DIXIÈME VOLUME
Pendant les deux ou trois mois qui suivirent immédiatement la résolution définitive prise par les Athéniens d’envahir la Sicile (racontée dans le dernier chapitre), toute la ville fut dans l’exaltation et le mouvement au sujet des préparatifs (avril 415 av. J.-C.). J’ai déjà mentionné que cette résolution, bien que longtemps combattue par Nikias, avec une minorité considérable, avait enfin été adoptée — grâce surtout à l’action imprévue de ce qu’il voulait employer comme contre manœuvre —, avec un degré d’enthousiasme et d’unanimité, et sur une échelle agrandie, qui dépassaient toutes les espérances de ses auteurs. Les prophètes, propagateurs d’oracles et autres conseillers religieux accrédités, annonçaient en général les dispositions favorables des dieux, et promettaient un résultat triomphant[1]. Toutes les classes de la société, riches et pauvres, — cultivateurs, marchands et marins, — vieux et jeunes, — tous embrassèrent le projet avec ardeur, comme demandant de grands efforts, promettant cependant des résultats sans pareils, tant sous le rapport de l’agrandissement public que du profit individuel. Chaque homme désirait se faire inscrire pour un service personnel ; de sorte que les trois généraux, Nikias, Alkibiadês et Lamachos, quand ils se mirent en devoir de faire leur choix d’hoplites, au lieu d’être forcés d’employer la contrainte et de rencontrer du mauvais vouloir, comme il arrivait quand une expédition était adoptée avec beaucoup de répugnance et d’opposition, n’avaient qu’à choisir les plus propres à servir dans une foule de volontaires empressés. Tous prenaient avec eux leurs meilleures armes et leur équipement personnel, d’usage habituel aussi bien que de parade, pour un long voyage et pour les exigences d’un service varié, sur mer et sur terre. Parmi les triérarques — ou citoyens riches qui se chargeaient, chacun à son tour, du devoir de commander un vaisseau de guerre —, l’émulation fut encore plus forte. Chacun d’eux regarda comme un honneur d’être nommé, et rivalisa avec ses collègues, afin de présenter son vaisseau dans l’état d’équipement le plus parfait. A la vérité, l’État fournissait, tant la trirème, avec son attirail essentiel et ses rames, que la paye régulière pour l’équipage ; mais le triérarque, même dans les cas ordinaires, faisait habituellement diverses dépenses en outre, pour compléter l’équipement et retenir ses matelots réunis. Cette dépense en plus, ni exigée, ni définie par la loi, mais seulement par l’usage et par l’opinion générale, était différente clans chaque cas individuel, suivant le caractère et les circonstances. Mais dans l’occasion présente, le zèle et l’empressement furent universels. Chaque triérarque essaya de se procurer, pour son propre vaisseau, le meilleur équipage, en offrant des récompenses en plus à tous, mais en particulier aux thranitæ ou rameurs, du plus haut des trois rangs[2] : et il semble que les marins n’étaient pas désignés spécialement pour un vaisseau, mais qu’ils avaient la liberté d’accepter les offres, et de servir sur le vaisseau qu’ils préféraient. Chaque triérarque fit plus de dépenses qu’il ne s’en était vu auparavant, — en paire, en équipement, en provisions, et même en décoration extérieure, pour son navire. Outre les meilleurs équipages qu’Athènes elle-même put fournir, on demanda aussi, aux alliés sujets, des marins d’élite, et ils furent engagés de la même manière par les triérarques[3]. Ce qui facilita beaucoup ces efforts, ce fut que cinq ans s’étaient alors écoulés depuis la paix de Nikias, sans considérables opérations de guerre. Tandis que le trésor s’était rempli de nouvelles accumulations[4], et que le nombre de trirèmes s’était augmenté, — la population militaire, renforcée par un nombre additionnel dé jeunes gens, avait oublié et les maux de la guerre et les calamités de la maladie épidémique. Aussi, la flotte réunie alors, tout en surpassant en nombre tous les armements antérieurs d’Athènes, excepté un seul dans la seconde année de la précédente guerre, sous Periklês ; — était-elle incomparablement supérieure, même à celui-ci, et supérieure encore à tous les autres, sous le rapport des autres éléments de force, matérielle aussi bien que morale ; sous celui des hommes d’élite, de l’ardeur universelle, des vaisseaux ainsi que des armes dans l’état le meilleur, et des accessoires de toute sorte qu’elle avait en abondance. La confiance dans le succès était telle, que plus d’un Athénien partit préparé pour le commerce aussi bien que pour le combat ; de sorte que le fonds privé, ajouté à l’équipement public et aux sommes placées dans les mains des généraux, constitua un agrégat de richesses sans pareil. Une grande partie de ces richesses, visibles à l’œil, contribuait à augmenter cette excitation générale de l’imagination athénienne qui régnait dans toute la ville, pendant que les préparatifs se faisaient : sentiment mêlé de sympathie privée et de patriotisme, — inquiétude légère, causée par la pensée de la contrée éloignée et inconnue où la flotte (levait agir, — toutefois confiance exaltée dans la force d’Athènes, telle qu’on n’en avait jamais nourri, auparavant, de pareille[5]. On nous parle de Sokratês, le philosophe, et de Metôn, l’astronome, comme faisant exception à ce ton universel d’ardente espérance : le génie familier qui veillait constamment sur-le philosophe l’avait, suppose-t-on, averti à l’avance du résultat. Il n’est pas impossible qu’il ait été opposé à l’expédition, bien que le fait soit moins pleinement certifié que nous ne le voudrions. Au milieu des divers signes religieux et des prophéties favorables qui prédominaient eu général, il y en eut aussi de défavorables. Habituellement, dans toutes les questions publiques, présentant du danger ou de la gravité, il y avait des prophètes qui donnaient des assurances en sens opposé : celles qui tournaient bien étaient conservées ; on oubliait les autres immédiatement, ou l’on ne s’en souvenait jamais longtemps[6]. On avait employé deus ou trois mois environ à des préparatifs actifs ; l’expédition était presque prête à partir, quand il survint un événement qui empoisonna fatalement la joie dont la ville était remplie. Ce fut la mutilation des Hermæ, un des événements les plus extraordinaires de toute l’histoire grecque. Les Hermæ, ou demi-statues du dieu Hermès, étaient des blocs de marbre à peu près de grandeur naturelle. La partie supérieure était taillée en tète, en visage, en cou et en buste ; la partie inférieure était laissée en colonne quadrangulaire, large à la base, sans bras, ni corps, ni jambes mais avec le signe distinctif du sexe masculin par devant. Ils étaient répartis en grand nombre dans toute la ville, et toujours dans les endroits les plus apparents, — placés à côté des portes extérieures de maisons particulières, aussi bien que de temples, — près des portiques les plus fréquentés, — à l’intersection des chemins, — dans l’agora publique. Ils étaient ainsi présents aux yeux de tout Athénien, toutes les fois qu’il avait des rapports, soit d’affaire, soit de plaisir, avec ses concitoyens. Le sentiment religieux des Grecs regardait le dieu comme établi ou domicilié là où était sa statue[7], de sorte que la société, la sympathie et la protection d’Hermès, finirent par être associées à la plupart des manifestations de la vie commune à Athènes, politique, sociale, commerciale ou gymnastique. De plus, la forme quadrangulaire de ces statues, employée à l’occasion pour d’autres dieux qu’Hermês, était un des plus anciens restes qui eussent été transmis de la grossièreté primitive du travail pélasgique ; et elle était populaire en Arkadia, aussi bien que particulièrement multipliée à Athènes[8]. Vers la fin de mai de l’an 415 avant J.-C., dans le cours d’une seule et même nuit, tous ces Hermæ, l’une des marques les plus particulières de la ville, furent mutilés par des mains inconnues. Leurs traits caractéristiques furent cassés ou nivelés, de sorte qu’il ne resta qu’une masse de pierre sans ressemblance aucune avec l’humanité ou la divinité. Tous furent traités de la même façon, à l’exception d’un très petit nombre ; bien plus, Andocide affirme (et j’incline à le croire) qu’il n’y en eut qu’un seul qui échappa à la mutilation[9]. Il est naturellement impossible à quelqu’un d’entrer pleinement dans les sentiments d’une religion qui n’est pas la sienne : en effet, le sentiment avec lequel, dans le cas de personnes de croyance différente, chacune d’elles considère les fortes émotions produites par des causes particulières à l’autre, est ordinairement la surprise ; elle s’étonne, en effet, que de telles bagatelles et de telles absurdités puissent occasionner quelque détresse ou quelque excitation sérieuse[10]. Tuais si nous prenons la peine raisonnable, obligatoire, pour ceux qui étudient l’histoire de la Grèce, de réaliser dans notre esprit les associations d’idées religieuses et politiques des Athéniens[11], — peuple célèbre dans l’antiquité pour sa piété supérieure, aussi bien que par les soins et la magnificence qu’il prodiguait aux monuments visibles, dans lesquels ce sentiment était personnifié, nous comprendrons en partie l’intensité du mélange de découragement, de terreur et de colère, qui s’empara de l’esprit public le matin qui suivit ce sacrilège nocturne, à la fois imprévu et sans exemple. Au milieu de la ruine et de l’appauvrissement que l’invasion persane en Attique avait causés, rien ne fut senti si profondément, rien ne fut moins vite oublié que l’incendie calculé des statues et des temples des dieux[12]. Si nous pouvions nous imaginer l’exaspération d’une ville espagnole ou italienne, en trouvant toutes les images de la Vierge défigurées dans la même nuit, nous aurions un pendant, bien que très insuffisant, à ce qu’on ressentit alors à Athènes, ou les associations d’idées religieuses et les personnes étaient bien plus intimement unies à tous les actes civils et à toutes les actions de la vie de chaque jour, — où, aussi, le dieu et son influence étaient plus fortement localisés, aussi bien qu’identifiés avec la présence et la conservation de la statue. Les Athéniens, quand ils sortirent le lendemain matin, chacun d’eux voyant le divin gardien de sa porte avili et défiguré, et chacun venant insensiblement à savoir que la dévastation était générale, les Athéniens, dis-je, durent croire que la ville avait été, pour ainsi dire, dépouillée de ses dieux, — que les rues, la place du marché, les portiques, avaient perdu leurs divins protecteurs ; et ce qui était pire encore, que ces protecteurs, ayant été grossièrement insultés, emportaient avec eux des sentiment défavorables, — de colère et de vengeance au lieu de sympathie et de protection. C’était de cette protection des dieux que dépendait toute leur constitution politique aussi bien que les bienfaits qu’ils accordaient à la vie civile ; au point qu’on invoquait habituellement les malédictions des dieux comme sanction et châtiment pour de graves offenses, politiques et autres[13] : extension et généralisation du sentiment attaché encore au serment judiciaire. Cette conviction, dans l’esprit du peuple d’Athènes, était sincère et littérale, — et non pas simplement une formule à prononcer dans des prières et des harangues publiques, et qu’on n’aurait jamais considérée comme une réalité en calculant les conséquences d’un acte et en s’arrêtant à des mesures pratiques. Aussi tirèrent-ils de la mutilation des Hermæ la conclusion, non moins naturelle que terrifiante, qu’un grave malheur public menaçait la ville, et que la constitution politique à laquelle ils étaient attachés était dans un danger imminent d’être renversée[14]. Tel fut l’incident mystérieux qui interrompit le mouvement actif et ardent d’Athènes, peu de jours avant que l’expédition sicilienne fût en état de partir. Par rapport à cette expédition, il fut pris à cœur comme un présage très accablant[15]. Il aurait sans doute été interprété ainsi, s’il n’eût été qu’un accident involontaire survenu à un objet religieux vénéré, — précisément comme on nous dit que de semblables craintes furent causées par la triste fête des Adonia, qui tomba à peu près à la même époque, et dans laquelle les femmes pleuraient bruyamment la mort prématurée d’Adonis[16]. Toutefois, la mutilation des Hermæ fut quelque chose d’un bien plus mauvais augure que le pire accident. Elle s’annonçait comme l’acte calculé de conspirateurs organisés, en nombre assez considérable, dont on ignorait à la vérité les noms et le but final, mais qui avaient commencé par commettre un sacrilège d’un caractère flagrant et inouï. Car une mutilation intentionnelle d’une statue publique et sacrée, dont la matière n’offrait pas une tentation au vol, est un cas auquel je ne connais pas de pendant : à plus forte raison, une mutilation en masse, — répandue par une seule bande et en une seule nuit, dans une ville tout entière. Bien que ni les personnes qui y prirent part, ni leurs desseins, n’aient jamais été découverts plus qu’en partie, l’accord et le complot sont incontestables