DOUZIÈME VOLUME
Nous connaissons ces derniers surtout par le témoignage de Platon, leur ennemi déclaré : toutefois on verra que même son témoignage, expliqué impartialement et pris en général, ne justifie pas les accusations d’enseignement corrompu et immoral, de faux semblant de connaissance, etc., que les écrivains modernes lancent en chœur et bruyamment contre eux. Je connais peu de caractères dans l’histoire qui aient été aussi sévèrement traités que ces sophistes, comme on les appelle. Ils portent la peine de leur nom, dans son sens moderne, trompeuse association d’idées dont peu d’écrivains modernes prennent la peine d’affranchir soit eux-mêmes, soit leurs lecteurs, — bien que le mot anglais ou français de sophiste soit absolument inapplicable à Protagoras ou à Gorgias, qu’on devrait appeler plutôt professeurs ou maîtres publics. Il est réellement surprenant d’examiner les arguments mis en avant par des savants tels que Stallbaum et autres, en tête des dialogues platoniques intitulés Protagoras, Gorgias, Euthydêmos, Theætêtos, etc., où Platon introduit Sokratês, soit en controverse personnelle avec l’un ou avec l’autre de ces sophistes, ou comme discutant leurs opinions. Nous lisons continuellement écrites par le commentateur des remarques telles que celle-ci : — Remarquez comment Platon accable le futile et misérable sophiste ; — la réflexion évidente que c’est Platon lui-même qui joue un double jeu sur l’échiquier, étant complètement négligée. Et encore : — Cet argument-ci ou cet argument-là, mis dans la bouche de Sokratês, ne doit pas être regardé comme l’opinion réelle de Platon ; il ne l’adopte et n’y insiste en ce moment que pour embarrasser et humilier un adversaire plein de faste et qui fait le savant[1] ; remarque qui transforme Platon en interlocuteur peu sincère et en sophiste dans le sens moderne, au moment même où le commentateur exalte sa moralité pure et élevée comme un antidote contre la prétendue corruption de Gorgias et de Protagoras. Platon a consacré un long et intéressant dialogue à cette question : Qu’est-ce qu’un sophiste[2] ? et il est curieux d’observer que la définition qu’il finit par donner convient à Sokratês lui-même, au point de vue intellectuel, mieux qu’à tout autre que nous connaissions. Suivant Cicéron, le sophiste est un homme qui poursuit la philosophie en vue de l’ostentation ou du gain[3], définition qui, si on doit la prendre pour un reproche, portera fortement sur le grand corps des maîtres modernes, qui sont déterminés à embrasser leur profession et à en remplir les importants devoirs, gomme les gens d’autres professions, par la perspective soit d’en tirer un revenu, soit d’y faire figure, soit par les deus motifs, — qu’ils aient ou non un goût particulier pour cette occupation. Mais des écrivains modernes, en décrivant Protagoras ou Gorgias, tandis qu’ils adoptent le langage moqueur de Platon contre l’enseignement payé, contre des desseins bas, contre des tours pour attraper de l’argent aux riches, etc., — emploient des termes qui portent le lecteur A croire qu’il y avait dans ces sophistes quelque chose de particulièrement avide, exorbitant et rampant, quelque chose qui dépasse le simple fait de demander et de recevoir une rémunération. Or, non seulement rien ne prouve que quelqu’un d’entre eux (en parlant de ceux qui se faisaient remarquer dans cette profession) fût ainsi déshonnête et eût aies prétentions exorbitantes ; mais, dans le cas de Protagoras, son ennemi Platon même fournit une preuve qu’il n’était pas tel. Dans le dialogue de Platon appelé Protagoras, ce sophiste est présenté comme décrivant la manière dont il procédait relativement à une rémunération à recevoir de ses élèves : Je ne fais pas de stipulation a l’avance ; quand un élève me quitte, je lui demande la somme crie, suivant moi, autorisent lé temps et les circonstances, et j’ajoute que, s’il juge la demande trop grande, il n’a qu’a reconnaître en lui-même le montant de progrès que lui a procuré lia compagnie, et quelle somme il considère comme en étant l’équivalent. Je me contente d’accepter la somme désignée ainsi par lui-même, me bornant à lui demander d’aller dans un temple et de jurer que c’est son opinion sincère[4]. Il est difficile d’imaginer une plus noble manière d’agir que celle-ci et qui atteste plus complètement une honorable confiance dans la conscience intime du disciple, dans le sentiment reconnaissant de perfectionnement réalisé, qui pour tout maître constitue une récompense a peine inférieure au payement qui en résulte, et qui (dans l’opinion de Sokratês) formait la seule récompense légitime. Telle n’est pas la manière dont ; opèrent tes corrupteurs de l’humanité. Ce qu’il y avait de plus remarquable dans l’enseignement de Gorgias et des autres sophistes, c’est qu’ils cultivaient et développaient dans leurs disciples la faculté de parler en public, un des talents les plus essentiels a tout Athénien de considération. Pour ce point aussi, ils ont été dénoncés, par Ritter, par Brandis et par d’autres savants historiens de la philosophie, comme corrompus et immoraux. En enseignant la rhétorique a leurs disciples (a-t-on dit), ils les mettent seulement en état de seconder d’injustes desseins, de, donner aux plus mauvaises raisons la couleur des meilleures et de tromper leurs auditeurs, par ruse et par artifice, en les persuadant faussement et en faisant parade d’un savoir sans réalité. La rhétorique (dit Platon, dans le dialogue appelé Gorgias) n’est nullement un art, mais une pure dextérité non scientifique, asservie aux préjugés dominants ; ce n’est rien de plus qu’une trompeuse parodie du véritable art politique. Or, bien qu’Aristote, suivant la veine platonique, appelle ce pouvoir de donner aux plus mauvaises raisons l’apparence des meilleures la promesse de Protagoras[5], — l’on ne devrait jamais insister sur l’accusation comme si elle s’appliquait spécialement aux maîtres de l’époque socratique. C’est un argument contre l’enseignement de la rhétorique en général, contre tous les maîtres les plus distingués qui préparent des disciples à la vie active, dans tout le monde ancien, depuis Protagoras, Gorgias, Isocrate, etc., jusqu’à Quintilien. Non seulement l’argument s’applique également à tous, mais il a été réellement avancé contre tous. Isocrate[6] et Quintilien se défendent tous deux contre lui ; on l’employa contre Aristote[7], qui prépare une défense au commencement de son traité de Rhétorique ; et il n’y eut dans le fait aucun homme centre lequel il ait été avancé avec une plus grande amertume de calomnie que contre Sokratês, — par Aristophane, dans sa comédie des Nuées, aussi bien que par d’autres auteurs comiques. Sokratês s’en plaint dans sa défense devant les juges[8] ; il caractérise ces accusations à leur véritable point de vue, comme étant le fonds de reproches contre tous ceux qui s’occupent de philosophie. Elles ne sont en effet qu’une des manifestations, variant toujours dans la forme bien que les mêmes en esprit, de l’antipathie de l’ignorance contre une innovation dissidente ou contre des talents intellectuels, supérieurs, antipathie que des hommes intelligents eux-mêmes, si elle se trouve être de leur côté dans une controverse, ne sont que trop disposés à invoquer. En considérant que nous avons ici les matériaux de la défense aussi bien que de l’attaque, fournis par Sokratês et par Platon, on se serait attendu que des écrivains modernes se seraient abstenus d’employer un tel argument pour discréditer Gorgias ou Protagoras, d’autant plus qu’ils ont sous leurs yeux, dans tous les pays de l’Europe moderne, la profession des légistes et des avocats, qui prêtent leur puissante éloquence sans distinction à la cause de la justice ou de l’injustice, et qui, loin d’être regardés comme les corrupteurs de la société, sont habituellement considérés, pour cette même raison entre autres, comme d’indispensables auxiliaires d’une administration équitable de la justice. Bien qu’écrire fût moins l’affaire de ces sophistes que l’enseignement personnel, plusieurs d’entre eux publièrent des traités. Thrasymachos et Theodôros firent paraître tous deux des préceptes écrits sur l’art de la rhétorique[9], préceptes qui ne nous sont point parvenus, mais qui semblent avoir été étroits et spéciaux et se rapporter surtout aux parties constitutives propres d’un discours. Aristote, qui avait atteint cette vue large et compréhensive de la théorie de la rhétorique qui reste encore pour nous instruire dans son magnifique traité, jugeait peu importantes les idées de Thrasymachos, qui ne lui servaient que comme allusions et matériaux. Mais leur effet a dû être très différent quand elles parurent pour la première fois, et que pour la première fois des jeunes gens furent mis en état d’analyser les parties d’une harangue, pour en comprendre la dépendance mutuelle et les appeler de leurs noms appropriés, le tout expliqué, rappelons-nous-le, par une exposition orale de la part du maître, ce qui était la partie de l’ensemble qui faisait le plus d’impression. Prodikos également publia un ou plusieurs traités destinés à élucider les ambiguïtés des mots et à distinguer les différentes significations de termes équivalents en apparence, mais non en réalité. A ce sujet, Platon le tourne souvent en ridicule, et les historiens modernes de la philosophie en général croient juste d’adopter le même ton. Que l’exécution de l’ouvrage répondît entièrement à son but, c’est ce que nous n’avons pas le moyen de juger ; mais assurément le but était supérieurement calculé pour aider les penseurs et les dialecticiens grecs ; car personne ne peut étudier leur philosophie sans voir combien ils étaient tristement embarrassés par l’asservissement à la phraséologie populaire et par des déductions fondées sur une pure analogie verbale. A une époque où il n’existait ni dictionnaire ni grammaire, un maître qui prenait soin, même avec un scrupule poussé à l’extrême, de fixer le sens des mots importants de son discours, — doit être considéré comme guidant les esprits de ses auditeurs dans une direction salutaire ; salutaire, pouvons-nous ajouter, même pour Platon, dont les spéculations auraient assurément beaucoup gagné à des conseils reçus par occasion d’un pareil conseiller. Protagoras aussi fut, dit-on, le premier qui distingua les divers modes et les diverses formes du discours, et leur donna des noms, — analyse bien faite pour aider ses leçons sur l’art de bien parler[10] ; il parait également avoir été le premier qui distingua les trois genres de noms. Nous entendons parler en outre d’un traité qu’il écrivit sur la lutte, — ou très probablement sur la gymnastique en général, aussi bien qu’un recueil de dialogues polémiques[11]. Mais son traité le plus célèbre était un traité intitulé Vérité, vraisemblablement sur la philosophie en général. Nous ne savons même pas le but ou l’objet général de cet ouvrage. Dans un de ses traités, il confessait son impuissance à Se convaincre de l’existence des dieux, en ces termes[12] : — Relativement aux dieux, je ne sais ni s’ils existent, ni quels sont leurs attributs ; l’incertitude du sujet, la brièveté de la vie humaine et mille autres causes m’interdisant cette connaissance. Que le public croyant d’Athènes ait été sérieusement indigné de ce passage, et qu’il ait fait menacer l’auteur de poursuites et l’ait forcé de quitter la ville, — e’est ce que nous pouvons parfaitement comprendre, bien qua le récit qui rapporte qu’il se noya dans son voyage pour l’étranger ne semble pas suffisamment prouvé. Mais que des historiens modernes de la philosophie, qui considèrent lés dieux du paganisme comme des fictions et la religion comme répugnante à tout esprit raisonnable, s’accordent à dénoncer Protagoras sur ce motif comme un homme corrompu, c’est ce que je comprends moins. Xenophanês[13] et probablement beaucoup d’autres philosophes avaient dit la même chose avant lui. Et il n’était pas facile de voir ce que devait faire un homme supérieur qui ne pouvait ajuster sa règle de croyance à de telles fictions, — ou ce qu’il pouvait dire, s’il disait quelque chose, de moins que les paroles de Protagoras citées plus haut, paroles qui, autant que nous pouvions les apprécier sans le contexte, sont une brève mention, en phrases modestes et circonspectes, de la raison pour laquelle il ne disait rien au sujet des dieux, dans un traité où le lecteur s’attendait à trouver beaucoup de choses sur ce sujet[14]. Il est certain que, dans le dialogue de Platon appelé Protagoras, ce sophiste est présenté parlant des dieux exactement de la même manière que pouvait naturellement adopter un païen orthodoxe quelconque. L’autre fragment conservé de Protagoras a rapport à son idée du procédé cognitif, et de la vérité en général. Il enseignait que l’homme est la mesure de toute chose, tant de ce qui existe que de ce qui n’existe pas, doctrine discutée et combattue par Platon, qui représente que Protagoras affirmait que la connaissance consiste dans la sensation, et considérait les sensations de chaque homme individuellement comme étant pour lui la règle et la mesure de la vérité. Nous savons à peine quelque chose des élucidations ou des restrictions dont Protagoras peut avoir accompagné son principe général : et si même Platon, qui avait de bons moyens pour les connaître, trouvait