DIXIÈME VOLUME
Quelque misérable que fût l’état de la ville en général, celui des prisonniers détenus l’était encore plus. En outre, on devait, de toute manière, s’attendre à quelque chose de pire encore, — puisqu’il ne devait y avoir pour les Athéniens ni pais ni trêve jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus à connaître, par un moyen ou par un autre, les noms des conspirateurs non découverts. Les parentes et les enfants d’Andocide et de ses compagnons étaient par permission avec eus dans la prison[1], aggravant par leurs larmes et leurs gémissements l’affliction de la scène, — lorsque Charmidês, l’un des détenus, s’adressa à Andocide comme cousin et ami, l’implorant de révéler volontairement tout ce qu’il savait, afin de sauver la vie de tant de personnes innocentes, ses parents immédiats, aussi bien que pour délivrer la ville d’une alarme fiévreuse qui ne pouvait être supportée. Tu sais (dit-il) tout ce qui s’est passé au sujet de la mutilation des Hermæ, et ton silence maintenant causera non seulement ta ruine, mais encore celle de ton père et de nous tous, tandis qu’en déclarant si tu as joué un rôle dans la scène ou non, tu obtiendras l’impunité pour toi-même et pour nous, et en même temps tu apaiseras les terreurs de la cité. Ces instances de la part de Charmidês[2], soutenues par les supplications des autres prisonniers présents, triomphèrent de la répugnance d’Andocide à se faire dénonciateur, et le lendemain. il fit sa révélation au sénat. Euphilêtos (dit-il) tut le principal auteur de la mutilation des 1iernlæ. C’est dans un banquet auquel j’assistais qu’il proposa de commettre cet acte, — mais je m’y opposai de la manière la plus formelle et je refusai d’y acquiescer. Bientôt, en tombant d’un jeune cheval, je me cassai la clavicule et je me blessai si fort à la tête que je fus confiné au lit : alors Euphilêtos profita de mon absence pour assurer faussement le reste de la compagnie que j’avais consenti, et que j’étais convenu de mutiler près de la maison de mon père l’Hermês, que la tribu Ægeïs a consacré. En conséquence, ils exécutèrent le projet pendant que j’étais incapable de remuer, et à mon insu : ils présumaient que moi j’entreprendrais de mutiler cet Hermès particulier, — et vous voyez que c’est le seul et unique dans Athènes entière qui ait échappé à l’outrage. Quand les conspirateurs surent que je n’avais pas pris part à cette action, Euphilêtos et Melêtos me menacèrent d’une vengeance terrible si je ne gardais pas le silence : à cela je répondis que ce n’était pas moi, mais leur propre crime qui les avait mis en danger. Après avoir fait ce récit (en substance) au sénat, Andocide présenta ses esclaves, tant hommes que femmes, afin qu’on les mît à la torture, et qu’ils confirmassent ce qu’il avait avancé en attestant qu’il était dans son lit et hors d’état de le quitter, la nuit où les Hermæ furent mutilés. Il paraît qu’on appliqua réellement la torture (suivant la coutume cruelle si fréquemment usitée à Athènes, dans le cas où il s’agissait d’esclaves), et que les sénateurs furent ainsi convaincus de la vérité de ce qu’affirmait Andocide. Il mentionna vingt-deux noms de citoyens comme ayant été les mutilateurs des Hermæ. Dix-huit de ces noms, comprenant Euphilêtos et Melêtos, avaient déjà été spécifiés dans la dénonciation de Teukros ; les quatre autres étaient Panætios, Diakritos, Lysistratos et Chæredêmos, — qui tous s’enfuirent dès que leurs noms furent mentionnés, sans attendre la chance d’être arrêtés. Aussitôt que le sénat eut entendu le récit d’Andocide, il se mit en devoir de questionner Diokleidês de nouveau ; celui-ci avoua qu’il avait fait une fausse déposition, et demanda grâce, en mentionnant Alkibiadês le Phégusien (parent du commandant en Sicile) et Amiantos, comme lui ayant acheté ce crime. Tous les deux s’enfuirent immédiatement après cette révélation ; mais Diokleidês fut retenu, envoyé devant le dikasterion pour être jugé et mis à mort[3]. Ce qui précède est le récit qu’Andocide, dans le discours de Mysteriis, prononcé quinze ou vingt ans plus tard, dit avoir communiqué au sénat dans cette crise périlleuse. Riais ce n’est probablement pas l’histoire qu’il raconta réellement, — certainement pas celle que, selon ses ennemis, il avait racontée : encore moins donne-t-elle toute la vérité, ou fournit-elle quelque satisfaction aux anxiétés et aux alarmes qui, comme on le rapporte, régnaient à l’époque. Elle ne s’accorde pas non plus avec la brève indication de Thucydide, qui nous dit qu’Andocide s’accusa lui-même avec d’autres comme ayant pris part à la mutilation[4]. Parmi les complices qu’il dénonça, étaient compris ses plus proches parents, suivant l’affirmation de ses ennemis, bien que lui-même nie cette assertion. Nous pouvons donc être sûrs que le conte que fit Andocide fut quelque chose de très différent de ce qui se trouve actuellement dans son discours. Mais que fut-il réellement, c’est ce que nous ne pouvons établir. Et quand même nous le pourrions, nous n’y gagnerions pas beaucoup, puisque même à l’époque, ni Thucydide, ni d’autres critiques intelligents, ne purent déterminer ce qu’il renfermait de vrai. La mutilation resta toujours pour eux un mystère non expliqué ; bien qu’ils en considérassent Andocide comme le principal organisateur[5]. Ce qui est à la fois le plus important et le plus incontestable, c’est l’effet produit par les révélations d’Andocide, vraies ou fausses, sur l’esprit public à Athènes : C’était un jeune homme ayant de la fortune et un rang élevé dans la ville, et appartenant à la famille sacrée des Kerykes, — qui, disait-on, faisait remonter sols origine au héros Odysseus ; et il avait été revêtu dans une occasion antérieure d’un important commandement naval ; tandis que les précédents dénonciateurs avaient été des metœki et des esclaves. De plus, il faisait l’aveu de sa culpabilité. Aussi le peuple reçut-il ses communications avec une confiance aveugle. Il fut si charmé d’être allé au fond de ce terrible mystère, que l’esprit public passa de ses folles terreurs à une tranquillité relative. Les citoyens commencèrent de nouveau à se croire en sûreté et à reprendre leur confiance habituelle les uns à l’égard des autres, tandis que les hoplites, partout de garde, furent autorisés à retourner chez eux[6]. Toutes les personnes emprisonnées sur un soupçon, excepté celles que dénonça Andocide, furent relâchées sur-le-champ : celles qui avaient fui par crainte eurent la permission de revenir ; tandis que celles qu’il nomma comme coupables, furent jugées, convaincues et mises à mort. Celles d’entre elles qui avaient déjà- pris la fuite, furent condamnées à mort par contumace, et on mit leur tête à prix[7]. Et bien que des hommes clairvoyants ne fussent pas satisfaits de la preuve sur laquelle ces sentences avaient été prononcées, cependant le public, en général, crut pleinement avoir puni les offenseurs réels, et éprouva ainsi un soulagement inexprimable en se voyant délivré de ce sentiment accablant d’une insulte faite aux dieux et restée sans expiation, aussi bien que du danger dont la perte de la protection divine menaçait leur constitution politique[8]. On pardonna à Andocide lui-même, et il fut pour le moment un objet, en apparence, même de gratitude publique ; de sorte que son père, Leogoras, qui avait été au nombre des personnes emprisonnées, osa attaquer un sénateur nominé Speusippos pour des procédés illégaux à son égard, et obtint du dikasterion un verdict presque unanime[9]. Mais le caractère d’un briseur de statue et d’un dénonciateur ne pouvait jamais être autre chose qu’odieux à Athènes. Andocide fut banni par l’effet d’un décret général, frappant d’incapacité ; ou du moins il trouva qu’il s’était fait tant d’ennemis, et avait encouru tant de honte, par sa conduite dans cette affaire, qu’il lui devenait nécessaire de quitter la ville. Il resta en exil pendant de longues années, et il semble ne s’être jamais délivré de la haire que méritait si bien sa conduite dans cette affaire abominable[10]. Mais le bonheur produit par ces révélations relatives aux Hermæ, bien que véritable et inestimable sur le moment, fut bientôt troublé de nouveau. Il restait encore les diverses prétendues profanations des mystères d’Éleusis qui, jusque-là., n’avaient point été recherchées ni expiées ; profanations qui devaient être d’autant plus sûrement poussées à Athènes, et exploitées avec une exagération factice de zèle pieux, que Ies ennemis d’Alkibiadês étaient disposés à les tourner à sa ruine. Parmi toutes les cérémonies de la religion attique, il n’y en avait aucune plus profondément ni plus universellement respectée que les mystères d’Éleusis, ordonnés primitivement par la déesse Dêmêtêr elle-même, lors de sa visite en cet endroit, à Eumolpos et aux autres patriarches Éleusiniens, et transmis comme un précieux privilège héréditaire dans leurs familles[11]. Célébrés annuellement dans le mois de septembre par le soin spécial du Basileus ou second archonte, ces mystères étaient suivis par de vastes foules venues d’Athènes aussi bien que des autres parties de la Grèce ; ils présentaient aux yeux un spectacle solennel et imposant, et frappaient l’imagination plus puissamment encore par l’initiation spéciale qu’ils conféraient, sous promesse de secret, à des fidèles pieux et prédisposés. On regardait même comme hautement criminelle la divulgation en paroles aux non initiés de ce qui était offert aux yeux et aux oreilles de l’assemblée, dans l’intérieur du temple Éleusinien : à plus forte raison, l’imitation réelle et burlesque de ces cérémonies, pour l’amusement d’une troupe de joyeux convives. De plus les individus revêtus des grands offices sacrés à Éleusis (l’Hiérophante, le Dadouchos ou porte-flambeau, et le Kêryx ou Héraut), — qui se transmettaient par héritage dans la famille des Enmolpidæ ou dans d’autres grandes familles anciennes et importantes, étaient personnellement insultés par de tels actes, et défendaient leur propre dignité en même temps qu’ils appelaient une punition sur les offenseurs au nom de Dêmêtêr et de Persephonê. Les légendes les plus effrayantes circulaient parmi le public athénien, et étaient répétées dans des occasions convenables même par le Hiérophante, relativement aux jugements divins qui venaient toujours surprendre ces hommes impies[12]. Si nous nous rappelons de quelle haute vénération étaient entourés les mystères d’Éleusis par des Grecs non pas nés à Athènes, et même par des étrangers, nous ne serons pas surpris de la violente indignation excitée dans l’esprit athénien par des personnes qui les profanaient ou les divulguaient, surtout à un moment où sa sensibilité religieuse avait été si vivement blessée, et si tardivement et si récemment calmée, au sujet des Hermæ[13]. Ce, fut vers ce même temps[14] qu’on dirigea des poursuites contre le philosophe mélien Dagoras, pour doctrines irréligieuses. Ayant quitté Athènes avant son jugement, il fut déclaré coupable en son absence, et on mit sa tête à prix. Probablement, les familles sacrées, privilégiées, rattachées aux mystères, furent les premières à demander à l’État une expiation pour la majesté des deux Déesses offensées et le châtiment des coupables[15]. Et les ennemis d’Alkibiadês, personnels aussi bien que politiques, trouvèrent l’occasion favorable pour faire revivre cette accusation contre lui qu’ils avaient habilement laissée tomber avant son départ pour la Sicile. La question de fait, alléguée contre lui, — la célébration dérisoire des cérémonies saintes, — était non seulement probable en elle-même, mais elle était prouvée par des témoignages raisonnablement bons contre lui et quelques-uns de ses compagnons intimes. De plus, l’insolence impérieuse de la conduite habituelle d’Alkibiadês, si manifestement en contradiction avec les restrictions égales de la démocratie, permettait à ses ennemis de lui imputer non seulement des actes irréligieux, mais encore des projets anti-constitutionnels ; association d’idées qui, à ce moment, était d’autant plus accréditée, que la divulgation et la parodie qu’ils avaient faites de ces mystères n’étaient pas isolées, mais étaient rattachées à la récente mutilation des Hermæ, — et interprétées comme une manifestation du même sentiment anti-patriotique et irréligieux, sinon comme une partie du même plan de trahison. Et l’alarme à ce sujet fut renouvelée alors par l’apparition d’une armée lacédæmonienne à l’isthme, qui annonçait méditer quelque entreprise de concert avec les Bœôtiens, — projet difficile à comprendre, et présentant toute l’apparence d’un masque destiné à cacher des desseins hostiles contre Athènes. On le crut si bien à Athènes que les citoyens s’armèrent et restèrent sous les armes toute une nuit, dans l’enceinte sacrée du Thêseion. Il ne parut à la vérité d’ennemi ni en dehors ni au dedans : mais on n’avait empêché la conspiration d’éclater (ainsi se l’imaginaient-ils) que par les recherches et la découverte récentes. De plus, le parti à Argos lié avec Alkibiadês était précisément alors soupçonné d’un complot, pour le renversement de sa propre démocratie ; ce qui aggrava plus encore les présomptions contre lui, tout en engageant les Athéniens à livrer au gouvernement démocratique argien les otages oligarchiques pris dans cette ville