effet croyait qu’il était indigne d’un homme vertueux de recevoir un salaire pour l’accomplissement d’un devoir publie quelconque : V. la République, I, 19, p. 347. Toutefois, l’auteur comique Ephippos (V. Athénée, XI, 509 ; Meineke, Fr. Com. Gr., III, p. 332) blâme les disciples de Platon et les élèves de l’Académie comme recevant une paye pour enseigner ; et il ne fait évidemment pas de différence entre eux et Thrasymachos sur ce point. Athénée explique ce blâme comme s’il comprenait Platon lui-même, ce qui va au delà du sens rigoureux des mots.

[59] Ovide, s’étendant sur la même analogie générale des relations entre amants (Amores, I, 10, 38), insiste sur ce qu’il y a de bas à accepter de l’argent comme récompense pour plaider en faveur de personnes citées en justice. Turpe reos emptâ miseros defendere linguâ. C’était l’idée générale et le sentiment dominant chez les Romains à l’époque de la République, et dans la première période de l’empire, qu’il était déshonorant de recevoir de l’argent pour une plaidoirie judiciaire. La loi Cincia (rendue vers 200 avant J.-C.) l’interdisait complètement. En pratique, comme nous pouvions nous y attendre, on en vint à éluder de plus en plus la défense, bien qu’il semble qu’elle ait été formellement renouvelée de temps en temps. -lais le sentiment, chez les Romains honorables, dura sans changement assurément jusqu’à l’époque de Tacite. V. Tacite, Ann., XI, 5-7 ; Tite-Live, XXXIV, 4. Un maximum limité d’honoraires fut permis pour la première fois sous Claude. V. Walter, Rœm. Recht., s. 751.

[60] Aristote, Rhétorique, I, 1, 4 — où il explique que le sophiste est une personne qui a les mêmes moyens que le Dialecticien, mais qui en abuse dans de mauvaises vues. Et dans le premier chapitre du traité de Sophisticis Elenchis.

[61] Relativement à Isocrate, V. son Discours XV, De Permutation, où il est évident qu’il n’était pas seulement rangé parmi les sophistes, mais considéré aussi lui-même, comme tel, bien que le nom ne lui plût pas. Il se regarde comme tel, aussi bien que Gorgias, sect. 166, 169, 213, 231.

Au sujet d’Aristote, nous n’avons qu’à lire (non seulement le passage de Timôn cité dans une note précédente, mais encore) l’amère calomnie de Timée (Fragm. 70, éd. Didot, Polybe, XII, 8).

[62] C’est sous le point de vue général décrit ici que les sophistes sont présentés par Ritter, Geschich. der Griech. Philosophie, vol. I, liv. VI, ch. 1-3, p. 577 sert., 629 sqq. ; par Brandir, Gesch. der Gr. Rœm. Philos., sect. LXXXIV-LXXXVII, v. I, p. 516 sqq. ; par Zeller, Geschichte der Philosophie, II, p. 65, 69, 165, etc. ; et dans le fait par presque tous ceux qui traitent des sophistes.

[63] Cf. Isocrate, Orat. XIII, Cont. Sophistas, s. 19-21.

[64] Aristote, Sophist. Elench., c. 33 ; Cicéron, Brutus, c. 12.

[65] V. un passage frappant dans Platon, Théætète, c. 24, p. 173, 174.

[66] Le professeur Maurice, dans son Histoire de la Philosophie morale et métaphysique (VI, 2, 1, 6), fait les remarques suivantes : Nous acceptons à la fois la définition que M. Grote donne du sophiste comme la définition platonique et la seule vraie. Il était le maître de sagesse ; il enseignait aux hommes à penser, à parler et à agir. Nous ne demandons pas qu’on nous le dépeigne autrement ni d’une manière pire. Si des auteurs modernes ont jeté quelques ombres plus fortes dans leur tableau, nous croyons qu’il lui ont fait plutôt du bien que du tort, leur exagération maladroite cache la laideur essentielle que la flatteuse esquisse de M. Grote met en plein relief.

La laideur essentielle mentionnée ici est décrite par le professeur Maurice comme consistant dans le fait que — chacun considérait l’acquisition du pouvoir politique comme un prix à obtenir. C’était le point commun sur lequel on s’accordait : il est possible qu’il n’y en eût pas d’autre. Les jeunes Athéniens avaient besoin de savoir penser, agir et parler sur tous les sujets, afin de pouvoir guider le peuple à leur gré. Dans ce dessein ils cherchaient l’aide d’un sophiste ou professeur (s. 9, p. 108). Par la nécessité de son état, le sophiste qui enseignait à penser, à agir et à parler, en venait à regarder la dernière partie de sa profession comme celle qui renfermait les deux autres. Il devenait rhéteur et maître de rhétorique. Si son objet était d’influencer l’esprit d’une foule, il était du moins dans le grand danger d’amener ses disciples à donner an mot sophismes cette force avec laquelle nous sommes le plus familiers, p. 109.