peu généreux d’insulter une doctrine orpheline, dont le père était mort récemment et ne pouvait plus la défendre[15], à bien plus forte raison des auteurs modernes, qui parlent en n’ayant sous les yeux que des fragments de preuves, doivent-ils être prudents sur la manière dont ils accablent la même doctrine d’insultes, qui dépassent de beaucoup celles que Platon admet. Autant que nous pouvons prétendre comprendre la théorie, elle n’était certainement pas plus inexacte que plusieurs autres alors en vogue, de l’école éléatique et d’autres philosophes ; tandis qu’elle avait le mérite de mettre en un frappant relief la nature essentiellement relative de la cognition[16], — relative, non pas il est vrai, la faculté sensitive seule, mais à cette faculté fortifiée et guidée par les autres facultés de l’homme, la mémoire et le raisonnement. Et si elle eût été même plus inexacte qu’elle ne l’est, en réalité, elle n’aurait pas autorisé ces imputations que des auteurs modernes fondent sur elle contre la moralité de Protagoras. Ces imputations ne sont pas encouragées dans la discussion que Platon consacre à cette doctrine ; en effet, si la justification qu’il présente contre lui-même au nom de Protagoras peut être réellement attribuée à ce sophiste, elle donnerait une importance exagérée à la distinction entre le bien et le mal, en laquelle peut se résoudre, suivant le Protagoras de Platon, la distinction entre la vérité et le mensonge. Les théories subséquentes de Platon et d’Aristote relativement à la cognition furent beaucoup plus systématiques et plus élaborées ; c’était l’œuvre d’hommes bien supérieurs à Protagoras en génie spéculatif : mais elles n’auraient pas été ce qu’elles furent, si Protagoras, aussi bien que d’autres, ne les avait pas précédés, avec des suggestions plus partielles et plus imparfaites. Il reste de Gorgias un court essai, conservé dans un des traités aristotéliciens ou pseudo-aristotéliciens[17], sur une thèse métaphysique. Il déclare démontrer que rien n’existe ; que, si quelque chose existe, on ne peut le connaître, et, en admettant que même il existe, et que quelqu’un puisse le connaître, il ne pourrait jamais le communiquer à d’autres. Les historiens modernes de la philosophie préfèrent ici la tâche plus facile de dénoncer le scepticisme du sophiste, au lieu de remplir le devoir qui leur est imposé d’expliquer sa thèse dans une suite immédiate avec les spéculations qui la précédaient. Pans le sens que nous attachons aux mots, c’est un monstrueux paradoxe : mais en les expliquant dans leur filiation légitime avec les philosophes éléatiques qui existaient immédiatement avant lui, c’est une déduction plausible, sinon concluante, de principes qu’ils auraient reconnus[18]. Le mot existence, tel qu’ils le comprenaient, ne signifiait pas l’existence phénoménale, mais ultra-phénoménale. Ils considéraient les phénomènes des sens comme allant et venant sans cesse, — comme une chose essentiellement transitoire, flottante, non susceptible d’être sûrement connue et ne fournissant tout au plus que des motifs rie conjectures. Ils cherchaient par la réflexion ce qu’ils présumaient être la chose ou substance existant réellement, — le noumenon, pour employer une locution de Kant ; — placé derrière ou dessous les phénomènes, noumenon qu’ils reconnaissaient comme l’unique objet approprié de connaissance. Ils discutaient beaucoup (comme je l’ai fait remarquer auparavant) pour savoir si c’était l’unité bu la pluralité, — noumenon au singulier, ou noumena au pluriel. Or la thèse de Gorgias se rapportait à cette existence ultra-phénoménale, et portait étroitement sur les arguments de Zenôn et de Melissos, les raisonneurs éléatiques : parmi ses contemporains d’un certain âge. Il niait que quelque chose d’ultra-phénoménal pareil, ou noumenon existât, ou pût être connu, ou prit être décrit. De cette thèse tripartite, la première négation n’était ni plus ni moins insoutenable que celle de ces philosophes qui, avant lui, avaient soutenu l’affirmative : sur les deux derniers points, ses conclusions n’étaient ni paradoxales ni abusivement sceptiques, mais parfaitement justes, — et elles ont été ratifiées par l’abandon graduel, soit avoué, soit implicite, de ces recherches ultra-phénoménales parmi la majeure partie,-des philosophes. On peut présumer à bon droit que Gorgias insista sur ces doctrines dans le dessein de détourner ses disciples d’études qu’il considérait comme ingrates et saris fruit, précisément comme nous verrons son disciple Isocrate appuyer plus tard sur la même idée, décourager des spéculations de cette nature, et recommander l’exercice de la rhétorique comme une préparation aux devoirs d’un citoyen actif[19]. Et nous ne devons pas oublier que Sokratês lui-même découragea les spéculations physiques, même plus décidément qu’Isocrate ou que Gorgias. Si les censures lancées contre le prétendu scepticisme de Gorgias et de Protagoras sont en partie sans garantie suffisante, en partie sans garantie aucune, — à plus forte raison la même remarque peut-elle être faite relativement aux plus graves reproches accumulés sur leur enseignement sous le rapport d’immoralité ou de corruption. Ç’a été la mode chez les récents historiens allemands de la philosophie d’emprunter de Platon et d’invoquer un fantôme appelé Die Sophistik — la sophistique, — qui, assurent-ils, a empoisonné et démoralisé, par un enseignement corrompu, le caractère moral athénien, de sorte qu’il finit par dégénérer à l’issue de la guerre du Péloponnèse, comparé avec ce qu’il avait été du temps de Miltiadês et d’Aristeidês. Or, en premier lieu, pour que l’abstraction Die Sophistik ait un sens défini quelconque, nous devrions avoir une preuve qui constatât que les personnes nommées sophistes avaient des doctrines, des principes ou une méthode à la fois communs à elles toutes et les distinguant les unes des autres. Mais cette supposition n’est pas vraie ; ils n’avaient en commun ni doctrines, ni principes, ni méthodes qui leur appartinssent. Le nom même par lequel ils sont connus ne leur appartenait point, pas plus qu’à Sokratês et à d’autres ; ils n’avaient rien en commun, si ce n’est leur profession, comme maîtres payés, mettant des jeunes gens en état de penser, de parler et d’agir (tels sont les termes d’Isocrate, et il serait difficile d’en trouver de meilleurs), avec honneur pour eux-mêmes comme citoyens. De plus, cette communauté de profession n’impliquait pas à cette époque autant d’analogie de caractère qu’elle le fait aujourd’hui, où le sentier de l’enseignement a été battu, et est devenu une route large et ouverte, avec des distances mesurées et des intervalles marqués : Protagoras et Gorgias trouvèrent des prédécesseurs, il est vrai, mais pas de précédents obligatoires à copier ; de sorte que chacun, plus ou moins, se fraya sa propre route. Et, conséquemment, nous voyons Platon, dans son dialogue appelé Protagoras, où Protagoras, Prodikos et Hippias sont tous introduits, — donner un type de caractère et une méthode distincts à chacun, non sans un fort mélange de jalousie réciproque entre eux ; tandis que Thrasymachos, dans la République, et Euthydêmos, dans le dialogue appelé ainsi, sont encore peints avec des couleurs particulières, et diffèrent de tous les trois mentionnés plus haut. Nous ne savons pas jusqu’à quel point Gorgias adoptait l’opinion de Protagoras : L’homme est la mesure de toutes choses ; et nous pouvons induire même de Platon que Protagoras aurait combattu les idées exprimées par Thrasymachos dans le premier livre de la République. Il est donc impossible d’affirmer quelque chose relativement à des doctrines, à des méthodes ou à des tendances communes et particulières à tous les sophistes. Il n’y en avait aucune ; et le mot abstrait — Die Sophistik — n’a aucun sens réel, si ce n’est les qualités (quelles qu’elles puissent être) qui sont inséparables de la profession ou de l’occupation de l’enseignement public. Et si aujourd’hui tout critique sincère doit rougir de jeter en masse des calomnies sur le corps entier des maîtres de profession, — à plus forte raison une telle censure est-elle déplacée par rapport aux anciens sophistes, qui se distinguaient les uns des autres par de plus fortes particularités individuelles. Si donc il était vrai que, dans l’intervalle entre 480 avant 3.-C. et la fin de la guerre du Péloponnèse, il se fut opéré une grande détérioration morale à Athènes et dans la Grèce en général, nous aurions à rechercher quelque cause autre que l’abstraction imaginaire appelée la sophistique. Mais, — et c’est le second point, — le fait allégué ici est aussi faux que la cause alléguée est peu réelle. Athènes, à la fin de la guerre du Péloponnèse, n’était pas plus corrompue qu’Athènes à l’époque de Miltiadês et d’Aristeidês. Si nous retournons à cette ancienne période, nous verrons qu’il n’y a guère d’actes du peuple athénien qui lui aient attiré un blâme plus vif (à mon avis immérité) que la manière dont ils traitèrent ces deux hommes d’État mêmes, la condamnation de Miltiadês et l’ostracisme d’Aristeidês. En écrivant mon histoire de cette époque, loin de trouver les historiens antérieurs disposés à faire honneur aux. Athéniens d’une vertu publique, j’ai été obligé de lutter contre un corps de critique contraire, qui leur impute l’ingratitude et l’injustice les plus grandes. Ainsi les contemporains de Miltiadês et d’Aristeidês, quand on les décrit comme sujet de l’histoire actuelle, sont présentés sous des couleurs qui ne sont rien moins que flatteuses, excepté leur valeur à Marathôn et à Salamis, qui ne trouve qu’une voix unanime d’éloge. Mais quand ces mêmes hommes ont pris place parmi les souvenirs et les imaginations mêlés qui appartiennent au passé, — quand une génération future vient à être présente, avec son fonds approprié de plaintes et de dénonciations, — c’est alors que des hommes trouvent plaisir à orner les vertus du passé ; comme chef dans l’accusation portée contre leurs propres contemporains. Aristophane[20], qui écrivait pendant la guerre du Péloponnèse, dénonçait le dêmos de son temps comme dégénéré de la vertu de ce Dêmos qui avait entouré à1iltiadês et Aristeidês ; tandis qu’Isocrate[21], qui écrivait à un fige avancé entre 350-340 avant J.-C., se plaint de la même manière de son époque, en disant combien l’état d’Athènes avait été meilleur dans sa jeunesse : période de la jeunesse qui tombait exactement pendant la vie d’Aristophane, dans la dernière moitié de la guerre du Péloponnèse. On ne devrait pas se laisser aller à de pareilles illusions sans une comparaison soigneuse des faits ; et très certainement cette comparaison ne sera pas à l’appui de l’allégation d’un progrès de corruption et de dégénération entre l’époque de Miltiadês et la fin de la guerre du Péloponnèse. D’un bout à l’autre de l’histoire athénienne, il n’y a pas d’actes qui attestent une si large mesure de vertu et de jugement répandus dans tout le peuple, que sa conduite après lés Quatre Cents et après les Trente. Et je ne crois pas que les contemporains de Miltiadês eussent été capables d’un pareil héroïsme, car ce nom n’est nullement trop grand pour le cas. Je doute qu’ils eussent eu une abnégation assez ferme pour tenir en réserve une somme considérable pendant le temps de la paix, tant avant la guerre du Péloponnèse qu’après la paix de Nikias, — ou pour garder le fond réservé de mille talents, tandis qu’ils étaient forcés, année par année, de payer des taxes pour soutenir la guerre[22], — ou pour suivre la politique prudente, bien que pleine d’épreuves pénibles, recommandée par Periklês, de manière à supporter une invasion annuelle sans sortir pour combattre ni acheter la paix au prix de concessions ignominieuses. Si des actes blâmables tels qu’Athènes en commit pendant les dernières années de la guerre, par exemple le massacre de la population mélienne, ne furent pas accomplis également par les contemporains de Miltiadês, cela ne résulta pas de quelque humanité ou de quelque principe supérieur qui leur fût particulier, mais du fait qu’ils ne furent pas exposés a la même tentation, que leur fournit la possession d’un pouvoir souverain. La condamnation des six généraux, après la bataille des Arginusæ, si notes supposons qu’ils eussent tenu la même conduite en 490 avant J.-C., aurait été décrétée plus rapidement et avec moins de formes qu’elle ne le fut effectivement en 406 avant J.-C. Car, à cette date ancienne, il n’existait ni psêphisma de Kannônos, entouré d’un respect fondé sur la prescription, — ni graphê paranomôn, — ni de pareilles habitudes de déférence établie à l’égard d’un dikasterion solennellement assermenté, avec notification entière pour les défendeurs, et un temps complet accordé à la défense et mesuré par la clepsydre, — ni aucune de ces garanties qu’une longue carrière de démocratie avait fait entrer dans la moralité publique de tout Athénien, et qui (comme nous l’avons vu dans un précédent chapitre) opposaient une barrière sérieuse à l’impulsion du moment, bien qu’elle fût finalement renversée par la violence de la passion. Une impulsion bien moins violente aurait suffi pour produire le même mal en 490 avant J.