quelques mois auparavant[16], afin qu’il pût mettre ces otages à mort, quand il le jugerait convenable. Ces incidents aidèrent considérablement les ennemis d’Alkibiadês, dans les efforts incessants qu’ils firent pour obtenir son rappel et sa condamnation. Du nombre, étaient des hommes très différents de position et de caractère : Thessalos, fils de Kimôn, homme du plus haut lignage et de politique oligarchique héréditaire, aussi bien qu’Androklês, premier démagogue ou orateur populaire. Ce fut Thessalos qui porta contre lui, dans le sénat, la mémorable accusation lui, par bonheur pour notre instruction, est rapportée mot pour mot- Thessalos, fils de Kimôn, du dème Lakiadæ, a accusé Alkibiadês, fils de Kleinias, du dème Skambônidæ, comme coupable de crime à l’égard des Deux Déesses Dêmêtêr et Persephonê, — en contrefaisant les mystères et en les représentant à ses compagnons, dans sa propre maison, — en portant le costume d’Hiérophante, — en se donnant le nom d’Hiérophante ; à Polytiôn, celui de Dadouchos ; à Theodôros, celui de Héraut, — en appelant ses autres compagnons Mystæ et Epoptæ : toutes choses contraires aux coutumes et aux règles sacrées, établies de vieille date par les Enmolpidæ, les Kerykes et les prêtres Eleusiniens[17]. Des accusations semblables étant portées en même temps contre d’autres citoyens qui servaient alors en Sicile avec Alkibiadês, les accusateurs proposèrent qu’on les rappelât, lui et les autres, à Athènes pour y être jugés. Nous pouvons faire observer que l’accusation dirigée contre lui est tout à fait distincte et spéciale, et qu’elle ne fait allusion à aucun projet de trahison ou anti- constitutionnel supposé. Il est toutefois probable que ces soupçons furent avancés par ses ennemis dans leurs discours préliminaires, afin d’engager les Athéniens à lui enlever sur-le-champ le commandement de l’armée, et à le faire venir à Athènes. Pour une telle démarche, il était indispensable qu’un cas sérieux fût établi : mais le public finit par être circonvenu complètement, et on dépêcha la trirème salaminienne en Sicile, pour l’aller chercher : toutefois, on eut grand soin, en envoyant cet ordre, d’éviter tolite apparence de jugement par avance, de dureté ou de menace. Il fut interdit au triérarque de saisir sa personne, et il eut pour instructions de l’inviter simplement à accompagner la Salaminienne à Athènes, dans sa propre trirème ; de manière à éviter le danger d’offenser les alliés Argiens et Mantineiens qui servaient en Sicile, ou l’armée elle-même[18]. Ce fut lorsque l’armée athénienne revint à ses premiers quartiers, à Katane, après sa tentative malheureuse à Kamarina, qu’elle trouva la trirème salaminienne, nouvellement arrivée d’Athènes avec cette grave demande contre le général. Nous pouvons être sûrs qu’Alkibiadês reçut des avis particuliers de ses amis d’Athènes, par la même trirème, qui lui faisaient connaître les dispositions du peuple ; de sorte qu’il prit promptement sa résolution. Se disant prêt à obéir, il partit dans sa propre trirème pour retourner dans sa patrie, avec les autres personnes accusées ; la trirème salaminienne allant de conserve. Mais, à peine furent-ils arrivés à Thurii, en longeant la côte d’Italie, que lui et ses compagnons quittèrent le vaisseau et disparurent. Après des recherches infructueuses, faites par le triérarque salaminien, les deux trirèmes furent obligées de retourner à Athènes sans lui. Alkibiadês et les autres accusés (dont l’un[19] était son cousin et son homonyme) furent jugés, condamnés à mort par défaut, et leurs biens furent confisqués ; tandis que les Eumolpidæ et les autres familles sacrées éleusiniennes le déclarèrent maudit par les dieux, pour avoir profané les mystères[20], — et consignèrent la condamnation sur une tablette de plomb. Probablement, sa disparition et son exil furent agréables à ses ennemis d’Athènes : en tout cas, ils purent ainsi se débarrasser de lui à coup sûr ; tandis que s’il était revenu, sa condamnation à mort, bien que probable, ne pouvait être regardée comme certaine. En considérant la conduite des Athéniens à l’égard d’Alkibiadês, nous avons à faire remarquer que le peuple ne fut coupable d’aucun acte d’injustice. Il avait commis, — du moins il y avait de bonnes raisons pour le croire, — un acte criminel aux yeux de tout Grec — la divulgation et la profanation des mystères. Cet acte, — allégué contre lui, très distinctement dans l’accusation, séparé de tout projet ultérieur supposé, de trahison ou autrement, — était légalement punissable à Athènes, et universellement jugé coupable dans l’appréciation publique, comme une offense à la fois contre le sentiment religieux du peuple et contre la sécurité publique, en outrageant les Deux Déesses (Dêmêtêr et Persephonê), et en les forçant de retirer leur faveur et leur protection. On aurait supposé l’existence du même besoin de châtiment légal dans un pays catholique chrétien, jusqu’à une période très récente de l’histoire, — si au lieu des mystères éleusiniens nous supposions que la cérémonie tournée en ridicule eût été le sacrifice de la messe ; bien qu’un tel acte ne comprit pas la violation de la loi qui obligeait à garder le secret. Et nous ne devons pas juger quelle eût été la mesure de la peine décrétée anciennement contre une personne convaincue d’une telle offense, en consultant la tendance de la législation pénale, pendant les soixante dernières années. Même jusqu’au dernier siècle, elle eût été punie d’une peine plus dure que la coupe de ciguë, le pire supplice qui pût échoir à Alkibiadês, à Athènes, — comme nous pouvons le voir par la condamnation et l’exécution du chevalier de la Barre, à Abbeville, en 1766. La tendance uniforme de la législation chrétienne[21], jusqu’à une époque récente, ne laisse pas lieu de reprocher aux Athéniens une cruauté excessive dans les châtiments dont ils punissaient les offenses faites au sentiment religieux. Au contraire, les Athéniens se distinguent par une douceur et une tolérance relatives, comme nous aurons plusieurs fois occasion de le faire remarquer. Or, en examinant la conduite des Athéniens à l’égard d’Alkibiadês, nous devons considérer que cette violation des mystères, dont il était accusé en bonne forme légale, était une action pour laquelle il méritait réellement d’être puni, — autant que qui que ce fût. Même ses ennemis ne fabriquèrent pas cette accusation, et ils ne la lui imputèrent pas faussement ; bien qu’ils fussent coupables d’insidieuses et immorales manoeuvres, pour exaspérer l’esprit public contre lui. Leurs machinations commencèrent par la mutilation des Hermæ ; acte d’une méchanceté nouvelle et sans égale, auquel les historiens de la Grèce rendent rarement justice. Ce n’était pas, comme les violations des mystères, un acte de passe-temps indécent, commis entre quatre murs, et qui ne devait jamais être connu. C’était un outrage essentiellement public, conçu et exécuté par des conspirateurs, dans le dessein délibéré de tourmenter l’esprit religieux d’Athènes, et de tourner au profit de la politique la terreur et la folie régnantes. C’est ce qui est bien certain, quoique nous ne puissions savoir sûrement quels étaient les conspirateurs, ni quel était leur dessein exact ou spécial. Que la perte d’Alkibiadês fût un de leurs projets directs, c’est ce qui est extrêmement probable. Mais ses ennemis, même s’ils ne furent pas du nombre des auteurs originaux, prirent du moins sur eux la moitié de la faute de cet acte, en en faisant la base d’une machination perfide, dirigée contre sa personne. Nous avons déjà raconté comment leur plan, qui fut concerté dans l’origine, pour le perdre avant le départ de l’expédition, échoua d’abord, fut ensuite habilement laissé de côté, et enfin repris d’une manière efficace, après une longue série de calomnies contre le général absent. C’est un des chapitres les plus obscurs de l’histoire politique athénienne, indiquant, de la part du peuple, une forte excitabilité religieuse, sans aucune injustice à l’égard d’Alkibiadês mais indiquant, de la part de ses ennemis, aussi bien que des Hermokopidæ en général, une profondeur de combinaison méchante, dont on voit rarement un exemple dans la guerre politique. C’est à ces hommes, et non au peuple, qu’Alkibiadês doit son expulsion, aidée, il est vrai, par l’effet de son caractère antérieur. Par rapport aux -Hermæ, les Athéniens condamnèrent à mort, — après la déposition d’Andocide, et par suite de cette déposition ; — un petit nombre d’hommes qui ont été peut-être d’innocentes victimes, mais qu’ils croyaient sincèrement coupables, et dont la mort, non seulement tranquillisa relativement l’esprit public, mais fut le seul moyen qui servit à la délivrance d’un beaucoup plus grand nombre de personnes emprisonnées sur un soupçon. Quant à Alkibiadês, ils n’en vinrent pas à une résolution collective, si ce n’est celle de le rappeler pour être jugé ; résolution n’impliquant aucun tort de la part de ceux qui votèrent pour elle, quel que puisse être le crime de ceux qui la proposèrent et la préparèrent par des moyens artificieux[22]. Afin qu’on appréciât la haine acharnée qui poussa, dans la suite, l’exilé Alkibiadês à se venger de ses compatriotes, il a été nécessaire d’expliquer dans quelle mesure il avait de justes motifs de plainte contre eux. Instruit qu’ils l’avaient condamné à mort, pendant son absence, il s’écria, dit-on : Je leur montrerai que je vis. Et il tint bien parole[23]. Le rappel d’Alkibiadês et son bannissement qui s’ensuivit furent funestes à Athènes, de diverses manières. Ils firent passer dans le camp de l’ennemi un exilé irrité, qui fit connaître ses points faibles, et tira Sparte de son apathie. Ils offensèrent une portion de l’armement sicilien, — probablement surtout les Argiens et les Mantineiens, — et ralentirent leur zèle pour la cause[24]. Et ce qu’il y eut de plus fâcheux, ils laissèrent l’expédition entièrement sous le commandement paralysant de Nikias. Car Lamachos, bien qu’encore égal en autorité nominale, et commandant actuellement la moitié de l’armée au lieu du tiers, paraît n’avoir eu aucune influence sérieuse, si ce n’est sur le champ de bataille ou dans l’exécution même de ce que son collègue avait déjà résolu. L’armement se mit alors en devoir, — comme Nikias l’avait conseillé d’abord, — de faire voile de Katane vers Sélinonte et Egesta. Son dessein était de faire une enquête sur la querelle qui divisait les deux villes, aussi bien que sur les ressources financières de la seconde. Franchissant le détroit et longeant la côte septentrionale de l’Ale, il toucha d’abord à Himera, où on refusa de l’admettre ; il s’empara ensuite d’une ville maritime sikanienne nommée Hykkara, et il y fit beaucoup de prisonniers ; entre autres, la célèbre courtisane Laïs, alors une toute jeune fille[25]. Après avoir cédé cette ville aux Égestæens, Nikias alla en personne inspecter leur cité et son état ; mais il ne put obtenir plus que les trente talents qui avaient été annoncés auparavant lors de la seconde visite des commissaires. Il rendit alors les prisonniers d’Hykkara à leurs compatriotes sikaniens, de qui il reçut une rançon de cent vingt talents[26], et il conduisit l’armée de terre athénienne à travers le centre de l’île, par le territoire des Sikels amis, vers Katane ; en route il attaqua la ville sikel hostile d’Hybla ; mais il fut repoussé. A Tatane, il fut rejoint par ses forces navales. Con était alors vraisemblablement vers le milieu d’octobre, et trois mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de l’armement athénien à Rhegium : période pendant laquelle il n’avait accompli rien de plus que l’acquisition de Naxos et de Katane comme alliés, à l’exception de la prise insignifiante d’Hykkara. Mais Nikias lui-même avait compté à l’avance sur Naxos et Katane, comme villes chalkidiques, et en même temps sur Rhegium, où il avait trouvé de la résistance, à son grand désappointement. Ce qui était pire encore pour le caractère du général, non seulement rien de sérieux n’avait été accompli, mais rien de sérieux n’avait été tenté. On avait irréparablement perdu le moment précieux signalé par Lamachos pour agir, où la terrible menace de l’armement non encore éprouvé était au plus haut point, et où manquaient à Syracuse les préparatifs aussi bien que la confiance. Chaque jour voyait avancer les préparatifs des Syracusains et leurs craintes diminuer. L’envahisseur, qu’ils avaient considéré comme si formidable, se montrait à la fois hésitant et timide[27], et quand il disparut de leur vue, pour se rendre à Hykkara et à Egesta, — bien plus, quand il attaqua en vain le poste insignifiant des Sikels d’Hybla, leurs esprits éprouvèrent une réaction et passèrent de la terreur à une confiance extrême. La masse des citoyens syracusains, renforcée alors d’alliés de Sélinonte et d’autres villes, demanda à ses généraux de la conduire à l’attaque de la position athénienne à Katane, puisque les Athéniens n’osaient pas s’approcher de Syracuse ; tandis que des cavaliers syracusains allèrent même jusqu’à insulter les Athéniens dans leur camp, s’avançant pour leur demander s’ils étaient venus avec l’intention de s’établir dans l’île comme de paisibles citoyens, au lieu de rétablir les Léontins. Cette humiliation inattendue, agissant probablement sur l’esprit