en eux-mêmes. Il semble probable, autant que nous pouvons nous faire une opinion sur ce point, que les conspirateurs eurent deux desseins, peut-être quelques-uns d’entre eux, l’un, et quelques autres, l’autre : — de ruiner Alkibiadês, — de faire échouer ou différer l’expédition. On verra bientôt comment ils poursuivirent le premier but à l’égard du second, il ne fut rien fait d’ostensible : mais la position de Teukros et des autres metœki impliqués rend plus vraisemblable la supposition qu’ils furent influencés par des sympathies pour Corinthe et Megara[17], les poussant à arrêter une expédition qu’on supposait promettre de grands triomphes à. Athènes, — plutôt que corrompus par les antipathies violentes de la politique intérieure. Dans le fait, les deux objets étaient intimement unis l’un à l’autre, car si la poursuite de l’entreprise était pleine de perspectives de conquêtes pour Athènes, elle était plus grosse encore de puissance et de richesses futures pour Alkibiadês, lui-même. Ces chances s’évanouissaient si l’on pouvait empêcher l’expédition ; et il n’était pas du tout impossible que les Athéniens, sous l’impression intense d’une terreur religieuse, produite par la mutilation des Hermæ, renonçassent complètement au projet. Nikias, en particulier, d’une sensibilité exquise dans sa conscience religieuse, et toujours assez peu désireux de partir (fait parfaitement connu de l’ennemi)[18], dut se hâter de consulter ses prophètes, et l’on pouvait raisonnablement s’attendre qu’il renouvellerait son opposition sur le nouveau motif qui se présentait à lui, ou du moins qu’il demanderait un délai jusqu’à ce que les dieux offensés eussent été apaisés. Nous pouvons juger combien une telle manière d’agir rentrait dans le caractère de Nikias et du peuple athénien, quand nous le voyons, deux ans plus tard, avec le plein concours de ses soldats, sacrifier réellement la dernière occasion d’une retraite sire pour l’armée athénienne à demi ruinée en Sicile, et refuser même de permettre que la proposition fût débattue, par suite d’une éclipse de lune ; et quand nous songeons que les Spartiates et les autres Grecs renonçaient fréquemment à des desseins publics s’il survenait un tremblement de terre avant l’exécution[19]. Mais bien que la chance de faire renoncer complètement. à l’expédition paît raisonnablement entrer dans les plans des conspirateurs, comme une conséquence vraisemblable du coup intense porté au sentiment religieux d’Athènes, et en particulier de Nikias, — ce calcul ne se réalisa pas. Probablement, les choses avaient déjà été trop loin, même aux yeux de Nikias, pour que l’on pût reculer. On avait prévenu tous les alliés ; des troupes étaient déjà en marche pour se rendre art rendez-vous à Korkyra ; les alliés argiens et mantineiens arrivaient à Peiræeus pour s’embarquer. Aussi, les conspirateurs ne poursuivirent-ils qu’avec plus d’ardeur ce que j’ai présenté comme l’autre partie de leur plan probable, c’était de mettre en œuvre cette terreur religieuse exagérée, qu’ils avaient eux-mêmes produite artificiellement, pour ruiner Alkibiadês. Peu d’hommes à Athènes avaient, ou méritaient d’avoir un plus grand nombre d’ennemis, politiques aussi bien que privés, qu’Alkibiadês, ; beaucoup d’entre eux étant parmi les citoyens du plus haut rang, qu’il offensait par son insolence, et dont les liturgies et autres représentations habituelles étaient éclipsées par ses folles dépenses. Son importance s’était déjà tellement accrue, et elle menaçait tant de s’accroître, par l’entreprise sicilienne, qu’ils n’observaient plus de mesure en vue d’accomplir sa ruine. Ce que les mutilateurs des Hermæ semblaient avoir projeté de propos délibéré, ses autres ennemis étaient prêts à en profiter. Au milieu de la tristesse et de l’effroi répandus par la découverte de ce sacrilège sans exemple, il parut au peuple athénien, — comme il aurait paru aux éphores à Sparte, ou aux chefs de toute ville oligarchique en Grèce, — que son premier, son impérieux devoir était d’en découvrir les auteurs et de les punir. Tant que ces derniers allaient librement inconnus et impunis, les temples étaient souillés par leur présence, et toute la ville regardée comme étant sous le coup du mécontentement des dieux, qui la frapperaient de graves malheurs publics[20]. Tout citoyen se sentait enveloppé dans ce mécontentement, de sorte que le sentiment de sécurité publique aussi bien que de bonheur privé restait sans être calmé, jusqu’à ce que les offenseurs fussent découverts et l’expiation accomplie par leur châtiment ou leur expulsion. En conséquence, on promit publiquement des récompenses considérables pour toute personne qui pourrait donner des renseignements, et même l’impunité pour tout complice dont l’aveu pourrait dévoiler le complot. Et la chose ne s’arrêta pas là. Une fois sous cette pénible impression de terreur, religieuse et politique, les Athéniens se mirent à parler, avec ardeur, d’autres actes récents d’impiété et à en écouter le récit. Chacun fut impatient de dire tout ce qu’il savait, et plus qu’il ne savait, sur de tels incidents ; tandis qu’exercer une critique rigoureuse sur la vérité de tels rapports, exposait à l’accusation de faiblesse de foi et de manque de zèle religieux, et rendait suspect le critique lui-même. — Metuunt dubitasse videri. Chercher partout et punir rigoureusement de tels offenseurs, et déployer ainsi un zèle ardent pour l’honneur des dieux, était regardé comme un moyen auxiliaire d’être absous par eux, pour le récent outrage. Aussi, rendit-on un vote public de plus, promettant des récompenses et provoquant des renseignements de la part de tout témoin, — citoyen, metœkos, ou même esclave, — relativement à tout acte antérieur d’impiété qui aurait pu venir à sa connaissance[21] ; mais déclarant en même temps que quiconque ferait une déposition fausse serait puni de la peine capitale[22]. Tandis qu’on investissait le sénat des Cinq-Cents de pleins pouvoirs pour agir, on nommait Diognêtos, Peisandros et Chariklês commissaires, pour prendre des informations et poursuivre une enquête ; et on tint des assemblées publiques presque tous les jours, pour recevoir les rapports[23]. Cependant, les premiers renseignements reçus n’eurent pas trait à la grave et récente mutilation des Hermæ, mais à des incidents analogues de plus vieille date ; à d’autres statues qu’on avait défigurées dans les folies de l’ivresse, — et surtout à des cérémonies plaisantes, célébrées dans diverses maisons[24], par de joyeux convives, s’amusant à caricaturer et à divulguer les mystères d’Éleusis. Ce fut sur ce dernier chef qu’on accusa Alkibiadês pour la première fois. Les préparatifs de l’armement étaient alors achevés et complets, au point que la trirème de Lamachos — qui sans doute était plus actif au sujet des détails militaires que l’un oit l’autre de ses deux collègues — était déjà amarrée dans le port extérieur, et que l’on tenait la dernière assemblée publique pour le départ des officiers[25], qui, probablement, faisaient à leurs compatriotes un tableau imposant des forces réunies, — quand Pythonikos se leva pour accuser Alkibiadês. Athéniens (dit-il), vous vous disposez à envoyer cette grande armée et à courir tous ces hasards, à un moï ment où je suis prêt à vous prouver que votre général Alkibiadês est l’un des profanateurs des saints mystères, dans une maison particulière. Rendez un vote d’impunité, et je vous produirai sur-le-champ un esclave de quelqu’un ici présent, qui, bien qu’il ne soit pas initié lui-même aux mystères, vous répétera ce qu’ils sont. Traitez-moi comme vous voudrez, si mon assertion se trouve fausse. Tandis qu’Alkibiadês niait énergiquement l’allégation, les prytanes — sénateurs présidant l’assemblée, suivant l’ordre déterminé par le sort pour cette année parmi les dix tribus — ordonnèrent aussitôt, par une proclamation, à tous les citoyens non initiés de quitter l’assemblée, et allèrent chercher l’esclave (nommé Andromachos) que Pythonikos avait indiqué. Étant introduit, Andromachos, déposa devant l’assemblée qu’il avait été avec son maître dans la maison de Polytion, quand Alkibiadês, Nikiadês et Melêtos y accomplirent le simulacre de tous les rites des mystères ; beaucoup d’autres personnes étant présentes, et en partie trois autres esclaves outre lui-même. Nous devons présumer qu’il prouva cette affirmation, en décrivant ce qu’étaient les mystères qu’il avait vus, — épreuve que Pythonikos avait offerte[26]. Telle fut la première attaque directe faite contre Alkibiadês par ses ennemis. Pythonikos, le démagogue Androklês et d’autres orateurs, après avoir fait ressortir cette conduite irrévérencieuse (probablement vraie en substance), s’étendirent sur ce sujet avec les invectives les plus fortes, imputèrent à Alkibiadês maints autres faits du même caractère, et allèrent jusqu’à le dénoncer comme connaissant la récente mutilation des Hermæ. Tout avait été fait (dirent-ils) en vue d’accomplir son dessein de renverser la démocratie, quand elle serait privée de ses divins protecteurs, dessein manifesté par le caractère constant de sa conduite déréglée, arrogante, antipopulaire. Tout infâme que fût cette calomnie, en ce qui concernait la mutilation des Hermæ car de quelque autre acte que se soit rendu coupable Alkibiadês, il était incontestablement innocent de celui-là, étant la personne même qui avait le plus à y perdre, et que cet acte finit par ruiner, ils comptaient sur l’exaltation régnante pour l’accréditer, et probablement pour le faire déposer de son commandement, premier pas vers un jugement public. Mais, malgré toute l’inquiétude produite par le récent sacrilège, ils se virent trompés dans leur attente. Les énergiques dénégations d’Alkibiadês, — aidées précisément par sa position particulière, comme commandant de l’expédition, aussi bien que par la pensée que le récent outrage tendait plutôt à détruire ses projets favoris en Sicile, — trouvèrent créance auprès de tous. Les citoyens inscrits pour servir manifestèrent une forte disposition à le soutenir ; on savait que les alliés d’Argos et de Mantineia avaient embrassé le service surtout à son instigation ; le peuple, en général, s’était habitué à le considérer comme le futur vainqueur de la Sicile, et n’avait pas envie de se voir frustré de ce projet. D’après toutes ces circonstances, ses ennemis, trouvant peu de disposition à accueillir les accusations qu’ils avançaient, furent obligés de les remettre à un temps plus convenable[27]. Mais Alkibiadês comprit très bien le danger d’avoir de telles accusations suspendues au-dessus de sa tête, et l’avantage, particulier qu’il devait, pour le moment, à sa position accidentelle. Il supplia le peuple d’examiner les accusations sur-le-champ, déclarant son vif désir de subir un jugement, et même de souffrir la mort, s’il était reconnu coupable, —n’acceptant le commandement que dans le cas où il serait acquitté, — et insistant par-dessus tout sur le dommage auquel s’exposerait la république en l’envoyant pour une telle expédition sous le poids d’une accusation, aussi bien que sur ce qu’il y aurait de pénible pour lui-même à être noirci par la calomnie pendant son absence, sans pouvoir se défendre. Ces appels, justes et raisonnables en eux-mêmes, et prononcés avec toute la véhémence d’un homme qui sentait que c’était une question de vie ou de mort pour ses futures espérances, furent bien près de prévaloir. Ses ennemis ne purent les faire échouer que par un stratagème ; ils suscitèrent de nouveaux orateurs, dont l’hostilité pour Alkibiadês était moins notoire. Ces hommes affectèrent un ton de candeur, — conjurèrent le retard qui serait apporté au départ de l’expédition, s’il était appelé sur-le-champ en justice, — et proposèrent de différer le procès jusqu’à un certain nombre de jours après son retour[28]. Telle fut la résolution définitivement adoptée ; les partisans d’Alkibiadês n’en apprécièrent probablement pas complètement les conséquences, et crurent que le prompt départ de l’expédition était utile même à son intérêt, autant qu’agréable à leurs propres sentiments. Et c’est ainsi que ses ennemis, bien que leur première tentative pour amener sa ruine immédiate eût été déjouée, obtinrent un ajournement qui leur assurait le loisir d’envenimer entièrement l’esprit public contre lui, et de choisir leur moment pour son jugement. Ils eurent soin de retenir toute autre accusation, jusqu’à ce que lui et l’armement fussent partis[29]. Le spectacle de son départ fut en effet si imposant, et le moment si plein d’intérêt mêlé d’inquiétude, qu’il bannit même le souvenir du récent sacrilège. L’armement entier n’était pas rassemblé à Athènes ; cals on avait jugé à propos d’ordonner à la plupart des contingents alliés de se rendre aussitôt à Korkyra. Mais l’armée athénienne seule était, merveilleuse à considérer. Il y avait cent trirèmes, — dont soixante étaient complètement disposées pour de rapides mouvements nautiques, tandis que les quarante autres citaient employées comme transports pour les soldats. Il y avait quinze cents