-C., quand il n’existait pas de barrières semblables. Enfin, s’il nous faut une mesure du sentiment d’appréciation dans le public athénien, à l’égard d’une moralité stricte et bienséante dans le sens étroit, au milieu de la guerre du Péloponnèse, nous n’avons qu’à considérer la manière dont ils agirent avec Nikias. J’ai démontré, en décrivant l’expédition de Sicile, l’erreur la plus grave que les Athéniens aient jamais commise ; celle qui détruisit à la fois leur armement à Syracuse et leur pouvoir à l’intérieur, résulta de leur estime sans bornes pour le pieux et respectable Nikias, sentiment qui leur fit fermer les yeux sur les défauts les plus grossiers de son commandement et de sa conduite publique. Quelque désastreux qu’ait été ce faux jugement, il sert du moins à prouver que la corruption morale, que l’on prétend s’être opérée dans leur caractère, est une pure fiction. Et l’on ne doit pas supposer que la vigueur et la résolution qui animaient jadis les combattants de Marathôn et de Salamis, eussent disparu dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse. Au contraire, la lutte énergique et prolongée d’Athènes, après l’irréparable calamité éprouvée à Syracuse, forme un digne pendant à sa résistance du temps de Xerxès, et conserva intact cet attribut distinctif que Periklês avait présenté comme le principal fondement de sa gloire, — à savoir de ne jamais céder au malheur[23]. Sans ravaler en rien l’armement à Salamis, nous pouvons faire remarquer que le patriotisme de la flotte à Samos, qui délivra Athènes des Quatre Cents, était également dévoué et plus intelligent, et que l’explosion d’effort, qui envoya une flotte subséquente pour triompher aux Arginusæ, fut tout à fait aussi courageuse. Si donc nous examinons les quatre-vingt-sept années de l’histoire athénienne, entre la bataille de Marathôn et le rétablissement de la démocratie après les Trente, nous ne trouverons aucun fondement à l’assertion, si souvent avancée, d’une corruption morale et politique accrue et croissante. Mon opinion est que le peuple était devenu meilleur et moralement et politiquement, et que sa démocratie avait contribué à son amélioration. La remarque faite par Thucydide, à l’occasion de l’effusion de sang à Korkyra, — sur les violentes et insouciantes antipathies politiques, nées du concours de la guerre étrangère et des querelles intestines de parti[24], — si elle peut trouver son application partout ailleurs, ne se rapporte en riels à Athènes : la conduite qu’elle tint après les Quatre Cents et après les Trente prouve le contraire. Et tandis qu’elle peut être justifiée ainsi sous le rapport moral, il est incontestable que sa population avait acquis une quantité beaucoup plus considérable d’idées et de talents qu’elle n’en possédait à l’époque de la bataille de Marathôn. C’est, effectivement, le fait même que déplore Aristophane, et qu’admettent ces écrivains qui, tout en dénonçant les sophistes, rattachent ce cercle agrandi d’idées à la dissémination du prétendu poison sophistique. A mon avis, non seulement l’accusation dirigée contre les sophistes comme empoisonneurs, mais même l’existence d’un tel poison dans le système athénien, ne méritent qu’une énergique dénégation. Examinons ensuite les noms de ces maîtres de profession, en commençant par Prodikos, l’un des plus renommés. Qui n’a pas lu l’apologue bien connu appelé le Choix d’Hercule, qu’on trouve dans tout livre qui déclare réunir des exemples touchants de morale élémentaire ? Qui ne sait que son but formel est d’allumer l’imagination de la jeunesse en faveur d’une vie de travail pour de nobles objets, et contre une vie de mollesse ? Tel était le thème favori des leçons de Prodikos, qui lui attira l’auditoire le plus considérable[25]. S’il est d’une simplicité et d’un effet frappants même pour un lecteur moderne, combien a-t-il dû agir plus puissamment sur l’auditoire aux croyances duquel il était spécialement adapté, quand il était exposé avec les développements oraux de son auteur ! Xénophon s’étonnait que les dikastes athéniens traitassent Sokratês comme un corrupteur de la jeunesse : Isocrate s’étonnait qu’une portion du public commit la même méprise à son sujet ; et j’avoue que mon étonnement n’est pas moindre, quand je vois non seulement Aristophane[26], mais même les écrivains modernes qui traitent de la philosophie grecque, ranger Prodikos dans le même catalogue si peu à envier[27]. C’est la seule composition qui reste de lui[28], — et, dans le fait, la seule composition qui reste d’un des sophistes, en exceptant la thèse, de Gorgias mentionnée plus haut. Elle sert non seulement à justifier Prodikos d’un pareil reproche ; mais encore à mettre en garde contre une confiance aveugle dans les remarques sarcastiques de Platon, — qui comprennent Prodikos aussi bien que les autres sophistes, — et dans les doctrines qu’il prête aux sophistes en général, afin que Sokratês puisse les réfuter. L’impartialité la plus ordinaire doit nous apprendre que, si un auteur polémique de dialogue se plait à mettre une doctrine insoutenable dans la bouche de l’adversaire, nous devons être circonspects à condamner ce dernier sur une preuve aussi douteuse. Welcker et d’autres auteurs modernes regardent Prodikos comme le plus innocent des sophistes, et l’exceptent de la sentence qu’ils rendent contre la classe en général. Voyons donc ce que dit Platon lui-même au sujet des autres, et d’abord au sujet de Protagoras. Si ce n’était pas un usage établi chez les lecteurs de Platon de condamner Protagoras à l’avance, et de donner à tout passage qui se rapporte à lui non seulement un sens aussi mauvais qu’il peut avoir, mais un sens bien pire qu’il ne peut avoir en bonne justice, — ils tireraient probablement des conclusions très différentes du dialogue de Platon, appelé du nom de ce sophiste, et dans lequel on lui fait jouer un rôle important. Ce dialogue suffit seul pour prouver que Platon ne se représentait pas Protagoras comme un maître corrompu, ou indigne, ou incapable. Le cours du dialogue le présente comme ne possédant pas la théorie de la morale, et comme hors d’état de résoudre diverses difficultés avec lesquelles on s’attend à ce que cette théorie soit aux prises ; de plus, comme inférieur à Sokratês sous le rapport de la .dialectique, que Platon considérait comme la seule méthode efficace d’investigation philosophique. En tant donc qu’une connaissance imparfaite de la science ou de la théorie sur laquelle reposent les règles de l’art, ou les préceptes qui ont pour objet la pratique, rend un maître inhabile à donner des leçons de cet art ou de cette pratique, — c’est dans cette mesure que Protagoras est représenté comme insuffisant. Et si un dialecticien expérimenté, comme Platon, avait fait subir à Isocrate ou à Quintilien, ou à la grande majorité des maîtres passés ou présents, un semblable interrogatoire contradictoire sur la théorie de leur enseignement, — une ignorance non moins manifeste que celle de Protagoras eût été révélée. L’opposition que Platon établit, dans un si grand nombre de ses dialogues, entre le précepte ou la pratique, accompagné de la connaissance complète des principes scientifiques d’où il doit être tiré, si l’on conteste sa justesse, — et la pratique non scientifique, sans aucun pouvoir semblable de déduction ni de défense, — cette opposition, dis je, est une des parties les plus importantes de ses spéculations : il épuise son génie a la rendre évidente de mille manières indirectes, et à amener ses lecteurs par la honte, s’il est possible, dans la voie plus élevée =et plus rationnelle de la pensée. Mais c’est une chose de dire d’un homme qu’il ne connaît pas la théorie de ce qu’il enseigne ou de la manière dont il enseigne ; c’est une autre, chose de dire qu’il enseigne réellement ce que la théorie scientifique ne prescrirait pas comme le meilleur ; c’est une troisième chose, plus grave que les deux autres, de dire que son enseignement est non seulement au-dessous des exigences de la science, mais qu’il est même corrompu et propre à démoraliser. Or, de tous ces points, c’est le premier seulement que Platon, dans son dialogue, établit contre Protagoras ; pour le second, il ne l’affirme ni ne l’insinue ; et quant au troisième, non seulement il n’y fait pas allusion, même indirectement, mais toute la tendance de son discours suggère une conclusion directement contraire. Comme s’il sentait que, quand un adversaire éminent devait être dépeint comme embarrassé et irrité par une dialectique supérieure, — ce n’était qu’une équité ordinaire d’exposer également ses mérites distinctifs, — Platon met une fable et une harangue explicative dans la bouche de Protagoras[29], sur la question de savoir si la vertu est susceptible d’être enseignée. Cette harangue est, à mon sens, très frappante et très instructive, et elle aurait sans doute été regardée comme telle, si les commentateurs ne l’avaient pas lue avec la persuasion préétablie que tout ce qui tombait des lèvres des sophistes devait être ou ridicule ou immoral[30]. C’est la seule partie des œuvres de Platon olé il soit rendu un compte quelconque de l’origine de ce corps d’opinion flottant, lion certifié, se propageant lui-même, sur lequel on fait porter l’analyse de Sokratês sous forme d’interrogatoire contradictoire, — comme on le verra dans le chapitre suivant. Protagoras fait profession d’enseigner à ses élevés le bon conseil dans leurs relations domestiques et de famille, aussi bien que la manière de parler et d’agir de la façon la plus efficace pour le bien de la cité. Comme cette doctrine vient de Protagoras, les commentateurs de Platon déclarent que c’est une morale misérable ; mais elle coïncide presque à la lettre avec celle qu’Isocrate enseigne, une génération après, comme il le dit lui-même, et en substance même avec celle qu’enseignait Sokratês, ainsi que le dit Xénophon ; et il n’est pas facile de présenter en quelques mots un plan plus large de devoir pratique[31]. Et si la mesure du devoir pratique, à l’enseignement duquel se consacrait Protagoras, était ainsi sérieuse et étendue, la fraction mime de théorie qui lui est attribuée dans sa harangue renferme quelques points meilleurs que celle de Platon lui-même ; car Platon semble avoir conçu la fin morale, pour chaque individu, comme ne comprenant rien, de plus que son propre bonheur permanent et sa santé morale ; et dans ce même dialogue, il introduit Sokratês, qui soutient que la vertu consiste seulement dans un juste calcul du bonheur et du malheur personnels d’un homme. Mais ici nous voyons Protagoras parler d’une manière qui implique une appréciation plus large, et, à mon avis, plus juste de la fin morale, comme renfermant non seulement un rapport avec le bonheur particulier d’un homme, mais encore des obligations à l’égard du bonheur des autres. Sans admettre les termes sévères de blâme que divers critiques prononcent sur cette théorie que l’on fait exposer à Sokratês dans le Protagoras de Platon, je considère sa conception de la fin morale comme essentiellement étroite et imparfaite, non susceptible d’être prise comme base pour en déduire les meilleurs préceptes moraux. Cependant le préjugé sous l’influence duquel a été écrite l’histoire des sophistes est tel que les commentateurs de Platon accusent les sophistes d’avoir créé ce qu’ils appellent par ignorance « la basse théorie de l’utilité exposée ici par Sokratês lui-même, en faisant compliment à ce dernier d’avoir présenté ces vues plus larges qui, dans le dialogue, n’appartiennent qu’à Protagoras[32]. Conséquemment, en ce qui concerne Protagoras, le témoignage de Platon lui-même peut être produit pour prouver qu’il n’était pas un maître corrompu, mais qu’il était digne du commerce de Prodikos, digne également de ce dont il jouit, comme nous le savons, — de la société et de la conversation de Periklês. Examinons maintenant ce que dit Platon d’un troisième sophiste, — Hippias d’Élis, qui figure et dans le dialogue appelé Protagoras, et dans deux dialogues distincts connus sous les titres de Hippias Major et Minor. Hippias est représenté comme remarquable par le large cercle de ses talents, dont il se vante avec faste dans ces dialogues. Il pouvait enseigner l’astronomie, la géométrie et l’arithmétique, — et Protagoras le blâmait de trop insister sur ces sujets auprès de ses disciples, si peu les sophistes s’accordaient sur un seul point de doctrine ou d’éducation. En outre, il était poète, musicien ; commentateur de poètes et professeur avec un fonds considérable de matières toutes prêtes, — sur des sujets moraux, politiques et même légendaires, — mises en réserve dans une mémoire très fidèle. C’était un citoyen fort employé comme ambassadeur par ses concitoyens. Pour couronner le tout ; sa dextérité manuelle était telle qu’il déclarait avoir fait de ses propres mains les vêtements et ornements qu’il portait sur lui. Si, comme c’est assez probable, c’était un homme vain et fastueux, — défauts qui n’excluent pas une carrière utile et honorable, — nous devons en même temps lui faire honneur d’une variété d’acquisitions telle qu’elle explique une certaine mesure de vanité[33]. La manière dont Platon traite Hippias est très différente de celle dont il traite Protagoras. Elle est pleine de railleries sarcastiques et méprisantes, au point que Stallbaum[34] lui-même, après avoir répété bien des fois que c’était un vil sophiste, qui ne méritait pas un meilleur traitement, est forcé de