des soldats, finit par faire rougir Nikias de son inaction, et le poussa à frapper un coup pour soutenir sa propre réputation. Il imagina un stratagème pour s’approcher de Syracuse, de manière à éviter l’opposition de la cavalerie syracusaine, — et il apprit à connaître le pays avoisinant la ville de quelques exilés qui servaient sous lui[28]. Il dépêcha à Syracuse un citoyen katanæen, attaché du fond du coeur à Athènes, toutefois neutre en apparence, et en bons termes avec l’autre côté, comme porteur d’un message et d’une proposition prétendus de la part des amis de Syracuse à tatane. Beaucoup de soldats athéniens (disait le message) avaient l’habitude de passer la nuit dans l’intérieur des murs, séparément de leur camp et sans leurs armes. Il serait facile aux Syracusains, par une vigoureuse attaque au point du jour, de les surprendre ainsi à l’improviste et dispersés, tandis que le parti de Katane favorable à Syracuse promettait son aide, en fermant les portes, en attaquant les Athéniens à l’intérieur et en mettant le feu aux vaisseaux. Un corps nombreux de Katanæens (ajoutaient-ils) étaient impatients de coopérer au plan actuellement proposé. Cette communication, parvenant aux généraux syracusains, à un moment où ils étaient eux-mêmes exaltés et disposés à un mouvement agressif, rencontra une créance si irréfléchie, qu’ils renvoyèrent le messager à Katane, en lui donnant un consentement sincère et en fixant un rendez-vous pour un jour précis. Conséquemment, un jour ou deux avant, toute l’armée syracusaine fut dirigée vers Katane, et elle campa pendant la nuit sur le fleuve Symæthos, dans le territoire léontin, à environ huit milles de Katane. Mais Nikias, l’auteur de tout le stratagème, choisissant ce même jour pour embarquer son armée, avec ses alliés sikels présents, fit voile de nuit au sud, le long de la côte, et fit le tour de l’île d’Ortygia, pour entrer dans le Grand Port de Syracuse. Il y arriva au point du jour, et débarqua ses troupes, sans opposition, au sud de l’embouchure de l’Anapos, dans l’intérieur du Grand Port, prés du hameau qui s’étendait vers le temple de Zeus Olympios. Après avoir détruit le pont voisin, où la route Helôrine traversait l’Anapos, il prit une position protégée par divers obstacles embarrassants, — maisons, murs, arbres et eau stagnante, — outre le terrain escarpé de l’Olympieion lui-même, à son aile gauche : de sorte qu’il pouvait prendre son temps pour combattre, et était hors de l’attaque de la cavalerie syracusaine. Pour protéger ses vaisseaux sur le rivage, il fit faire une palissade, -en abattant les arbres du voisinage ; et même il prit des précautions pour ses derrières, en élevant à la hâte un rempart de bois et de pierres, touchant le rivage à la baie intérieure Appelée Daskôn. Il avait tout loisir pour exécuter ces ouvrages de défense, puisque l’ennemi, dans l’intérieur des murs, ne fit aucune tentative pour le troubler, tandis que la cavalerie syracusaine ne découvrit sa manoeuvre qu’en arrivant devant les lignes, à Katane ; et bien qu’elle ne perdît pas de temps pour revenir, sa marche rétrograde fut longue[29]. Cependant, la confiance des Syracusains était telle que, même après une si longue marche, ils offrirent la bataille sur-le-champ : mais comme Nikias ne quitta pas sa position, ils se retirèrent pour prendre leur station de nuit de l’autre côté de la route Helôrine, — route probablement bordée de murs de chaque côté. Le lendemain matin, Nikias sortit de sa position et forma ses troupes en ordre de bataille, en deux divisions, chacune avant huit hommes en profondeur. Sa division de devant était destinée à attaquer ; sa division de derrière (formée en bataillon carré, avec les bagages au milieu) était tenue en réserve prés du camp, pour prêter secours là où il en serait besoin : quant à de la cavalerie, il n’y en avait pas. Les hoplites syracusains, vraisemblablement bien plus nombreux que les siens, représentaient la levée en masse de la ville, sans aucun choix : ils étaient rangés dans l’ordre plus profond de seize, à côté de leurs alliés de Sélinonte. A l’aile droite, étaient postés leurs cavaliers, la meilleure partie de leur armée, dont le nombre n’était pas inférieur à 1200 ; avec 200 cavaliers de Gela, 20 de Kamarina, environ 50 archers, et une compagnie d’akontistæ. Les hoplites, quoique pleins de courage, étaient peu exercés ; et leur ordre de bataille, qui n’était jamais conservé avec précision, fut encore plus troublé en cette occasion par le voisinage immédiat de la ville. Quelques-uns y étaient allés pour, voir leurs familles, — d’autres, sortant précipitamment pour rejoindre, trouvèrent la bataille déjà engagée, et prirent rang partout où ils purent[30]. Thucydide, en décrivant cette bataille, nous donne, suivant son usage, un exposé des motifs et des sentiments qui animaient les combattants des deus côtés, et qui fournirent à Nikias un thème pour sa brève harangue. Cela paraît surprenant à quelqu’un accoutumé à la guerre moderne, où le soldat est sous l’influence seulement de l’honneur et de la honte de profession, sans songer en rien à la cause pour laquelle il combat. Dans l’antiquité, ce motif était seulement en compagnie de beaucoup d’autres, qui, suivant les circonstances du cas, contribuaient à élever ou à abattre l’esprit du soldat la veille de l’action. Nikias fit allusion à la prééminence militaire reconnue d’Argiens, de Mantineiens et d’Athéniens d’élite, — en tant que comparés à la levée on masse syracusaine, qui était pleinement convaincue de sa propre supériorité (c’est là un aveu frappant du changement déplorable qu’avait opéré son propre délai), mais qui ne tiendra pas dans une lutte réelle, vu le défaut de discipline[31]. De plus, il leur rappela qu’ils étaient loin de leur patrie, — et qu’une défaite les rendrait victimes, ensemble et séparément, de la cavalerie syracusaine. Il ne pensait guère, et ses prophètes ne l’en avertirent pas, que ce malheur, quelque grave qu’il eût été, fût même désirable pour Athènes, — puisqu’il lui aurait épargné les désastres beaucoup plus accablants que nous verrons attrister les chapitres suivants de cette histoire. Tandis qu’on accomplissait les sacrifices habituels, les frondeurs et les archers des deux côtés engagèrent une escarmouche. Mais bientôt les trompettes sonnèrent, et. Nikias ordonna à sa première division d’hoplites de charger aussitôt rapidement, avant que les Syracusains s’y attendissent. Jugeant d’après sa lenteur antérieure, ils ne s’imaginaient jamais qu’il serait le premier à donner l’ordre de l’attaque ; et ce ne fut que quand ils virent la ligne athénienne venir réellement à eux qu’ils relevèrent leurs armes de terre et s’avancèrent à sa rencontre. Le choc fut bravement soutenu des deux côtés, et pendant quelque temps la bataille continua corps a corps avec un résultat indécis. Il se trouva qu’il survint un violent orage de pluie, avec tonnerre et éclairs, dont furent alarmés les Syracusains qui l’expliquèrent comme un augure défavorable, — tandis que les hoplites athéniens, plus expérimentés, y virent un simple phénomène de la saison[32], de sorte qu’ils étonnèrent encore plus les Syracusains, par la confiance non affaiblie avec laquelle ils continuèrent de combattre. A la fin, l’armée syracusaine fut rompue, dispersée et mise en fuite ; d’abord, devant les Argiens à droite, ensuite devant les Athéniens au centre. Les vainqueurs poursuivirent autant qu’ils le purent sans danger, et en conservant leurs rangs : car la cavalerie syracusaine, qui n’avait pas encore été engagée, arrêtait tous ceux qui poussaient en avant, et permit à sa propre infanterie de se retirer en sûreté derrière la route Helôrine[33]. Les Syracusains furent si peu découragés par cette défaite, qu’ils ne se retirèrent dans leur ville qu’après avoir envoyé un détachement suffisant pour garder le temple voisin et l’enceinte sacrée de Zeus Olympien, oh se trouvaient .déposées beaucoup de richesses qu’ils craignaient de voir tomber au pouvoir des Athéniens. Cependant Nikias, sans s’approcher du terrain sacré, se contenta d’occuper le champ de bataille, brûla ses morts et enleva les armes de ceux de l’ennemi. Les Syracusains et leurs alliés perdirent 250 hommes, les Athéniens 50[34]. Le matin, après avoir accordé aux Syracusains la permission d’enlever leurs morts pour leur donner la sépulture, et recueilli les cendres des siens, Nikias rembarqua ses troupes, mit à la voile, et retourna à sa première station à Katane. Il regardait comme impossible, sans cavalerie et sans autres ressources pécuniaires, de conserver sa position près de Syracuse, ou de poursuivre des opérations immédiates de siège ou de blocus. Et comme à ce moment l’hiver approchait, il se décida à prendre ses quartiers d’hiver à Katane, — bien qu’à considérer la douceur de l’hiver à Syracuse, et le danger de la fièvre des marais près du Grand Port en été, on pût bien regarder le changement de saison comme un avantage contestable. Mais il proposa d’employer l’intervalle à envoyer demander à Athènes de la cavalerie et de l’argent, aussi bien qu’à obtenir les mêmes renforts de ses alliés siciliens, dont il comptait actuellement augmenter le nombre par l’adjonction de nouvelles villes, après sa récente victoire, — il proposa en second lieu de réunir des magasins de toute sorte pour commencer le siège de Syracuse, au printemps. Dépêchant une trirème à Athènes, avec ces demandes, il fit voile avec ses forces vers Messênê, dans l’intérieur de laquelle il y avait un parti favorable qui lui faisait espérer qu’il lui ouvrirait les portes. Une pareille correspondance avait déjà été commencée avant le départ d’Alkibiadês : mais ce fut le premier acte de vengeance que le général, en partant, exerça contre son pays, de faire connaître les choses au parti favorable à Syracuse dans Messênê. En conséquence, ce dernier, guettant l’occasion, se leva en armes avant l’arrivée de Nikias, mit à mort ses principaux antagonistes, et occupa la ville de force, en tenant tête aux Athéniens : ceux-ci, après un délai inutile de treize jours, n’ayant que de chétives provisions, et assaillis par un temps orageux, furent forcés de retourner à Naxos, où ils établirent un camp et une station palissadés, et prirent leurs quartiers d’hiver[35]. Le récent stratagème de Nikias, suivi du mouvement dans le port de Syracuse, et de la bataille, avait été habilement conçu et exécuté. Il servit à montrer le courage et la discipline de l’armée, aussi bien qu’à entretenir l’ardeur des soldats eux-mêmes et à obvier à ces sentiments de désappointement que l’impuissance antérieure de l’armement tendait à faire naître. Mais quant à d’autres résultats, la victoire fut stérile : nous pouvons même dire, positivement funeste, — en ce qu’elle donna un stimulant momentané dont Nikias se servit comme d’excuse pour les trois mois d’inaction absolue qui suivirent, — et qu’elle n’humilia ni n’affaiblit les Syracusains, mais qu’elle fut pour eux une salutaire leçon, dont ils profitèrent pendant que Nikias était dans ses quartiers d’hiver. Son apathie, pendant ces huit premiers mois après l’arrivée de l’expédition à Rhegium (de juillet 415 à mars 414 av. J.-C.) fut la cause de calamités très déplorables pour son armée, pour son pays et pour lui-même. Con en verra d’abondantes preuves dans les événements suivants : à présent, nous n’avons .qu’à reporter notre esprit sur ses prédictions et sur ses recommandations. Il avait prévu lui-même et fait comprendre aux Athéniens toutes les difficultés et tous les dangers à surmonter en Sicile : en premier lieu, comme raisons propres à les détourner d’entreprendre l’expédition, — mais les Athéniens, bien que ne souffrant point, par malheur, qu’on les fit valoir dans ce sens, en admirent complètement la réalité, et l’autorisèrent à demander toutes les forces nécessaires pour en triompher[36]. Il avait ainsi été autorisé à emmener avec lui une armée composée d’après ses propres idées, avec des provisions et un attirail de siége ; cependant, une fois arrivé, il ne semble désirer qu’une chose, c’est d’éviter d’exposer cette armée dans aucune entreprise sérieuse, et de trouver une excuse pour la ramener à Athènes. Que Syracuse fut le principal ennemi, et que le point capital de l’entreprise fût le siégé de cette ville, c’était là une vérité familière à lui-même aussi bien qu’à tout homme à Athènes[37] : quant à la formidable cavalerie des Syracusains, Nikias avait insisté lui-même sur ce point, dans les débats préliminaires. Cependant, — après quatre mois de temps perdu et de prétendue action pour éviter de s’attaquer à la difficulté réelle, l’existence de cette cavalerie est donnée comme excuse à un nouvel ajournement de quatre mois jusqu’à ce que des renforts puissent être obtenus d’Athènes. A tous les dangers intrinsèques du cas, prédits par Nikias lui-même avec un sage discernement, s’ajoutait ainsi le danger aggravé de son délai factice, qui diminuait la première impression produite par son armement, — procurait aux Syracusains du loisir pour agrandir leurs fortifications, et donnait aux Péloponnésiens du temps pour intervenir contre l’Attique aussi bien que pour secourir la Sicile. La malheureuse faiblesse de ce commandant consista à reculer devant les résolutions décisives de toute sorte, et