hoplites citoyens d’élite, choisis dans le rôle général, — et sept cents thêtes, ou citoyens trop pauvres pour être compris dans le rôle, qui servaient en qualité d’hoplites à bord (epibatæ ou soldats de marine), chacun avec une armure fournie par l’État. A ces hommes, il faut ajouter cent hoplites argiens et deux cent cinquante mantineiens, payés par Athènes et transportés à bord de vaisseaux athéniens[30]. Le nombre des cavaliers était si petit, qu’ils furent tous emmenés dans un seul transport destiné aux chevaux. Mais l’état, l’équipement, l’étalage tant d’opulence que de force, que présentait l’armement, firent encore plus d’impression sur les esprits que le nombre. A l’aurore du jour désigné, quand tous les vaisseaux furent prêts dans le Peiræeus pour le départ, les forces militaires furent dirigées en corps, de la ville vers le port, et s’embarquèrent. Elles étaient accompagnées par la population presque entière, metœki et étrangers, aussi bien que citoyens, de sorte que l’on crut voir une émigration collective, comme lors de la fuite à Salamis, soixante-cinq ans auparavant. Si la foule des étrangers, amenés là par la curiosité, était frappée d’admiration par la grandeur du spectacle, — les citoyens qui accompagnaient les soldats éprouvaient des inquiétudes plus profondes et plus excitantes. Leurs fils, leurs frères, leurs parents, leurs amis, allaient partir pour l’expédition la plus longue et la plus considérable qu’Athènes eût jamais entreprise ; contre une Ile étendue aussi bien que puissante, qu’aucun d’eux ne connaissait exactement, — et dans une mer pleine d’éventualités infinies ; gloire et profit d’un côté, mais de l’autre, hasards d’une grandeur qu’on ne pouvait déterminer. A ce départ définitif, les idées de doute et de danger se présentèrent d’une manière beaucoup plus pénible qu’elles ne l’avaient fait encore dans aucune des discussions préliminaires ; et malgré l’effet rassurant de cet armement incomparable qu’ils avaient sous les yeux, les parents qui se séparaient alors sur le rivage ne pouvaient bannir le sombre pressentiment qu’ils se disaient mutuellement adieu pour la dernière fois. Le moment qui suivit immédiatement cet adieu, quand tous les soldats étaient déjà à bord et que le Keleustês était sur le point de commencer son chant destiné à mettre les rameurs en mouvement, — ce moment, dis je, fut particulièrement solennel et touchant. Le silence ayant été ordonné et obtenu, par le son de la trompette, les équipages de chaque vaisseau, et les spectateurs sur le rivage, suivirent la voix du héraut, en demandant le succès aux dieux et en chantant le pæan. Sur chaque pont, on voyait, préparés, des bols de vin, dans lesquels les officiers et les epibatæ puisaient avec des gobelets d’argent et d’or, pour faire des libations. Enfin, on donna le dernier signal, et toute la flotte quitta le Peiræeus en une seule file, — en déployant l’exubérance de sa force non encore éprouvée par une course rapide jusqu’à Ægina[31]. Jamais dans l’histoire grecque il n’y eut d’invocation plus unanime, plus énergique, plus imposante, adressée aux dieux : jamais le signe de tête que fit Zeus pour refuser ne fut plus dur ni plus péremptoire. Tous ces détails, que donne Thucydide, du triomphant espoir qui sortait alors du Peiræeus, tirent un pénible intérêt de leur contraste avec la lamentable issue qui sera exposée ci-après. La flotte marcha droit vers Korkyra, où se trouvaient rassemblés les contingents des alliés maritimes avec les navires de charge et de provisions. L’armement complet ainsi fut passé en revue, et on vit qu’il comprenait 134 trirèmes avec deux pentekontêres rhodiens ; 5.100 hoplites ; 480 archers, dont 80 krêtois ; 700 frondeurs rhodiens ; et 120 exilés mégariens servant comme troupes légères. Quant aux bâtiments de charge, destinés à porter les provisions, les munitions de guerre, des boulangers, des maçons et des charpentiers, etc., le nombre n’en était pas moindre que 500 ; en outre, il y avait une quantité considérable de navires marchands particuliers, suivant volontairement l’expédition en vue de profits[32]. En dépêcha en avant trois trirèmes à la marche rapide, pour connaître lesquelles des villes d’Italie et de Sicile accueilleraient l’arrivée de l’armement ; et en particulier pour donner avis à Egesta que le secours sollicité était actuellement en route, et pour demander en même temps que les Egestæens produisissent L’argent qu’ils avaient promis. Après qu’on eut partagé par la voie du sort l’armement en trois divisions, l’une sous chacun des généraux, Nikias, Alkibiadês et Lamachos, — on franchit le golfe Ionien en partant de Korkyra, et on arriva au promontoire Iapygien. Dans leur marche, au sud, le long de la côte de l’Italie, jusqu’à Rhegium, les Athéniens rencontrèrent un accueil très froid de la part des diverses villes grecques. Aucune ne voulut les recevoir dans leurs murs, ni même leur vendre des provisions au dehors. Le plus qu’elles consentirent à leur accorder fut la liberté de s’amarrer à des corps morts et de faire de l’eau ; et cela même leur fut refusé à Tarente, ainsi qu’à la ville de Lokri Épizéphyrienne. A Rhegium, immédiatement sur le détroit de Sicile, bien que la porte de la ville restât encore fermée, ils furent traités d’une manière plus hospitalière, au point qu’on leur fournit un marché de provisions et qu’on leur permit de camper dans l’enceinte sacrée d’Artemis, à une faible distance des murs. Là, ils tirèrent leurs vaisseaux sur le rivage et prirent du repos jusqu’au retour des trois vaisseaux envoyés comme éclaireurs à Egesta ; tandis que les généraux entrèrent en négociation avec les magistrats et le peuple de Rhegium, et s’efforcèrent de les amener à aider l’armements en rétablissant les Léontins dépossédés, qui avaient une origine chalkidienne, commune avec eux-mêmes. Plais la réponse rendue fut décourageante. Les Rhégiens ne voulurent promettre rien de plus que la neutralité, et leur coopération à toute marche politique qu’il pourrait convenir aux autres Grecs italiens d’adopter. Probablement, ils étaient, aussi bien que les antres Grecs italiens, étonnés et intimidés de la grandeur des forces nouvellement arrivées, et désiraient conserver toute latitude de conduite pour l’avenir, — non sans se défier, d’Athènes et de son empressement affecté pour le rétablissement des Léontins. Toutefois, pour les généraux athéniens, ce refus de Rhegium fut un fâcheux désappointement ; car cette ville avait été l’alliée d’Athènes dans la dernière guerre, et ils avaient compté sur l’influence de sympathies chalkidiques[33]. Ce ne fut qu’après la revue des Athéniens à Korkyra (vers juillet 415 av. J.-C.) que les Syracusains finirent par être complètement convaincus et de leur approche, et de l’étendue de leurs desseins contre la Sicile. En effet, des avis indirects étaient parvenus à Syracuse, de différents côtés, annonçant la résolution prise par les Athéniens dans le précédent mois de mars d’assister Egesta et Lentini, et les préparatifs qui se faisaient en conséquence. Toutefois, il y eut un éloignement dominant à ajouter foi à de telles nouvelles. Rien, dans l’état de la Sicile, ne présentait d’encouragement à l’ambition athénienne. Les Léontins ne pouvaient donner de secours, les Egestæens très peu, et cela encore à l’extrémité opposée de l’île ; tandis que les Syracusains se considéraient comme entièrement en état de lutter avec toutes les forces qu’Athènes enverrait probablement. Quelques-uns se moquaient de la nouvelle comme d’une rumeur purement vaine ; d’autres s’attendaient, tout au plus, à voir cette expédition se terminer d’une manière aussi peu sérieuse que celle qui avait été envoyée d’Athènes dix ans auparavant[34]. Personne ne pouvait se figurer la nouvelle ardeur et la nouvelle obstination avec lesquelles elle venait de se jeter dans le projet d’une conquête de la Sicile, ni le formidable armement sur le point de partir bientôt. Néanmoins, les généraux syracusains crurent de leur devoir de faire des préparatifs, et de fortifier la situation militaire de l’État[35]. Toutefois, Hermokratês, qui avait des renseignements plus complets, jugea ces préparatifs insuffisants, et profita d’une assemblée publique, tenue vraisemblablement vers le temps où les Athéniens partaient du Peiræeus, — pour en convaincre ses compatriotes, aussi bien que pour éclairer leur incrédulité. Il engagea son honneur en assurant que les rapports qui avaient été mis en circulation étaient non seulement vrais, mais même au-dessous de l’entière vérité, que les Athéniens étaient effectivement en marche, avec un armement préparé sur la plus grande échelle, et avaient conçu le vaste dessein de conquérir toute la Sicile. Tout en demandant avec instance que la Sicile fût mise immédiatement en état de repousser une invasion très formidable, il conjura toute alarme quant au résultat, et présenta les plus fermes assurances d’un triomphe définitif. La grandeur même de l’armée qui approchait intimiderait les villes siciliennes et les pousserait à coopérer cordialement avec Syracuse pour la défense. Rarement, en effet, une expédition considérable ou éloignée n’a atteint son but, comme on pouvait le voir par l’échec des Perses contre la Grèce, échec dont Athènes elle-même avait si largement profité. Toutefois, des préparatifs, tant effectifs qu’immédiats, étaient indispensables ; non seulement à Syracuse, mais au moyen de missions étrangères, adressées aux Grecs siciliens et italiens, — aux Sikels, — aux Carthaginois, qui, pendant quelque temps, avaient soupçonné des projets agressifs et illimités de la part d’Athènes, et dont, maintenant, les immenses richesses seraient particulièrement avantageuses, — et à Lacédæmone ainsi qu’y. Corinthe, dans le dessein de leur demander leur aide en Sicile, et de les prier de recommencer leurs invasions en Attique. Il (Hermokratês) avait tant de confiance dans leurs moyens de défense, s’ils étaient convenablement .organisés, qu’il conseillait même aux Syracusains, avec leurs alliés siciliens[36], de prendre la mer immédiatement avec toutes leurs forces navales et des provisions pour deux mois, et de faire voile sur-le-champ, pour le port ami de Tarente ; d’où ils seraient en état de rencontrer la flotte athénienne et de l’empêcher de traverser le golfe Ionien en partant de Korkyra. Ils montreraient ainsi qu’ils étaient non seulement déterminés à se défendre, mais même impatients d’en venir aux coups ; seul moyen d’abattre la présomption des Athéniens, qui comptaient actuellement sur la tiédeur des Syracusains, parce qu’ils n’avaient prêté aucune aide à Sparte quand elle en sollicitait au commencement de la guerre. Les Syracusains seraient probablement en état de retenir ou d’empêcher la marche de l’expédition jusqu’à l’approche de l’hiver, cas dans lequel, Nikias, le plus habile des trois généraux, qui, comme on le savait, avait entrepris l’expédition contre son gré, profiterait probablement du prétexte pour s’en retourner[37]. Bien que ces opinions d’Hermokratês fussent épousées encore par divers autres citoyens dans l’assemblée, le plus grand nombre des orateurs tint un langage contraire, et ajouta peu de foi à ses avertissements. Nous avons déjà signalé Hermokratês neuf années auparavant comme député de Syracuse et principal conseiller au congrès de Gela, — alors, comme maintenant, guettant l’occasion de fermer la porte à une intervention athénienne en Sicile, — alors, comme maintenant, appartenant au parti oligarchique, et le sentiments hostiles à la constitution démocratique existante ; mais brave aussi bien qu’intelligent dans les affaires étrangères. Son discours actuel donna lieu à un débat animé et même violent[38]. Bien qu’il n’y eût rien, dans les paroles d’Hermokratês lui-même, qui ravalât soit la démocratie, soit les magistrats en charge, cependant il semblerait que ses partisans qui parlèrent après lui ont dû prendre un ton plus marqué d’incrimination, et exagérer ce qu’il caractérisait comme la tranquillité habituelle des Syracusains, en en faisant une négligence et une désorganisation méprisables sous ces administrateurs et ces généraux, représentés comme gens sans mérite, que préférait la démocratie. Parmi les orateurs qui, en répondant à Hermokratês et aux autres, repoussèrent d’un ton indigné ces insinuations et les renvoyèrent à leurs auteurs, — un citoyen nommé Athenagoras se distingua le plus. Il était à cette époque le premier politique démocratique, et l’orateur le plus populaire de Syracuse[39]. Tout le monde[40], (dit-il) excepté seulement les lâches et les mauvais citoyens, devrait souhaiter que les Athéniens fussent assez fous pour venir ici et se mettre en notre pouvoir. Les contes que vous venez d’entendre ne sont rien de plus que des histoires fabriquées dans le dessein de vous alarmer ; et je m’étonne de la folie de ces alarmistes qui s’imaginent que leurs machinations ne sont pas découvertes[41]. Nous aurez trop de sagesse pour mesurer l’avenir d’après leurs rapports : vous l’apprécierez plutôt d’après ce que feront