reconnaître que la pétulance est portée un peu trop loin et d’insinuer que le dialogue a dû être une œuvre de la jeunesse de Platon. Quoi qu’il en soit, au milieu de dispositions si hostiles, non seulement nous ne trouvons aucune imputation dirigée contre Hippias comme ayant prêché une morale basse ou corrompue, mais Platon insère ce qui fournit une bonne preuve, quoique indirecte, du contraire ; car il fait dire à Hippias qu’il avait déjà fait et qu’il était sur le point de faire encore une leçon composée par lui-même avec un grand soin, où il insistait sur les buts et les occupations qu’un jeune homme devait poursuivre. Le plan de son discours était qu’après la prise de Troie le jeune Neoptolemos était présenté comme demandant l’avis de Nestor au sujet de sa conduite future ; en réponse à sa question, Nestor lui expose quel était le plan de vie obligatoire pour un jeune homme d’honorables aspirations et lui explique tous les détails d’une conduite vertueuse et réglée par laquelle ce plan devait être exécuté. Le choix de ces deux noms, parmi les plus vénérés de la légende grecque, comme conseiller et disciple, est une marque attestant clairement la veine de sentiment qui animait la composition. Il se pouvait bien que la morale prêchée par Nestor pour l’édification de Neoptolemos fût trop élevée pour être mise en pratique par les Athéniens ; mais très certainement elle ne s’égarait pas du côté de la corruption, de l’égoïsme ou d’un trop grand relâchement moral. Nous pouvons présumer à bon droit que ce discours, composé par Hippias, n’était pas indigne, pour l’esprit et le dessein, d’être placé à côté du Choix d’Hercule, ni son auteur à côté de Prodikos comme maître de morale. Le dialogue intitulé Gorgias dans Platon est conduit par Sokratês avec trois personnes différentes, l’une après l’autre, — Gorgias, Pôlos et Kalliklês. Gorgias (de Leontini en Sicile), comme maître de rhétorique, acquit une célébrité plus grande qu’aucun homme de son temps, pendant la guerre du Péloponnèse : ses moyens abondants d’explication, ses ornements fleuris, sa structure artificielle de phrases distribuées en fractions exactement antithétiques, tout cela répandit dans l’art de parler une nouvelle mode, qui, pour le moment, fut très populaire, mais qui dans la suite finit par tomber en discrédit. Si l’on pouvait clairement tirer la ligne de démarcation entre les rhéteurs et legs sophistes, Gorgias devrait plutôt être rangé parmi les premiers[35]. Dans l’entretien avec Gorgias, Sokratês expose la fausseté et l’imposture de la rhétorique et dé son enseignement, comme trompant un auditoire ignorant jusqu’à le persuader sans l’instruire, et comme faite pour satisfaire le caprice passager du peuple, sans aucun égard pour son amélioration et son bien-être permanents. Quelque inculpation réelle que puissent renfermer ces arguments contre un maître de rhétorique, Gorgias doit la supporter en commun avec Isocrate et Quintilien et sous le bouclier d’Aristote. Mais, à l’exception de l’enseignement de la rhétorique, Platon ne l’accuse pas d’avoir répandu une morale corrompue : dans le fait, il le traite avec un degré de respect qui surprend les commentateurs[36]. Le ton du dialogue change considérablement quand il passe à Pôlos et à Kalliklês, dont le premier est représenté comme ayant écrit sur la rhétorique et probablement comme maître de cet art également[37]. Il y a beaucoup d’insolence dans Pôlos et pas mal d’âpreté dans Sokratês. Cependant le premier ne soutient pas d’arguments qui justifient l’accusation d’immoralité contre lui-même ou contre ceux qui enseignent comme lui. Il défend les goûts et les sentiments communs à tout homme en Grèce et partagés même : par les Athéniens les plus estimables, — Periklês, Nikias et Aristokratês[38], tandis que Sokratês se vante d’être absolument seul et de n’avoir pour tout appui que son irrésistible dialectique, à l’aide de laquelle il est sûr d’arracher à son adversaire un aveu forcé. Jusqu’à quel point Sokratês peut-il avoir raison ? c’est ce que je ne recherche pas actuellement ; il suffit que Pôlos, se trouvant comme il est au milieu d’une compagnie aussi nombreuse et aussi irréprochable, ne puisse être équitablement dénoncé comme empoisonneur de l’esprit de la jeunesse. Pôlos transmet bientôt le dialogue à Kalliklês, qui est ici représenté sans doute comme exposant des doctrines ouvertement et franchement antisociales. Il distingue entre la loi de nature et la loi (tant écrite que non écrite, car le mot grec renferme les deux en substance) de la société. Suivant la loi de nature (dit Kalliklês), l’homme fort, — l’homme meilleur ou plus capable, — déploie sa force tout entière pour son propre avantage, sans limite ni entraves ; il triomphe de la résistance que peuvent faire des hommes plus faibles, et il prend pour lui-même autant qu’il veut les objets de jouissance. Il n’a pas occasion de restreindre aucun de ses appétits ou de ses désirs ; plus ils sont nombreux et pressants, mieux cela vaut pour lui, — puisque son pouvoir lui fournit les moyens de les rassasier tous. Le grand nombre, qui a le malheur d’être faible, doit se contenter de ce qu’il lui laisse et se soumettre de son mieux. Voilà (dit Kalliklês) ce qui arrive réellement dans l’état de nature ; c’est ce qui est regardé comme juste, ainsi que le prouve la pratique de communautés indépendantes, non renfermées dans une seule société politique commune, à l’égard les unes, des autres ; c’est la justice naturelle ou selon la loi de nature. Mais quand les hommes se réunissent en société, tout cela est renversé. La majorité des individus sait très bien qu’elle est faible et que sa seule chance de sécurité ou de bien-être consiste à établir des lois pour entraver l’homme fort, renforcées par une sanction morale d’éloge et de blâme consacrée à la même fin générale. Elle le prend comme un lionceau, tandis que son esprit est encore tendre ; elle le fascine par la parole et par l’éducation et l’amène à une disposition, conforme à cette mesure et à cette égalité que la loi prescrit. C’est alors la justice suivant la loi de la société, système factice construit par le grand nombre pour s’assurer une protection et le bonheur, et renversant la loi de nature, qui arme l’homme fort d’un droit à l’empiétement et à la licence. Qu’une bonne occasion se présente, et Von verra le favori de la nature regimber et rejeter son harnais, fouler les lois aux pieds, traverser le cercle magique d’opinion qui l’entoure, et se présenter de nouveau nomme seigneur et maître de la multitude, regagnant cette glorieuse ; position que la nature lui a assignée comme son droit. La justice par nature — et la justice par la loi et la société — sont ainsi, suivant Kalliklês, non seulement distinctes, mais mutuellement contradictoires. Il accuse Sokratês de les avoir confondues toutes deux dans son argumentation[39]. Ce raisonnement antisocial — assez vrai, en tant qu’il avance un simple fuit et une simple probabilité[40] ; — immoral, en tant qu’il érige en un droit le pouvoir de l’homme fort, et provoquant bien des commentaires si je pouvais trouver un endroit convenable pour les placer —, ce raisonnement, dis-je, représente, à ce qu’ont prétendu beaucoup d’auteurs, la morale communément et publiquement enseignée par les personnes appelées sophistes à Athènes[41]. Je nie expressément cette assertion. Quand même je n’aurais pas d’autre témoignage pour appuyer ma dénégation que ce qui a été déjà extrait des écrits hostiles, de Platon lui-même, relativement à Protagoras et à Hippias, — avec ce que nous savons de Xénophon au sujet de Prodikos, — je regarderais ma thèse comme suffisamment établie pour justifier les sophistes en général d’une telle accusation. S’il était nécessaire que la doctrine de Kalliklês fût réfutée, elle le serait tout aussi efficacement par Prodikos et Protagoras que par Sokratês et Platon. Mais ce n’est pas la partie la plus forte de la justification. En premier lieu, Kalliklês lui-même n’est pas un sophiste et il n’est pas représenté comme tel par Platon. C’est un jeune citoyen athénien, d’un rang et d’une position élevés, appartenant au dême Acharnæ ; il est intime avec d’autres jeunes gens de condition dans la cité ; il est récemment entré dans la vie politique active, et il y applique toute son âme ; il ravale la philosophie et parle des sophistes avec le plus grand mépris[42]. Si donc il était même juste (ce que je n’admets pas) de conclure d’opinions mises dans la bouche d’un sophiste que les mêmes opinions étaient soutenues par un autre ou par tous, — il n’en serait pas moins injuste de tirer la même conclusion d’opinions professées par un homme qui n’est pas sophiste et qui méprise toute la profession. En second lieu, si quelque lecteur suit attentivement la marche du dialogue, il verra que la doctrine de Kalliklês est telle que personne n’osait l’exposer publiquement. C’est ainsi qu’elle est comprise tant par Kalliklês lui-même que par Sokratês. Le premier reprend l’entretien en disant que son prédécesseur Pôlos avait fini par être embarrassé dans une contradiction, parce qu’il n’avait pas assez de courage pour annoncer ouvertement une doctrine impopulaire et odieuse ; mais lui (Kalliklês) était moins timide, et il exposait hardiment cette doctrine que d’autres gardaient pour eux par crainte de choquer les auditeurs. Assurément (lui dit Sokratês) ton audace est abondamment prouvée par la doctrine que tu viens de présenter ; — tu exposes franchement ce que d’autres pensent, mais n’osent pas exprimer[43]. Or, des opinions dont Pôlos, jeune homme insolent, craignait de se déclarer le champion, ont dit être effectivement révoltantes pour les sentiments d’auditeurs. Comment donc un homme raisonnable peut-il croire que de telles opinions fussent non seulement exposées ouvertement, mais sérieusement inculquées par les sophistes à des auditoires composés de jeunes gens ? Nous savons due leur enseignement était public au plus haut degré ; la publicité leur plaisait autant qu’elle leur était profitable ; parmi les épithètes méprisantes dont on les accable, le faste et la vanité sont deux des plus saillantes. Tout ce qu’ils enseignaient, ils l’enseignaient publiquement ; et je prétends, c’est mon entière conviction, que, même eussent-ils partagé cette opinion avec Kalliklês, ils n’auraient pu être ni assez audacieux, ni assez ennemis d’eux-mêmes pour en faire une partie de leur enseignement public ; mais qu’ils auraient agi comme Pôlos et gardé pour eux cette doctrine. En troisième lieu, cette dernière conclusion deviendra doublement certaine, si nous considérons de quelle cité nous parlons actuellement. De tous les endroits du monde, la démocratique Athènes est le’ dernier où il eût été possible que la doctrine avancée par Kalliklês fût professée par un maître public ou par Kalliklês lui-même, dans une réunion publique quelconque. Il n’est pas nécessaire de rappeler au lecteur combien le sentiment et la moralité des Athéniens étaient profondément démocratiques, — combien ils aimaient leurs lois, leur constitution et leur égalité politique, — combien jalouse était leur appréhension de tout despotisme naissant ou menaçant. Tout cela n’est pas seulement admis, c’est même exagéré par M. Mitford, Waschsmuth et d’autres écrivains antidémocratiques, qui en tirent souvent des matières pour leurs abondantes critiques. Or, le point même que Sokratês — dans ce dialogue appelé Gorgias — cherche à établir contre Kalliklês, contre les rhéteurs et contre les sophistes, — c’est qu’ils courtisaient et flattaient le sentiment du peuple athénien et se courbaient devant lui, avec une soumission dégradante ; qu’ils ne songeaient qu’à la satisfaction immédiate du peuple et non à son, amélioration morale permanente ; — qu’ils n’avaient pas le courage de lui adresser des vérités désagréables, bien que salutaires ; mais qu’ils changeaient et modifiaient leurs opinions de toute manière, afin d’éviter d’offenser[44] ; — qu’un homme qui se mettait en avant d’une manière saillante à Athènes, n’avait aucune chance de succès, s’il ne finissait par se mouler sur le peuple et sur son type de sentiment, et par s’y assimiler complètement[45]. En admettant que ces accusations soient vraies, comment peut-on concevoir qu’un sophiste ou un rhéteur quelconque pût oser insister devant un auditoire athénien sur la doctrine avancée par Kalliklês ? Dire à un tel auditoire : — Vos lois et vos institutions sont toutes des violations de la loi de nature, arrangées pour enlever à un Alkibiadês ou à un Napoléon parmi vous son droit naturel de devenir votre maître et de vous traiter, hommes chétifs, comme ses esclaves. Toutes vos précautions contre nature et votre langage conventionnel, en faveur de la légalité et d’un traitement égal, n’aboutiront à rien de mieux qu’à une pitoyable impuissance[46], aussitôt qu’il trouvera une bonne occasion de déployer toute sa force et toute son énergie, de manière à vous remettre à votre place et à vous montrer quels privilèges la nature réserve à ses favoris ! Imaginez une telle doctrine exposée par un maître parlant à des Athéniens assemblés ! doctrine tout aussi révoltante pour Nikias que pour Kleôn, et qu’Alkibiadês lui-même serait forcé d’affecter de désapprouver, vu qu’elle n’est pas simplement antipopulaire, — ni