à les ajourner à tout prix jusqu’à ce que la nécessité devînt imminente : il en résulta — pour employer une expression d’un ambassadeur corinthien, avant la guerre du Péloponnèse, qui critiquait la politique dilatoire de Sparte — que n’agissant jamais, tout en paraissant toujours sur le point d’agir, il trouva son ennemi avec des forces doubles au lieu de forces simples, au moment du conflit réel[38]. Grand, en effet, a dû être le désappointement des Athéniens quand, après avoir envoyé dans le mois de juin une expédition d’une puissance incomparable, ils reçurent dans — le mois de novembre une dépêche qui leur apprenait que le général n’avait accompli que peu de chose, à l’exception dune seule victoire indécise ; qu’il n’avait pas même tenté rien de sérieux, — et qu’il ne pourrait lé faire que s’ils lui envoyaient et de la cavalerie et de l’argent. Cependant, la seule réponse qu’ils firent, fut d’accéder à cette demande et d’y satisfaire sans aucune expression publique de déplaisir ni de désappointement prononcée contre lui[39]. Et cela est d’autant plus à remarquer, que l’éloignement d’Alkibiadês présentait une occasion séduisante et même précieuse de proposer d’envoyer un nouveau collègue à sa place. S’il n’y eut pas de plaintes élevées contre Nikias à Athènes, on ne nous apprend non plus rien de tel, même parmi ses propres soldats en Sicile ; bien que leur désappointement ait dû être encore plus grand que celui de leurs compatriotes à Athènes, à considérer les espérances avec lesquelles ils étaient paris. Nous pouvons nous rappeler que le délai de quelques jours à Enfin, dans des circonstances parfaitement justifiables, et tout en attendant l’arrivée de renforts envoyés réellement, donna lieu aux plus violents murmures contre Kleôn clans son expédition contre Amphipolis, de la part des hoplites de son armée[40]. Le contraste est instructif, et il le paraîtra encore plus à mesure que nous avancerons dans le récit. Cependant les Syracusains étaient en train de profiter de la leçon que leur avait donnée leur récente défaite. A l’assemblée publique qui la suivit immédiatement, Hermokratês leur parla d’un ton où les conseils se mêlaient aux encouragements. Tout en louant leur bravoure, il regretta leur manque de tactique et de discipline. En considérant la grande supériorité de l’ennemi sous ce dernier rapport, il regarda la récente bataille comme donnant de bonnes promesses pour l’avenir ; et il fit avec satisfaction appel aux précautions prises par Nikias, de fortifier son camp, aussi bien qu’à sa prompte retraite après la bataille. Il les engagea vivement à diminuer le nombre excessif de quinze généraux, que jusqu’alors ils avaient l’habitude de nommer au commandement, — à en réduire le nombre à trois, en leur donnant en même temps des pouvoirs plus étendus que ceux dont ils avaient joui auparavant, et en s’engageant par un serment solennel il les laisser sans entraves dans l’exercice de ces pouvoirs ; enfin, à ordonner à ces généraux de faire les efforts les plus zélés, pendant l’hiver suivant, pour instruire et armer toute la population. En conséquence, Hermokratês lui-même fut nommé au commandement, avec Herakleidês et Sikanos. On envoya des ambassadeurs tant à Sparte qu’à Corinthe, dans le dessein de leur demander de l’aide en Sicile, aussi bien glue de décider les Péloponnésiens à recommencer une attaque directe contre l’Attique[41] ; de manière au moins à empêcher les Athéniens d’envoyer de nouveaux renforts à Nikias, et peut-être même à provoquer le rappel de son armée. Mais la mesure, de beaucoup la plus importante, qui signala la nomination des nouveaux généraux, fut l’agrandissement de la ligne de fortifications à Syracuse. Ils construisirent un nouveau mur, renfermant un espace additionnel et couvrant et leur ville intérieure et leur ville extérieure à l’ouest, — s’étendant depuis la mer extérieure jusqu’au Grand Port, à travers tout l’espace faisant face à la pente naissante de la colline d’Epipolæ, — et s’étendant assez loin à l’ouest pour enfermer l’enceinte sacrée d’Apollon Temenitês. C’était une mesure de précaution, afin que si Nikias, reprenant les opérations au printemps, les battait en rase campagne et les confinait à leurs murailles, — il pût néanmoins être empêché de mener un mur de circonvallation d’une mer à l’autre sans couvrir une grande étendue additionnelle de terrain[42]. En outre, les Syracusains approprièrent la ville abandonnée de Megara, sur la côte au nord de Syracuse, et ils y mirent une garnison ; ils établirent une fortification et une garnison régulières dans l’Olympieion ou temple de Zeus Olympios, où ils avaient déjà mis garnison après la récente bataille avec Nikias ; et ils plantèrent des pieux dans la mer afin d’obstruer les endroits commodes pour, un débarquement. Toutes ces précautions leur furent utiles ; et nous pouvons même dire que la nouvelle fortification avancée, enfermant Temenitês, fut leur salut dans le siège prochain, — en allongeant tellement la circonvallation que les Athéniens furent dans la nécessité de construire, que Gylippos eut le temps d’arriver avant qu’elle fût terminée.’ Mais il y eut une nouvelle précaution que les Syracusains négligèrent à ce moment, quand il leur était possible de la, prendre sans aucun obstacle, — c’était d’occuper et de fortifier l’Euryalos, au sommet de la colline d’Epipolæ. S’ils l’avaient fait dans ce moment, probablement les Athéniens n’auraient jamais pu faire avancer leurs lignes de circonvallation : mais ils n’y songèrent que trop tard, — comme nous le verrons bientôt.’ Néanmoins, il est important de faire remarquer par rapport au dessein général des opérations athéniennes en Sicile, -que si Nikias avait adopté le plan recommandé primitivement par Lamachos, — ou s’il avait commencé ses opérations permanentes de siège contre Syracuse dans l’été ou dans l’automne de 415 avant au lieu de les ajourner, comme il le fit réellement, jusqu’au printemps de 414 avant J.-C., — il n’aurait eu à lutter contre aucune de ces défenses additionnelles, et la ligne de circonvallation nécessaire à son but aurait été plus courte et plus facile. Outre ces désavantages permanents et irréparables, son inaction pendant l’hiver à Naxos lui attira une nouvelle insulte : les Syracusains se rendirent à ses premiers quartiers à Katane et brûlèrent les tentes qu’ils trouvèrent debout, — ravageant en même temps les champs voisins[43]. Kamarina conserva une politique équivoque, qui fit que les deux parties espérèrent la gagner ; et dans le courant de cet hiver le député athénien Euphêmos avec d’autres y fut envoyé pour proposer un renouvellement de l’alliance, entre la cité et Athènes, qui avait été conclue dix ans auparavant. Hermokratês le Syracusain alla pour contrecarrer son dessein ; et tous deux, suivant l’usage grec, furent admis à parler à l’assemblée publique. I4ernlokratês commença en dénonçant les vues, les desseins et l’histoire passée d’Athènes. Il ne craignait pas son pouvoir (disait-il), pourvu que les villes siciliennes fussent unies et sincères les unes à l’égard des autres : même contre Syracuse seule, la retraite précipitée des Athéniens après la récente bataille avait montré combien ils avaient peu de confiance dans leur propre force. Ce qu’il craignait, c’étaient les promesses et les insinuations trompeuses d’Athènes, tendant à désunir file, et à paralyser toute résistance combinée. Chacun savait que le but de son expédition était de subjuguer toute la Sicile, — que Leontini et Egesta servaient uniquement de prétextes commodes à mettre en avant, — et qu’elle ne pouvait avoir de sympathie sincère pour des Chalkidiens en Sicile, quand elle-même tenait en esclavage les Chalkidiens en Eubœa. Ce n’était, en vérité, rien autre chose qu’une extension du même plan d’ambition rapace, qui l’avait poussée à réduire ses alliés et parents ioniens à leur triste esclavage actuel, dont elle menaçait maintenant la Sicile. Les Siciliens ne pouvaient pas trop se hâter de montrer qu’ils n’étaient pas des Ioniens, faits pour passer d’un maître à un autre, — mais des Dôriens autonomes du centre de l’autonomie, le Péloponnèse. Ce serait de la folie que de compromettre cette honorable position par jalousie ou tiédeur entre eux. Que les Kamarinæens ne s’imaginassent pas qu’Athènes fût eu train de porter an coup à Syracuse seule : ils étaient eux-mêmes les voisins les plus rapprochés de Syracuse, et ils seraient les premières victimes si elle était vaincue. Ils pouvaient désirer, par appréhension ou par envie, voir humiliée la puissance supérieure de Syracuse : mais cela ne pouvait pas arriver sans mettre en danger leur propre existence. Ils devaient faire pour elle ce qu’ils lui auraient demandé de faire si les Athéniens avaient envahi Kamarina, — au lieu de prêter une aide purement nominale, comme ils l’avaient fait jusque-là. Leur ancienne alliance avec Athènes était conclue en vue d’une défense mutuelle, et elle ne les obligeait pas à l’aider dans des projets purement agressifs. Se tenir à l’écart, donner de belles paroles aux deux parties, et laisser Syracuse combattre seule pour la cause de la Sicile, — c’était une conduite aussi injuste que peu honorable. Si elle sortait victorieuse de la lutte, elle aurait soin que les Kamarinæens ne gagnassent rien à une telle politique. L’état des affaires était si évident que lui (Hermokratês) lie pouvait prétendre à les éclairer : mais il faisait appel à leurs sentiments de sang et de lignage communs. Les Dôriens de Syracuse étaient attaqués par leurs éternels ennemis les Ioniens, et ne devaient pas être trahis actuellement par leurs frères Dôriens de Kamarina[44]. Euphêmos, en réponse, expliqua la conduite d’Athènes par rapport à son empire, et la défendit contre les accusations d’Hermokratês. Bien qu’il s’adressât à une assemblée dôrienne, il ne craignait pas de prendre pour point de départ le principe posé par Hermokratês, à savoir que les Ioniens étaient les ennemis naturels des Dôriens. Dans ce sentiment, Athènes, comme ville ionienne, avait eu soin de se fortifier contre la suprématie de ses puissants voisins doriens du Péloponnèse. Se trouvant après l’échec du roi de Perse à la tète de ces Ioniens et d’autres Grecs qui venaient de se révolter contre lui, elle s’était servie b sa position aussi bien que de sa marine supérieure pour secouer l’ascendant illégitime de Sparte. Son empire était justifié eu égard a sa propre sûreté à protéger contre Sparte, aussi bien que par l’immense supériorité de ses efforts maritimes faits en vue de délivrer la Grèce des Perses. Même par rapport à ses alliés, elle avait de bonnes raisons pour les réduire à la sujétion, puisqu’ils s’étaient faits les instruments et les auxiliaires du roi de Perse dans sa tentative pour la vaincre. Des eues de prudence, afin d’assurer son propre salut, l’avaient ainsi amenée à acquérir son empire actuel, et les mêmes villes la conduisaient maintenant en Sicile. Elle était prête à prouver que les intérêts de Kamarina étaient en harmonie parfaite avec ceux d’Athènes. Le dessein principal de cette république en Sicile était d’empêcher ses ennemis siciliens d’envoyer du secours à ses ennemis péloponnésiens, — et pour l’accomplir, de puissants alliés siciliens lui étaient indispensables. Affaiblir ou subjuguer ses alliés siciliens serait le la folie : si elle le faisait, ils ne serviraient pas son but de tenir les Syracusains occupés dans leur île. De là son désir ale rétablir les Léontins expatriés, de leur rendre du pouvoir et la liberté, bien qu’elle retînt les Chalkidiens en Eubœa comme sujets : près d’elle elle n’avait besoin que de sujets, désarmés et payant tribut, — tandis qu’en Sicile, elle cherchait des alliés indépendants et puissants, de sorte que la double conduite, qu’Hermokratês blâmait comme inconséquente, provenait d’une seule et même source, la prudence publique. Conformément à ce motif, Athènes traitait différemment ses divers alliés selon l’état de chacun. Ainsi, elle respectait l’autonomie de Chios et de Mêthymna, et entretenait des relations sur un pied d’égalité avec d’autres insulaires près du Péloponnèse ; et telles étaient les relations qu’elle désirait maintenant établir en Sicile. Non — c’était Syracuse, et non Athènes, que les Kamarinæens et les autres Siciliens avaient réellement lieu de craindre. Syracuse visait à acquérir un empire souverain sur file, et ce qu’elle avait déjà fait à l’égard des Léontins montrait ce qu’elle était prête à faire, quand le moirent serait venu, contre Kamarina et autres. C’était dans cette appréhension que les Kamarinæens avaient naguère appelé Athènes en Sicile : il serait aussi injuste qu’impolitique de leur part de repousser actuellement son aide, car elle ne pourrait rien accomplir sans eux ; s’ils agissaient ainsi dans l’occasion présente, ils s’en repentiraient bientôt en se voyant exposés à l’hostilité d’un ennemi disposé à empiéter constamment, et quand il ne serait plus possible d’avoir des auxiliaires athéniens. Il repoussait les imputations qu’Hermokratês avait lancées contre Athènes, — mais les Kamarinæens ne siégeaient pas comme juges ou critiques de ses mérites. C’était à eux à considérer si cette disposition à s’immiscer dans les affaires des autres que l’on reprochait à Athènes, n’était