vraisemblablement des hommes habiles, tels que Ies athéniens. Soyez sûrs qu’ils ne laisseront pas derrière eus les Péloponnésiens dans une attitude menaçante, pour venir ici et chercher une nouvelle guerre non moins formidable : dans le fait, je crois qu’ils regardent comme un bonheur pour eux, que nous, avec nos villes puissantes, n’ayons jamais traversé la mer pour les attaquer. Et, s’ils doivent venir, comme on le prétend, — ils trouveront dans la Sicile un ennemi plus formidable que le Péloponnèse : qui plus est, notre ville seule sera en état de le disputer au double de forces qu’ils peuvent amener par mer. Les Athéniens, connaissant assez bien tout cela, songeront à leurs propres affaires, malgré toutes les fictions que des hommes de ce côté de l’eau évoquent, et dont ils ont déjà fait sauvent l’essai auparavant, quelquefois même pis que dans la présente occasion, afin de vous terrifier et de se faire nommer aux postes les plus importants[42]. Un de ces jours, je crains même qu’ils ne réussissent, par défaut, de votre part, de précautions prises à l’avance. De telles intrigues ne laissent à notre ville que de courts moments de tranquillité ; elles la condamnent à des discordes intestines pires qu’une guerre étrangère, et quelquefois elles l’ont livrée même à des despotes et à des usurpateurs. Cependant, si vous voulez m’écouter, j’essayerai d’empêcher rien de pareil dans le temps présent ; en employant à votre égard la simple persuasion, — en punissant ces conspirateurs, — et en dénonçant avec vigilance le parti oligarchique en général. Je vous demanderai en effet ce que vous ambitionnez, vous autres, jeunes nobles ? Avoir le commandement, jeunes comme vous l’êtes ? La loi vous l’interdit, parce que vous êtes encore incapables. Ou, souhaitez-vous ne pas être soumis aux mêmes lois que la multitude ? Mais comment pouvez-vous prétendre que des citoyens de la même ville n’aient pas les mêmes droits ? On me dira[43], que la démocratie n’est ni intelligente ni juste, et que les riches sont les personnes les plus propres au commandement. Mais j’affirme d’abord que le peuple est le tout, et l’oligarchie seulement une fraction ; ensuite, que les riches sont les meilleurs dépositaires de la richesse collective qui existe dans la communauté, — que les hommes intelligents sont les meilleurs conseillers, — et que la multitude est la plus propre à entendre de tels avis et à décider ensuite. Dans une démocratie, ces fonctions, ensemble et séparément, trouvent leur place convenable. Mais l’oligarchie, bien qu’elle impose à. la multitude l’obligation de participer entièrement à, tous les dangers, ne se contente pas même d’une part exorbitante dans les avantages publics, mais elle saisit et monopolise le tout pour elle-même[44]. C’est précisément ce à quoi vous visez, vous, hommes jeunes et puissants, et cependant vous ne pourrez le garder d’une manière permanente dans une ville telle que Syracuse. Écoutez mes conseils, — ou du moins changez vos vues, et consacrez-vous à, l’avantage public de notre commune cité. Renoncez à, pratiquer, par des rapports tels que ceux-ci, la croyance d’hommes qui vous connaissent trop bien pour être dupés. Si même il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites, — et si les Athéniens viennent, notre ville les repoussera d’une manière digne de sa réputation. Elle ne vous prendra pas au mot, et ne vous choisira pas comme chefs, pour se mettre ainsi sous le joug. Elle examinera les choses par elle-même, — expliquera vos communications dans leur sens réel, — et au lieu de permettre que vous lui persuadiez de renoncer à son libre gouvernement, elle prendra des précautions efficaces pour le maintenir contre vous. Immédiatement après ce véhément discours d’Athenagoras, un des stratêgi qui présidaient l’assemblée s’interposa ; il ne permit à personne autre de parler, et il congédia brusquement l’assemblée, avec ce peu de mots : — Nous, généraux, nous conjurons cet échange réciproque de blâme personnel, et nous espérons que les auditeurs présents ne se laisseront pas influencer par là. Occupons-nous plutôt, eu égard aux rapports qui viennent de nous être communiqués, d’être, tous et individuellement, en état de repousser l’envahisseur. Et même, si le besoin ne s’en présente pas, il n’y a pas de mal à augmenter nos forces publiques de chevaux, d’armes, et d’autres moyens de défense exigés par la guerre. Nous autres généraux, nous nous chargerons de soigner et de surveiller ces choses, aussi bien que les députations à envoyer aux villes voisines, pour obtenir des renseignements et pour d’autres objets. Dans le fait, nous nous en sommes déjà occupés, et nous vous tiendrons au courant de ce que nous apprendrons. Le langage d’Athenagoras, indiquant une grande virulence de sentiment de parti, nous initie un peu au jeu réel de la politique dans la démocratie syracusaine. Athenagoras, à Syracuse, était comme Kleôn à Athènes, -l’orateur populaire de la cité. Mais il n’était nullement le personnage le plus influent, et il n’avait pas la direction principale des affaires publiques. Les fonctions exécutives de la magistrature appartenaient surtout à Hermokratês et à ses partisans, les adversaires d’Athenagoras. Hermokratês avait déjà paru comme prenant la direction au congrès de Gela, neuf années auparavant, et on le verra pendant toute la période suivante presque constamment dans la même position ; tandis que le rang politique d’Athenagoras est plus analogue à ce que nous appellerions un chef de l’opposition, — fonction naturellement suspendue dans un danger pressant, de sorte que nous n’entendons plus parler de lui. A Athènes, comme à Syracuse, les hommes qui avaient le pouvoir réel, et maniaient les trésors et les forces de l’État, appartenaient surtout à de riches familles, — souvent de sentiments oligarchiques, acquiesçant à la démocratie comme à une fâcheuse nécessité, et continuellement exposés à être sollicités par des parents ou par des amis de conspirer contre elle. Leurs actes étaient sans doute toujours sujets à l’examen, et leurs personnes à l’animadversion de l’assemblée publique : telle était la source de l’influence du démagogue, tel qu’Athenagoras et Kleôn, — dont le caractère est si constamment présenté aux yeux des lecteurs de l’histoire grecque sous son mauvais côté. Quelque méprisantes épithètes qu’on prodigue à ce caractère, il est en réalité le trait distinctif d’un gouvernement libre sous toutes ses formes, — soit monarchie constitutionnelle, soit démocratie. A côté des acteurs politiques réels, qui remplissent une charge principale et possèdent un pouvoir personnel, il y- a toujours une quantité de censeurs et de critiques, — quelques-uns meilleurs, d’autres pires sous le rapport de l’honnêteté, de la sincérité, de la sagesse ou de l’éloquence, — dont le plus distingué acquiert une importance considérable, — bien qu’occupant une fonction essentiellement inférieure à celle du magistrat ou du général revêtu de l’autorité. Nous faisons remarquer ici qu’Athenagoras, loin d’être disposé à jeter la république dans la guerre, y est contraire même au delà d’une limite raisonnable, et qu’il la dénonce comme la politique la plus intéressée du parti oligarchique. Cela peut prouver combien peu c’était un intérêt, constant ou une politique habituelle de la part des personnages appelés démagogues, d’engager leur cité dans une guerre inutile ; accusation qui a été fréquemment avancée contre eux, parce qu’il se trouve que Kleôn, dans la première année de la guerre du Péloponnèse, combattait Les propositions de paix entre Athènes et Sparte. Nous voyons par le discours d’Athenagoras que les membres du parti oligarchique étaient les promoteurs habituels de la guerre ; fait auquel nous devions naturellement nous attendre, en voyant que les riches et les grands, dans la plupart des communautés, ont considéré la recherche de la gloire militaire : comme plus conforme à leur dignité que toute autre carrière. A Syracuse, l’ascendant d’Hermokratês fut grandement accru par l’invasion des Athéniens, — tandis qu’Athenagoras ne paraît plus. Ce dernier s’était énormément trompé dans ses prévisions relativement à la conduite d’Athènes, bien qu’il eût raison dans son jugement quant à son véritable intérêt politique. Mais il est très hasardeux de prétendre que des nations poursuivent toujours leur véritable intérêt politique, quand il interviendra des tentations présentes d’ambition ou de vanité. Un renseignement positif était dans cet exemple un guide plus sûr que des spéculations à priori fondées sur la politique probable d’Athènes. Mais le cas analogue d’Argos, deux ou trois années auparavant, peut prouver que les imputations avancées par Athenagoras contre la jeunesse oligarchique qu’il accusait de favoriser l’organisation militaire en vue de son intérêt séparé, n’étaient pas chimériques. La démocratie d’Argos, songeant à suivre une politique plus belliqueuse et plus agressive, s’était laissé persuader d’organiser et d’instruire ce régiment d’élite de Mille hoplites, choisis dans la jeunesse oligarchique : dans l’espace de trois ans, ce régiment renversa sa constitution démocratique[45]. Or, les personnes, sur les desseins desquelles Athenagoras exprime tant d’appréhension, étaient exactement la classe à Syracuse correspondant aux Mille hommes d’élite à Argos. Les vues politiques, émises dans ce remarquable discours, méritent attention, bien que nous ne puissions le comprendre complètement sans avoir sous les yeux les discours auxquels il répond. Non seulement la constitution démocratique est mise fortement en contraste avec l’oligarchie ; mais les places séparées qu’il assigne aux richesses, à l’intelligence et à la multitude, sont exposées avec une netteté non indigne d’Aristote. Même avant le débat auquel nous faisons ici allusion, les généraux avaient évidemment agi d’après des vues se rapprochant plus de celles d’Hermokratês que de celles d’ Athenagoras. Déjà attentifs au danger, et instruits par leurs éclaireurs, au moment où l’armement athénien passa de Korkyra à Rhegium, ils poussèrent leurs préparatifs avec la dernière activité ; distribuant des garnisons et envoyant des députés chez leurs dépendances sikels, tandis que les forces que renfermait la ville étaient réunies et mises dans toutes les conditions exigées par la guerre[46]. La halte des Athéniens à Rhegium donna plus de temps pour cet équipement. Cette halte se prolongea pour plus d’une raison. En premier lieu, Nikias et ses collègues désiraient négocier avec les Rhégiens, aussi bien que tirer leurs vaisseaux sur le rivage et les nettoyer ; ensuite, ils attendaient le retour des trois vaisseaux envoyés en éclaireurs, à Egesta : enfin, ils n’avaient pas encore formé de plan pour agir en Sicile. Les vaisseaux envoyés à Egesta en revinrent avec une nouvelle décourageante. Au lieu des abondantes richesses qui avaient été mises en avant comme existant dans cette ville, et sur lesquelles avaient été surtout fondées les résolutions des Athéniens quant aux opérations siciliennes, — il arriva qu’on ne put produire plus de trente talents en tout. Ce qui était pire encore, la fraude habilement combinée, à l’aide de laquelle les Egestæens avaient trompé les commissaires, lors de leur première visite, fut dévoilée alors ; et ces commissaires, en retournant à Rhegium après leur seconde visite, furent condamnés à la mortification de publier leur crédulité, s’attirant ainsi les sarcasmes et les reproches sévères de l’armée. Voyant se fermer la source d’où ils avaient compté tirer de l’argent, — car il parait qu’Alkibiadês et Lamachos s’étaient fiés tous deux sincèrement aux ressources pécuniaires d’Egesta, bien que Nikias fût toujours en défiance, — les généraux se mirent alors à discuter leur plan d’action. Nikias, tirant parti de la conduite frauduleuse des alliés égestæens devenue maintenant palpable, désirait circonscrire son cercle d’opérations dans la lettre rigoureuse du vote qu’avait rendu l’assemblée athénienne. Il proposait de mettre immédiatement le cap sur Sélinonte ; ensuite, d’exiger formellement des Egestæens de pourvoir aux moyens de nourrir l’armement, ou, du moins, les soixante trirèmes qu’ils avaient sollicitées eux-mêmes. Puisqu’on ne satisferait pas à cette demande, il voulait seulement s’arrêter assez longtemps pour obtenir des Sélinontains quelques conditions passables d’accommodement avec Egesta, et ensuite retourner è, Athènes ; en montrant, dans la marche de retour, à toutes les cités maritimes, ce grand déploiement des forces navales athéniennes. Et tout étant prêt à profiter de toute occasion que le hasard pourrait présenter pour servir les Léontins ou former de nouvelles alliances, il repoussait fortement tout séjour prolongé dans l’île en vue d’entreprises hasardeuses, — toutes aux dépens d’Athènes[47]. Alkibiadês protesta contre ce plan, comme étant étroit, timide et déshonorant pour les forcés prodigieuses qui leur avaient été confiées. Il proposa de commencer par ouvrir des négociations avec tous les autres Grecs