simplement despotique, mais que c’est l’ivresse extravagante du despotisme. Le grand homme, tel que le dépeint Kalliklês, est dans le même rapport à l’égard des mortels ordinaires que Jonathan Wild le Grand, dans l’admirable parodie de Fielding. Que les sophistes, que Platon accuse de flatter servilement l’oreille démocratique, l’insultassent gratuitement en lui proposant de tels principes, — c’est une assertion non seulement fausse, mais complètement absurde. Même en ce qui regarde Sokratês, nous savons par Xénophon combien les Athéniens furent fâchés contre lui, et combien les accusateurs insistèrent dans son procès sur ce fait que, dans ses conversations, il avait l’habitude de citer avec une prédilection particulière la description (dans le second livre de l’Iliade) d’Odysseus, qui suit la foule des Grecs quand ils se précipitent hors de l’Agora pour aller s’embarquer, et qui les détermine à revenir, — en adressant aux chefs d’aimables paroles et en donnant au vulgaire des coups de son bâton, accompagnés d’une réprimande méprisante. La preuve indirecte fournie ainsi, établissant que Sokratês approuvait l’inégalité de conduite et de traitement à l’égard du grand nombre, lui nuisit beaucoup dans l’esprit des dikastes. Qu’auraient-ils donc senti à l’égard d’un sophiste qui eût professé publiquement la morale politique de Kalliklês ? Voici la vérité : non seulement il était impossible qu’une morale semblable ou quelque chose de semblable, même fort affaibli, pût se faire jour dans les leçons d’éducation des maîtres à Athènes, — mais la crainte était dans le sens contraire. Si le sophiste s’égarait de l’une ou l’autre manière, c’était en ce que lui impute Sokratês, — en donnant à ses leçons une couleur démocratique exagérée. Bien plus, si nous supposons qu’une occasion se fût présentée de discuter la doctrine de Kalliklês, il est difficilement négligé de flatter les oreilles des démocrates qui l’entouraient, en exaltant les résultats salutaires de la légalité et d’un traitement égal pour tous, et en dénonçant ce despote naturel, ou Napoléon caché, comme un homme qui devait ou prendre sa place avec de telles entraves ou trouver une place dans quelque autre cité. T’ai démontré ainsi, même d’après Platon, que la doctrine attribuée à Kalliklês n’entra pas et n’aurait pu entrer dans les leçons d’un sophiste ou maître de profession. On peut soutenir la même conclusion relativement à la doctrine de Thrasymachos, dans le premier livre de la République. Thrasymachos était un maître de rhétorique, qui avait inventé des préceptes relativement à la construction d’un discours et à la manière d’apprendre aux jeunes gens à parler en public. Il est très probable qu’il se renfermait, comme Gorgias, dans son domaine et qu’il ne faisait pas profession de donner des leçons de morale, comme Protagoras et Prodikos. Mais, en admettant qu’il en ait donné, il ne devait pas parler sur la justice de la manière dont Platon le fait parler, s’il désirait causer quelque plaisir à un auditoire athénien. La pure brutalité et la froide impudence de conduite, poussées même jusqu’à l’exagération, dont Platon le revêt, — sont à elles seules une forte preuve que la doctrine, présentée avec une telle préface, n’était pas celle d’un maure populaire et agréable, gagnant la faveur d’auditoires publics. Il définit la justice l’intérêt du pouvoir, supérieur ; cette règle que, dans toute société, le pouvoir dominant prescrit, comme étant pour son propre avantage. Un homme est juste (dit-il) pour l’avantage d’un autre et non pour le sien propre ; il est faible, ne peut se tirer d’affaire et doit se soumettre à ce qu’ordonne l’autorité plus forte, que ce soit un despote, une oligarchie ou une république. Cette théorie est essentiellement différente de la doctrine de Kalliklês, telle qu’elle est présentée quelques pages plus haut ; car Thrasymachos ne sort pas de la société pour insister sur des droits antérieurs datant d’un état supposé de nature : — il prend les sociétés comme il les trouve, en reconnaissant l’autorité de chacune dominant actuellement, comme la règle et l’élément constitutif de la justice ou de l’injustice. Stallbaum et d’autres écrivains ont, sans précaution, considéré les deux théories comme si elles n’en faisaient qu’une, et même avec quelque chose de pire qu’un manque de précaution ; tandis qu’ils déclarent que la théorie de Thrasymachos est odieusement immorale, ils annoncent qu’elle fut exposée non par lui seul, mais par les sophistes, — les traitant ainsi, à leur manière habituelle, comme s’ils étaient une école, une secte eu une association, avec une responsabilité mutuelle. Quiconque a suivi les preuves que j’ai produites relativement à Protagoras et à Prodikos reconnaîtra combien ces derniers traitaient différemment la question de la justice. Mais la vérité est que la théorie de Thrasymachos, bien qu’inexacte et défectueuse, n’est pas aussi détestable que ces écrivains la représentent. Ce qui lui donne un air détestable, c’est le style et la manière dont on la lui fait exposer, qui font paraître l’homme juste petit et méprisable, tandis que l’homme injuste est entouré d’attributs dignes d’envie. Or, c’est lie précisément la circonstance qui révolte les sentiments communs de l’humanité, comme elle révolte aussi les critiques qui lisent ce qui est dit par Thrasymachos. Les sentiments moraux existent dans les esprits des hommes en groupes complexes et puissants, associés à quelques grands mots et à quelques formes expressives de langage. Un auditoire ordinaire se donnera rarement la peine de considérer avec attention si une théorie morale satisfait aux exigences de la raison, ou si elle domine tous les phénomènes et y répond ; mais ce qu’il exige impérieusement, — et ce qui est indispensable pour donner à la théorie quelque chance de succès, c’est qu’elle présente à leurs sentiments l’homme juste comme respectable et honoré, et l’homme injuste comme odieux et repoussant. Or, ce qui blesse dans le langage attribué à, Thrasymachos, c’est non seulement l’absence, mais le renversement de cette condition, — l’homme juste présenté comme faible et sot, et l’injustice dans tout le prestige du triomphe et de la dignité. Et c’est pour cette raison même que je me hasarde à, conclure que jamais une telle théorie ne fut exposée par Thrasymachos à, aucun auditoire public, sous la forme que nous trouvons dans Platon. Car Thrasymachos était un rhéteur qui avait étudié les principes de son art : or, nous savons que ces sentiments communs d’un auditoire étaient précisément ce que les rhéteurs comprenaient le mieux, et qu’ils tâchaient toujours de se concilier. Même dès le temps de Gorgias, ils commencèrent à. composer à, l’avance des déclamations sur les chefs généraux de la morale, toutes prêtes à, être introduites dans des discours réels quand l’occasion s’en présentait, et dans lesquelles il était fait appel aux sentiments moraux que l’on savait d’avance être communs, avec plus ou moins de modification, à toutes les assemblées grecques. Le Thrasymachos réel, parlant à, un auditoire quelconque à Athènes, n’aurait jamais choqué ces sentiments, comme on le fait faire au Thrasymachos de Platon dans la République. Encore bien moins l’aurait-il fait, s’il est vrai de lui, comme Platon l’affirme des rhéteurs et des sophistes en général, qu’ils ne songeaient qu’à, rechercher la popularité, sans aucune sincérité de conviction. Bien que Platon juge à, propos de faire connaître l’opinion de Thrasymachos avec des accessoires inutilement choquants et de rehausser ainsi le triomphe de dialectique de Sokratês par la manière brutale de son adversaire, il savait bien qu’il n’avait pas rendu justice à. l’opinion elle-même, loin de l’avoir réfutée. La preuve en est que, dans le second livre de la République, après que Thrasymachos a disparu, précisément la même opinion est reprise par Glaukôn et Adeimantos et présentée par tous les deux (bien qu’ils nient qu’elle leur appartienne en propre), comme suggérant des doutes et des difficultés graves, qu’ils désirent entendre lever par Sokratês. En lisant avec attention les discours de Glaukôn et d’Adeimantos, on verra que l’opinion réelle attribuée à Thrasymachos, à part la brutalité avec laquelle on la lui fait avancer, n’appuie même pas l’enseignement immoral contre lui, — encore bien moins contre les sophistes en général. Il n’y a guère dans les compositions de Platon quelque chose de plus puissant que ces discours. Ils présentent d’une manière claire et forte quelques-unes des difficultés les plus sérieuses avec lesquelles la théorie morale est appelée à lutter. Et Platon n’y peut répondre que d’une seule manière, — en mettant la société en pièces et en la reconstruisant sous la forme de sa république imaginaire. Les discours de Glaukôn et d’Adeimantos sont la préface immédiate de la description frappante et élaborée qu’il fait de son nouvel état de société, et ils ne reçoivent pas d’autre réponse que ce qui est impliqué dans cette description. Platon avoue indirectement qu’il ne peut y répondre, en admettant que les institutions sociales demeurent sans être réformées ; et sa réforme est suffisamment fondamentale[47]. J’appelle particulièrement l’attention sur cette circonstance, sans laquelle nous ne pouvons équitablement apprécier les sophistes, ou maîtres pratiques à Athènes, face à face avec leur accusateur général, — Platon. C’était un grand et systématique théoricien, dont les opinions sur la morale, la politique, la cognition, la religion, etc., étaient toutes mises en harmonie par son esprit, et marquées de cette particularité qui est le signe d’une intelligence originale. Un si magnifique effort du génie spéculatif est au nombre des merveilles du monde grec. Son éloignement pour toutes les sociétés qu’il voyait autour de lui, non seulement démocratiques, mais encore oligarchiques et despotiques, fut du caractère le plus profond et le plus radical. Et il ne s’abusa pas par la pensée qu’une réforme partielle quelconque de ce qui l’entourait pourrait amener le résultat qu’il désirait : il ne songea à, rien moins qu’à une nouvelle création de l’homme et du citoyen, avec des institutions calculées dès le principe pour produire la mesure complète de perfectibilité. Sa féconde imagination scientifique réalisa cette idée dans la République. Mais ce caractère très systématique et très original, qui donne tant de valeur et de charme aux spéculations indépendantes de Platon, diminuent la confiance qu’il mérite comme critique ou comme témoin, par rapport aux agents vivants qu’il voyait à l’œuvre à Athènes et dans d’autres cités, en qualité d’hommes d’État, de généraux ou de maîtres. Ses critiques sont dictées par sa propre manière de voir, suivant laquelle la société entière était corrompue, et tous les instruments qui en accomplissaient les fonctions étaient d’un métal essentiellement vil. Quiconque lira soit le Gorgias, soit la République, verra quelle sentence de condamnation absolue et universelle il rend. Non seulement tous les sophistes et tous les rhéteurs[48], — mais tous les musiciens et tous les poètes dithyrambiques ou tragiques, — tous les hommes d’État, passés aussi bien que présents, sans en excepter même le grand Periklês, — reçoivent de ses mains une marque commune de déshonneur. Tous ces hommes sont placés par Platon dans la grande catégorie des flatteurs, qui servent à satisfaire immédiatement les désirs du peuple, saris s’occuper de son amélioration permanente ni le rendre moralement meilleur. Periklês et Kimôn — dit Sokratês dans le Gorgias — ne sont que des serviteurs ou des ministres qui satisfont les appétits et les goûts immédiats du peuple ; précisément comme le font le boulanger et le confiseur dans leurs états respectifs, sans savoir si la nourriture fera un bien réel ou sans s’en inquiéter, — point que le médecin seul peut déterminer. Comme ministres, ils sont assez habiles : ils ont pourvu amplement la cité de tributs, de murs, d’arsenaux, de vaisseaux et d’aiches folies pareilles ; mais moi (Sokratês), je suis le seul homme d’Athènes qui vise, autant que ma force le permet, au vrai but de la politique, — l’amélioration intellectuelle du peuple[49]. Une pareille condamnation en masse se trahit comme le produit, et le produit logique, d’un point de vue particulier et systématique, — préjugé d’un grand et habile esprit. Il ne serait pas moins injuste d’apprécier les sophistes ou les hommes d’État d’Athènes du point de vue de Platon, que les maîtres et les politiques d’Angleterre ou de France de celui de M. Owen ou de Fourier. L’une et l’autre classe travaillaient pour la société telle qu’elle était à Athènes : les hommes d’État se chargeaient de la politique pratique, le sophiste préparait la jeunesse à la vie pratique dans toutes ses parties, comme membres d’une famille, comme citoyens et chefs, — à obéir aussi bien qu’à commander. Toutes deux, elles acceptaient le système tel qu’il était, sans songer à la possibilité que la société naquit de nouveau ; toutes deux se prêtaient à certaines exigences, s arrêtaient à certains sentiments et se pliaient à une certaine morale, dominant actuellement parmi les hommes vivants qui les entouraient. Ce que dit Platon des hommes d’État d’Athènes est parfaitement vrai, — à savoir qu’ils n’étaient que les serviteurs