pas extrêmement avantageuse comme l’effroi des oppresseurs, et le bouclier des États plus faibles, clans toute la Grèce. Il la présentait actuellement aux Kamarinæens comme leur seule garantie contre Syracuse ; les invitant, au lieu de vivre clans la crainte perpétuelle de son attaque, à saisir l’occasion présente de l’attaquer sur un pied d’égalité, conjointement avec Athènes[45]. Dans ces deux remarquables discours, nous voyons Hermokratês renouveler en substance la même ligne de conseil qu’il avait adoptée dix ans auparavant au congrès de Gela, — à savoir de régler tous les différends siciliens à l’intérieur, tut surtout d’éloigner l’intervention d’Athènes, qui, une fois qu’elle aurait pris pied en Sicile, ne se reposerait jamais avant d’avoir réduit toutes les villes successivement. C’était le point de vue naturel pour un homme d’État syracusain : mais il n’était en aucune sorte également naturel, ni également concluant, pour un habitant d’une des villes siciliennes secondaires, — en particulier de la ville limitrophe de Kamarina. Et le discours d’Euphêmos est un habile plaidoyer pour démontrer que les Kamarinæens avaient beaucoup plus à craindre de Syracuse que d’Athènes. Ses arguments sur ce point sont du moins extrêmement plausibles, sinon convaincants : mais il semble prêter lui-même le flanc à l’attaque du côté opposé. Si Athènes ne peut espérer gagner de sujets en Sicile, quel motif a-t-elle d’intervenir ? Euphêmos va au-devant de cette objection en soutenant que si elle n’intervient pas, les Syracusains et leurs alliés traverseront la nier et prêteront aide aux ennemis d’Athènes dans le Péloponnèse. Toutefois, il est évident que dans les circonstances actuelles, Athènes ne pouvait avoir de craintes sérieuses de cette nature, et que son vrai motif pour intervenir en Sicile était l’espérance d’empiéter, et non la nécessité de sa propre défense. Mais ce qui prouve combien il était peu vraisemblable que de telles espérances dussent se réaliser, — et conséquemment combien était peu judicieux tout le plan d’une intervention en Sicile, — c’est que le député athénien pouvait dire aux Kamarinæens, du même ton que Nikias avait parlé à Athènes quand il contestait la sagesse de l’expédition : — La Sicile est si éloignée d’Athènes, et il est si difficile de garder des villes réunissant une grande force à un vaste territoire, que si nous désirions vous tenir, 8 Siciliens, dans notre dépendance, cela nous serait impossible : nous ne pouvons vous conserver que comme les alliés libres et puissants[46]. Ce que Nikias disait à Athènes pour dissuader ses compatriotes de l’entreprise, et cela sincèrement convaincu. — Euphêmos le répétait à Kamarina en vue de se concilier cette ville ; probablement sans y croire lui-même, cependant l’espérance n’en était pas pour cela moins vraie et moins raisonnable. Les Kamarinæens sentirent la force des deux discours, d’Hermokratês et d’Euphêmos. Leurs inclinations les portaient vers les Athéniens, non toutefois sans une certaine crainte en cas qu’Athènes fût complètement heureuse. A l’égard des Syracusains, au contraire, ils ne nourrissaient rien qu’une appréhension sans réserve, et une jalousie de très ancienne date, — et même, actuellement, leur crainte était d’avoir probablement à souffrir si les Syracusains réussissaient contre Athènes sans leur coopération. Dans ce dilemme, ils crurent que ce qu’il y avait de plus sûr était de donner une réponse évasive, d’exprimer un sentiment amical à l’égard des deux parties, mais de refuser leur aide à l’une et à l’autre ; dans l’espérance d’éviter ainsi une rupture irréparable, de quelque manière que tournât le succès définitif[47]. Pour une ville comparativement faible et située comme Kamarina, c’était peut-être la politique la moins hasardeuse. En décembre 415 avant J.-C., aucun être humain ne pouvait se permettre de prédire comment tournerait dans l’année suivante la lutte entre Nikias et les Syracusains ; et, les Kamarinæens n’étaient poussés par aucun sentiment de sympathie à courir les chances extrêmes avec l’une ou l’autre des deux parties. Les choses avaient, en effet, un aspect différent dans le précédent mois de juillet 415 avant J.-C., quand les Athéniens étaient arrivés pour la première fois. Si la politique de vigueur conseillée par Lamachos avait été suivie alors, les Athéniens auraient toujours eu la probabilité du succès de leur côté, — si même ils ne s’étaient pas déjà rendus maîtres de Syracuse : de sorte qu’un peuple indécis, comme les Kamarinæens, leur serait resté attaché par politique. Le meilleur moyen d’obtenir des alliés (avait soutenu Lamachos) était d’être prompt et décisif dans l’action, et de frapper immédiatement un grand coup au point capital, pendant que l’effet d’intimidation produit par leur arrivée était encore tout récent. L’importance de cet avis est manifestement expliquée par la conduite de Kamarina[48]. Pendant tout le reste de l’hiver, Nikias ne fit que peu de chose ou rien. Il se borna à dépêcher des ambassadeurs dans le dessein de se concilier les Sikels de l’intérieur, olé les Sikels autonomes, qui habitaient dans les régions centrales de file, se déclarèrent pour la plupart en sa faveur, — en particulier le puissant prince sikel Archônidês, qui envoya des provisions et même de l’argent au camp de Lagos. Nikias dépêcha, des détachements contre quelques tribus réfractaires en vue de les contraindre ; tandis que les Syracusains de leur côté firent la même chose pour le contrecarrer. Celles des tribus des Sikels qui étaient devenues dépendantes de Syracuse, restèrent à l’écart de la lutte. Comme le printemps approchait, Nikias transféra sa position de Naxos à Katane, en rétablissant le camp que les Syracusains avaient détruit[49]. Il envoya en outre une trirème à Carthage, pour demander la coopération de cette ville ; et une seconde aux cités maritimes tyrrhéniennes sur la côte méridionale de l’Italie, dont quelques-unes lui avaient offert leurs services, comme ennemies de Syracuse, et qui à ce moment réalisèrent leurs promesses. Il n’obtint rien de Carthage. Quant aux Sikels, aux Égestæens et à tons les autres alliés d’Athènes, Nikias leur envoya l’ordre de fournir des briques, des barres de fer, des crampons et tout ce qui convenait pour le mur de circonvallation, que l’on devait commencer a la première apparition du printemps. Pendant que ces préparatifs se faisaient en Sicile, des débats de sinistre présage s’entamaient a Sparte. Immédiatement après la bataille auprès de l’Olympieion et la retraite de Nikias dans ses quartiers d’hiver, les Syracusains avaient dépêché des députés dans le Péloponnèse pour solliciter des renforts. Ici encore, nous sommes obligé de mentionner les déplorables conséquences amenées par l’inaction de Nikias. S’il avait commencé le siège de Syracuse dès le moment de son arrivée, on peut douter que de tels députés eussent été envoyés dans le Péloponnèse ; en tout cas, ils ne seraient pas arrivés à temps pour produire d’effets décisifs[50]. Après avoir exercé toute l’influence qu’ils purent sur les Grecs Italiens, dans leur voyage, les députés syracusains arrivèrent à Corinthe, où ils trouvèrent l’accueil le plus chaleureux et obtinrent la promesse de prompts secours. Les Corinthiens leur fournirent des députés de leur propre ville pour les accompagner à Sparte, et appuyer la demande d’aide qu’ils devaient adresser aux Lacédæmoniens. Ils trouvèrent au congrès à Sparte un autre avocat sur lequel ils n’avaient pas pu raisonnablement compter, — Alkibiadês. Cet exilé avait passé de Thurii au port éleien de Kyllênê dans le Péloponnèse sur un bâtiment marchand[51], et il paraissait alors à Sparte, sur une invitation spéciale et avec un sauf-conduit des Lacédæmoniens, qui lui inspirèrent d’abord une grande crainte, vu qu’il avait soulevé contre eut cette coalition péloponnésienne qui leur avait causé tant d’embarras avant la bataille de Mantineia. Il paraissait alors aussi, brûlant d’animosité contre sa patrie, et impatient clé lui faire tout le mal qu’il pourrait. Après avoir été plus que personne son mauvais génie en la plongeant, surtout pour des fins égoïstes et personnelles, dans cette aventure, née sous une si mauvaise étoile, il était actuellement près de faire tous ses efforts, pour la faire tourner à sa ruine irréparable. Son ardent stimulant, et ses exagérations sans mesure, suppléèrent à ce qui manquait à l’éloquence corinthienne et syracusaine, et enflammèrent la lente bonne volonté des éphores spartiates au point de les amener à une activité et à une décision relatives[52]. Sa harangue au congrès spartiate nous est rapportée par Thucydide, — qui a pu l’entendre, vu qu’il était alors lui-même en exil. Comme le premier discours qu’il met dans la bouche d’Alkibiadês à Athènes, elle est caractéristique au plus haut degré ; et intéressante à un autre point de vue comme le dernier discours composé de quelque longueur que nous trouvions dans son histoire. J’en donne ici la substance sans m’attacher à traduire les mots. Je dois commencer par vous parler, Lacédæmoniens, relativement aux préjugés qui circulent contre moi personnellement, avant que je puisse espérer vous trouver disposés à m’écouter sur les affaires publiques. Vous savez que c’est moi qui renouvelai mes liens d’hospitalité avec Sparte, après que mes ancêtres se furent jadis querellés avec vous et y eurent renoncé. En outre, je cultivai assidûment votre faveur en tout point, surtout par des attentions : à l’égard de vos prisonniers à Athènes : mais, tandis que je montrais tout ce zèle à votre égard, vous preniez occasion de la paix que vous faisiez avec Athènes pour vous servir de mes ennemis comme d’agents, — fortifiant ainsi leur pouvoir, et me déshonorant. Ce fut la conduite que vous avez tenue qui me poussa à m’unir avec les Argiens et les Mantineiens ; et vous ne devez pas m’en vouloir du mal que vous avez ainsi attiré sur vous-mêmes. Probablement quelques-uns de vous me haïssent aussi, sans aucune bonne raison, comme partisan ardent de la démocratie. Ma famille fut toujours opposée aux despotes Pisistratides ; et comme toute opposition, faite à un seul maître ou à plusieurs, prend le nom de Peuple, dès ce temps nous continuâmes à agir comme chefs du peuple[53]. De plus, notre constitution établie était une démocratie, de sorte que je n’eus qu’une chose à faire : ce fut d’obéir. Je fis tous mes efforts pour conserver une ligne modérée de conduite politique au milieu de la licence régnante. Ce ne fut pas ma famille, mais d’autres qui, autrefois comme aujourd’hui, entraînèrent le peuple dans les plus mauvaises voies, — ces mêmes hommes qui m’ont envoyé en exil. J’ai toujours agi comme chef, lion d’un parti, mais de la république entière, jugeant convenable de soutenir cette constitution sous laquelle Athènes avait joui de sa grandeur et de sa liberté, et que je trouvai déjà existante[54]. Quant à la démocratie, tous les Athéniens doués de sens commun en connaissent bien le caractère réel. Personnellement, j’ai de meilleures raisons que qui que ce soit pour en parler mal, — si l’on pouvait dire quelque chose de nouveau sur une folie aussi reconnue ; mais je ne crus pas qu’il fût sans danger de changer de gouvernement, pendant que vous, nos ennemis, vous nous observiez. En voilà assez sur moi personnellement : je vous parlerai maintenant de l’objet de la réunion ; et je vous dirai des choses que vous ne savez pas encore : notre but en quittant Athènes fut, d’abord de conquérir les Grecs siciliens, — puis les Grecs italiens, — ensuite de faire vue tentative sur l’empire carthaginois et sur Carthage elle-même. Si tous ces projets ou la plupart d’entre eux réussissaient, nous devrions alors attaquer le Péloponnèse. Notre intention était d’employer pour cette entreprise toute la puissance des Grecs siciliens et italiens, outre un nombre considérable de mercenaires ibériens et d’autres barbares belliqueux, avec une grande quantité de nouvelles trirèmes construites au moyen des abondantes forêts de l’Italie, et de renforts considérables tant de trésors que de provisions. Nous pouvions ainsi bloquer le Péloponnèse, tout à l’entour avec notre flotte, et en même temps l’attaquer avec notre armée de terre, et nous comptions, en prenant quelques villes d’assaut et en en occupant d’autres comme positions fortifiées permanentes, conquérir aisément toute-la péninsule, et alors devenir maîtres incontestés de la Grèce, Vous apprenez ainsi tout le plan de notre expédition de l’homme qui le connaît le mieux ; et vous pouvez être assurés que les généraux qui restent l’exécuteront tout entier, s’ils le peuvent. Votre intervention peut seule les en empêches. Si en effet les Grecs siciliens étaient tous unis, ils pourraient se maintenir ; mais les Syracusains étant seuls ne le peuvent, — défaits comme ils l’ont déjà été dans une action générale, et bloqués comme ils le sont du côté de la mer. Si la ville de Syracuse tombe au pouvoir des Athéniens, toute la Sicile et toute l’Italie partageront le même sort ; et le danger que j’ai indiqué ne tardera pas à fondre sur vous. Ce n’est donc pas seulement pour le salut de la Sicile, — c’est pour le salut du Péloponnèse, — que je vous presse en ce moment d’envoyer immédiatement une flotte avec une armée d’hoplites servant