siciliens, — en particulier avec Messênê, commode à la fois comme port pour leur flotte, et comme base pour leurs opérations militaires, — afin de les déterminer à coopérer contre Syracuse et Sélinonte. Dans ce même but, il recommandait d’établir des relations avec les Sikels de l’intérieur, pour détacher tels d’entre eux qui étaient sujets de Syracuse, aussi bien que pour s’assurer un remplacement de provisions. Aussitôt qu’on aurait su ainsi dans quelle mesure on pourrait compter sur une aide étrangère, il ouvrirait sur-le-champ l’attaque contre Syracuse et Sélinonte ; à moins, toutefois, que la première ne consentit à rétablir Leontini, et la seconde à s’accommoder avec Egesta[48]. Lamachos, exposant son opinion le dernier, différa de ses deux collègues. Il conseilla d’avancer immédiatement, sans aucun délai, pour attaquer Syracuse, et livrer bataille sous ses murs. Les Syracusains (disait-il) sont maintenant dans la terreur et seulement à moitié prêts pour la défense. On trouverait beaucoup de leurs citoyens, et beaucoup de richesses, dispersés encore dans toutes les terres avoisinantes, et non encore ramenés dans la ville, — et l’on pourrait ainsi s’en emparer pour assurer la subsistance de l’armée[49] ; tandis que la ville et le port abandonnés de Megara, très voisins de Syracuse, tant par mer que par terre, pourraient être occupés par la flotte comme station navale. L’effet imposant et intimidant de l’armement, non moins que sa puissance réelle, était actuellement à son maximum, aussitôt après son arrivée. Si l’on profitait de cette première impression pour porter un coup immédiat à l’ennemi principal, on trouverait Syracuse dépourvue de courage, non moins que des moyens de résister : mais, plus on différait cette attaque, plus cette première impression de terreur s’effacerait, pour faire place à une réaction suivie d’indifférence et même de mépris, quand on verrait que cet armement si redouté n’accomplissait rien ou peu de chose. Quant aux, autres cités siciliennes, rien ne contribuerait autant à déterminer leur adhésion immédiate, que des opérations heureuses contre Syracuse[50]. Mais Lamachos ne trouva faveur auprès ni de l’un ni de l’autre de ses deux collègues, et étant ainsi obligé de choisir entre les plans d’ Alkibiadês et de Nikias, il donna son appui à celui du premier, — qui était le moyen terme des trois. On ne peut douter, — autant qu’il convient de prononcer sur ce qui n’arriva jamais à être exécuté, — que le plan de Lamachos était de beaucoup le meilleur et le plus judicieux ; en effet, à première vue, il était le plus audacieux, mais intrinsèquement le plus sûr, le plus facile et le plus prompt qu’on pût suggérer. Car indubitablement le siège et la prise de Syracuse étaient la seule entreprise indispensable, propre à favoriser les vues des Athéniens en Sicile. Plus tut on la commencerait, plus on l’accomplirait aisément : et les difficultés en étaient aggravées à bien des égards, et n’étaient nullement diminuées, par ces précautions préliminaires, sur lesquelles insistait Alkibiadês. Tout ce qui ressemblait à un retard tendait à affaiblir d’une manière terrible la puissance, réelle aussi bien que réputée, d’un ancien armement agressif, et à donner une ardeur et une force nouvelles à ceux qui se tenaient sur la défensive, — point dont nous verrons bientôt une pénible preuve. L’avis de Lamachos, celui d’un soldat plein de perspicacité, aurait probablement été approuvé et exécuté, soit par Brasidas, soit par Demosthenês ; tandis que la politique dilatoire, défendue encore par Alkibiadês, même après que la suggestion de Lamachos avait été mise en avant, tend à montrer que s’il était supérieur en énergie militaire à l’un de ses collègues, il n’était pas moins inférieur à l’autre. En effet, quand nous le voyons parler d’assiéger Syracuse, à moins que les Syracusains ne consentissent à rétablir Leontini, — il semble probable qu’il ne s’était pas encore décidé péremptoirement à assiéger la ville ; fait complètement en contradiction avec ces espérances illimitées de conquête qu’il avait conçues, dit-on, même à Athènes. Il est possible qu’il ait jugé impolitique de contredire trop brusquement les tendances de Nikias, qui, désireux comme il l’était de trouver avant tout quelque prétexte pour ramener ses troupes saines et sauves, pouvait regarder la proposition de Lamachos comme trop désespérée même pour être discutée. Par malheur, ce dernier, bien que le plus habile soldat des trois, était pauvre, sans position politique, et peu influent parmi les hoplites. S’il avait possédé, avec son ardente énergie militaire, les richesses et l’ascendant de famille de l’un ou de l’autre de ses collègues, les exploits aussi bien que le sort de ce magnifique armement auraient été entièrement changés, et les Athéniens seraient entrés dans Syracuse, non en prisonniers, mais en vainqueurs. Alkibiadês, aussitôt que son plan eut été adopté, grâce à l’approbation de Lamachos, traversa le détroit dans sa propre trirème, de Rhegium à Messênê. Bien qu’admis personnellement dans la ville et autorisé à parler à l’assemblée publique, il ne put amener les Messêniens à conclure une alliance ni à accorder à l’armement autre chose qu’un marché de provisions en dehors des murs. En conséquence, il retourna à Rhegium, d’où lui et un de ses collègues partirent immédiatement, avec soixante trirèmes, pour Naxos. Les Naxiens reçurent avec cordialité l’armement, qui se dirigea ensuite au sud, le long de la côte de Sicile, vers Katane. Dans cette dernière ville, les principaux citoyens et le sentiment général étaient, à cette époque, favorables à Syracuse, de sorte que les Athéniens, se voyant l’accès refusé, furent forcés d’avancer plus loin au sud, et de prendre leur station de nuit à l’embouchure du fleuve Terias. Le jour suivant, ils firent voile avec leurs vaisseaux, en une seule colonne, immédiatement en face de Syracuse elle-même, tandis qu’une escadre avancée, de dix trirèmes, fut même dépêchée dans le Grana Port, au sud de la ville, dans le dessein de surveiller, de ce côté, la ville avec ses bassins et ses fortifications, et en outre, de faire dire du bord par la voix du héraut : — Les Léontins, actuellement à Syracuse, sont invités, par cet appel, à s’avancer sans crainte et à se joindre à leurs amis et bienfaiteurs, les Athéniens. Après cette vaine parade, ils retournèrent à Katane[51]. Nous pouvons faire remarquer que cette manière d’agir était complètement en contradiction avec la recommandation judicieuse de Lamachos. Elle tendait à familiariser les Syracusains avec la vue de l’armement par parties, sans aucun engagement immédiat, — et à affaiblir ainsi dans leurs esprits l’impression terrifiante de sa première arrivée. A Katane, Alkibiadês fut admis personnellement dans la ville, et autorisé à exposer son affaire devant l’assemblée publique, comme il l’avait été à Messênê. Un accident seul lui permit d’arriver à ses fins, — car l’opinion générale était contraire à ses propositions. Tandis que la plupart des citoyens étaient, dans l’assemblée, occupés à entendre son discours, quelques soldats athéniens au dehors, remarquant une poterne gardée négligemment, la forcèrent, et se montrèrent dans la place du marché. La ville fut ainsi au pouvoir des Athéniens, de sorte que les principaux personnages qui étaient des amis de Syracuse se jugèrent heureux de s’échapper en sûreté, tandis que l’assemblée générale finit par adopter la résolution d’accepter l’alliance proposée par Alkibiadês[52]. Tout l’armement athénien fut alors conduit de Rhegium à Katane, dont on fit un quartier général. De plus, on reçut d’un parti, à Kamarina, l’avis indirect que la ville pourrait être amenée à se joindre aux Athéniens, si l’armement se montrait : en conséquence, tout l’armement s’y dirigea, et s’amarra à la hauteur du rivage, tandis qu’on envoyait un héraut à la ville. Mais les Kamarinæens refusèrent d’admettre l’armée, et déclarèrent qu’ils le faisaient en vertu du traité existant, qui les obligeait à recevoir en tout temps un seul vaisseau, mais pas plus, à moins qu’ils ne le demandassent eux-mêmes. Les Athéniens furent donc forcés de retourner à Katane. Quand ils passèrent près de Syracuse, tant en allant qu’en retournant, ils s’assurèrent de la fausseté d’un rapport annonçant que les Syracusains étaient occupés à mettre une armée navale à flot ; de plus, ils débarquèrent près de la ville et ravagèrent quelques-unes des terres avoisinantes. La cavalerie syracusaine et les troupes légères parurent bientôt, et il s’ensuivit une escarmouche avec des pertes insignifiantes, avant que les envahisseurs retournassent à leurs vaisseaux[53], — premier sang versé dans cette lutte importante, et encore contrairement à l’avis de Lamachos. De sérieuses nouvelles les attendaient à leur retour à Katane. Ils trouvèrent la trirème publique de cérémonie, appelée la Salaminienne, qui venait d’arriver d’Athènes ; elle portait une résolution formelle de l’assemblée, enjoignant à Alkibiadês de venir à Athènes, afin d’y être jugé pour divers actes allégués d’irréligion, combinés avec des projets de trahison. Quelques autres citoyens, désignés par leur nom avaient ordre de venir avec lui, sous le poids de la même accusation ; mais il était enjoint spécialement au triérarque de la Salaminienne de lui signifier seulement la sommation, sans surveillance ni contrainte, afin qu’il retournât à Athènes, dans sa propre trirème[54]. Cette sommation, grosse de conséquences- importantes, et pour Athènes et pour ses ennemis, résultait de la mutilation des Hermæ (décrite plus haut) et des recherches dirigées contre l’auteur de cet acte, depuis le départ de l’armement. Les sympathies étendues et inquiètes, se rattachant à un nombre si considérable de citoyens qui partaient, combinées avec la solennité de la scène elle-même, avaient pour le moment suspendu l’alarme causée par ce sacrilège. Mais elle ne tarda pas à revivre, et le peuple ne put être tranquille avant d’en avoir découvert les auteurs. On promit des récompenses considérables, 1.000 et même 10.000 drachmes, à ceux qui donneraient des renseignements, bientôt il en parut d’autres, outre l’esclave Andromachos mentionné déjà. Un metœkos, nommé Teukros, s’était enfui, peu après l’événement, d’Athènes à Megara, d’où il envoya au sénat d’Athènes l’avis indirect qu’il avait été lui-même mêlé au récent sacrilège concernant les mystères, et qu’il connaissait la mutilation des Hermæ, et que si on lui garantissait l’impunité, il reviendrait donner des renseignements complets. Le sénat rendit immédiatement un vote pour l’appeler. Il dénonça, par leur nom, onze personnes comme ayant pris part, avec lui-même, à la célébration dérisoire des mystères éleusiniens ; et dix-huit personnes différentes, lui-même non compris, comme les violateurs des Hermæ. Une femme, nommée Agaristê, fille d’Alkmæonides, — ces noms annoncent l’élévation de son rang et de sa famille dans la ville, — déposa en outre qu’Alkibiadês, Axiochos, et Adeimantos, avaient accompli une parodie des mystères de la même façon, dans la maison de Charmidês. Et enfin Lydos, esclave d’un citoyen nommé Phereklês, disait que la maison de son maître dans le dême Thêmakos avait servi de théâtre à la même scène, — il donnait les noms des personnes présentes, dont l’une (bien qu’endormie et n’ayant pas conscience de ce qui se passait) était, suivant son rapport, Leogoras, père d’Andocide[55]. Des personnes nommées dans ces différentes dépositions, le plus grand nombre paraît s’être enfui aussitôt de la ville ; mais toutes celles qui restèrent furent mises en prison pour attendre leur jugement futur[56]. Les dénonciateurs reçurent les récompenses promises, après quelque débat, quant aux personnes ayant droit à recevoir la récompense ; car Pythonikos, le citoyen qui avait produit l’esclave Andromachos, prétendait avoir le premier droit, tandis qu’Androklês, l’un des sénateurs, soutenait que le sénat, collectivement, devait recevoir[57] l’argent, — étrange prétention, et nous rie savons comment il la justifiait. Enfin cependant, à l’époque de la fête Panathénaïque, Andromachos l’esclave reçut la première récompense de 10.000 drachmes, — Teukros le metœkos, la seconde de 1.000 drachmes. Un nombre considérable de citoyens, dont beaucoup jouissaient de la plus grande considération dans la ville, ou étaient ainsi en prison ou s’étaient exilés. Mais l’alarme, les angoisses et les soupçons, dans l’esprit public, allèrent plutôt en augmentant qu’en diminuant. Les dénonciations reçues jusqu’alors avaient toutes été partielles, et, à l’exception d’Agaristê, tous les dénonciateurs avaient été des esclaves ou des metœki, non des citoyens ; tandis que Teukros, le seul d’entre eux qui eût dit quelque chose relativement à la mutilation des Hermæ, n’avait pas déclaré être une personne intéressée dans cette affaire, ni savoir toutes celles qui l’étaient[58]. Le peuple n’avait entendu qu’une succession de révélations, — toutes attestant une quantité d’actes irréligieux, faits pour insulter et