ou les ministres du peuple. Lui, qui jugeait le peuple et la société entière par comparaison avec une règle imaginaire qui, lui était propre, pouvait croire indignes tous ces ministres en masse, comme poursuivant un système trop mauvais pour être amélioré ; mais néanmoins la différence entre un ministre capable et un ministre incapable, — entre Periklês et Nikias ; — était d’une importance inexprimable pour la sécurité et le bonheur des Athéniens. Ce que les sophistes, de leur côté, entreprenaient, c’était d’élever les jeunes gens de manière à les rendre plus aptes à devenir hommes d’États ou ministres ; et Protagoras aurait regardé comme un honneur suffisant pour lui-même, — aussi bien que comme un avantage suffisant pour Athènes, ce qui n’aurait pas manqué d’être, — s’il avait pu inspirer à un jeune Athénien quelconque les sentiments et les talents de son ami et compagnon Periklês. Platon est si éloigné de considérer les sophistes comme les corrupteurs de la moralité athénienne, qu’il proteste distinctement contre cette supposition dans un passage remarquable de la République. C’est (dit-il) le peuple entier, ou la société, avec sa moralité, son intelligence, et le ton de sentiment établis, qui est intrinsèquement vicieux ; les maîtres d’une telle société doivent être vicieux également, autrement leur enseignement ne serait pas reçu ; et quelque bon que fût leur enseignement privé, son effet serait détruit, excepté dans quelques natures privilégiées, par le déluge accablant des pernicieuses influences sociales[50]. Qu’on ne s’imagine pas (comme des lecteurs modernes ne sont que trop disposés à le comprendre) que cette mordante censure soit destinée à Athènes en tant que démocratie. Platon n’était pas homme à prêcher le culte d’un roi ou de la richesse, comme remède social ou politiqué — il déclare expressément qu’aucune des sociétés qui existaient alors n’était telle qu’une nature véritablement philosophique pût tir remplir des fonctions actives[51]. Ces passages suffiraient seuls pour repousser les assertions de ceux qui dénoncent les sophistes comme empoisonneurs de la moralité athénienne, sur la prétendue autorité de Platon. Et il n’est pas plus vrai que ce fussent des hommes qui n’enseignaient que des mots, et ne rendaient bas leurs disciples meilleurs, — accusation portée précisément aussi vivement contre Sokratês que contre les sophistes, — et par la même classe d’ennemis, tels qu’Anytos[52], Aristophane, Eupolis, etc. C’était principalement des sophistes tels qu’Hippias que la jeunesse athénienne apprenait ce qu’elle savait de géométrie, d’astronomie et d’arithmétique ; mais le cercle de ce qu’on appelle science spéciale, possédée même par le maître, était très limité à cette époque ; et la matière d’instruction communiquée était exprimée par le titre général de Mots ou Discours, qui étaient toujours enseignés par les sophistes conjointement avec la pensée et par rapport à un usage pratique. Les talents de pensée, de parole et d’action, — sont conçus comme liés entre eux par les Grecs en général, et par des maîtres tels qu’Isocrate et Quintilien en particulier ; et quand des jeunes gens en Grèce, comme le Bœôtien Proxenos, se faisaient les disciples de Gorgias ou de tout autre sophiste, c’était en vue de se rendre aptes non seulement à parler, mais à agir[53]. La plupart des disciples des sophistes (comme de Sokratês[54] lui-même) étaient des jeunes gens opulents ; fait qui provoque le rire de Platon, et d’autres à son exemple, comme s’il prouvait qu’ils ne songeaient qu’à un salaire élevé. Mais je n’hésite pas à me ranger du côté d’Isocrate[55], et à soutenir que le sophiste lui-même avait beaucoup à perdre en corrompant ses élèves — argument employé par Sokratês dans sa défense devant le dikasterion, et juste aussi fort pour défendre Protagoras ou Prodikos[56] —, et un grand intérêt personnel à les renvoyer accomplis et vertueux, — que les jeunes gens les plus instruits étaient décidément les plus exempts de crime et les plus portés au bien ; — que, parmi les bonnes idées et les bons sentiments qu’un jeune Athénien avait dans l’esprit, aussi bien qu’au milieu des honnêtes occupations qu’il poursuivait, ce qu’il apprenait des sophistes était presque regardé comme le meilleur ; — que, s’il en eût été autrement, des pères n’auraient pas continué ainsi a envoyer leurs fils vers eus et à les payer. La raison en était que ces maîtres non seulement contrebalançaient en partie les tentatives de jouissances dissipées, mais encore qu’ils n’étaient pas intéressés dans les calomnies acrimonieuses et les luttes de parti de la ville natale de leur élève ; — que les sujets avec lesquels ils le familiarisaient étaient les intérêts et les devoirs généraux de l’homme et du citoyen ; — qu’ils développaient les germes de moralité que renfermaient les anciennes légendes (comme l’apologue de Prodikos) et augmentaient dans son, esprit tout le groupe indéfini d’associations d’idées qui se rattachaient aux grands mots de la morale ; qu’ils vivifiaient en lui le sentiment d’une fraternité panhellénique, — et qu’en lui enseignant l’art de la persuasion[57], ils ne pouvaient que lui faire sentir la dépendance dans laquelle il se trouvait à l’égard de ceux qu’il fallait persuader, en même temps que la nécessité dans laquelle il était de se conduire de manière it se concilier leur bon vouloir. Les déclarations indirectes que fait Platon de la réception enthousiaste que Protagoras, Prodikos et d’autres sophistes[58] rencontraient dans diverses villes, — la description que nous lisons (dans le dialogue appelé Protagoras) de l’impatience du jeune Hippokratês en apprenant l’arrivée de ce sophiste, au point qu’il éveille Sokratês avant l’aurore, afin d’obtenir une introduction pour le nouveau venu et. de profiter de son enseignement ; — l’empressement de tant de jeunes gens riches a donner de l’argent, et a consacrer du temps et de la peine, en vue d’acquérir une supériorité personnelle séparément de leur fortune et de leur position ; — l’ardeur avec laquelle Kallias est représenté comme employant sa maison pour faire aux sophistes un accueil hospitalier, et sa fortune pour les aider ; — toutes ces circonstances font sur mon esprit une impression directement contraire à celle de la phraséologie ironique et méprisante avec laquelle Platon les présente. Ces sophistes n’avaient, pour les recommander, qu’un savoir supérieur et une force intellectuelle, combinés avec une personnalité imposante, qui se faisait sentir dans leurs leçons et dans leur conversation. C’est là ce qui provoquait l’admiration ; et le fait qu’elle se manifestait ainsi offre aux regards les meilleurs attributs de l’esprit grec, et en particulier de l’esprit athénien. Il présente ces qualités que Periklês vantait expressément dans sa célèbre oraison funèbre[59], — le discours public conçu comme une chose pratique, et non pas destiné à servir d’excuse à l’inaction, mais combiné avec une action énergique, et la mettant à profit au moyen d’une discussion antérieure complète et libre, — une profonde sensibilité au charme des manifestations de l’intelligence, qui toutefois n’affaiblit ni les moyens d’exécution ni la force de souffrir. Assurément un homme tel que Protagoras, arrivant dans une ville avec tout le cortége d’admiration qui le précède, aurait bien peu connu son intérêt on sa position, s’il se fût luis à prêcher une morale basse ou corrompue. S’il est vrai en général, comme Voltaire l’a fait remarquer, que tout homme qui viendrait prêcher une morale relâchée serait maltraité, à plus forte raison serait-il vrai d’un sophiste comme Protagoras, arrivant dans une ville étrangère avec tout le prestige d’un grand renom intellectuel, quand les imaginations des jeunes gens brûlent de l’entendre et de converser avec lui, — qu’une doctrine semblable détruirait sa réputation sur-le-champ. Foule de maîtres se sont fait connaître en inculquant un ascétisme exagéré ; il sera difficile de trouver un exemple de succès dans la veine opposée[60]. |
[1] Stallbaum, Prolog. ad Platon. Protagor., p. 23, 24, 25 et 34.
Cf. de semblables observations de Stallbaum, dans ses Prolégomènes, ad Theætet., p. 12, 22 ; ad Menon, p. 16 ; ad Euthydemum, p. 26, 30 ; ad Lachetem, p. 11 ; ad Lysidem, p. 79, 80, 87 ; ad Hippiam Major., p. 154-156.
[2] Platon, Sophistês, c. 52, p. 268.
[3] Cicéron, Academ., IV, 23. Xénophon, à la fin de son traité De Venatione (c. 13), dirige une censure amère contre les sophistes, avec bien peu de chose qui soit spécial ou distinct. Il les accuse d’apprendre à se servir des mots avec artifice, au lieu de communiquer des maximes utiles, — de parler dans des desseins de tromperie, ou pour leur propre profit, et de s’adresser à des élèves riches pour en avoir de l’argent, — tandis que le philosophe donne ses leçons à tout le monde gratuitement, sans distinction de personnes. C’est la même différence que celle qu’établissent Sokratês et Platon, entre le sophiste et le philosophe cf. Xénophon, De Vectigal., V, 4.
[4] Platon, Protagoras, c. 16, p. 322 B. Diogène Laërce (IX, 58) dit que Protagoras demandait cent mines pour payement ; on ne doit pas s’appuyer beaucoup sur cette assertion, et il n’est pas possible qu’il ait pu avoir un seul et même taux fixe de payement. L’histoire racontée par Aulu-Gelle (p. 10) au sujet du procès entre Protagoras et son disciple Enathios, est du moins amusante et ingénieuse. Cf. l’histoire du rhéteur Skopelianus, dans Philostrate, Vit. Sophist., I, 21, 4.
Isocrate (Orat. XX, de Perm., s.166) affirme que les bains faits par Gorgias on par l’un des sophistes éminents n’avaient jamais été très élevés ; qu’ils avaient été grandement et méchamment exagérés qu’ils étaient très inférieurs à ceux des grands acteurs dramatiques (s. 168).
[5] Aristote, Rhétorique, II, 26. Ritter (p. 582) et Brandis (p. 521) citent très injustement le témoignage des Nuées d’Aristophane, comme établissant cette accusation, et celle d’enseignement corrompu en général, contre les sophistes comme corps. Si Aristophane est témoin contre quelqu’un, il l’est contre Sokratês, qui est la personne désignée pour une attaque dans les Nuées. Mais ces auteurs, qui n’admettent pas Aristophane comme preuve contre Sokratês qu’il attaque, le citent néanmoins comme preuve contre des hommes comme Protagoras et Gorgias qu’il n’attaque pas.
[6] Isocrate, Or. XV (De Permet.), s. 16, s. 32.
Et s. 59, 65, 95, 98, 187 (où il se représente, à l’instar de Sokratês dans sa justification, comme défendant la philosophie en général contre l’accusation de corrompre la jeunesse), 233, 256.
[7] Plutarque, Alexandre, c. 74.
[8] Platon, Sok. Apolog., c. 10, p. 23 D. Cf. une expression semblable dans Xénophon, Mémorables, I, 27 31.
La même injustice, consistant à diriger ce point contre les sophistes exclusivement, se trouve dans Westermann, Geschichte der Griech. Beredsamkeit, sect. 30, 64.
[9] V. le dernier chapitre d’Aristote, De Sophisticis Elenchis. Il mentionne également ces anciens maîtres de rhétorique dans diverses parties de son traité de Rhétorique.
Cependant Quintilien jugeait les préceptes de Theodôros et de Thrasymachos dignes de son attention (Inst. Orat., III, 3).
[10] Quintilien, Inst. Orat., III, 41 10 ; Aristote, Rhetor., III, 5, V, les passages cités dans Preller, Histor. Philos., ch. IV, p. 132, note d, qui affirme relativement à Protagoras, — alia inani grammaticorum principlorum ostentatione novare conabantur, — ce que ne prouvent pas les passages cités.
[11] Isocrate, Or. X, Encom. Helen., s. 3 ; Diogène Laërce, IX, 54.
[12] Diogène Laërce, IX, 51 ; Sext. Empir., adv. Math., IX, 56. — Je donne les mots en partie de Diogène, en partie de Sextius, tels qu’ils ont été prononcés très probablement à mon avis.
[13] Xenophanês, ap. Sext. Empir., adv. Mathem., VII, 49.
[14] L’auteur satirique Timôn (ap. Sext. Emp., II, 57), qui parle de Protagoras en termes très respectueux, mentionne particulièrement le langage mesuré qu’il employait dans cette phrase au sujet des dieux ; bien que cette précaution ne lui permit pas d’éviter la nécessité de fuir.
[15] Platon, Theætète, 18, p. 164 E.
Cette théorie de Protagoras est discutée dans le dialogue appelé Theætète, p. 152 sqq., d’une manière longue, mais sans suite.
V. Sextus Empiric, Pyrrhonic. Hypot., I, 216-219, et contre Mathemat., VII, 60-64. L’explication que donne Sextus de la doctrine de Protagoras, dans le premier passage, ne peut être tirée du traité de Protagoras lui-même, puisqu’il se sert du mot ü)r, dans le sens philosophique, qui n’était pas adopté avant l’époque de Platon et d’Aristote.
Il est difficile de reconnaître ce qu’avance Diogène Laërte au sujet d’autres principes de Protagoras, et de les concilier avec la doctrine de R l’homme qui est la mesure de toute chose, telle qu’elle est expliquée par Platon (Diogène Laërte, IS, 51, 37).
[16] Aristote (dans un des passages de la Métaphysique, — oh il discute la doctrine de Protagoras, — X, 1, p. 1053 13) avance qu’elle en revient à dire que l’homme, en tant que connaissant on en tant que percevant, est la mesure de toutes choses ; en d’antres termes, que la connaissance ou la perception est la mesure de toutes choses. Cette doctrine, dit Aristote, est triviale et de nulle valeur, bien qu’elle ait l’air de quelque chose d’important.