Ce que le professeur Maurice appelle la laideur essentielle réside (suivant son propre exposé), non dans les sophistes, mais dans les jeunes Athéniens que les sophistes instruisaient. Ces Jeunes gens désiraient le pouvoir politique. Satisfaire leur ambition était leur fin et leur but. Mais c’était une fin dont les sophistes ne donnaient pas l’idée. Ils la trouvaient préexistante, reçue d’autres côtés ; et ils avaient à la traiter comme un fait. Lisons ce que dit Xénophon au sujet de Proxenos et de Gorgias. Proxenos le Bœôtien, même dans sa première jeunesse, désirait devenir un homme capable d’accomplir de grandes choses ; et poussé par ce désir, il donna de l’argent à Gorgias le Léontin. Après avoir fréquenté sa société, Proxenos crut être devenu ainsi en état de commander, de s’allier avec les premiers hommes de son temps, et de les payer de tous les bons services qu’ils pourraient lui rendre (Anabase, II, 6, 1.6). De même encore dans le Protagoras de Platon, Sokratês présente Hippokratês à Protagoras avec ces mots : — Cet Hippokratês est un jeune homme de l’une de nos grandes et opulentes familles athéniennes, et il ne le cède en talents à aucun de ses contemporains. Il désire acquérir du renom dans la cité et il pense qu’il sera tout à fait dans le cas d’atteindre cet objet, grâce à ta société (Platon, Protagor., c. 191 p. 163 A).

Ici nous voyons que ce n’était pas le sophiste qui indiquait cette fin et ce but à ses élèves, mais les élèves qui se les posaient à eux-mêmes, précisément comme les fins que se proposaient Alkibiadês et Kritias, quand ils recherchaient la société de Sokratês. Et c’est la fin que le professeur Maurice regarde comme le grand vice et la cause première du mal.

Toutefois, pour les moyens, bien que non pas pour la fin, le sophiste est à bon droit responsable. Quels étaient les moyens qu’il communiquait ? Le pouvoir de persuader, avec son fonds approprié de connaissance, l’aptitude à se souvenir et la facilité à se servir des mots, sujet au contrôle de la discussion publique libre ou de la contre persuasion de la part d’autrui. Appeler cette acquisition un mal, ne peut avoir cours que par la supposition insoutenable qui représente la parole comme une pure organisation destinée à tromper ; supposition contre laquelle je n’ai rien à ajouter à la protestation d’Aristote et de Quintilien.

Que la parole puisse être employée pour le bien ou pour le mal, cela est incontestable : la parole sous toutes ses formes, non moins l’entretien de Sokratês que l’éloquence de Démosthène, la parole non moins dans la bouche d’un grossier Spartiate (qui était aussi grand trompeur qu’homme de Grèce) que dans celle d’un Athénien accompli ; bien plus, non seulement la parole, mais les écrits, qui ne sont qu’une autre manière d’arriver au sentiment du public et de le convaincre. L’homme ambitieux peut abuser de toutes ces armes en vue de ses desseins, et il le fera. Il n’y a qu’un moyen de diminuer la proportion du mal qui leur est propre. C’est d’assurer pleine liberté à ceux qui voudraient persuader des desseins meilleurs ; de multiplier le nombre des orateurs compétents, avec les occasions de discussion ; et ainsi de créer un public d’auditeurs et de juges capables. Nulle part on n’approcha autant de cet objet qu’à Athènes, et il n’y eut pas d’autres personnes qui y contribuèrent plus directement que les sophistes. Car non seulement ils augmentèrent le nombre des orateurs capables d’éveiller l’attention du public, et de rendre ainsi la discussion agréable aux auditeurs ; mais même quant à l’emploi des sophismes oratoires, leurs nombreux élèves se tenaient mutuellement en échec. S’ils enseignaient à un homme ambitieux à tromper, ils enseignaient également à un autre à dévoiler sa tromperie, et à un troisième à aborder le sujet d’un côté différent, de manière à détourner l’attention, et à prévenir la prédominance exclusive d’une tromperie quelconque.