bannir lés dieux locaux qui protégeaient son pays et sa constitution, — toutes indiquant qu’il y avait beaucoup de citoyens puissants disposés à poursuivre ces desseins, qu’on interprétait comme actes de trahison, — aucune cependant ne donnant une idée complète et satisfaisante du complot des Hermokopidæ, des conspirateurs réels ou de leurs projets ultérieurs. L’ennemi était au milieu des Athéniens, et cependant ils ne savaient où le prendre. Au milieu des sombres terreurs, politiques et religieuses combinées, qui tourmentaient leurs esprits, tous les anciens récits des derniers et des plus mauvais actes d’oppression commis par les despotes pisistratides, quatre-vingt-quinze ans auparavant, furent rappelés dé nouveau. Quelques autres despotes, ils ignoraient lesquels, semblaient sur le point d’occuper l’acropolis. Découvrir les conspirateurs réels,-était le seul moyen de se procurer du soulagement dans ce triste paroxysme : pour y parvenir, le peuple était dispose à accueillir des témoins douteux, et à emprisonner sur un soupçon des citoyens du caractère le plus honorable, jusqu’à ce que la vérité pût être connue d’une manière certaine[59]. Le tourment public fut aggravé par Peisandros et Chariklês qui agirent en qualité de commissaires d’enquête ; c’étaient des politiques furieux et sans principes[60], qui professaient à cette époque un attachement exagéré à la constitution démocratique, et cependant nous les trouverons ci-après parmi les agents les moins scrupuleux qui travaillèrent à sa ruine. Ces hommes déclarèrent hautement que les faits révélés indiquaient que la bande des conspirateurs hermokopidæ était nombreuse, et avait le dessein ultérieur de renverser promptement la démocratie. Ils insistèrent sur la nécessité de poursuivre activement leurs investigations, jusqu’à ce que le complot fût complètement découvert. Et le sentiment du peuple, pris collectivement, répondit à ce stimulant ; bien qu’individuellement chacun craignit tellement d’être lui-même la première victime arrêtée, que quand le héraut convoqua le sénat pour qu’il reçût des dénonciations, la foule dans la place du marché se dispersa incontinent. Ce fut au milieu de cette soif ardente de découverte, que parut un nouveau dénonciateur, Diokleidês, — qui déclarait qu’il communiquerait quelques faits importants se rattachant à la mutilation des Hermæ, et affirmait que les auteurs du sacrilège étaient au nombre de trois cents. Il raconta que la nuit dans laquelle survint cet incident, il partit d’Athènes peur aller aux mines de Laureion, où il avait un esclave travaillant à loyer, pour le compte duquel il avait à recevoir un payement. C’était pleine lune, et la nuit était si claire qu’il commença son voyage, la prenant par erreur pour le point du jour[61]. En arrivant au propylæon du temple de Dionysos, il vit un corps d’hommes au nombre de trois cents environ qui descendaient de l’Odéon, vers le théâtre public. Alarmé à cette vue inattendue, il se cacha derrière un pilier, d’où il eut le loisir d’examiner cette troupe d’hommes qui restèrent pendant quelque temps à converser ensemble, en groupes de quinze à vingt chacun, et se dispersèrent ensuite. La lune était si brillante qu’il put distinguer la figure de la plupart d’entre eux. Aussitôt qu’ils se furent dispersés, il poursuivit sa marche jusqu’à Laureion, d’où il revint le lendemain et apprit à sa grande surprise que, pendant la nuit, les Hermæ avaient été mutilés ; et en même temps qu’on avait nommé des commissaires d’enquête, et promis la récompense de 10,000 drachmes au dénonciateur. Convaincu aussitôt que les membres du rassemblement nocturne qu’il avait vu étaient les auteurs du fait, et se trouvant bientôt après voir l’un d’eux, Euphêmos, assis dans l’atelier d’un chaudronnier, — il l’emmena à part, vers le temple voisin d’Hephæstos, où il lui apprit en confidence qu’il avait vu le parti à l’œuvre et qu’il pouvait le dénoncer, — mais qu’il préférait être payé pour se taire, au lieu de faire des révélations et d’encourir des inimitiés privées. Euphêmos le remercia de l’avis, et le pria de venir le lendemain à la maison de Leogoras et de son fils Andocide, où il les verrait aussi bien que les autres personnes intéressées. Andocide et les autres lui offrirent, par convention solennelle, la somme de deux talents — ou 12.000 drachmes, enchérissant ainsi sur la récompense de 10.000 drachmes, promise par le sénat à tout dénonciateur qui dirait la vérité —, et l’admirent à partager les bénéfices de leur conspiration, en supposant qu’elle réussît. Sur sa réponse qu’il examinerait la proposition, ils le prièrent de se rencontrer avec eux, à la maison de Kallias, fils de Teleklês, gendre d’Andocide : cette réunion se fit en effet, et un marché solennel fut conclu dans l’acropolis. Andocide et ses amis s’engagèrent. à payer les deux talents à Diokleidês, au commencement du mois suivant, au prix de son silence. Mais comme cet engagement ne fut jamais rempli, Diokleidês alla trouver le sénat avec sa dénonciation[62]. Tel fut (suivant le rapport d’Andocide) le récit de ce dénonciateur, qu’il termina en désignant quarante-deux individus, sur les trois cents qu’il avait vus. Les premiers noms qu’il prononça furent ceux de Mantitheus et d’Aphepsiôn, deux sénateurs siégeant à ce moment dans l’auditoire. Ensuite, vinrent les quarante autres, parmi lesquels étaient Andocide et beaucoup de ses plus proches parents, son père Leogoras, ses cousins germains ou issus de germains et son beau-frère, Charmidês, Taureas, Nisæos, Kallias, fils d’Alkmæôn, Phrynichos, Eukratês (frère de Nikias le commandant en Sicile) et Kritias. Mais comme il y avait un nombre de noms plus grand encore (en admettant que le total de trois cents fut exact) que Diokleidês ne pouvait spécifier, le commissaire Peisandros proposa qu’on saisît sur-le-champ et qu’on mît à la torture Mantitheus et Aphepsiôn, afin de les forcer de révéler leurs complices ; le décret rendu sous l’archontat de Skamandrios, qui déclarait illégal d’appliquer à la torture un Athénien libre, étant abrogé pour la première fois. Tout illégale, non moins que cruelle, que fût cette proposition, le sénat la reçut d’abord avec faveur. Mais Mantitheus et Aphepsiôn, se jetant comme suppliants sur l’autel, dans la salle du sénat, plaidèrent si énergiquement en faveur de leurs droits de citoyens, pour être autorisés à donner caution et à être jugés par le dikasterion, qu’on finit par le leur accorder[63]. Ils n’eurent pas plus tôt fourni leurs garants, qu’ils manquèrent à leur parole, montèrent à cheval et passèrent à l’ennemi ; sans aucun souci de leurs garants, qui étaient exposés par la loi au même jugement et aux mêmes peines qu’auraient subis les offenseurs eux-mêmes. Cette fuite soudaine, combinée avec la nouvelle qu’une armée bœôtienne était réunie sur les frontières de l’Attique, exaspéra encore plus la terreur frénétique de l’esprit public. Aussitôt, le sénat prit, sans bruit, des mesures pour saisir et emprisonner tous les quarante autres dont les noms avaient été dénoncés ; tandis que de concert avec les stratêgi, tous les citoyens furent mis sous les armes, — ceux qui habitaient dans la ville, se rassemblant sur la place du marché, — ceux qui habitaient dans les Longs Murs et auprès, dans le Thêseion, — ceux de Peiræeus, sur la place appelée le marché d’Hippodamos. On convoqua même les cavaliers de la ville au son de la trompette, dans l’enceinte sacrée de l’Anakeion. Le sénat lui-même resta toute la nuit dans l’acropolis, excepté les prytanes (ou cinquante sénateurs de la tribu qui présidait) qui passèrent la nuit dans l’édifice public nommé le Tholus. Chacun à Athènes éprouva le terrible sentiment d’une conspiration intérieure sur le point d’éclater, peut-être en même temps qu’une invasion étrangère, empêchée seulement par la révélation opportune de Diokleidês, qu’on salua du nom de Sauveur de la cité, et qu’on mena en procession dîner au Prytaneion[64]. |
[1] Thucydide, VIII, 1.
[2] Thucydide, VI, 31.
Selon Dobree et le Dr Arnold, ύπηρεσίαις signifie les officiers subalternes, tels que κυβερνήτης, κελευστής, etc. Selon Goeller et Poppo, les serviteurs des marins. Ni l’une ni l’autre de ces deux explications ne me paraissent satisfaisantes. Je crois que le mot signifie aux équipages en général ; le mot ύπηρεσία étant un mot parfaitement général, comprenant tout ce qui recevait paye dans le vaisseau. Tous les exemples produits dans les notes des commentateurs attestent ce sens, qui se rencontre aussi dans le texte deux lignes avant. Expliquer ταϊς ύπηρεσίαις comme signifiant — les équipages en général, ou le reste des équipages avec les Thranitæ — est sans doute une explication plus ou moins gauche. Mais elle s’éloigne moins de l’explication ordinaire que l’un ou l’autre des deux sens que proposent les commentateurs.
[3] Thucydide, VII, 13.
[4] Thucydide, VI, 26, Je n’ajoute pas foi au renseignement donné dans Æschine, De Fals. Legat., c. 54, p. 302, et dans Andocide, De Pace, sect. 8, à savoir qu’on mit de côté dans l’Acropolis, pendant la paix de Nikias, sept mille talents comme trésor accumulé, et que l’oie construisit nouvellement trois ou quatre cents trirèmes. Les nombreuses inexactitudes historiques qui se trouvent dans ces discours, relativement aux faits antérieurs à 400 avant J.-C., sont telles qu’elles leur enlèvent toute autorité, si ce n’est là où ils sont appuyés par un autre témoignage.
Mais il existe une inscription intéressante qui prouve que la somme de trois mille talents au moins a dû être mise de côté dans l’Acropolis, pendant l’intervalle qui s’écoula entre la conclusion de la paix de Nikias et l’expédition de Sicile : que, outre ces fonds accumulés, l’État était en état de payer, au moyen des recettes courantes, des sommes qui avaient été empruntées pendant la guerre précédente au trésor de divers temples : et qu’il y avait en outre un surplus pour bassins et fortifications. L’inscription citée plus haut rapporte le vote rendu pour payer ces dettes, et mettre en sûreté les sommes ainsi payées dans l’Opisthodomos, ou, chambre intérieure du Parthénon, pour le compte de ces dieux auxquels elles appartenaient respectivement. Voir Bœckh, Corpus Inscript., part. II. Inscript. Att., n° 76, p. 117 ; et la Staatshaushaltung der Athener, du même auteur, vol II, p. 198. L’inscription appartient incontestablement à une des années entre 421-415 avant J.-C. ; nous ignorons à laquelle de ces années.
[5] Thucydide, VI, 31 ; Diodore, XIII, 2, 3.
[6] Plutarque (Nikias, ch. 12, 13 ; Alkibiadês, ch. 17). Immédiatement après la catastrophe éprouvée à Syracuse, les Athéniens furent très irrités contre les prophètes qui leur avaient promis le succès (Thucydide, VIII, 1).
[7] Cicéron, Leg., II, 11. Melius Græci atque nostri, qui, ut augerent pietatem in Deos, easdem illas urbes, quas nos, incolere voluerunt.
On peut voir expliqué dans le discours de Lysias, contre Andocide, combien l’esprit grec était pénétré de l’idée du dieu considéré comme habitant réellement la ville : cf. Hérodote, V, 67, — récit frappant, expliqué dans le deuxième chapitre du tome IV de cette Histoire, — et Xénophon, Helléniques, VI, 4-7 ; Tite-Live, 38, 43.
Dans une inscription du Corp. Inscript. de Bœckh (part. 2, n° 190, p. 320) on voit une liste des noms de Prytaneis, en tête de laquelle figure le nom d’Athênê Polias.
[8] Pausanias, I, 24, 3 ; IV, 33, 4 VIII, 31, 4 ; VIII, 48, 4 ; VIII, 41, 4. Plutarque, An seni sit gerenda Respublica, ad finem ; Aristophane, Plut., 1153, et Schol. : cf. O. Müller, Archæologie der Kunst, sect. 67 ; K. F. Hermann, Gottesdienstl. Alterth. der Griech., sect. 15 ; Gerhard, De Religione Hermarum, Berlin, 1845.
[9] Thucydide, VI, 27.
Andocide (De Myst., sect. 63) dit expressément qu’il n’y en eut qu’un seul qui fut épargné.
Cornélius Nepos (Alkibiadês, c. 3) et Plutarque (Alkibiadês, c. 13) copient Andocide : dans sa Vie de Nikias (c. 18) ce dernier se sert de l’expression de Thucydide — οί πλείστοι. Cette expression u’est nullement en contradiction arec Andocide, bien qu’elle reste au-dessous de son affirmation. Il y a un grand mélange de vérité et de mensonge dans le discours d’Andocide ; mais je pense qu’on petit le croire sur ce point.
Diodore (XIII, 2) dit que tous les Hermæ furent mutilés, — sans reconnaître une seule exception. Cornélius Nepos, par une singulière négligence, parle des Hermæ comme ayant été tous renversés (dejicerentur).
[10] C’est avec un véritable étonnement qu’on lit le récit que fait Waschsmuth de cette mutilation des Hermæ, et de ses conséquences, Hellen. Alterthümer, vol. II, sect. 63, p. 191-196. Tandis qu’il dénonce le peuple athénien, pour sa conduite pendant l’enquête subséquente, avec les termes les moins mesurés, — on supposerait que l’incident qui le plongea dans ce trouble intellectuel, à un moment d’une surabondance d’espoir et de confiance, était une simple bagatelle, tant il passe brièvement par dessus, sans prendre la moindre peine pour montrer combien il blessait profondément le sentiment religieux d’Athènes.