de rameurs ; et ce que je regarde’ comme plus important encore qu’une armée, —- un général spartiate pour prendre le commandement suprême. De plus, vous devez aussi faire ici une guerre déclarée et vigoureuse à Athènes ; alors les Syracusains seront encouragés à se défendre, et Athènes ne sera plus en état d’envoyer en Sicile de nouveaux renforts. Vous devez en outre fortifier Dekeleia en Attique et y établir une garnison permanente[55] : c’est ce que les Athéniens ont toujours le plus redouté, et que par conséquent vous pouvez reconnaître comme votre meilleure politique. Vous aurez ainsi entre les mains tout ce l’Attique renferme en hommes et en biens, vous interromprez l’exploitation des mines d’argent de Laureion, vous priverez les Athéniens des profits que leur procurent les amendes judiciaires[56] aussi bien que de leur revenu foncier, et vous disposerez les alliés sujets à ne pas payer leur tribut. Personne de vous ne doit prendre de moi une mauvaise opinion si, de concert avec ses ennemis, je dirige cette vigoureuse attaque contre mon pays, — que jadis je passais pour aimer[57]. Vous ne devez pas non plus vous défier de mes assurances comme suggérées par la passion insouciante d’un exilé. Les pires ennemis d’Athènes ne sont pas ceux qui lui font une guerre ouverte comme vous, mais ceux qui poussent ses amis les meilleurs à se faire ses ennemis. J’aimais mon pays[58] tant que j’y étais en sûreté comme citoyen, — je ne l’aime plus, maintenant que j’y suis injustement traité. Effectivement, je ne me considère pas comme attaquant un pays qui soit encore le mien ; j’essaye plutôt de reconquérir un pays actuellement perdu pour mois. Le vrai patriote n’est pas celui qui, après avoir perdu injustement sa patrie, se résigne à la patience, — mais celui dont l’ardeur le pousse à essayer tous les moyens de la ravoir. Employez-moi sans crainte, Lacédæmoniens, dans les dangers, et dans les plus rudes travaux : plus je vous ai fait de mal naguère comme ennemi, plus je veux vous faire de bien aujourd’hui comme ami. Mais avant tout, ne reculez pas devant des opérations immédiates et en Sicile et en Attique, qui doivent avoir tant d’importance. Vous renverserez ainsi la puissance d’Athènes, présente aussi bien que future : vous vivrez vous-mêmes en sécurité, et vous deviendrez les chefs de la Hellas unie, de son libre consentement et sans l’emploi de la violence[59]. D’immenses conséquences devaient résulter de ce discours, — non moins habile par rapport au but et à l’auditoire, qu’infâme comme indication du caractère de l’orateur. Si son contenu vint à être connu à Athènes, comme probablement il le fut, il dut fournir aux ennemis d’Alkibiadês une justification de leurs plus violentes attaqués politiques. L’imputation qu’ils avaient pris tant de peine à attacher à !a personne, en citant comme preuve et ses folles dépenses, et son insolence, outrecuidante et ses moqueries à l’égard des cérémonies religieuses de l’État[60], — à savoir qu’il détestait la démocratie du fond du coeur, qu’il ne s’y soumettait que par nécessité, et qu’il guettait la première occasion favorable de la renverser, — cette imputation, dis-je, paraît ici dans son propre langage comme un aveu et une vanterie. La sentence de condamnation rendue contre lui dut être alors unanimement approuvée, même par ceux qui, sur le moment, l’avaient conjurée ; tandis que le peuple dut être plus fortement convaincu qu’auparavant de la réalité de l’association, entre des manifestations - irréligieuses et des projets de trahison. Sans doute les conclusions tirées ainsi du discours étaient fausses, en ce qu’il représentait, non les anciens sentiments réels d’Alkibiadês, mais ceux auxquels il trouvait maintenant commode de prétendre. Autant qu’il serait possible de dire qu’un homme d’État aussi égoïste avait quelque préférence, la démocratie, à quelques égards, lui convenait plus que l’oligarchie. Bien que répugnante à ses goûts, elle présentait de plus vastes perspectives à son amour de parade, à son ambition aventureuse, et à son ardeur rapace pour le pillage à l’étranger ; tandis que, sous une oligarchie, les restrictions jalouses que lui imposaient un petit nombre d’égaux, et les échecs qu’ils lui faisaient subir, étaient peut-être plus blessants pour son caractère que les mêmes obstacles qu’il rencontrait de la part de tout le peuple[61]. Il se fait honneur dans son discours de sa modération en tant qu’opposée à la licence constante de la démocratie. Mais c’est une prétention absurde même jusqu’à l’extravagance, que les Athéniens de tous les partis auraient entendue avec étonnement. Jamais on n’avait vu d’Athènes de licence pareille à celle d’Alkibiadês lui-même, et ce furent les instincts aventureux de la démocratie à l’égard de la conquête étrangère, combinés avec son intelligence imparfaite des limites et des conditions qui seules pouvaient lui assurer la possession permanente de son empire, — qu’il stimula au plus haut point, et qu’il fit tourner ensuite à sa propre puissance et à son propre profit. Quant à ce qui le regardait lui-même, il avait raison d’accuser ses ennemis politiques de manœuvres indignes, et même de grande méchanceté politique, s’ils furent les auteurs ou les complices (comme cela semble probable de quelques-uns) de la mutilation des Hermæ. Mais, très certainement, l’avis public qu’ils donnèrent à l’État était beaucoup moins funeste que le sien. Et s’il nous faut établir la balance du mérite politique personnel entre Alkibiadês et ses ennemis, nous devons admettre dans la comparaison le tour qu’il joua à la simplicité des députés lacédæmoniens, raconté dans l’avant-dernier chapitre de cette Histoire. Si donc la portion du discours d’Alkibiadês où il touche la politique athénienne et sa propre conduite passée ne doit pas être prise comme preuve historique, de même nous pouvons nous fier aussi peu à la partie suivante dans laquelle il déclare décrire les desseins réels d’Athènes dans son expédition de Sicile. Que même lui et ses amis immédiats aient jamais réellement songé à d’aussi vastes desseins que ceux qu’il annonce, cela est très improbable ; mais que le public athénien, l’armement ou Nikias y ait songé, cela est entièrement incroyable. La lenteur et les mouvements timides de l’armement (pendant les huit premiers mois après l’arrivée à Rhegium), recommandés par Nikias, admis en partie même par Alkibiadês, combattus seulement par la sagesse inutile de Lamachos, et qui ne furent pas fortement blâmés à. Athènes quand ils y furent connus, — conspirent à prouver que leurs idées ne furent pas d’abord pleinement arrêtées même jusqu’au siége de Syracuse ; qu’ils comptèrent sur des alliances et sur de l’argent en Sicile qu’ils ne trouvèrent pas ; et que ceux qui partirent d’Athènes, avec de fastes espérances d’une conquête brillante et facile, apprirent bientôt a voir la réalité avec des yeux différents. Si Alkibiadês avait lui-même conçu a Athènes les desseins qu’il déclarait révéler dans son discours à Sparte, il n’y a guère lieu de douter qu’il n’est épousé le plan de Lamachos, — ou plutôt qu’il ne l’eût créé lui-même. Nous le voyons, il est vrai, dans son discours prononcé à Athènes avant la détermination de partir, faire concevoir l’espoir qu’au moyen de conquêtes en Sicile, Athènes pourrait devenir maîtresse de toute la Grèce. Mais cette idée n’y est présentée que comme une alternation et une possibilité favorable, — elle n’est : mentionnée que dans un seul endroit, sans développement ni amplification, — et cela prouve que l’orateur ne comptait pas trouver de telles espérances : régnant parmi ses auditeurs. Alkibiadês n’aurait pas osé promettre, dans son discours à Athènes, les résultats dont il parla plus tard à Sparte comme ayant été réellement projetés, — la Sicile, l’Italie, Carthage, les mercenaires ibériens, etc., le tout aboutissant à. une flotte de blocus assez considérable pour cerner le Péloponnèse[62]. S’il avait présenté de telles promesses, chacun aurait probablement ajouté foi à l’accusation de folie juvénile que Nikias portait contre lui. Son discours à Sparte, bien qu’il ait passé auprès de quelques-uns pour un fragment d’histoire grecque véritable, ne semble en vérité guère plus qu’un roman à proportions gigantesques, orné pour alarmer son auditoire[63]. Destiné à ce but, il l’atteignit de la manière la plus efficace. Les Lacédæmoniens avaient déjà été ébranlés en partie par les représentations, de Corinthe et de Syracuse, et se préparaient même à envoyer des députés dans cette dernière ville pour l’encourager à tenir bon contre Athènes. Mais la paix de Nikias, et l’alliance qui la suivit, subsistaient encore entre Athènes et Sparte. Elle avait, il est vrai, été partiellement et indirectement violée de bien des manières ; mars les deux parties contractantes la considéraient encore comme subsistant, et ni l’une ni l’autre n’aurait consenti encore à violer ses serments ouvertement et d’une manière avouée. Pour cette raison, aussi bien que pour l’éloignement de la Sicile, grand même, suivant l’appréciation des Athéniens plus versés dans la navigation, — les éphores ne purent encore se résoudre à l’envoi d’un secours positif dans cette île. Ce fut précisément à ce point d’hésitation entre la volonté et l’action que les trouva l’énergique et vindicatif exilé d’Athènes. Son tableau véhément du danger qui menaçait, — ramené à leurs propres portes, et paraissant venir du mieux informé de tous les témoins, — triompha immédiatement de leur répugnance ; tandis qu’en même temps il signala les démarches précises qui assureraient à leur intervention le plus d’utilité. Le passage d’Alkibiadês d’Athènes à Sparte déplace ainsi la supériorité de force entre les deux chefs rivaux de la Grèce. — Momentumque fuit mutatus Curio rerum[64]. Il n’avait pas encore montré ce qu’il pouvait faire pour le bien de sa patrie, comme nous l’y verrons occupé ci-après, pendant les années ultérieures de la guerre : ses premiers exploits ne réussissent que trop bien à lui faire du mal. Les Lacédæmoniens résolurent sur-le-champ d’envoyer une armée auxiliaire à Syracuse. Mais comme cela ne pouvait se faire avant le printemps, ils nommèrent Gylippos commandant, lui ordonnant de s’y rendre sans délai, et de prendre conseil avec les Corinthiens sur les opérations aussi promptement que le cas le permettrait[65]. Nous ne savons pas que Gylippos eût encore donné des preuves positives de cette habileté et de cette activité consommées que nous serons bientôt appelé à décrire. Il fut probablement choisi à cause de la connaissance supérieure qu’il avait de l’état des Grecs Siciliens et Italiens ; vu que son père Kleandridas, après avoir été banni de Sparte quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse, pour avoir reçu des présents athéniens, avait résidé comme citoyen à Thurii[66]. Gylippos pria les Corinthiens d’envoyer immédiatement deux trirèmes pour lui, à Asinê dans le golfe messênien, et d’en préparer d’autres en aussi grand nombre que leurs bassins en pourraient fournir. |
[1] Andocide, De Myst., sect. 48 ; cf. Lysias, Orat. XIII, cont. Agorat., sect. 42.
[2] Plutarque (Alkibiadês, c. 21) dit que la personne qui s’adressa ainsi à Andocide, et le persuada, se nommait Timæos. D’où eut-il ce dernier nom, c’est ce que nous ignorons.
[3] On trouvera dans Andocide, De Myster., sect. 48-66, le récit que j’ai donné ici en substance.
[4] Thucydide, VI, 60.
Dans le même but, V. le discours hostile de Lysias contre Andocide, Or. VI, sect. 36, 37, 51 : et Andocide lui-même, De Mysteriis, sect. 71 ; De Reditu, sect. 7.
Si nous pouvons croire le Pseudo-Plutarque (Vit. X, Orator., p. 834), Andocide, dans une occasion antérieure, s’était rendu coupable d’un désordre d’ivresse et avait endommagé une statue.
[5] Thucydide, VI, 60.
Si l’assertion d’Andocide dans le discours De Mysteriis est exacte, la déposition faite antérieurement par Teukros le metœkos doit avoir été vraie, bien que cet homme soit habituellement dénoncé parmi les témoins menteurs. (V. les mots de l’auteur comique Phrynichos, ap. Plutarque, Alkibiadês, c. 20.)
Thucydide refuse même de mentionner le nom d’Andocide, et il s’exprime avec plus de réserve qu’à l’ordinaire sur cette obscure affaire, — comme s’il craignait d’offenser de grandes familles athéniennes. On voit dans les deux discours de Lysias et d’Andocide les querelles acharnées qu’elle laissa plus tard à Athènes derrière elle pendant des années. Si le récit de Didymos est vrai, que Thucydide, de retour à Athènes après son exil, mourut de mort violente (V. Biogr. Thucydide, p. 17, éd. Arnold), il semblerait probable que toute sa réserve ne le protégea pas contre des inimitiés privées que lui suscitèrent ses assertions historiques.
[6] Thucydide, VI, 60. Cf. Andocide, de Mysteriis, sect. 67, 68.
[7] Andocide, De Myster., sect. 66 ; Thucydide, VI, 60 ; Philochore, Fragm. 111, éd. Didot.
[8] Thucydide, VI, 60.
[9] V. Andocide, De Mysteriis, sect. 17. Il y a plusieurs circonstances difficilement intelligibles relativement à cette γραφή παρανόμων que, suivant l’allégation d’Andocide, son père Leogoras porta contre le sénateur Speusippos, devant un dikasterion de six mille personnes (nombre très difficile à croire), dont, selon Andocide, Speusippos n’obtint que deux cents votes.