Le professeur Maurice prétendra probablement que les contentions personnelles de rivaux politiques ambitieux sont un appareil misérable pour la conduite de la société. En accordant que ce soit vrai, c’est encore une prodigieuse amélioration (dont nous sommes redevables complètement à la Grèce, et surtout à Athènes, avec les sophistes comme auxiliaires) d’avoir amené ces rivaux ambitieux à lutter avec la langue seulement, et non avec l’épée. Mais si la remarque est vraie, elle n’est pas moins applicable à la politique anglaise qu’à la politique athénienne ; à toute contrée où pleine liberté est laissée à l’énergie humaine. Par quelle autre chose l’Angleterre, a-t-elle été gouvernée pendant le dernier siècle et demi, que par ces luttes de partis rivaux et de politiques ambitieux ? Si Platon dénigrait les débats de l’assemblée et du dikasterion d’Athènes, aurait-il eu une plus grande estime pour ceux de la Chambre des Lords et de celle des Communes ? S’il se croyait en droit de mépriser toute la classe des hommes d’État athéniens, y compris Themistoklês et Periklês, comme de simples serviteurs de la cité (Platon, Gorgias, c. 154, p. 152 A, 155 A), donnant à Athènes des docks, des ports, des murs et des folles pareilles, mais ne pourvoyant pas à l’amélioration morale des citoyens, » — son jugement eût-il été plus favorable sur Walpole et Pulteney — sur Pitt et Fox — sur Geel et Russell — sur le Times et le Chronicle ?

Quand nous jugeons Athènes par la règle idéale de Sokratês et de Platon, nous devons en bonne justice appliquer lit même critique à d’autres sociétés également, qui se trouveront justement aussi peu capables de soutenir l’examen. Et ceux qui, comme le professeur Maurice, supposent que la faculté intellectuelle et persuasive dans les mains d’un homme ambitieux est un instrument de mal — ce qui est impliqué dans l’assertion que le sophiste, auquel il doit le développement de cette faculté, enseigne le mal — ceux-là, dis-je, verront qu’ils prononcent condamnation contre les hommes principaux de la Chambre des Lords et de celle des Communes, non moins que contre les premiers hommes politiques d’Athènes. Dans les deux se trouve la laideur essentielle, — si c’est là le nom qu’elle mérite — qui consiste à se mettre en état de penser, de parler et d’agir, afin de gagner ou de conserver le pouvoir politique comme prix, et de pouvoir guider le peuple à son gré.

On dira probablement que cela n’est pas absolument vrai de tous les politiques anglais, mais seulement de quelques-uns ; que d’autres parmi eux, plus on moins, ont consacré leur savoir et leur éloquence à persuader des projets pleins de l’esprit public, et avec des résultats salutaires. Ces réserves, si on les fait pour l’Angleterre, doivent être faites pour Athènes également ; ce qui est tout à fait suffisant comme réponse à la critique prononcée par le professeur Maurice contre le sophiste. Le sophiste donnait une force intellectuelle et persuasive aux politiques animés de l’esprit public, aussi bien qu’aux ambitieux. Pour ces élèves qui combinaient dans des proportions différentes l’une et l’autre classe de motifs (comme cela a dû arriver très fréquemment), son enseignement tendait à favoriser la meilleure plutôt que la plus mauvaise. Les sujets mêmes sur lesquels il parlait assuraient une telle tendance : les matières, qui doivent servir à produire la persuasion,doivent avoir, pour la plupart, une portée élevée, salutaire, et qui respire l’esprit public — bien qu’un parleur ambitieux puisse vouloir en abuser pour son désir personnel du pouvoir.

Quant à l’influence des motifs ambitieux chez les politiques, quand ils sont soumis à la nécessité de persuader et au contrôle d’une libre discussion — bien que je n’adopte pas la censure absolue du professeur Maurice, j’admets qu’elle est en partie mauvaise aussi bien que bonne, et qu’elle mène rarement à une amélioration grande ou essentielle, au delà de l’état actuel de société que trouve l’homme ambitieux. Mais le sophiste ne représente pas l’ambition. Il représente la force intellectuelle et persuasive, réfléchie et réglée de manière à opérer sur l’esprit de libres auditeurs, toutefois dans la liberté complète d’opposition : persuasion contre l’homme ambitieux, aussi bien que par lui ou pour lui. C’est ce que je soutiens ici contre le professeur Maurice, comme non seulement n’étant pas un mal, mais (à mon avis) comme étant une des grandes sources de bien dans Athènes, et essentiel au perfectionnement humain partout ailleurs. Il n’y a que deux manières de gouverner une société, soit par la persuasion, soit par la coercition. Discréditez les arguments du sophiste autant que vous le pouvez par d’autres arguments d’une tendance opposée ; mais quand vous discréditez son arme, sa force intellectuelle et persuasive, comme si elle n’était rien de plus que fourberie et imposture, fabriquée et vendue pour l’usage des hommes ambitieux — vous ne laissez libre aucun autre ascendant sur l’esprit des hommes, si ce n’est le moyen écrasant d’une coercition étrangère avec une prétendue infaillibilité.