Büttner (Geschichte der Politischen Hetærieen zu Athen., p. 65), bien que très bref, s’en fait une idée plus juste que Waschsmuth.
[11] Pausanias, I, 17, 1 ; I, 24, 3 ; Harpocration, v. Έρμαί. V. Sluiter, Lectiones Andocidem, c. 2.
En particulier, les έγυιατίδες θεραπεϊαι (Euripide, Ion, 187) étaient célèbres à Athènes : attentions cérémonielles à l’égard des personnes divines qui protégeaient les rues publiques ; — fonction remplie par Apollon Aguieus, aussi bien que par Hermês.
[12] Hérodote, VIII, 144 ; Æschyle, Persæ, 810 ; Æschyle, Agam., 339 ; Isocrate, Or. IV, Panégyrique, s. 182. La colère causée par une injure faite à la statue d’un dieu ou d’une déesse, et l’impatience de la punir de la peine capitale, se manifestent déjà dans l’ancien poème épique d’Arktinus : V. l’argument de l’Ίλίου Πέρσις dans Proclus, et Welcker, Griechische Tragœdien, Sophôklês, sect. 21, vol. I, p. 162. Hérodote ne peut expliquer les injures faites par Kambysês aux statues égyptiennes et aux coutumes saintes par aucune autre supposition que par celle d’une folie complète, Hérodote, III, 37-38.
Timée, l’historien sicilien (écrivant vers 320-290 av. J.-C.), représentait la défaite subséquente des Athéniens comme un châtiment divin pour la mutilation sacrilège des Hermæ, infligé particulièrement parle Syracusain Hermokratês, fils d’Hermôn et descendant du dieu Hermês (Timæi Fragm. 103-104, éd. Didot ; Longin, De Sublim., IV, 3).
Le lien étymologique de connexion entre les Hermæ et Hermokratês est assez étrange ; mais ce qu’il y a d’important à faire remarquer, c’est la croyance profonde qu’un tel acte devait amener après lui un châtiment divin, et que les Athéniens, comme peuple, étaient collectivement responsables, à moins qu’ils ne pussent apaiser le mécontentement du dieu. Si telle était l’idée que se faisait l’historien Timée un siècle et plus après l’événement, elle devait être bien plus vivement présente à l’esprit des Athéniens de ce temps-là.
[13] Thucydide, VIII, 97 ; Platon, Leg., II, p. 871 b, 881 d. Démosthène, Fals. Leg., t. p. 363, c. 24 ; p. 404, c. 60 ; Plutarque, Solôn, c. 24.
[14] Le Dr Thirlwall fait observer, par rapport au sentiment qu’éprouva Athènes, après la mutilation des Hermæ : Nous voyons, en effet, si peu de connexion entre des actes d’une impiété audacieuse et des desseins contre l’État, que nous avons de la peine à comprendre comment ils ont pu être associés ensemble, comme ils l’étaient dans l’esprit des Athéniens. Mais il se peut que la difficulté ait non sans raison paru beaucoup moins aux contemporains d’Alkibiadês, qui étaient plutôt disposés par leurs conceptions de la religion à les regarder comme inséparables (Hist. Gr., ch. 25, vol III, p. 394).
Cette remarque, comme tant d’autre de l’histoire du Dr Thirlwall, indique un ton libéral qui fait un contraste frappant avec Waschsmuth ; et rare en effet parmi les savants qui ont entrepris de décrire la démocratie d’Athènes. Toutefois elle aurait pu être présentée avec beaucoup plus de force ; car un citoyen athénien aurait eu tout autant de difficulté à comprendre la séparation que nous faisons des deux idées que nous en avons à comprendre l’association dans laquelle il les unissait.
[15] Thucydide, VI, 27.
Cornélius Nepos, Alkibiadês, c. 3. Hoc quum appareret non sine magnâ multorum consensione esse factum, etc.
[16] Plutarque, Alkibiadês, c. 18 ; Pherekratês, Fr. Inc., 84, éd. Meineke ; Fragm. Comic. Græc., vol. II, p. 358 et p.1164 ; Aristophane, Fragm. Inc., 120.
[17] Plutarque, Alkibiadês, c. 18 ; Pseudo-Plutarque, Vit. X Orator., p. 831, qui déclare citer d’après Kratippos, auteur presque contemporain. Toutefois, le Pseudo-Plutarque affirme, — ce qui ne peut être vrai, — que les Corinthiens employèrent des agents léontins et égestæens pour détruire les Hermæ. Les Léontins et les Égestæens étaient justement ceux qui avaient le plus grand intérêt au départ de l’expédition sicilienne : ils sont les derniers que les Corinthiens auraient choisis comme instruments. Le fait est qu’aucun étranger ne pouvait bien avoir commis cette action : elle demandait une grande familiarité avec tous les bâtiments, les grandes voies et les rues écartées d’Athènes.
L’Athénien Philochore (écrivant vers la date de 310-280 av. J.-C.) attribuait la mutilation des Hermæ aux Corinthiens : si nous pouvons croire le Scholiaste d’Aristophane, qui cependant n’est pas très soigneux puisqu’il nous dit que Thucydide attribuait cet acte à Alkibiadês et de ses amis ; ce qui n’est pas vrai (Philochore, Fragm. 110, éd. Didot ; Schol. Aristophane, Lysistrat., p. 1094).
[18] Thucydide, VI, 34.
[19] V. Thucydide, 5, 45 ; V, 50 ; VIII, 5. Xénophon, Helléniques, IV, 7, 4.
[20] V. le passage remarquable dans le plaidoyer contemporain d’Antiphôn, dans un procès pour homicide (Orat. II, Tetralog., I, 1, 10).
Cf. Antiphôn, De Cæde Herodis, sect. 83, et Sophokle, Œdip. Tyrann., 26, 96, 170 — quant aux maux qui accablaient un pays, tant que la personne coupable d’homicide restait pour souiller le sol, et jusqu’à ce qu’elle fût tuée ou chassée. V. aussi Xénophon, Hierôn, IV, 4, et Platon, Leg., X, p. 885-910, au commencement et à la fin du dixième livre. Platon regarde (ϋβρις) l’outrage fait à des objets sacrés comme l’espèce d’ϋβρις la plus haute et la plus coupable ; méritant le châtiment le plus sévère. Il croit que la personne qui commet une telle impiété, si elle n’est pas punie ou bannie, attire sur toute la population des maux et la colère des dieux.
[21] Thucydide, VI, 27.
[22] Andocide, De Mysteriis, sect. 20.
[23] Andocide, De Mysteriis, sect. 14, 15, 26 ; Plutarque, Alkibiadês, c. 18.
[24] A ceux qui sont disposés à s’imaginer que les sentiments et les actes violents produits à Athènes par la mutilation des Hermæ furent la conséquence de son gouvernement démocratique, on peut rappeler un événement analogue des temps modernes dont nous ne sommes pas encore séparés par un siècle.
Dans l’année 1766, à Abbeville, en France, deux jeunes gens de bonne famille (le chevalier d’Etallonde et le chevalier de la Barre) furent jugés, convaincus et condamnés pour avoir outragé un crucifix de bois qui se trouvait sur le pont de cette ville ; comme circonstance aggravant cette offense, ils furent accusés d’avoir chanté des chansons indécentes. Les preuves à l’appui de ces points étaient extrêmement douteuses ; néanmoins ils furent tous les deux condamnés à avoir la langue coupée jusqu’à la racine, — la main droite coupée à la porte de l’église, — puis à être attachés à un poteau dans la place du marché avec une chaîne de fer, et brûlés à petit feu. Cette sentence, après avoir été soumise par voie d’appel au Parlement de Paris et confirmée par lui, fut réellement exécutée en juillet 1766 sur le chevalier de la Barre (d’Etallonde s’étant échappé), avec cet adoucissement, qu’on permit qu’il fût décapité avant d’être brûlé, — mais en même temps la peine fut aggravée, eu ce qu’on le mit à la torture ordinaire et extraordinaire pour la contraindre à révéler ses complices (Voltaire, Relation de la mort du chevalier de la Barre, Œuvres, vol. XLIII, p. 361-379, éd. Beuchot ; et Voltaire, le Cri du Sang innocent, vol. XII, p. 1331.
J’extrais de ce mémoire un passage qui montre combien (comme dans cette mutilation des Hermas à Athènes) un seul acte de sacrilège qui se commet tourne l’imagination, la pensée et les entretiens des hommes sur d’autres actes, réels ou imaginaires :
Tandis que Belleval ourdissait secrètement cette trame, il arriva malheureusement que le crucifix de bois, posé sur le pont d’Abbeville, était endommagé, et l’on soupçonna que des soldats ivres avaient commis cette insolence impie.
Malheureusement l’évêque d’Amiens, étant aussi évêque d’Abbeville, donna à cette aventure une célébrité et une importance qu’elle ne méritait pas. Il fit lancer des monitoires ; il vint faire une procession solennelle auprès du crucifix, et on ne parla en Abbeville que de sacrilèges pendant une année entière. On disait qu’il se formait une nouvelle secte qui brisait les crucifix, qui jetait par terre toutes les hosties, et les perçait à coups de couteaux. On assurait qu’ils avaient répandu beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir été témoins. On renouvela tous les contes calomnieux répandus contre les Juifs dans tant de villes de l’Europe. Vous connaissez, monsieur, jusqu’à quel point la populace porte la crédulité et le fanatisme, toujours encouragé par les moines.
La procédure une fois commencée, il y eut une foule de délations. Chacun disait ce qu’il avait vu ou cru voir, — ce qu’il avait entendu ou cru entendre.
On se rappellera que la sentence prononcée contre le chevalier de la Barre fut rendue non par le peuple, ni par un tribunal populaire, mais par une cour limitée de juges de profession siégeant à Abbeville, et confirmée ensuite par le Parlement de Paris, le premier tribunal de juges de profession en France.
[25] Andocide (De Mysteriis, I, 11) marque ce moment avec précision.
[26] Andocide, De Myster., sect. 11-13.
[27] Thucydide, VI, 29. Isocrate (Orat. 16, De Bigis, sect. 7, 8) représente ces faits qui précédèrent le départ pour la Sicile d’une manière très inexacte.
[28] Thucydide, VI, 29. Cf. Plutarque, Alkibiadês, c. 19.
[29] Le récit que fait Andocide de la première accusation portée contre Alkibiadês par Pythonikos, dans l’assemblée antérieure au départ de la flotte, présente l’apparence d’être exact en substance, et je l’ai suivi dans le texte. Il est en harmonie avec les indications plus brèves de Thucydide. Mais lorsque Andocide va jusqu’à dire que, par suite de cette dénonciation, Polystratos fut saisi et mis à mort, tandis que les autres personnes dénoncées prirent la fuite et furent condamnées à mort par contumace (sect. 13), — cela ne peut être vrai. Très certainement Alkibiadês ne s’enfuit pas, et ne fut pas condamné, — à cette époque. Si Alkibiadês ne fut pas jugé alors, aucune des personnes qui furent dénoncées comme ses complices dans la même offense n’ont pu être jugées. Ma conviction est que les ennemis d’Alkibiad4s, ayant d’abord présenté cette dénonciation avant le départ de la flotte, la laissèrent tomber entièrement pour le moment, tant contre lui que contre ses complices. Elle fut reprise plus tard, quand celle d’Andocide lui-même ont convaincu les Athéniens sur la question des I3ermokopidte ; et l’accusation portée par Thessalos, fils de Kimôn, centre Alkibiadês fut fondée, en partie du moins, sur la dénonciation faite par Andromachos.
Si Polystratos fut jamais mis à mort, cela n’a pu être que quand l’accusation, fut portée pour la seconde fois, à l’époque où Alkibiadês fut rappelé à Athènes et refusa de s’y rendre. Mais, nous pouvons bien douter qu’il ait été mis à mort à cette époque ou pour ce motif, quand nous voyons combien l’assertion d’Andocide est inexacte quant aux conséquences de la dénonciation d’Andromachos. Il mentionne Panætios comme l’un de ceux qui s’enfuirent par suite de cette dénonciation et furent condamnés par contumace ; mais Panætios paraît plus tard, précisément dans le même discours, comme n’ayant pas fui à ce moment (sect. 13, 52, 67). Harpocration dit (v. Πολύντρατος), sur l’autorité d’un discours attribué à Lysias, que Polystratos fut mis à mort sur l’accusation d’avoir pris part à la mutilation des Hermæ. Cela est tout à fait différent de l’assertion d’Andocide, et nous mènerait à supposer que Polystratos fut un de ceux qu’Andocide dénonça lui-même.
[30] Thucydide, VI, 43 ; VII, 57.
[31] Thucydide, VI, 32 ; Diodore, XIII, 3.
[32] Thucydide, VI, 44.
[33] Thucydide, VI, 44-46.
[34] Thucydide, VI, 32-35. M. Mitford fait observer : — Il n’est pas spécifié par les historiens, mais le récit de Thucydide le prouve évidemment, qu’il y avait eu une révolution dans le gouvernement de Syracuse, ou qu moins un grand changement dans son administration, puisque les Léontins oligarchiques furent admis aux droits de citoyens syracusains (ch. 18, sect. 3, vol. IV, p. 46). Le parti démocratique tenait alors le sceptre, etc.