Mais si ce procès fut jamais jugé, nous ne pouvons croire qu’il ait pu l’être si ce n’est après que l’esprit public eut été tranquillisé par Ies révélations d’Andocide, — surtout vu que Leogoras était réellement à ce moment en prison avec Andocide immédiatement avant que ces révélations fussent faites.
[10] V. pour les preuves de ces principes généraux relatifs à l’état d’Andocide les trois discours, — Andocide, De Mysteriis, — Andocide, de Reditu suo, — et Lysias, contra Andocidem.
[11] Homère, Hymn. Cérès, 475. Cf. l’épigramme citée dans Lobeck, Eleusinia, p. 47.
[12] Lysias, cont. Andocide, init. et fin. ; Andocide, De Myster., sect. 29. Cf. le fragment d’un discours perdu de Lysias, contre Kinêsias (Fragm. 31, p. 490, Bekker ; Athénée, XII, p. 551), — où Kinêsias et ses amis sont accusés de nombreuses impiétés dont l’une consistait à célébrer des fêtes dans des jours néfastes et défendus, en dérision de nos dieux et de nos lois.
Les lamentables conséquences que le déplaisir des dieux avait attirées sur eux sont exposées ensuite ; les compagnons de Kinêsias avaient tous péri misérablement, tandis que Kinêsias lui-même vivait avec une santé ruinée et dans un état pire que la mort.
Les poètes comiques Strattis et Platon signalèrent aussi Kinêsias parmi leurs sujets favoris de dérision et d’attaque, et ils semblent particulièrement avoir représenté sa maigre personne et son état constant de mauvaise santé comme une punition des dieux pour son impiété. V. Meineke, Fragm. comic. Græc., (Strattis), vol. II, p. 768 (Platon), p. 679.
[13] Lysias, cont. Andocide, sect. 50, 51 ; Cornélius Nepos, Alkibiadês, c. 4. Les expressions de Pindare (Fragm. 96) et de Sophokle (Fragm. 58, Brunck — Œdip. Kolon., 1058) relativement à l’importance des mystères éleusiniens sont très frappantes ; et Cicéron, Leg., II, 14. Horace ne voudrait pas être sous le même toit ni dans la même embarcation que quelqu’un qui s’est rendu coupable de la faute de divulguer ces mystères (Or., III, 2, 26), à plus forte raison donc de celle de s’en moquer. Le lecteur trouvera les renseignements les plus complets sur ces cérémonies dans les Eleusinia, formant le premier traité de l’ouvrage de Lobeek appelé Aglaophamus ; et dans la dissertation appelée Eleusinia, dans les Kleine Schriften de M. O. Müller, vol. II, p. 242 sqq.
[14] Diodore, XIII, 6.
[15] Nous verrons ci-après ces familles sacrées s’opposer avec le plus d’obstination au retour d’Alkibiadês de l’exil (Thucydide, VIII, 53).
[16] Thucydide, VI, 53-61.
[17] Plutarque, Alkibiadês, c. 22.
[18] Thucydide, VI, 61.
[19] Xénophon, Helléniques, I, 2, 13.
[20] Thucydide, VI, 61 ; Plutarque, Alkibiadês, c. 22-23 ; Lysias, Orat. VI, cont. Andocide, sect. 42.
Plutarque dit qu’il aurait été facile à Alkibiadês d’exciter un soulèvement dans l’armée à Katane, s’il avait voulu résister à l’ordre de revenir à Athènes.
Mais cela est extrêmement improbable. En examinant quelle fut sa conduite immédiatement après, nous verrons qu’il y a tout lieu de croire qu’il aurait fait cette démarche, si elle avait été praticable.
[21] Pour bien apprécier la violente émotion excitée à Athènes par la mutilation des Hermæ et par la profanation des mystères, il est nécessaire de considérer la manière dont des actes analogues de sacrilège ont été vus dans la législation pénale chrétienne et catholique, même jusqu’à l’époque de la première Révolution française.
Je transcris le suivant extrait d’un ouvrage d’autorité sur la jurisprudence criminelle française, Jousse : Traité de la Jurisprudence criminelle, Paris 1771, part. IV, tit. 27, vol. III, p. 672 :
Du crime de lèse-majesté divine. — Les crimes de lèse-majesté divine sont ceux qui attaquent Dieu immédiatement, et qu’on doit regarder par cette raison comme les plus atroces et les plus exécrables. — La majesté de Dieu peut être offensée de plusieurs manières : — 1° En niant l’existence de Dieu. 2° Par le crime de ceux qui attentent directement contre la divinité, comme quand on profane ou qu’on foule aux pieds les saintes hosties, ou qu’on frappe les images de Dieu dans le dessein de l’insulter. C’est ce qu’on appelle crime de lèse-majesté divine au premier chef.
Et dans le même ouvrage, part. IV, tit. 46, n. 5, 8, 10, 11, vol. IV, p. 97-99 :
La profanation des sacrements et des mystères de la religion est un sacrilège des plus exécrables. Tel est le crime de ceux qui emploient les choses sacrées à des usages communs et mauvais, en dérision des mystères ; ceux qui profanent la sainte Eucharistie, ou qui en abusent en quelque manière que ce soit ; ceux qui, an mépris de la religion, profanent les fonts baptismaux, qui jettent par terre les saintes hosties, ou qui les emploient à des usages vils et profanés ; ceux qui, en dérision de nos sacrés mystères, les contrefont dans leurs débauches ; ceux qui frappent, mutilent, abattent les images consacrées à Dieu ou à la sainte Vierge, ou aux saints, en mépris de la religion ; et enfin tous ceux qui commettent de semblables impiétés. Tons ces crimes sont des crimes de lèse-majesté au premier chef, parce qu’ils s’attaquent immédiatement à Dieu, et ne se font à aucun dessein que de l’offenser.
.... La peine du sacrilège, par l’Ancien Testament, était celle du feu, et d’être lapidé. — Par les lois romaines, les coupables étaient condamnés au fer, au feu et aux bêtes farouches, suivant les circonstances. — En France, la peine du sacrilège est arbitraire, et dépend de la qualité et des circonstances du crime, du lieu, du temps, et de la qualité de l’accusé. — Dans le sacrilège au premier chef, qui attaque la divinité, la sainte Vierge et les saints, v. g. à l’égard de ceux qui foulent aux pieds les saintes hosties ou qui les jettent à terre, ou en abusent, et qui les emploient à des usages vils et profanes, la peine est le feu, l’amende honorable, et le poing coupé. Il en est de même de ceux qui profanent les fonts baptismaux ; ceux qui, en dérision de nos mystères, s’en moquent et les contrefont dans leurs débauches : ils doivent être punis de peine capitale, parce que ces crimes attaquent immédiatement la divinité.
M. Jousse poursuit en citant plusieurs exemples de personnes condamnées à mort pour actes de sacrilège, de la nature mentionnée ci-dessus.
[22] Divers auteurs et récemment le docteur Thirlwall ont fait allusion à ce qui se fit en Angleterre en 1678 et en 1679, par suite du prétendu complot papiste, comme fournissant une analogie avec ce qui se passa à, Athènes après la mutilation des Hermæ. Mais il y a bien des différences essentielles, et toutes, autant que je puis le remarquer, à, l’avantage d’Athènes.
L’infernal et damnable complot des papistes récusants pour adopter les termes des Chambres des Lords et des Communes, v. History of England, du docteur Lingard, vol. III, ch. 5, p. 88. — termes dont on employa sans doute l’équivalent à Athènes par rapport aux Hermokopidæ) fut sans fondement, mensonger et incroyable dès le commencement. Il n’eut pour point de départ aucun fait réel : le tout fut un tissu de mensonges et d’inventions venant de Oates, de Bedloe, et de quelques autres dénonciateurs du pire caractère.
A Athènes, il y eut incontestablement un complet : les Hermokopidæ furent des conspirateurs réels, et non pas peu nombreux. Personne ne put douter qu’ils ne conspirassent pour d’autres objets outre la mutilation des Hermæ. En même temps personne ne sut quels étaient ces objets, ni quels étaient les conspirateurs eux-mêmes.
Si avant la mutilation des Hermas, un homme comme Oates eût prétendu révéler an peuple athénien un complot fabriqué impliquant Alkibiadês et autres, il n’aurait pas trouvé créance. Ce ne fut qu’après cet incident terrifiant et en raison même de cet incident, que les Athéniens commencèrent à croire les dénonciateurs. Et nous devons nous rappeler qu’ils ne mirent personne à mort sur les preuves de ces derniers. Ils se contentèrent d’emprisonner sur un soupçon, jusqu’à ce qu’ils eussent l’aveu et la déposition d’Andocide. Ceux qui se trouvèrent impliqués dans cette déposition-là furent condamnés à mort. Or Andocide, comme témoin, ne mérite qu’une confiance très restreinte ; cependant il est impossible de le rabaisser au niveau même de Teukros ou de Diokleidês, — encore bien moins à celui d’Oates et de Bedloe. Nous ne pouvons nous étonner que le peuple l’ait cru, — et dans les circonstances particulières du cas, ce fut le moindre mal qu’il le crût. Les témoins sur la déposition desquels furent condamnés les prisonniers dans le complot papiste étaient même inférieurs à Teukros et à Diokleidês en crédibilité présumée.
On a critiqué la folie du peuple athénien pour avoir cru la constitution démocratique en danger, parce que les Hermas avaient été mutilés. Je me suis efforcé de montrer qu’à considérer leurs idées religieuses, le fil de connexion entre les deux idées est parfaitement explicable. Et pourquoi chercher querelle aux Athéniens pour avoir pris les armes, et s’être mis sur leurs gardes, quand des forces armées lacédæmoniennes ou bœôtiennes étaient à ce moment sur leur frontière ?
Quant à la condamnation d’Alkibiadês et d’autres pour avoir profané et divulgué les mystères d’Eleusis, on ne doit pas les mettre un instant au niveau des condamnations prononcées au sujet du complot papiste. C’étaient des accusations vraies ; du moins, il y a de fortes présomptions pour croire qu’elles l’étaient. Des personnes furent convaincues d’avoir commis des actes qu’elles avaient réellement commis, et qu’elles savaient être des crimes punis par la loi ; elles furent punies pour ces crimes. Était-il juste de faire de ces actes des crimes punis par la loi, en non ? — c’est là une autre question. L’énormité du complot papiste consista à punir des personnes pour des choses qu’elles n’avaient pas faites, et sur les dépositions des témoins les plus menteurs et les plus indignes.
L’état d’esprit dans lequel furent jetés les Athéniens après la mutilation des Hermæ ; fut dans le fait très analogue à celui du peuple anglais pendant que circulait le complot papiste. La terreur, la souffrance et la folie furent mêmes, je le crois, plus grandes à Athènes ; mais si lacune en fut plus grave et plus réelle, néanmoins l’active injustice qu’elle produisit fut beaucoup moindre qu’en Angleterre.
M. Fox fait observer, au sujet du complot papiste, History of James II, ch. I, p. 33 :
Bien que, sur un examen de cette affaire véritablement affreuse, nous puissions à bon droit être absous si nous adoptons l’alternative la plus douce, et si nous imputons à la plus grande partie des personnes qui y furent impliquées, plutôt un degré extraordinaire de crédulité aveugle, que la méchanceté réfléchie de préparer la perpétration d’un meurtre légal et d’y aider, cependant ce qui se fit à l’occasion du complot papiste doit toujours être considéré comme une honte indélébile attachée à la nation anglaise, et dans laquelle roi, parlement, juges, jurys, témoins, ministère publie ; ont tons leur part respective, bien qu’assurément noie égale. Des témoins — d’un caractère à ne point mériter crédit dans la cause la plus insignifiante, sur les faits les moins importants — donnent des preuves si incroyables, ou, pour parler plus proprement, qui peuvent si peu être vraies, qu’elles n’auraient pas dû être crues, fussent-elles sorties de la bouche de Caton lui-même ; et c’est sur de telles preuves, et sur les dépositions de tels témoins, que des innocents furent condamnés à mort et exécutés. Ministère publie, soit procureurs et avocats généraux, soit dénonciateurs publics, agirent avec la fureur à laquelle on pouvait s’attendre dans de pareilles circonstances : les jurys partagèrent assez naturellement la fermentation nationale ; et les juges, dont le devoir était de les tenir en garde contre de telles impressions, furent scandaleusement empressés à les confirmer dans les préjugés et à enflammer leurs passions.
J’ai substitué la citation précédente empruntée de Fox à celle de Lingard, qui était dans ma première édition. Sur ce point, on a fait remarquer que ce dernier pouvait paraître un témoin partial, bien qu’en réalité son jugement ne soit en aucune sorte plus sévère que celui de Hume, ou de M. Fox, ou de lord Macaulay.
Il est à remarquer que la Chambre des Lords, agissant à la fois comme Corps législatif et avec son caractère judiciaire quand le catholique lord Stafford fut jugé devant elle (Lingard, Hist. Engl., ch. VI, p. 231-241), montra tout autant de préjugé et d’injustice que les juges et les jurés dans les cours de justice.
La justice anglaise en cette occasion — et la justice milanaise à l’occasion que nous avons mentionnée dans une note précédente — furent plus corrompues et poussées à une plus grande injustice par le préjugé régnant que le dikasterion purement populaire d’Athènes dans l’affaire des Hermæ et des autres profanations.
[23] Plutarque, Alkibiadês, c. 22.
[24] Thucydide, II, 65.