[67] Isocrate, Orat. V (ad Philipp.) s. 14 ; Orat. X (Enc. Hel.) s. 2 ; Orat. XIII, adv. Sophist., s. 9 (cf. une note de Heindorf, ad Platon. Euthyd., s. 79) ; Orat. XII (Panath.) s. 126 ; Orat. XV (Perm.) s. 90.

Isocrate, au commencement de son discours X, Encom. Helena, blâme tous les maîtres spéculatifs — d’abord Antisthenês et Platon (sans les nommer, mais en les identifiant suffisamment par leurs doctrines), ensuite Protagoras, Gorgias, Melissos, Zenôn, etc., par leurs noms, pour avoir perdu leur temps et leur enseignement dans des paradoxes et une controverse sans profit. Il insiste sur la nécessité d’enseigner en vue de la vie politique et de la marche des événements publics actuels — en renonçant à ces études inutiles (s. 6).

Il est remarquable que ce qu’Isocrate recommande est précisément ce que Protagoras et Gorgias sont représentés comme faisant réellement (chacun sans doute à sa manière) dans les Dialogues de Platon : ce dernier les blâme d’être trop pratiques, tandis qu’Isocrate, qui les commente d’après diverses publications qu’ils laissèrent, les considère seulement comme des maîtres de spéculations inutiles.

Dans le discours De Permutatione, composé quand il avait quatre-vingt-deux ans (s. 10 — les discours cités plus haut sont des compositions antérieures, en particulier le discours XIII contre les sophistes, V, s. 206), Isocrate se tient sur la défensive, et défend sa profession contre des calomnies de toute sorte. C’est un discours très intéressant comme justification des maîtres d’Athènes en général, et il servirait parfaitement bien comme apologie de l’enseignement de Protagoras, de Gorgias, d’Hippias, etc., contre les reproches de Platon.

Ce discours se lirait, ne serait-ce que pour comprendre le vrai sens athénien du mot sophiste, entant que distingué du sens technique que, Platon et Aristote y attachent. Le mot est employé ici dans sou sens le plus large, en tant que distingué de ίδιώταις (s. 159) : il signifiait des littérateurs ou dés philosophes en général, mais surtout les maîtres de profession-, toutefois il entraînait un sens odieux, et était conséquemment employé aussi peu que possible par eux-mêmes — autant que possible par ceux qui ne les aimaient pas.

Isocrate, bien qu’il ne se donne pas volontiers à lui-même ce nom déplaisant, est obligé cependant de se reconnaître sans restriction comme étant du métier, dans la même catégorie que Gorgias (s. 165, 179, 211, 213, 231, 256), et il défend le corps en général aussi bien que lui-même ; naturellement il se distingue des membres mauvais de la profession — de ceux qui prétendaient être sophistes, mais se consacraient à quelque chose de différent en réalité (s. 230).

Cet enseignement de profession et les maîtres sont désignés indistinctement par les mots grecs dans s. 44, 157, 159, 179, 211, 217, 219 ; ainsi que dans s. 53, 187, 189, 193, 196. Toutes ces expressions signifient le même procédé d’exercice — : c’est-à-dire l’exercice intellectuel général, en tant qu’opposé à l’exercice corporel (s. 194, 199), et destiné à cultiver les moyens de penser, de parler et d’agir s. 221, 261, 285, 296, 330).

De même encore dans Busiris, Isocrate représente Polykratês comme un σοφιστής, se faisant un revenu par la φιλοσοφία, ou par ή περί τούς λόγους παίδευσις, s. 1, 2, 44, 45, 50, 51.

Isocrate n’admet aucune distinction semblable entre le philosophe et le dialecticien d’un côté — et le sophiste de l’autre — comme Platon et Aristote l’affirment. Il n’aime pas les exercices de la dialectique ; cependant il — reconnaît qu’ils sont utiles à la jeunesse, comme partie de l’éducation intellectuelle, à condition que toutes ces spéculations seront abandonnées quand les jeunes gens arriveront à la vie active (s. 280, 287).

C’est le même langage que celui de Kalliklês dans le Gorgias de Platon, c. 40, p. 484.