Je ne puis m’imaginer sur quel passage de Thucydide cette conjecture est fondée. M. Mitford avait parlé auparavant du gouvernement comme d’une démocratie ; il continue à en parler maintenant comice d’une démocratie, avec le même ton constant de blâme.
[35] Thucydide, VI, 41.
[36] Thucydide, VI 34.
Cette tranquillité habituelle qu’Hermokratês affirme ici de ses compatriotes, forme un contraste remarquable avec l’activité inquiète et le besoin de s’immiscer à tout, poussé même à l’excès, que Periklês et Nikias conjurent dans les Athéniens (Thucydide, II, 144 ; VI, 7). Cependant les deux gouvernements étaient démocratiques. Cela sert de leçon de prudence relativement à des affirmations générales sur toutes les démocraties ; car il est certain qu’une démocratie différait à bien des égards d’une autre démocratie, Toutefois on peut douter que l’attribut assigné ici par Hermokratês à ses compatriotes fût réellement mérité dans la mesure que son langage implique.
[37] Thucydide, VI, 33-36.
[38] Thucydide, VI, 32-35.
[39] Thucydide, VI, 35.
La position attribuée ici à Athenagoras semble avoir été la même que celle qui est assignée à Kleôn à Athènes (IV, 21).
Ni δήμου προσάτης, ni δημαγωγός ne désignent de fonctions expresses, ni de charge titulaire (V. la note du docteur Arnold), — du moins dans ces endroits. Il est possible qu’il y ait eu quelques constitutions municipales grecques, dans lesquelles il y avait une charge portant ce titre ; mais c’est un point que l’on ne peut affirmer. Les mots art ou 7rpoaTécrgç n’impliquaient pas toujours non plus un degré égal de pouvoir ; la personne ainsi désignée pouvait en avoir plus dans une ville que dans une autre. C’est ainsi qu’à Megara (IV, 67) il semble que le parti oligarchique avait été récemment banni ; les chefs du parti populaire étaient devenus les hommes les plus influents de la ville. V. aussi III, 70, Peithias à Korkyra.
[40] Thucydide, VI, 36-40. Je donne la substance de ce qui est attribué à Athenagoras par Thucydide, sans m’attacher aux mots.
[41] Thucydide, VI, 36.
[42] Thucydide, VI, 38.
[43] Thucydide, VI, 39.
Le Dr Arnold traduit φύλακας χρημάτων par — ayant le soin de la bourse publique, — comme s’il y avait φύλακας τών δημοσίων χρημάτών. Mais il me semble que ces mots ont un sens plus étendu, et’ se rapportent aux biens particuliers de ces hommes riches, et non à leurs fonctions comme gardiens de ce que produisait la taxation ou le tribut. A considérer un homme riche du point de vue du public, il est gardien de ses propres biens jusqu’à ce que les besoins de l’État exigent qu’il en dépense plus ou moins pour la défense ou le profit de tout le monde ; dans l’intervalle, il en jouit comme il : l’entend ; mais dans son propre intérêt, il doit : veiller à ce que sa fortune ne périsse pas (cf. VI, 9). Tel est le service qu’il rend, en tant que riche, à l’État ; il peut aussi le, servir d’autres manières, mais ce serait au moyen de ses qualités personnelles : ainsi il pelât, par exemple, être intelligent aussi bien que riche (ξυνετός aussi bien que αλούσιος) ; et dans ce cas, il peut servir l’État comme conseiller, — la seconde des deux catégories nommées par Athenagoras. Ce que l’orateur nie ici, c’est le meilleur titre et la propriété supérieure des riches à exercer le commandement, — ce qui était la prétention avancée en leur faveur. Et il va jusqu’à indiquer quels sont leur position réelle et leurs services dans la démocratie ; c’est qu’ils doivent jouir du revenu, et conserver le capital de leurs richesses, soumises aux demandes exigées par des desseins publics, quand i1 est nécessaire, — mais non s’attendre à commander, à moins qu’ils n’en soient capables personnellement. A proprement parler, ce qu’il affirme ici est vrai des petits lots de propriété pris en masse aussi bien que des grands, et c’est un des motifs sur lesquels se fonde la défense de la propriété privée contre le communisme. Mais les biens d’un homme riche sont un article appréciable pour l’État, pris individuellement ; de plus, il élève perpétuellement des prétentions injustes au pouvoir politiqua, de sorte qu’il devient nécessaire de définir jusqu’à quel point il y a réellement droit.
Un passage de Démosthène, dans le discours financier, — περί Συμμοριών (p. 185, c. 8) expliquera ce qui a été dit ici.
[44] Thucydide, VI, 39.
[45] V. tome IX, ch. 6 de cette Histoire.
[46] Thucydide, VI, 45.
[47] Thucydide, VI, 47 ; Plutarque, Nikias, c. 14.
[48] Thucydide, VI, 48.
[49] Cf. IV, 104, — décrivant la surprise d’Amphipolis par Brasidas.
[50] Thucydide, VI, 49.
[51] Thucydide, VI, 50.
[52] Polyen (I, 40, 4) regarde cette acquisition de Katane comme le résultat non d’un accident, mais d’un complot concerté. Je suis le récit tel que le donne Thucydide.
[53] Thucydide, VI, 52.
[54] Thucydide, VI, 53-61.
[55] Andocide, De Mysteriis, sect. 14, 15n 35. Par rapport à la déposition d’Agaristê, Andocide comprend encore Alkibiadês parmi ceux qu’elle força de s’exiler. A moins que nous ne devions supposer un autre Alkibiadês, et non le général en Sicile, — cette assertion ne peut être vraie. Il y avait un autre Alkibiadês, du dême Phegos ; mais Andocide, en le mentionnant ensuite (s. 65) spécifie son dême. Il était cousin d’Alkibiadês, et se trouvait en exil en même temps que lui (Xénophon, Helléniques, I, 2, 13).
[56] Andocide (sect. 13-34) affirme que quelques-unes des personnes accusées par Teukros comme mutilateurs des Hermæ, furent mises à mort sur sa déposition. Mais je conteste son exactitude sur ce point, car Thucydide n’en reconnaît aucune comme ayant été mise à mort excepté celles contre lesquelles Andocide lui-même fit une dénonciation (voir VI, 27, 53, 61). Il insiste particulièrement sur le nombre des personnes, et personnes d’un caractère respectable, emprisonnées sur un soupçon ; mais il ne mentionne aucune personne comme ayant été mise à mort, excepté celles contre lesquelles Andocide donna témoignage. Il représente -comme une rigueur extrême, et comme une preuve extraordinaire de l’exaltation régnante, que les Athéniens eussent détenu tant de personnes pour un soupçon sur la preuve de dénonciateurs indignes d’être crus. Mais il n’aurait pas spécifié cette détention comme une rigueur extraordinaire, si les Athéniens étaient allés jusqu’à mettre des individus à mort sur la même preuve. En outre, mettre ces hommes à mort, c’eut été ruiner leur dessein, — la découverte pleine et entière du complot et des conspirateurs. L’ignorance dans laquelle ils étaient de leurs ennemis intérieurs était un de leurs sentiments les plus poignants ; et mettre un prisonnier quelconque à mort avant d’être arrivés à la connaissance de tout, ou du moins de le croire, — tendait à leur fermer la chance d’obtenir l’évidence.
Waschsmuth dit (p. 194) : — Les dispositions sanguinaires du peuple avaient été excitées par les meurtres antérieurs ; plus le nombre des victimes à massacrer était grand, plus le peuplé était satisfait, etc. C’est une inexactitude tout à fait en harmonie avec l’esprit général de son récit. Il est contredit implicitement par les mots mêmes de Thucydide qu’il transcrit dans sa note 108.
[57] Andocide, De Mysteriis, sect. 27-28.
[58] Andocide, De Mysteriis, sect. 36. Il semble que Diognêtes, qui avait été commissaire de l’enquête à l’époque où Pythonikos présenté, la première dénonciation de l’esclave Andromachos, était lui-même au nombre des personnes dénoncées par Teukros (Andocide, De Myst., sect. 14, 15).
[59] Thucydide, VI, 53-60.
[60] Andocide, De Myst., sect. 36.
[61] Plutarque (Alkibiadês, c. 20) et Diodore (XIII, 2), affirment que ce témoignage était évidemment faux, puisque la nuit en question c’était nouvelle lune. Je présume du moins que la remarque de Diodore se rapporte à la déposition de Diokleidês, bien qu’il ne mentionne jamais le nom de ce dernier, et que même il indique la déposition à laquelle il s’en réfère avec beaucoup de changements essentiels en tant qu’on la compare avec Andocide. L’observation de Plutarque se rapporte certainement à Diokleidês, dont la déposition (dit-il) affirmant qu’il avait vu et distingué les personnes en question au clair de lune, pendant une nuit où c’était nouvelle lune, blessa tous les hommes sensibles, mais ne produisit aucun effet sur la fureur aveugle du peuple. Waschsmuth (Hellenisch. Alterth., vol. II, ch. 8, p. 194) copie cette remarque sur Plutarque.
Je ne crois nullement à l’assertion que ce fût nouvelle lune, cette nuit-là. Andocide donne la déposition de Diokleidês, avec le grand désir de montrer qu’elle était fausse et disposée perfidement. Mais il ne mentionne nulle part que ce fût nouvelle lune la nuit en question, — et cependant si nous lisons son rapport et ses commentaires sur la déposition de Diokleidês, nous verrons qu’il n’aurait jamais pu omettre un tel moyen de discréditer tout le conte, s’il en avait été ainsi (Andocide, De Myst., sect. 37-43). En outre, il faut mie très bonne preuve positive pour nous faire croire qu’un dénonciateur suborné, faisant sa déposition peu de temps après une des nuits les plus mémorables qui se soient jamais passées en Attique, fût assez maladroit pour se référer particulièrement à la circonstance que c’était pleine lune, si ç’avait été réellement nouvelle lune.
[62] Andocide, De Myster., sect. 37-42.
[63] A considérer l’alarme externe qui envahit alors l’esprit des Athéniens, et leur conviction qu’il y avait parmi eux des traîtres qu’ils ne pouvaient pas reconnaître, — on doit signaler comme remarquable qu’ils aient résisté à la proposition de leurs commissaires pour l’application de la torture. Nous devons nous rappeler que les Athéniens admettaient le principe de la torture, comme un bon moyen de tirer la vérité aussi bien que de faire l’épreuve des dépositions, — car ils l’appliquaient souvent au témoignage d’esclaves, — parfois apparemment à celui de metœki. Leur attachement à la loi établie, qui défendait de l’appliquer à des citoyens, doit avoir été très grand pour leur permettre de résister à la grande, spéciale et immédiate tentation de l’appliquer dans le cas actuel à Mantitheus et à Aphepsiôn, n’eût-ce été que par voie d’exception.
L’application de la torture à des témoins et à des personnes suspectes, transmise par la loi romaine, fut reconnue également, et domina presque toute la jurisprudence criminelle de l’Europe jusqu’au dernier siècle. Je voudrais engager le lecteur, après qu’il aura épuisé le pénible récit de la conduite des Athéniens relativement à la mutilation des Hermæ, à lire en manière de comparaison la Storia della Colonna infame, par géminent Alexander Manzoni, auteur de I Promessi Sposi. Ce petit volume, renfermant une nouvelle édition des Osservazioni sulla Tortura, de Verri, est plein et d’intérêt et d’instruction. II expose les énormités judiciaires commises à Milan en 1.630, tandis que la terrible peste y sévissait, par les juges d’instruction et par le sénat, afin d’avoir des preuves contre certaines personnes suspectes appelées Untori, c’est-à-dire des hommes qui, dans la ferme croyance de la population entière (à peu d’exceptions prés), causaient et propageaient la peste au moyen d’un certain onguent qu’ils appliquaient aux portes et aux murs des maisons. Manzoni raconte avec un détail simple, éloquent et saisissant, l’incroyable barbarie avec laquelle les légistes officiels à Milan, sur l’ordre du sénat, extorquèrent, an moyen de la torture, la preuve contre plusieurs personnes, qu’elles avaient commis ce crime imaginaire et impossible. Les personnes ainsi convaincues furent exécutées dans d’horribles tourments : la maison de l’une d’elles (un barbier nommé Mora) fut abattue, et on éleva sur la place une colonne avec une inscription pour rappeler le fait. Cette colonne, la Colonna infâme, resta debout à Milan jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Le lecteur comprendra, par le récit de Manzoni, jusqu’à quel degré l’exaltation et l’alarme publiques peuvent contribuer à envenimer le cours de la justice et à le rendre barbare dans une ville chrétienne, sans une ombre de démocratie et avec des hommes de loi et des juges de profession pour guider secrètement toute la procédure, — en tant que comparée à une ville païenne, ultra-démocratique, où la procédure judiciaire, aussi bien que la décision, était tout orale, publique et du ressort de la multitude.
[64] Andocide, De Mysteriis, sect. 41-46.