[25] Les renseignements relatifs à l’âge et à la vie de Laïs paraissent enveloppés dans une confusion inextricable. Voir la note de Goeller, ad Philisti Fragment, 5.
[26] Diodore, XIII, 6 ; Thucydide, VI, 62. Le mot άπέδοσαν semble vouloir dire que les prisonniers furent remis à leurs compatriotes, personnes appelées naturellement à négocier leur délivrance, en vertu du contrat privé d’une somme déterminée. Si Thucydide avait dit άπέδοντο, cela eût signifié qu’ils furent mis aux enchères pour ce qu’ils rapporteraient. Cette distinction est du moins possible — et (à mon avis) plus admissible que celle qui est proposée dans la note du docteur Arnold.
[27] Thucydide, VI, 63 ; VII, 42.
[28] Thucydide, VI, 63 ; Diodore, XIII, 6.
[29] Thucydide, VI, 65, 66 ; Diodore, XIII, 6 ; Plutarque, Nikias, c. 13.
Pour comprendre la position de Nikias, aussi bien qu’on peut l’établir d’après la description de Thucydide, le lecteur devra consulter le plan de Syracuse et de son voisinage annexé au présent volume.
[30] Thucydide, VI, 67-69.
[31] Thucydide, VI, 68, 69.
Ce passage explique très clairement le sens de l’adverbe πανδημεί. Cf. πανδημεί, πανομίλεί, Æschyle, Sept. Theb., 275.
[32] Thucydide, VI, 70.
Les Athéniens, par malheur pour eux, n’étaient pas aussi, insensibles à ales éclipses de lune. On verra la force de cette remarque dans le cinquième chapitre de ce volume. Au moment actuel, il est vrai, ils étaient pleins d’ardeur et de confiance ; ce qui influa beaucoup sur leur manière d’interpréter ces phénomènes soudains de saison, comme on le verra aussi expliqué par un triste contraste dans ce même chapitre.
[33] Thucydide, VI, 70.
[34] Thucydide VI, 71. Plutarque (Nikias, c. 16) dit que Nikias refusa par des scrupules religieux d’envahir l’enceinte sacrée, bien que ses soldats fussent impatients d’en saisir le contenu.
Diodore (XIII, 6) affirme par erreur que les Athéniens devinrent maîtres de l’Olympieion. Pausanias dit aussi la même chose (X, 28, 3), ajoutant que Nikias s’abstint de détourner soit les trésors, soit les offrandes, et qu’il les laissa encore sous la garde des prêtres syracusains.
Plutarque dit de plus que Nikias resta quelques jours dans sa position avant de retourner à Katane. Mais le langage de Thucydide indique que les Athéniens revinrent le lendemain de la bataille.
[35] Thucydide, VI, 71-74.
[36] Thucydide, VI, 21-26.
[37] Thucydide, VI, 20.
[38] Thucydide, I, 69.
[39] Il est honteux d’être chassés de Sicile par des forces supérieures, ou d’envoyer ici clans la suite demander de nouveaux renforts ; par notre propre faute en faisant d’abord de mauvais calculs. (Thucydide, VI, 21.)
C’était une partie du discours prononcé par Nikias lui-même à Athènes, avant l’expédition. Le peuple athénien en réponse avait voté que lui et ses collègues fixeraient leur chiffre de forces, et auraient tout ce qu’ils demanderaient. De plus, le sentiment dans la ville était tel que chacun individuellement désirait inscrire son nom pour servir (VI, 26-31). Thucydide peut difficilement trouver des mots suffisants pour dépeindre l’état complet, la grandeur de l’armement et les richesses publiques et privées qu’il renfermait.
Comme cela tend à établir ce que j’ai avancé dans le teste, — à savoir que les actes de Nikias en Sicile sont surtout condamnés par ses discours antérieurs à Athènes, — il semble que le docteur Arnold l’a oublié, quand il écrivit sa note sur le remarquable passage, II, 65, de Thucydide. — A ce sujet, le docteur Arnold fait remarquer :
Thucydide exprime ici la même opinion qu’il répète dans deux autres endroits (VI, 31 ; VI 1. 42), à savoir que la puissance athénienne était pleinement suffisante pour la conquête de la Sicile, si l’expédition n’avait pas été mal dirigée par le général et approvisionnée d’une manière insuffisante par le gouvernement d’Athènes. Les mots τά πσόσφορα τοίς οίχομένοις έπιγιγvώσκοντεν signifient ne votant pas dans la suite les renforts nécessaires pour son armement absent ; car ce qui empêcha Nikias de profiter de sa première victoire sur les Syracusains, ce fut le manque de cavalerie et l’argent ; et tout l’hiver se passa avant qu’il pût recevoir des renforts d’Athènes. Et subséquemment on laissa l’armement réduit à une grande détresse et à une grande faiblesse, avant que la seconde expédition fût envoyée pour la renforcer, Goeller et Poppo partagent cette opinion.
Discutons en premier lieu l’explication donnée ici des mots τά πρόσφορα έπιγιγνώσκοντες. Il me semble que ces mots ne signifient pas votant les renforts nécessaires.
Le mot έπιγιγνωσκειν ne peut être employé dans le même sens que έπιπέμπειν (VII, 2-15). Comme il ne serait pas admissible de dire έπιγιγνώσκειν όπλα, νήας ΐππους, χρηματα, etc., il ne peut non plus être juste de dire έπιγιγνώσκειν τα προσφορα, si ce dernier mot était employé seulement comme terme compréhensif pour ces détails, signifiant renforts. Ces mots veulent dire réellement —prenant de nouvelles résolutions (après le départ de l’armement) peu convenables ou funestes à l’armement absent. Πρόσφορα est employé ici tout à fait en général — il ressemble à βουλεύματα à quelque mot pareil : en effet, nous trouvons la phrase τά πρόσφορα employée dans le sens le plus général, pour ce qui est convenable — ce qui est avantageux ou commode. — Euripide, Hippol., 112 ; Alkestis, 148 ; Iphig. Aul., 160 B ; Helen., 1299 ; Troades, 304.
Thucydide paraît avoir en vue les violentes luttes de parti qui éclatèrent par rapport aux Hermæ et aux autres actes irréligieux commis à Athènes, après le départ de l’armement, surtout au tort de rappeler Alkibiadês, qui résulta de ces luttes. Il ne fait pas allusion au refus de renforts fait à l’armement ; et il n’était dans les vues d’aucun des partis à Athènes de, les refuser. L’acrimonie de parti était dirigée contre Alkibiadês exclusivement, — non contre l’expédition.
Ensuite j’en viens à la principale allégation contenue dans la note du docteur Arnold, que l’une des causes de l’échec de l’expédition athénienne en Sicile fut d’avoir été insuffisamment approvisionnée par Athènes. — Des deux passages auxquels il s’en réfère dans Thucydide (VI, 31 ; VII, 42), le premier contredit cette allégation distinctement, en exposant le chiffre prodigieux des forces envoyées, — le second ne dit rien à ce sujet, et il la réprouve indirectement en insistant sur les bévues manifestes de Nikias.
Après que les Athéniens eurent autorisé Nikias au printemps à désigner et à réunir les forces qu’il jugeait nécessaires, comment pouvaient-ils s’attendre à recevoir une demande de nouveaux renforts à l’automne, — l’armée n’avant réellement rien fait ? Néanmoins les renforts furent envoyés aussitôt qu’ils purent l’être, et que Nikias les attendait. Si tout l’hiver fut perdu, ce ne fut pas la faute des Athéniens.
Il est encore plus sévère de la part du docteur Arnold de dire — qu’on laissa l’armement réduit à une grande détresse et à une grande faiblesse avant que la seconde expédition fût envoyée pour le renforcer. » On envoya la seconde expédition dès que Nikias fit connaître sa détresse et demanda du secours, l’avis de sa détresse venant tout à fait soudainement, presque immédiatement après les apparences les plus heureuses.
Je crois qu’il ne peut y avoir rien de plus inexact ni de plus incompatible avec tonte la teneur du récit de Thucydide que d’accuser les Athéniens d’avoir affamé leur expédition. Ce dont ils sont réellement accusables, c’est d’y avoir consacré une fraction disproportionnée de lever puissance entière, — tout à fait énorme et ruineuse. Et c’est ainsi que Thucydide évidemment le conçoit, quand il décrit et l’armement de Nikias et et-lui de Demosthenês.
Thucydide est très réservé quand il dit quelque chose contre Nikias, qu’il traite partout avec l’indulgence et la tendresse les plus grandes. Mais il en laisse échapper tout à fait assez pour prouver qu’il regardait la mauvaise direction du général comme la cause de l’échec de l’armement, — et non comme l’une des deux causes, comme le présente ici le docteur Arnold. Naturellement je reconnais pleinement l’habileté consommée de Gylippos, et sa vigueur agressive si rare dans un Spartiate, — en même temps que l’influence efficace que cela exerça sur le résultat. Mais Gylippos n’aurait jamais mis le pied dans Syracuse si d’abord l’apathie que montra Nikias, ensuite son manque méprisant de précaution ne l’avaient pas laissé entrer (VII, 42).
[40] Thucydide, V, 7. V. tome IX, ch. 4 de cette Histoire.
[41] Thucydide, VI, 72, 73.
[42] Thucydide, VI, 75.
Je réserve l’explication générale de la topographie de Syracuse pour le chapitre suivant (où commence le siège) et pour l’appendice qui s’y rattache.
[43] Thucydide, VI, 73.
[44] Thucydide, VI, 77-80.
[45] Thucydide, VI, 83-87.
[46] Thucydide, VI, 86.
C’est exactement le langage de Nikias dans son discours aux Athéniens, VI, 11.
[47] Thucydide, VI, 88.
[48] Cf. les remarques d’Alkibiadês, Thucydide, VI, 91.
[49] Thucydide, VI, 88.
[50] Thucydide, VI, 88 ; VII, 42.
[51] Plutarque (Alkibiadês, c. 23) dit qu’il alla résider à Argos ; mais cela semble difficile à concilier avec l’assertion de Thucydide qui avance (VI, 61) que ses amis à Argos avaient encouru de graves soupçons de trahison.
Cornélius Nepos (Alkibiadês, c. 4) dit avec une probabilité plus grande de vérité qu’Alkibiadês partit de Thurii pour se rendre d’abord à Elis, et ensuite à Thèbes.
Isocrate (De Bigis, Orat. XVI, s. 10) dit que les Athéniens le bannirent de toute la Grèce, inscrivirent son nom sur une colonne, et envoyèrent dés députés pour réclamer sa personne aux Argiens ; de sorte qu’Alkibiadês fut forcé de se réfugier chez les Lacédæmoniens. Toute cette assertion d’Isocrate est extrêmement vague et indigne de foi, en ce qu’elle reporte le commencement de la conspiration des Quatre Cents à une époque antérieure au bannissement d’Alkibiadês. Mais parmi toutes ces phrases vagues, celle qui ressort le plus, c’est que les Athéniens le bannirent de toute la Grèce. Ils ne pouvaient le bannir que du territoire d’Athènes et de ses alliés. Mais il me semble très douteux qu’il soit allé à Sparte, comme je l’ai déjà dit peut-être Plutarque a-t-il copié son assertion sur le passage d’Isocrate. Mais, en tout cas, nous ne devons pas croire qu’Alkibiadês se tourna contre son pays, ou alla à Sparte par contrainte. Le premier acte de son hostilité à l’égard d’Athènes (par lequel il la priva d’acquérir Messênê) fut commis avant qu’il quittât la Sicile. De plus, Thucydide le représente comme peu disposé, il est vrai, à aller à Sparte, mais seulement parce qu’il craignait les Spartiates : dans le fait attendant de leur part une invitation et un sauf-conduit, Thucydide ne dit pas qu’il soit allé à Argos (VI, 88).
[52] Thucydide, VI, 88.
[53] Thucydide, VI, 89.
Il faut se rappeler que lés Lacédæmoniens avaient toujours été opposés aux τύραννοι ou despotes, et qu’en particulier ils l’avaient été aux τύραννοι pisistratides, que dans le fait ils renversèrent. Ainsi, en faisant remonter à cette source ces tendances démocratiques, Alkibiadês prenait le meilleur moyen pour les excuser aux yeux d’un auditoire lacédæmonien.
[54] Thucydide, VI, 89.
[55] Les Corinthiens, même avant le commencement de la guerre, avaient songé à l’établissement et à l’occupation permanente d’un poste fortifié en Attique (Thucydide, I, 122).
[56] L’occupation de Dekeleia força le plus grand nombre des Athéniens d’être presque incessamment sous les armes. Au lieu d’une ville, Athènes devint nu corps de garde, dit Thucydide (VII, 28). On avait donc rarement le loisir de convoquer ce corps nombreux de citoyens qui formait un dikasterion.
[57] Thucydide, VI, 92.
[58] Thucydide, VI, 92.
[59] Thucydide, VI, 89-92.
[60] Thucydide, VI, 28.
[61] V. un remarquable passade de Thucydide, VIII, 89 — et la note qui l’explique dans le chap. 2 du tome XI de cette Histoire.
[62] Thucydide, VI, 12-17.
[63] Plutarque, Alkibiadês, c. 17.
[64] Lucain, Pharsale, IV, 819.
[65] Thucydide, VI, 93 ; Plutarque, Alkibiadês, c. 23 ; Diodore, XIII, 7.
[66] Thucydide, VI, 104.