Il me semble qu’insister sur la nature relative essentielle de la vérité connaissable, ce n’était pas une doctrine triviale ni salis importance, comme le déclare Aristote, surtout quand nous la comparons avec les conceptions sans mesure des objets et des méthodes de recherche scientifique, qui étaient si communes à l’époque de Protagoras.
Cf. Metaphys., III, 5, p. 1008, 1009, où l’on verra combien d’autres penseurs de ce temps poussaient vraisemblablement la même doctrine plus loin que Protagoras.
Protagoras faisait remarquer que les mouvements observés des corps célestes ne coïncidaient pas avec ceux que représentaient les astronomes, et auxquels ils appliquaient leurs raisonnements mathématiques. Cette remarque était une critiqué des astronomes : mathématiciens de son temps (Aristote, Metaph., III, 2, p. 998 A). Nous savons trop peu dans quelle mesure sa critique a pu être méritée, pour donner notre assentiment aux observations critiques générales de Ritter, Gesch. der Phil., vol. I, p. 633.
[17] V. le traité intitulé De Melisso, Xénophane, et Gorgia dans l’édition des œuvres d’Aristote de Bekker, vol. I, p. 979 sqq. ; et le même traité avec une bonne préface et de bons commentaires par Mullach, p. 62 sqq. ; cf. Sextus Emp., adv. Mathemat., VII, 65, 87.
[18] V. la note de Mullach sur le traité mentionné dans la note précédente, p. 72. Il montre que Gorgias suivait les traces de Zenôn et de Melissos.
[19] Isocrate, De Permutatione, Or. XV, s. 287, Xénophon, Mémorables, I, 1, 4.
[20] Aristophane, Equit., 1316-1321.
[21] Isocrate, Or. XV, De Permutat., s. 170.
[22] Deux années avant l’invasion de Xerxès, les Athéniens renoncèrent en effet à un dividende qui provenait des mines d’argent de Laureion et était sur le point d’être distribué à chacun des citoyens, et ils firent cet abandon afin que l’argent fût appliqué à la construction de trirèmes. Ce fut honorable pour eux à tous égards ; mais ce n’est nullement comparable, pour l’abnégation et l’appréciation des chances futures, à l’effort de payer plus d’une fois de l’argent de leurs poches, afin de pouvoir laisser intact le fonds public de mille talents.
[23] Thucydide, II, 61.
[24] Thucydide (III, 82) spécifie très distinctement la cause à laquelle il attribue les mauvaises conséquences qu’il dépeint. Il ne fait allusion ni à des sophistes ni à un enseignement sophistique, bien que Brandis (Gesch. der Gr. Roem. Philos., I, p. 518, note f) y fasse entrer de force l’esprit sophistique des hommes d’État de ce temps, comme s’il était la cause du malheur, et qu’on dût le trouver dans les, discours de Thucydide, I, 76 ; V, 105.
Il ne peut y avoir d’assertion moins autorisée, et un savant comme Brandis ne peut pas ignorer que des mots tels que l’esprit sophistique (Der sophistiche Geist) sont compris par un lecteur moderne dans un sens totalement différent de leur vrai sens athénien.
[25] Xénophon, Mémorables, II, 1, 21-34. — Xénophon présente ici Sokratês lui-même comme accordant beaucoup d’éloges à l’enseignement moral de Prodikos.
[26] V. Fragm. III des Ταγηνισταί d’Aristophane, — Meineke, Fragm. Aristophane, p. 1140.
[27] Au sujet de Prodikos et de son apologue appelé le Choix d’Hercule, le prof. Maurice fait les remarques suivantes (Moral and Metaphysical Philosophy, IV, 2 ; I, 11, p. 109) : — L’effet de la leçon qu’il inculque est bon ou mauvais, suivant l’objet que se propose le lecteur. S’il désire acquérir le pouvoir de dessécher des marais et de tuer des animaux malfaisants, tous doivent le bénir pour ne pas céder à la voix de la déesse du Plaisir. S’il vise seulement à être le plus fort des hommes, en résistant â, l’enchanteresse, il aurait mieux valu, pour le monde et pour lui-même, qu’il cédât à ses séductions. Il n’est pas probable que M. Grote ait oublié le célèbre paradoxe de Gibbon relatif au clergé, — à savoir que ses vertus sont plus dangereuses à la société que ses vices. Sur l’hypothèse qu’adoptait sans doute Gibbon, que cet ordre se partage entre ceux qui font abnégation d’eux-mêmes en vue d’obtenir la domination sur leurs concitoyens, et ceux qui cèdent an plaisir animal, — son mot peut être facilement admis. Le moine qui restreint ses appétits afin de pouvoir être plus suivi et plus idolâtré comme confesseur, l’ait plus de mal aux autres, et est probablement plus mauvais en lui-même que le brillant abbé qui est tout à ses faucons et à ses chiens. Le principe est d’une application universelle. Il nous faut savoir si Prodikos s’écartait de la règle générale de la classe des professeurs, en ne proposant pas le pouvoir politique comme prix, — avant de pouvoir le déclarer un maître utile, parce qu’il enseignait à ses disciples le moyen de pouvoir obtenir la force et la vigueur d’Hercule.
Avec la seule, réserve de ce que le prof, Maurice appelle la règle générale de la classe des professeurs, assertion contre laquelle j’ai fait valoir mes motifs dans une note antérieure, — j’admets pleinement non seulement la justesse, nais l’importance de sa remarque générale transcrite ci-dessus. Je ne reconnais aucun mérite à l’abnégation, si ce n’est en tant que la personne qui s’oublie devient par là l’instrument d’une sécurité et d’un bonheur plus grands pour d’autres ou pour elle-même, — ou à moins qu’elle ne contribue à former un caractère dont le résultat général est tel. Et relativement à Prodikos lui-même, j’accepte volontiers le défi. Il indique, de la manière la plus distincte et la plus expresse, l’accomplissement du bien pour les autres, et l’acquisition de leur estime, comme allant ensemble, et comme constituant par leur combinaison le prix pour lequel le jeune Hêraklês est engagé à lutter (Xénophon, Mémorables, II, 1, 28). Je choisis ce peu de mots ; mais toute la teneur et l’esprit de l’apologue sont semblables.
Dans le fait, le choix même d’Hêraklês comme idéal à suivre est de lui-même une preuve que le sophiste n’avait pas l’intention de désigner l’acquisition d’une domination et d’une prééminence personnelles, si ce n’est en tant qu’elles résultaient naturellement de services rendus, comme le grand prix pour lequel ses disciples devaient lutter. Car Hêraklês est, dans la conception grecque, le type de ceux qui travaillent pour les autres : — il est condamné par sa destinée à accomplir des exploits grands, difficiles, et sans récompense, sur l’ordre d’un autre (Suidas et Diogenianus, VI, 7).
[28] Xénophon ne donne que la substance de la leçon de Prodikos, et non ses expressions exactes, mais il donne ce qu’on peut appeler toute, la substance ; de sorte que nous pouvons apprécier le but de l’auteur aussi bien que sa manière de traiter la question. Nous ne pouvons pas dire la même chose d’un extrait donné (dans le dialogue pseudo-platonique Axiochus, c. 7, 8) d’une leçon faite, dit on, par Prodikos — relativement aux misères de la vie humaine qui traversent toutes les diverses professions et tous les différents états. Il est impossible de reconnaître distinctement soit ce qui appartient réellement, à Prodikos, soit quels étaient son bit et son dessein, si une telle leçon frit réellement faite.
[29] Platon, Protagoras, p. 320 D, c. 11 et sqq., surtout p. 322 D, où Protagoras pose qu’aucun homme n’est propre à, être membre d’une communauté sociale s’il n’a dans son cœur et δίκη et αίδώς, — c’est-à-dire un sentiment d’obligations et de droits réciproques entre lui-même et les autres, — et une disposition à sentir l’estime ou le reproche, des autres. Il pose ces attributs fondamentaux comme ce qu’une bonne théorie morale doit supposer ou exiger dans tout homme.
[30] Quant à la dureté et au mépris injustes avec lesquels les commentateurs de Platon traitent les sophistes, ou peut en voir un spécimen dans Ast, Ueber Platon’s Leben und Schriften, p. 70, 71, — où il commente Protagoras et cette fable.
[31] Voir ce que dit Protagoras (Platon, Protagoras, c. 9, p. 318 E.)
Une description semblable de l’enseignement moral de Protagoras et des autres sophistes, comprenant toutefois un cercle plus étendu de devoirs à l’égard des parents, des amis et des concitoyens dans leurs qualités privées, — est donnée dans Platon, Menon, p. 91 B, E.
Isocrate décrit presque dans les mêmes termes l’éducation qu’il désirait donner (Or. XV, De Permutat., s. 304 : cf. 289).
Xénophon décrit également, presque avec les mêmes expressions, l’enseignement de Sokratês. Kritôn et autres recherchaient la société de Sokratês, (Mémorables, I, 2, 48). Cf. aussi I, 6, 15 ; II, 1, 19 ; IV, 1,2 ; IV, 5, 10.
Quand nous voyons combien Xénophon établit d’analogie — en ce qui regarde le précepte pratique, à, part la théorie ou méthode — entre Sokratês, Protagoras, Prodikos, etc., il est difficile de justifier la manière dont les commentateurs représentent les sophistes : V. Stallbaum, Prolegom. ad Platon. Menon., p. 8. Stallbaum parle dans le même sens dans ses Prolégomènes mis en tête du Protagoras, p. 10, 11 ; et dans ceux qui précèdent l’Euthydème, p. 21, 22.
Ceux qui, à l’instar de ces censeurs des sophistes, regardent comme bas de recommander une vertueuse conduite en vue de la sécurité et du bien-être mutuels qu’elle procure à tout le monde, doivent se préparer à condamner pour la même raison une partie considérable de ce qui est- dit- par Sokratês d’un bout à l’autre des Memorabilia de Xénophon (III, 4, 12) ; V. aussi ses Œconomic., XI, 10.
[32] Stallbaum, Prolegomena ad Platonis Menonem, p. 9 : Etenim sophistæ, quum virtutis exercitationem et ad utilitates externas referrent, et facultate quadam et consuetudine ejus, quod utile videretur, reperiendi, absolvi statuerent, — Socrates ipse, rejecta utilitates turpitudine, vim naturamque virtutis alite ad id quod bonum honestamque est, revocavit ; voluit que esse in eo, ut quis recti bonique sensu de scientia pelleret, ad quam tanquam ad certissimam normam atque regulam actiones suas omnes dirigeret atque poneret.
Si l’on compare cette critique avec le Protagoras de Platon, c. 36, 37, — surtout p. 357 B, — où Sokratês identifie le bien avec le plaisir et le mal avec la peine, et où il juge qu’une conduite droite consiste à calculer avec justesse les diverses sommes de plaisir et de peine en les balançant les unes par les autres, on sera étonné qu’un critique de Platon ait pu écrire ce qui est cité ci-dessus. Je sais qu’il v a d’autres parties des dialogues de Platon où il soutient une doctrine différente de celle à laquelle il vient d’être fait allusion. En conséquence, Stallbaum (dans ses Prolégomènes du Protagoras, p. 30) prétend que Platon expose ici une doctrine qui n’est pas la sienne, mais qu’il raisonne sur les principes de Protagoras, dans le dessein de le prendre au piège et de le confondre : — Quæ hic de fortitudine disseruntur, ea item cavendum est ne protinus pro decretis mere Platonicis habeantur. Disputat enim Socrates pleraque omnia ad mentem ipsius Protagoræ, ita quidem ut eum per suam ipsius rationem in fraudera et errorem inducat.
Je suis heureux de pouvoir défendre Platon contre la honte d’un esprit d’argumentation si peu honnête que celui que Stallbaum lui attribue. Très certainement Platon ne raisonne pas d’après les doctrines ou les principes de Protagoras ; car ce dernier commence par nier positivement la doctrine, et il n’est amené à l’admettre que d’une manière très restreinte, — c. 35, p. 351 D. Voir la réponse qu’il fait à la question de Sokratês.
Il y a quelque chose de particulièrement frappant dans cet appel fait par Protagoras à toute sa vie passée, comme lui rendant impossible d’admettre à ce qu’il regardait évidemment comme une basse doctrine, ainsi que Stallbaum l’appelle. Cependant ce dernier se permet réellement de l’enlever à Sokratês, qui non seulement l’expose avec confiance, mais la soutient avec force et clarté, — et de l’attacher à Protagoras, qui d’abord la repousse et ne l’admet ensuite que sous réserve !
Je nie que la théorie soit basse, bien que je la croie une théorie imparfaite de morale. Mais Stallbaum, qui l’appelle ainsi, était obligé d’être doublement attentif à examiner sa preuve avant de l’attribuer à quelqu’un. Ce qui rend la chose pire, c’est qu’il rattache non seulement à Protagoras, mais aux sophistes collectivement, d’après cette monstrueuse fiction qui les regarde comme une secte dogmatique.
[33] V. au sujet d’Hippias, Platon, Protagoras, c. 9, p. 318 E ; Stallbaum, Prolegom. ad Platon. Hipp. Maj., p. 147 sqq. ; Cicéron, De Oratore, III, 33 ; Platon, Hipp. Minor, c. 10, p. 368 B.
[34] Stallbaum, Proleg. ad Plat. Hipp. Maj., p. 150.
[35] Platon, Menôn, p. 95 A ; Foss, De Gorgiâ Leontino, p. 27 sqq.
[36] V. les observations de Grœn van Prinsterer et de Stallbaum, — Stallbaum, ad Platon Gorg., c. 1.
[37] Platon, Gorgias, c. 17, p. 462 B.
[38] Platon, Gorgias, c. 27, p. 472 A.
[39] Cette doctrine affirmée par Kalliklês se trouve dans Platon, Gorgias, c. 39, 40, p. 483, 484.
[40] V. le même fait avancé avec force par Sokratês dans les Mémorables de Xénophon, II, 1, 13.
[41] Schleiermacher (dans ses Prolégomènes mis en tête de sa traduction du Theætète, p. 183) représente que Platon avait l’intention de réfuter Aristippos dans la personne de Kalliklês, supposition qu’il appuie en faisant remarquer qu’Aristippos affirmait qu’il n’y avait pas de justice naturelle, niais seulement une justice légale et conventionnelle. Mais l’affirmation de Kalliklês est directement le contraire de ce que Schleiermacher attribue à Aristippos. Kalliklês non seulement ne nie pas la justice naturelle, mais il l’affirme de la manière la plus directe, — il explique ce qu’elle est, il dit qu’elle consiste dans le droit de l’homme le plus fort à faire usage de sa force sans aucun égard pour les autres, — et il la place au-dessus de la justice de la loi et de la société, sous le rapport de l’autorité.
Ritter et Brandis sont encore plus inexacts dans leurs accusations contre lis sophistes, fondées sur cette même doctrine. Le premier dit (p. 581) : — Voici ce qui est affirmé comme un principe commun des sophistes, — il n’y a pas de droit de nature, mais seulement par convention. Cf. Brandis, p. 531. Les passages mêmes auxquels ces écrivains s’en réfèrent, en tant qu’ils prouvent quelque chose, prouvent le contraire de ce qu’ils affirment ; et Preller va jusqu’à imputer aux sophistes les principes contraires. (Histor. Philosoph., c. 4, p. 130, Hambourg, 1838) avec tout aussi peu d’autorité. Ritter et Brandis accusent tous deux les sophistes de méchanceté pour ce prétendu principe ; — ils leur reprochent de nier qu’il y ait aucun droit de nature, et de n’admettre de droit que par convention, doctrine qui avait été soutenue avant eux par Archélaos (Diogène Laërte, II, 16). Or Platon (Leg., X, p. 889), auquel ces écrivains s’en réfèrent, accuse certains sages — σοφούς ίδιώτας τε καί ποιητάς (il ne mentionne pas les sophistes) — de méchanceté, mais pour le motif directement opposé, parce qu’ils reconnaissaient un droit de nature, ayant une autorité plus grande que le droit établi parle législateur ; qu’ils encourageaient des disciples à suivre ce droit supposé de nature, en désobéissant à la loi ; et qu’ils interprétaient le droit de nature comme Kalliklês le fait dans le Gorgias.
Des maîtres sont ainsi stigmatisés comme méchants par Ritter et Brandis pour la doctrine négative, et par Platon (s’il veut parler ici des sophistes) pour la doctrine affirmative.
[42] Platon, Gorgias, c. 37, p. 481 D ; c. 41, p. 485 B, D ; c. 42, p. 487 C ; c. 50, p. 495 B ; c. 70, p. 515 A ; et c. 55, p. 500 C. Son mépris pour les sophistes, c. 75, p. 519 E, avec la note de Heindorf.
[43] Platon, Gorgias, c. 38, p. 482 E.
[44] Cette qualité est imputée par Sokratês à Kalliklês dans un remarquable passage du Gorgias, c. 37, p. 481 D, E, dont la substance est donnée ainsi par Stallbaum dans sa note : — Carpit Socrates Calliclis levitatem, mobili populi turbæ nunquam non blandientis et adulantis.
C’est un des points principaux de Sokratês dans le dialogue d’établir que la pratique ; car il ne veut pas l’appeler un art) des sophistes, aussi bien que des rhéteurs, ne vise qu’à faire plaisir immédiatement au peuple, sans aucun égard pour son avantage définitif ou durable, — que ce sont des branches de, l’adresse généralement répandue avec laquelle on flattait la public (Gorgias, c. 19, p. 464 D ; c. 20, p. 465 C ; c. 56, p. 501 C ; c. 75, p. 510 B).
[45] Platon, Gorgias, c. 68, p. 513.
[46] Platon, Gorgias, c. 46, p. 492 C.
[47] J’oubliais de mentionner le dialogue de Platon intitulé Euthydêmos, dans lequel nous voyons Sokratês en conversation avec les deux personnages appelés sophistes, Euthydêmos et Dionysodôros, qui sont représentés comme avançant une quantité d’arguties verbales, d’assertions à double sens, résultant d’une syntaxe ou d’une grammaire équivoque, — sophismes de pure diction, sans la moindre plausibilité quant au sens, — spécimens de bons mots et de mystifications (p. 278 B). Ils sont décrits comme pleins d’une suffisance extravagante, tandis que Sokratês est dépeint avec son affectation habituelle de déférence et de modestie. Lui-même, pendant une partie du dialogue, poursuit une conversation avec le jeune Kleinias en faisant usage de son procédé de dialectique, et Kleinias est alors remis à Euthydêmos et à Dionysodôros pour qu’il reçoive leurs leçons ; de sorte que le contraste entre leur manière de questionner, et celle de Sokratês, est présenté avec force.
Établir ce contraste me paraît être le principal but du dialogue, — comme Socher et autres l’ont déjà fait remarquer (V. Stallbaum, Prolegom. ad Euthydem., p. 15-65) ; mais sa construction, son genre et son résultat (avant la conversation finale entre Sokratês et Kritôn séparément) sont si complètement comiques, qu’Ast, sur ce motif entre antres, le rejette comme apocryphe et indigne de Platon (V. Ast, Ueber Platon’s Leben und Schriften, p. 414-418).
Sans adopter la conclusion d’Ast, je reconnais la violence de la caricature que Platon a présentée ici sous les caractères d’Euthydêmos et de Dionysodôros. Et c’est pour cette raison, entre beaucoup d’autres, que je proteste d’autant plus énergiquement contre l’injustice de Stallbaum et des commentateurs en général, qui considèrent ces deus personnages comme des disciples de Protagoras, et des échantillons de ce qu’on appelle sophistica la pratique sophistique, — les sophistes en général. Il n’y a pas la plus petite raison pour considérer ces deus hommes comme disciples de Protagoras, qui nous est présenté, même par Platon, sous un aspect différent d’eux aussi totalement qu’il est possible de l’imaginer. Euthydêmos et Dionysodôros sont dépeints, par Platon lui-même dans ce même dialogue, comme deus vieillards qui avaient été des maîtres d’escrime, et qui ne s’étaient appliqués que pendant les deux dernières années au dialogue éristique ou de controverse (Euthyd., c. 1, p. 272 C, c. 3, p. 273 E). Schleiermacher lui-même regarde leur importance personnelle comme si chétive, qu’il croit que Platon n’a pu avoir l’intention de les attaquer, mais qu’il voulait attaquer Anthisthenês et l’école des philosophes de Megara (Prolegom. ad Euthyd., vol. III, p. 403, 404 de sa traduction de Platon). Platon les juge tellement dignes de mépris, que Kritôn blâme Sokratês pour s’être dégradé au point d’être vu parler avec eux devant beaucoup de monde (p. 305 B, c. 30).
Le nom de Protagoras ne se rencontre qu’une fois dans le dialogue, à propos de la doctrine émise par Euthydêmos, que des propositions fausses ou des propositions contradictoires étaient impossibles, parce que personne ne pouvait ni penser à ce qui n’était pas ou au non être, ni en parler (p. 284 A ; 286 C). Sokratês dit que a Protagoras et des hommes encore plus anciens que lui — avaient beaucoup parlé de cette doctrine. Il est oiseux de conclure de ce passage une connexion ou une analogie quelconque entre ces hommes et Protagoras, comme Stallbaum travaille à le faire d’un bout à l’autre de ses Prolégomènes, affirmant (dans sa note sur p. 286 C) très inexactement que Protagoras soutenait cette doctrine au sujet du τό μή όν, c’est-à-dire du non existant, parce qu’il avait une trop grande foi dans le témoignage des sens„ — tandis que nous savons Par Platon qu’elle avait pour auteur Parmenidês, qui rejetait entièrement le témoignage : des sens (V. Platon, Sophist., 21. P. 237 A, avec les notes de Heindorf et de Stallbaum). Diogène Laërce (IX, 8, 53) affirme faussement que Protagoras fut le premier à émettre la doctrine, et il cite même comme son témoin Platon dans l’Euthydème, où il est dit exactement le contraire. Quel que fût celui qui l’émit pour la première fois, — c’était une doctrine qui résultait d’une manière plausible du réalisme admis alors, et Platon fut longtemps embarrassé avant de pouvoir résoudre la difficulté à sa propre satisfaction (Theætet., p. 187 D).
Je ne doute pas qu’il n’y eût à Athènes des personnes qui abusaient de l’exercice de la dialectique pour poser des difficultés frivoles, et Platon eut bien raison de composer un dialogue présentant le contraste entre ces hommes et Sokratês. Mais considérer Euthydêmos et Dionysodôros comme des échantillons des Sophistes, c’est une idée entièrement gratuite.
[48] Platon, Gorgias, c. 57, 58, p. 502, 503.
[49] Platon, Gorgias, c. 72, 73, p. 517.
[50] Ce passage se trouve dans la République, VI, 6, p. 492 sqq. Je donne les premiers mots du passage (qui est trop long pour être cité, mais qui mérite grandement d’être lu en entier) dans la traduction qu’en fait Stallbaum dans sa note.
Sokratês dit à Adeimantos : — An tu quoque putas esse quidem sophistas, homines privatos, qui corrumpunt juventutem in quacunque re mentione digua ; nec illud tamen animadvertisti et tibi persuasisti, quod multo magis debebas, ipsos Athenienses turpissimos esse aliorum corruptores ?
Cependant le commentateur qui traduit ce passage ne se fait pas scrupule d’accumuler sur les sophistes des accusations aggravées, comme étant les corrupteurs réels de la moralité athénienne.
[51] Platon, République, VI, 11, p. 497 S. — Cf. Platon, Epistol., VII, p. 325. A.
[52] Anytos fut l’accusateur de Sokratês : on peut voir dans Platon son inimitié à l’égard des sophistes, Menon, p. 91 C.
[53] Xénophon, Anabase, II, 6.
Proxenos, tel qu’il est dépeint par son ami Xénophon, était certainement un homme qui ne déshonorait pas l’enseignement moral de Gorgias.
Le rapport entre la pensée, la parole et l’action se voit même dans les plaisanteries d’Aristophane sur les desseins de Sokratês et des sophistes (Nubes, 418).
[54] Platon, Apol. Sokratês, c. 10, p. 23 C ; Protagoras, p. 328 C.
[55] V. Isocrate, Or. XV, De Perm., c. 218, 233, 235, 245, 254, 257.
[56] Platon, Apol. Sokratês, c. 13, p. 25 D.
[57] V. ces points présentés d’une manière frappante par Isocrate — dans le Discours XV, De Permutatione, d’un bout à l’autre, en particulier dans les sect. 294, 297, 305, 307 — et encore par Xénophon, Mémorables, I, 2, 10, par rapport à l’enseignement de Sokratês.
[58] V. un passage frappant dans la République de Platon, X, c. 4, p. 600 C.
[59] Thucydide, II, 40.
[60] Dans une habile et intéressante critique de mon ouvrage (qui se trouve dans la Quarterly Review, n° CLXXV, art. II, p. 52), le but général de mes remarques sur les sophistes est présenté de la manière claire et nette qui suit :
Il suffit ici d’exposer, aussi brièvement que possible, le contraste entre l’idée de M. Grote et la façon dont les sophistes sont habituellement représentés. Suivant la notion ordinaire, ils formaient une secte ; suivant lui, ils étaient une classe on une profession. Suivant l’idée ordinaire, ils étaient les propagateurs de doctrines propres il démoraliser, et de ce qui, d’après eux, est appelé l’argumentation sophistique. Suivant M. Grote, ils étaient les maîtres réguliers de la morale grecque, ni au-dessus ni au-dessous de la règle de l’époque. Suivant l’idée ordinaire, Socrate fut grand adversaire dés sophistes, et Platon son successeur naturel dans le même combat. Suivant M. Grote, Socrate fut le grand représentant des sophistes, distingué d’eux seulement par sa distinction plus haute et par la particularité de sa vie et de son enseignement. Suivant l’idée ordinaire ; Platon et ses successeurs furent les maîtres autorisés, le clergé établi de la nation grecque, — et les sophistes les dissidents. Suivant M. Grote, les sophistes furent le clergé établi, et Platon fut le dissident, — le socialiste qui attaqua les sophistes (comme il attaquait les poètes et les hommes d’État) non comme une secte particulière, mais comme un des ordres existants de la société. Note du Traducteur.